Les Historiettes/Tome 2/6

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 18-25).


M. DE BULLION[1].


M. de Bullion étoit conseiller au parlement. Son père étoit maître des requêtes[2]. Il rapporta je ne sais quelle affaire pour la comtesse de Sault, mère de M. de Créqui ; elle l’avoit eu du premier lit ; puis le comte de Sault, fils du second lit, l’ayant faite héritière, M. de Créqui eut ce bien-là : c’est pays de droit écrit que le Dauphiné. La comtesse de Sault eut de l’affection pour ce petit M. de Bullion, à cause, dit-on, que le proverbe de petit chien belle queue étoit fort véritable en lui[3]. Elle le poussa, lui donna du bien, et lui fit avoir de l’emploi. Il fut président aux enquêtes. On dit qu’un jour elle disoit à la Reine-mère : « Ah ! madame ! si vous connoissiez M. de Bullion comme moi ! — Diou m’en garde, madame la comtesse, » dit la Reine ; car elle n’a jamais su prononcer le françois, et elle disoit : Fa cho pour dire : Il fait chaud. Celle-ci[4] le prononce comme si elle étoit née à Paris.

Cette madame de Sault fit avoir à Bullion l’intendance de l’armée de M. le connétable de Lesdiguières contre les Génois, et il n’y fit pas mal ses affaires. Le connétable et lui s’entendoient fort bien. Le cardinal de Richelieu le fit après surintendant des finances[5] avec M. Bouthillier, père de M. de Chavigny ; mais Bullion faisoit quasi tout. C’étoit un habile homme, et qui avoit plus d’ordre que tous ceux qui sont venus depuis. Il disoit : « Fermez-moi deux bouches, la maison de Son Éminence et l’artillerie, après je répondrai bien du reste. » Cependant on m’a assuré que quand les premiers louis d’or furent faits, il dit à ses bons amis : « Prenez-en tant que vous en pourrez porter dans vos poches. » Bautru fut celui qui en porta le plus. Il en mit trois mille six cents. Le bon homme Senecterre en étoit. Je doute de cela[6].

Le cardinal lui fit avoir le cordon bleu en disant au Roi : « Sire, ce seroit une plaisante chose que cette figure avec le cordon. »

Cornuel faisoit presque tout sous lui, mais de sorte qu’il sembloit qu’il ne fît rien sans en parler au surintendant, car le bon homme se divertissoit. Il alloit souvent chez La Brosse, son médecin, qu’il avoit établi au Jardin des Plantes du faubourg Saint-Victor[7]. Là, il avoit des mignonnes et crapuloit tout à son aise. Il se faisoit donner des lavements pour manger après tout de nouveau. Il avoit des raffinements pour le vin tout extraordinaires. Il ne vouloit pas qu’on bût immédiatement après avoir mangé du lapin, parce, disoit-il, que cette viande avoit je ne sais quoi qui empêchoit de le bien goûter. Je vous laisse à penser s’il en avoit du meilleur : tous les gens d’affaires se tuoient à lui en chercher. Il avoit des cerneaux tout le long de l’année, et toujours de la poudre de champignons dans sa poche. Il n’avoit que peu de gens à crapuler avec lui ; Senecterre en étoit toujours, et, quand ils sortoient de Paris, le bon homme de Montbazon, exprès pour avoir des gardes ; car, comme gouverneur de Paris, il avoit toujours quelqu’un. Ce n’étoit pas comme à cette heure qu’on en a donné cinquante au maréchal de L’Hôpital.

Madelenet[8] s’avisa, quoique Bullion n’aimât pas les vers, de lui faire une ode latine. Il y avoit une comparaison au commencement qui me fit bien rire. Il le comparoit à un petit baril bien plein, et il disoit qu’un baril bien plein ne porte point envie à l’abondance de la mer, et que Bullion, se contentant de ce qu’il avoit, ne portoit point envie aux trésors des rois. Voyez la grande modération de cet homme ! il se contentoit de huit millions, et d’être président au mortier. Il est vrai que sa charge étoit une charge nouvelle, et il ne la faisoit point. Une autre chose fut encore assez plaisante. Il acheta une chapelle à Saint-Eustache. Le peintre qui la peignit et la dora vint un jour lui parler. « Allez, mon ami, allez (car il commençoit toujours ainsi) : que voulez-vous ? — Monsieur, c’est pour votre chapelle. — Eh bien, mon ami, ma chapelle ? — Monsieur, c’est qu’on a accoutumé de les dédier à quelque saint. — Eh bien, mon ami, à quel saint ? — Monsieur, à saint Paul, à saint André, à saint François, à saint Antoine ? — Eh bien, mon ami, auquel tu voudras. — Monsieur, c’est à vous à dire. — Eh bien, mets-y saint Antoine, mon ami. » Sur cela on disoit qu’il avoit eu raison, et que c’étoit aussi bien déjà la chapelle du petit cochon.

