Les Historiettes/Tome 2/7

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 25-34).


MADAME D’AIGUILLON[1].


J’ai déjà dit qui elle étoit et comment elle fut mariée, à Combalet, qui étoit mal bâti et couperosé, et qui n’avoit rien que la jeunesse. Elle conçut une telle aversion pour lui, qu’elle ne le pouvoit souffrir et étoit dans une mélancolie effroyable. Quand il fut tué aux guerres des Huguenots, de peur que, par quelque raison d’État, on ne la sacrifiât encore, elle fit vœu un peu brusquement de ne se marier jamais et de se faire Carmélite. Ce fut aux Carmélites mêmes qu’elle fit ce vœu ; elle s’habilla aussi modestement qu’une dévote de cinquante ans. Elle n’avoit pas un cheveu abattu. Elle portoit une robe d’étamine, et ne levoit jamais les yeux. Avec ce harnois-là elle étoit dame d’atour de la Reine-mère et ne bougeoit de la cour. C’étoit alors la grande fleur de sa beauté. Cette manière de faire dura assez long-temps. Enfin, son oncle devenant plus puissant, elle commença à mettre des languettes, après elle fit une boucle ou mit un petit ruban noir à ses cheveux ; elle prit des habits de soie, et peu à peu elle alla si avant que c’est elle qui est cause que les veuves portent toutes sortes de couleurs, hors du vert. Le cardinal de Richelieu ayant été déclaré premier ministre, le comte de Béthune fut le premier qui se présenta pour épouser madame de Combalet. Le comte de Sault, aujourd’hui M. de Lesdiguières (ce devoit être un des plus riches gentilshommes de France), fut le second qui se fit refuser. Il est vrai que le cardinal ne la pressa pas trop pour celui-ci, non plus que pour l’autre[2].

Madame de Combalet renouveloit tous les ans son vœu de Carmélite ; elle l’a renouvelé jusqu’à sept fois. Le cardinal fit consulter s’il étoit obligatoire ; on lui répondit que non. Cependant, pour se décharger entièrement, elle fonda une place de Carmélite qui doit être reçue pour rien. Je crois pourtant qu’elle se fût résolue à épouser M. le comte de Soissons, s’il l’eût voulu, et comme j’ai déjà remarqué, il l’eût épousée si elle eût été veuve d’un homme plus qualifié. On fit courir le bruit en ce temps-là que le mariage n’avoit point été consommé avec Combalet. Cependant il passoit pour l’homme le mieux fourni de la cour, et qui étoit le plus grand abatteur de bois. J’ai ouï dire même que dans l’action, transporté de joie ou autrement, il avoit appelé un valet de chambre qui avoit été témoin de ce qui s’étoit passé. J’ai ouï dire encore que son mari n’avoit pas trop bien vécu avec elle, et qu’il disoit qu’elle avoit quelque chose sous le linge qui dégoûtoit fort. Je donne cela pour tel qu’on me l’a donné. Dulot[3], ce fou de poète royal et archiépiscopal, dont nous parlerons ailleurs, fit l’anagramme que voici sur cette prétendu virginité :

Marie de Vignerot,
Vierge de ton mari.


Madame de Rambouillet m’a pourtant assuré que jamais elle n’avoit reconnu que madame d’Aiguillon voulût passer pour fille. Cependant elle a pris des armes à lozange, il est vrai qu’il y a une cordelière ; ainsi elle est fille et femme tout ensemble, car il n’y a point d’armes de son mari.

On a fort médit de son oncle et d’elle. Il aimoit les femmes et craignoit le scandale. Sa nièce étoit belle, et on ne pouvoit trouver étrange qu’il vécût familièrement avec elle. Effectivement elle en usoit peu modestement ; car, à cause qu’il aimoit les bouquets, elle en avoit toujours et l’alloit voir la gorge découverte[4]. Un soir qu’il sortoit assez tard de chez madame de Chevreuse : « Ne laissons pas, dit-il, d’aller chez ma nièce ; car que diroit-elle si je n’y allois ? » La Reine-mère envoya des gens pour l’enlever comme elle devoit aller à Saint-Cloud, afin de mettre le cardinal à la raison, quand elle auroit ce qu’il aimoit tant ; mais Besançon découvrit toute l’entreprise.

