Les Historiettes/Tome 2/8

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 34-38).


LE CARDINAL DE LYON[1].


Alphonse-Louis Du Plessis étoit l’aîné du cardinal de Richelieu. Il fut destiné à être chevalier de Malte ; en ce dessein on lui voulut apprendre à nager, mais il ne put jamais en venir à bout. Ses parents lui en faisoient des reproches et lui disoient qu’il ne vouloit être bon à rien. Enfin, las de leurs crieries, un jour que par hasard il n’y avoit personne avec lui qui sût nager, il se jeta dans l’eau si follement que, sans un pêcheur qui y accourut avec sa nacelle, il étoit noyé. Il le falloit donc faire d’église. Il fut, comme j’ai dit, nommé évêque de Luçon, et abandonna cet évêché à son frère pour se faire Chartreux.

Cet homme avoit naturellement quelque pente à la folie ; la solitude l’achevoit. Pour cela les Chartreux de la grande Chartreuse, où il étoit, le firent leur procureur dans une contestation avec un gentilhomme fort brutal. Il eut des coups de bâton. Il porta cet outrage patiemment, et ne voulut jamais s’en venger quand il se vit cardinal. On dit qu’un astrologue lui prédit, avant qu’il fût procureur, qu’il seroit en grand danger d’une grande blessure faite à la tête avec du fer. Mais, étant devenu procureur, comme il entroit à Avignon, une chaîne du pont-levis lui tomba sur la tête, et il en pensa mourir. Le cardinal de Richelieu le fit sortir de la Chartreuse, et le fit archevêque d’Aix, puis archevêque de Lyon, cardinal, et grand-aumônier de France, et lui donna de grands bénéfices[2]. À Aix, aussi bien qu’à Lyon, il a fait la fonction d’un bon évêque. Le cardinal l’envoya à Rome pour autoriser d’autant plus la poursuite de la dissolution du mariage de M. d’Orléans. Là il acquit la réputation d’un homme fort charitable. À Lyon, durant la peste, il alla partout comme s’il n’eût pas eu sujet d’aimer la vie. On ne lui peut reprocher qu’une action qui fut, ce me semble, bien inhumaine, mais il faut croire que ce jour-là il avoit quelqu’un de ses accès de folie. Étant à Marseille, où il avoit l’abbaye de Saint-Victor, il alla voir les galères. Or le cardinal de Richelieu y avoit fait mettre le baron de Roman, qui avoit voulu lever quelques troupes pour la Reine-mère, traitement bien indigne d’un gentilhomme. Mais comme on avoit eu pitié de ce cavalier, il étoit à son ordinaire, hors qu’il portoit un petit fer à la jambe. Le cardinal de Lyon le fait prendre, le fait raser, et le fait attacher à la rame. Ce pauvre gentilhomme se coucha sur le banc et s’y laissa mourir de regret.

On dit que, entre autres visions, il croyoit quelquefois être Dieu le Père. Un jour qu’il couchoit dans une maison, où on lui donna un lit dans la broderie duquel il y avoit quelques têtes d’anges ou chérubins : « Vraiment, dirent ses gens, c’est bien à cette fois que notre maître croira être Dieu le Père. »

Il étoit familier et aimoit la conversation des dames. Berthod le châtré[3], de la musique du Roi, m’a juré qu’il l’avoit vu auprès de Lyon en un lieu où il y avoit bonne compagnie. On badinoit, on se déguisoit. Il se déguisa un jour en berger comme les autres, et fit déguiser toutes les dames en bergères. Il a été amoureux plusieurs fois, mais cela ne passa pas de petits présens. Il ne laissoit pas d’avoir de l’esprit, mais il paroissoit presque toujours hébété.

Un homme de qualité du diocèse de Lyon avoit un fils fort contrefait, et le vouloit faire d’église. Le cardinal de Lyon ne voulut jamais le tonsurer, disant qu’on se moquoit d’offrir à Dieu le rebut du monde.

L’abbé de Caderousse, du Comtat, l’étant venu voir, lui dit en entrant : « Monseigneur, je suis l’abbé d’un tel lieu… — Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit-il en l’interrompant. — Qui suis venu pour faire la révérence… — Faites-la donc, » ajouta-t-il.

Le cardinal de Richelieu, qui le connoissoit bien, ne voulut pas qu’il le fût trouver à Narbonne ; aussi l’autre ne le voulut point aller trouver à Lyon, quand on y coupa le cou à M. le Grand. Le cardinal Mazarin, qui ne fit pas pour la charité ce qu’il devoit dans le procès que le cardinal de Lyon eut contre Deslandes-Payen, relativement à un prieuré qu’à ce qu’on dit le cardinal de Richelieu lui avoit ôté par violence, envoya offrir au cardinal de Lyon l’abbaye de Mauzac, dont il étoit titulaire, pour le dédommager de ce prieuré ; mais il ne la voulut point prendre. Cette ingratitude le fâcha, car le cardinal Mazarin souffrit que Lyonne, dont la femme est parente de Deslandes-Payen, sollicitât contre lui, et c’étoit, ce semble, se déclarer, Lyonne étant ce qu’il étoit auprès de lui. Mais les mariages de ses petits-neveux de Richelieu le fâchèrent bien davantage. Celui qui a écrit sa Vie en latin[4] le veut faire passer pour un grand homme, et dit que l’emprisonnement du cardinal de Retz, à cause du mauvais exemple, l’affligea sensiblement. Il mourut environ vers ce temps-là.

  1. Alphonse-Louis Du Plessis de Richelieu, aîné du cardinal, et décédé le 23 mars 1653. Le Conservateur de mai 1755 contient quelques lettres de lui à son frère, et la Bibliothèque du Roi possède un Recueil in-folio de ses lettres à Louis XIII et à des personnages de sa cour.

    On cite son épitaphe :

    Pauper natus sum, pauperiem vovi,
    Pauper morior, inter pauperes sepeliri volo.

  2. On a remarqué que le cardinal de Richelieu et son successeur le cardinal Mazarin ont eu tous deux chacun un frère moine, fou et archevêque d’Aix. (T.)
  3. Celui que madame de Longueville appeloit l’Incommodé. Tallemant en parle à l’occasion de Bertault, frère de madame de Motteville.
  4. L’abbé de Pure ; Paris, 1653, in-12.