Il craignoit terriblement les bonnes odeurs. M. le chancelier avoit toujours des gants d’Espagne au conseil. Cela incommodoit fort Bullion. Il s’en plaignit comme si l’autre l’eût fait exprès. Le cardinal dit au chancelier : « Puisque j’ôte mes gants de senteur pour l’amour de M. de Bullion, vous pouvez bien ôter les vôtres. » Il traitoit le chancelier d’écolier, et le chancelier, qui vouloit être payé, ne disoit mot, et avaloit cela doux comme de l’eau. Il appeloit sa femme la grosse amie. C’est une bonne femme, mais un peu hypocondriaque. On dit qu’elle donne aux pauvres.

Je trouverois assez à propos de faire une comparaison de Bullion avec les surintendants d’aujourd’hui. Ceux-ci, à leur table, à leurs bonnes fortunes, à leurs maisons, dépenseront plus par exemple en six ans que Bullion n’a laissé. La table de Fouquet coûte deux cent mille livres ; je veux dire la dépense du maître-d’hôtel est de cinq cents livres par jour. À Vaux, il y a six cents personnes nourries : jugez du reste. Bullion, une fois qu’il a eu un million, a pu épargner, car il ne tenoit point table, et n’avoit qu’un équipage fort médiocre. Bien loin de bâtir, il jetoit à bas le bâtiment des terres qu’il achetoit au loin, pour avoir moins d’entretien. À Paris, il n’a point fait de palais. On m’a assuré que son inventaire montoit à sept cent mille livres de rente. On disoit en 1622 qu’il avoit déjà soixante mille écus de pension ; il ne fut fait surintendant que dix ans après. Richer, notaire, comme on fit l’inventaire, dit à madame de Bullion : « Voyez, madame, si vous avez encore quelque chose à dire. Est-ce là tout ? Il ne faut rien cacher. » Cette bonne grosse dame crut qu’il la soupçonnoit, et changea de couleur. « Si vous ne savez rien de plus, ajouta-t-il, j’ai à vous dire, moi, que je sais où feu M. votre mari avoit déposé cent vingt mille écus d’or en espèces ; c’est chez moi. Il n’en avoit tiré aucune reconnoissance, et je vois bien qu’il n’y en a point de registre. » Il les restitua, et on lui donna dix mille écus pour cela et pour le reste.

Le cardinal de Richelieu souhaita que Bonelles, fils aîné de Bullion, épousât mademoiselle de Toussy, qui étoit un peu proche parente de Son Éminence. Bonelles n’en avoit point d’envie. Il étoit amoureux de mademoiselle de Montbazon ; mais le père le lui fit faire en dépit de lui. Il a été malheureux en enfants, ce bon homme, il n’y en a pas un qui ait réussi. L’abbé de Saint-Faron, qui avoit soixante mille livres de rente, sans ce qu’il attendoit de sa mère, a assez fait le niais avec la vieille Martel ; et après, en une maladie, la peur du diable le saisit tellement, qu’il se mit dans l’Oratoire. La Taulade le fils, un gentilhomme béarnois, un peu maquereau, s’étant attaché à lui, a fait aussi le dévot par nécessité, et l’a suivi à Saint-Magloire. Il arriva une fois au Père de La Taulade une plaisante chose. C’est un fort gros homme. Un jour le fond de sa chaise s’enfonça ; le voilà les pieds à terre ; les porteurs, par malice ou autrement, ne faisoient pas semblant d’entendre. Il alla dans les crottes tout le long du Pont-Neuf, comme s’il eût été sous un dais. Nous parlerons ailleurs de Bonelles, de sa femme et du reste.