Ce qui a le plus fait de bruit, ce fut l’aventure de madame de Chaulnes. Voici comment une personne qui y étoit l’a contée. Sur le chemin de Saint-Denis, six officiers du régiment de la marine, qui étoient à cheval, voulurent casser deux bouteilles d’encre sur le visage de madame de Chaulnes ; mais elle mit la main devant, et tout tomba sur l’appui de la portière où elle étoit. C’étoient des bouteilles de verre. Le verre coupe, et l’encre entre dedans les coupures et cela ne s’en va jamais. Madame de Chaulnes n’en osa faire aucune plainte. On croit qu’ils n’avoient ordre que de lui faire peur. Madame d’Aiguillon, soit par jalousie d’amour ou d’autorité, ne vouloit point que personne fût si bien qu’elle avec son oncle. Le cardinal ne faisoit pas trop grand cas de madame de Chaulnes ; elle n’étoit plus dans une grande jeunesse ; sa beauté déclinoit, et le reste n’étoit pas grand’chose. Il témoigna assez ce qu’il en pensoit un jour qu’il étoit à Chaulnes, durant le siége d’Arras : il trouva que madame de Chaulnes s’étoit fait peindre dans un vestibule avec tous ses gens autour d’elle qui lui apportoient ce qu’ils avoient acheté ; car, voyant cela, il ne put s’empêcher de dire avec un souris méprisant : « C’est bien cette fois madame notre hôtesse. » Elle avoit pourtant quelque pouvoir sur son esprit, ou bien elle demandoit si hardiment qu’il ne pouvoit la refuser. En effet, quoiqu’il n’eût point d’envie, à ce qu’on dit, de lui donner une abbaye de vingt-cinq mille livres de rente aux portes d’Amiens, il la lui donna pourtant. Par vanité elle vouloit que tout le monde crût que le cardinal l’aimoit ; et il y a eu bien des gens qui, sachant que madame de Chaulnes avoit une fois conté qu’un jour qu’elle étoit seule, je ne sais quel monstre à quatre pieds lui étoit apparu dans sa chambre et avoit disparu aussitôt ; il y a eu bien des gens, dis-je, qui ont dit que c’étoit une invention pour se faire de fête ; mais je le sais de trop bon lieu pour en douter. D’autres ont dit qu’une dame de Picardie, dont on n’a pu me dire le nom, étoit ennemie de madame de Chaulnes et lui avoit fait faire cette insulte. Comme le cardinal avoit été plus d’une fois à Chaulnes, Bautru dit un jour que M. le cardinal s’y plaisoit ; mais le feu Roi, qui avoit tourné tout son esprit du côté de la malignité et qui harpignoit toujours le cardinal, dit que Bautru avoit dit que M. le cardinal se délassoit chez madame de Chaulnes. Bautru fit son apologie au cardinal, qui lui dit en propres termes : « Vous mériteriez des coups de bâton, si vous aviez dit cela. »

Le maréchal de Brézé, enragé de ce que madame d’Aiguillon ne l’a pas voulu aimer (car quoique ce fût la nièce de sa femme, il en a été amoureux à outrance), et peut-être aussi de dépit de ce que son fils n’étoit pas principal héritier[5], en a fait tous les contes qui ont couru. Il disoit toutes les circonstances de la naissance et de l’éducation de chacun des Richelieu, et qu’ils étoient tous trois à madame d’Aiguillon ; et même qu’elle en avoit eu un quatrième. « Oh ! dit la Reine, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que dit M. le maréchal de Brézé[6]. » Ainsi elle n’en auroit eu que deux.

Il se trouve que madame d’Aulroy, autrefois madame Du Pont-de-Courlay, générale des galères[7], présenta, durant le procès de madame d’Aiguillon et du duc de Richelieu, une requête qu’on supprima bien vite, par laquelle elle exposa au prévôt de Paris qu’on lui avoit supposé ces trois Richelieu au lieu de ses enfants. D’ailleurs madame d’Aiguillon, quand il a été question de la majorité de son neveu le duc de Richelieu, a dit que le baptistaire n’est qu’une feuille volante ; qu’il n’y en a eu ni du premier ni du second, qui sont baptisés tous deux en même jour et en même lieu. L’aîné avoit cinq ans. Quelle apparence, s’il n’y avoit du mystère, que le cardinal de Richelieu n’eût pas fait charger le registre !

Dans le procès qu’elle eut contre feu M. le Prince pour la succession du cardinal, on la traita de gourgandine. Gautier dit délicatement, parlant du crédit qu’elle avoit auprès de son oncle : « Ce Samson n’avoit plus de force quand il étoit entre les bras de cette Dalila. » Elle, en revanche, fit reprocher à M. le Prince, par Hilaire, son avocat, qu’il s’étoit mis à genoux devant le cardinal de Richelieu pour avoir mademoiselle de Brézé pour M. d’Enghien. Il se leva et dit que cela étoit faux, mais il n’y a rien de plus vrai. Il offrit même au cardinal mademoiselle de Bourbon pour son neveu de Brézé ; et le cardinal dit en cette occasion une des plus raisonnables choses qu’il ait dites de sa vie : « Une demoiselle peut bien épouser un prince, mais une princesse ne doit point épouser un gentilhomme. » Feu M. le Prince fit tant de fautes dans les emplois de guerre qu’il eut, qu’il fut réduit à offrir ses enfants ; encore le cardinal les alloit-il malmener, s’ils ne se fussent bien réduits. Il vouloit que M. d’Enghien, pour avoir négligé de voir M. le cardinal de Lyon, à Lyon, au retour de Perpignan, retournât le chercher à Marseille ; mais il n’y alla pas, on trouva le moyen de l’en exempter.

Feu M. le Prince fit à madame d’Aiguillon un méchant tour pour la duché d’Aiguillon. Par une pendarderie du lieutenant civil Moreau, cette duché fut adjugée à quatre cent mille livres, et les créanciers en offroient huit cent mille. Or, durant le procès, se voyant assistés d’un prince du sang, ils offrirent encore quatre cent cinquante mille livres, et il fallut que madame d’Aiguillon, qui n’eût plus été duchesse sans cela (car, quand elle eût acheté un autre duché, on n’eût pas reçu aisément une femme, et il falloit attendre pour cela la majorité), les payât dans la journée. M. le Prince, après la mort de son père, du maréchal et du duc de Brézé, s’empara de tout le bien de ceux-ci, et en jouissoit par force, quoique sa femme n’eût rien à prétendre à tout cela par le testament du cardinal. Madame d’Aiguillon ne voulut jamais s’accommoder, de peur qu’on ne dît que ç’avoit été aux dépens de ses neveux. Elle s’est maintenue, et a traité, dans le commencement de la Régence, plusieurs fois la cour à Ruel. Le règne de son oncle l’a rendue fort impérieuse ; elle ne sauroit quitter sa première fierté. Elle a de l’esprit, du sens et de la fermeté ; mais elle est brusque et têtue. Nous parlerons après de son avarice.

On a fait bien des médisances d’elle et de madame Du Vigean. Elles s’écrivoient des lettres les plus amoureuses du monde. Madame Du Vigean se jeta à corps perdu dans les bras de madame d’Aiguillon. C’eût été une tigresse si elle l’eût rejetée. Elle a été son intendante, sa secrétaire, sa garde-malade, et a quitté son ménage pour se donner entièrement à elle. Il y a eu des chansons terribles contre madame Du Vigean, jusqu’à dire de son mari :

Dans l’abondance de ses cornes
On ne sauroit trouver de bornes.


Cependant on ne m’a su nommer un seul galant de cette femme. À la vérité, on avoit un grand mépris pour le mari ; et le duc de Lorraine voyant que cet homme avoit levé un régiment : « Hélas ! se dit-il, il faut que je sois bien haï en France, puisque, jusqu’au petit Vigean, tout y prend les armes contre moi. »

Feu madame la Princesse avoit recherché l’amitié de madame d’Aiguillon pour avoir la protection du cardinal, car elle craignoit que son mari ne la confinât à Bourges. Elle appeloit le cardinal de La Valette mon époux, et lui l’appeloit mon épouse. Mademoiselle de Rambouillet, depuis madame de Montausier, étoit admirablement bien avec elle, et y est encore, mais non pas avec tant de chaleur. Nous en parlerons ailleurs.