J’ai ouï dire que quand M. de Bullion maria sa fille avec feu M. le président de Bellièvre, alors maître des requêtes[9], il y avoit cent mille écus dans le contrat ; mais comme le notaire vint à lire cent mille écus, Bullion dit : « Ajoutez d’or, monsieur le notaire. » C’étoit alors, je pense, cinquante mille écus au moins plus qu’il n’avoit promis.

Le bon homme mourut de crapule en moins de rien[10]. On m’a dit, mais je ne voudrois pas l’assurer, qu’il mourut de déplaisir pour avoir reçu un coup de pied du cardinal de Richelieu. Le feu Roi vouloit avoir cent mille livres pour quelque chose ; le cardinal lui dit que M. de Bullion étoit chargé de dépenses pressées, et que cela seroit difficile pour le présent. Bullion parla comme le cardinal vouloit. À quelque temps de là, Coquet, confident de Bullion, avertit le Roi qu’on avoit des fonds. Il fallut donner cet argent au Roi. Le cardinal crut que Bullion avoit voulu faire sa cour à ses dépens, car le feu Roi avoit dit quelque chose sur cela au cardinal qui ne lui avoit pas plu. Il lui reprocha son alliance, le malmena et le frappa. Ce n’est pas la première fois que cela lui est arrivé. Dans la colère, il donna un soufflet à Cavoye pour avoir changé un ordre. Cela est de conséquence en fait de garde ; Cavoye avoit tort. À quelques jours de là, il lui en demanda pardon[11].

  1. Claude de Bullion, seigneur de Bonelles, surintendant des finances, ministre d’État, garde des sceaux des ordres du Roi, mort le 22 décembre 1640.
  2. Sa mère étoit une Lamoignon.
  3. On montra à Pompeo Frangipani, M. de Montmorency, M. de Bassompierre et ce petit bout d’homme ; et on lui dit : « Devinez lequel des trois a fait fortune par les femmes ? Il se mit à rire, et dit : « Serait-ce ce petit vilain ? — Oui ; les autres, tout beaux qu’ils sont, y ont dépensé cinq cent mille écus chacun. » (T.)
  4. Marie-Thérèse, femme de Louis XIV.
  5. En 1632.
  6. On m’a dit depuis que cela étoit vrai, et qu’il le fit pour gagner Senecterre. (T.) — On lit dans les Pièces intéressantes et peu connues, publiées par La Place :

    « Le surintendant ayant donné à dîner au premier maréchal de Grammont, au maréchal de Villeroy, au marquis de Souvré, et au comte d’Hautefeuille, fit servir au dessert trois bassins remplis de louis, dont il les engagea à prendre ce qu’ils en voudroient. Ils ne se firent pas trop prier, et s’en retournèrent les poches si pleines, qu’ils avoient peine à marcher ; ce qui faisoit beaucoup rire Bullion. Le Roi, qui faisoit les frais de cette plaisanterie, ne devoit pas la trouver tout-à-fait si bonne. »

  7. La Brosse disoit que le vin qui croissoit sur cette petite butte, qui est dans l’enclos de ce jardin, étoit assez bon, mais que si on le gardoit plus de deux ans, il sentoit la gadoue. C’est qu’autrefois on la jetoit en cet endroit-là, et que cette butte en a été composée, sinon en tout, au moins en partie. (T.) — C’est sur cette butte qu’a été tracé le labyrinthe entouré d’arbres verts que nous y voyons aujourd’hui.
  8. Gabriel Madelenet, poète latin du XVIIe siècle, mourut en 1661. Le comte de Brienne a recueilli ses vers, et les a publiés en 1662.
  9. Pompone de Bellièvre, né en 1606, mort en 1657.
  10. Cornuel ne mourut pas si commodément. Il eut le loisir d’avoir bien peur du diable, et comme il se tourmentoit comme un procureur qui se meurt, Bullion lui disoit : « Ne vous inquiétez point, tout est au Roi, et le Roi vous l’a donné. (T.)
  11. Louis XIV se repentit de s’être ainsi livré au premier mouvement de sa violence, car on le vit jeter sa canne par la fenêtre, de peur d’en frapper Lauzun.