Il est temps de parler de son avarice et de sa dévotion. Elle ne daigna pas écouter ceux qui lui conseilloient de donner cinq cent mille livres à feu M. le Prince pour avoir sa protection. Il lui en coûta plus d’un million d’or à elle et à ses neveux. Elle a eu trois cents procès, et pas un en demandant. Sans parler de toutes les grivelées qu’elle a faites, je dirai simplement ses vilainies. Voyant Cornuel à l’extrémité, elle envoya emprunter six chevaux blancs qu’il avoit ; et quand il fut mort, et qu’on les lui revint demander, elle dit que les morts n’avoient que faire de chevaux. Le frère aîné de M. de Noailles disoit que, pour épargner son carrosse, toutes les fois qu’elle alloit à Ruel, elle prenoit un beau carrosse que le bon homme M. de Noailles avoit eu à Rome en son ambassade, et le renvoyoit toujours tout crotté. On a dit qu’elle avoit emprunté des jupes, et qu’au bord crotté on avoit reconnu qu’elle les avoit portées. Si cela lui fût arrivé un de ces jours qu’elle a rencontré le corpus Domini, cela eût été plaisant, car, quelque part qu’elle le trouve, elle le suit dans les crottes jusqu’au premier lieu où il se doit arrêter. Cela se fait en Espagne, et le Roi même le suit. Un Espagnol disoit cela à un François : « Je crois bien, dit l’autre, en France il est parmi ses anciens amis, il n’a que faire qu’on l’accompagne ; mais parmi des marranes[8], il en a besoin. »

Elle donne aux églises, et ne paie pas ses dettes. Dans sa vision de cagoterie, elle dit à toute chose : « En vérité, cela fait dévotion, » et le dira quelquefois d’une chose qui n’y aura aucun rapport. C’est simplement pour dire : « Cela me touche. »

Elle a passé quelquefois des nuits entières, le ventre à terre, dans l’église de Saint-Sulpice.

Les deux mariages de ses neveux l’ont si brouillée avec la cour, que je le mettrai dans les Mémoires de la Régence.

  1. Marie-Madeleine de Vignerot, mariée en 1620 à Antoine Du Roure de Combalet. Le cardinal, son oncle, acheta pour elle en 1638 le duché d’Aiguillon. Elle mourut en 1675, et son Oraison funèbre fut prononcée par Fléchier.
  2. On a fait autrefois un vaudeville où je ne vois pas grand fondement, car je ne crois pas qu’on ait jamais parlé de la marier avec M. de Mantoue, auparavant M. de Nevers :

    On dit que monsieur de Mantoue
    S’apprête à danser un ballet,
    Où madame de Combalet
    Ne verra rien qu’elle n’avoue
    Que les vieux savent les bons tours.
    Messieurs, voilà le mot qui court.


    On appeloit ainsi ces vaudevilles. À l’Historiette de Senecterre j’ai parlé de M. le comte, et le Journal du cardinal en parle aussi. (T.)

  3. On trouvera plus loin l’Historiette de ce poète ridicule sur lequel les Biographies ne donnent aucun détail, et qui n’étoit connu jusqu’ici que pour avoir servi à Sarrazin de sujet pour un poème assez ingénieux.
  4. Guy-Patin dit : « Le cardinal, deux ans avant que de mourir, avoit encore trois maîtresses qu’il entretenoit, dont la première étoit sa nièce… ; la seconde étoit la Picarde, savoir, la femme de M. le maréchal de Chaulnes… ; la troisième étoit une certaine belle fille Parisienne, nommée Marion de Lorme.... Tant y a que ces messieurs les bonnets rouges sont de bonnes bêtes : Verò cardinales isti sunt carnales. » (Lettres choisies de feu M. Guy-Patin ; Roterdam, 1725, tom. 1, p. 5 ; lettre du 3 novembre 1649.)
  5. Cela est faux ; au moins feu M. de La Gallissonnière, qui étoit présent, comme parent et tuteur, à l’ouverture du testament, dit que le maréchal de Brézé ne s’emporta pas, et ne dit rien de ce qu’on lui a fait dire. (T.)
  6. Pour les deux filles, il n’en disoit rien. (T.)
  7. Ce Pont-de-Courlay étoit un bossu bien ridicule, une bête. Elle s’appelle Guémadeux d’une bonne maison de Bretagne : cette femme est un peu folle. (T.)
  8. Expression injurieuse. « Dans le temps que nous autres François étions ennemis des Espagnols, nous les traitions de marranes, comme ils nous traitoient de gavaches. » (Glossaire des anciens termes qui se trouvent dans les Œuvres de Clément Marot, édit. de Lenglet-Dufresnoy ; la Haye, 1731, in-12, t. 6, p. 316.) Cette injure renferme le reproche d’être de la race des Arabes et des Mahométans. (Dict. de Trévoux.)