Les Historiettes/Tome 2/45

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 330-332).


L’ABBÉ DE LA VICTOIRE.


Cet abbé de La Victoire s’appelle Coupeanville[1], et est d’une bonne famille de robe de Rouen. On n’a guère vu d’homme qui dise les choses plus plaisamment. Il fut présenté à la reine par Voiture, et il se fourra après de la société de M. le Prince.

La Reine en passant alla une fois à La Victoire ; c’est auprès de Senlis : il lui présenta la collation. « Vraiment, monsieur l’abbé, lui dit-elle, vous avez bien fait accommoder cette abbaye ? — Madame, répondit-il, s’il plaisoit à Votre Majesté de m’en donner encore deux ou trois vieilles, je vous promets que je les ferais fort bien raccommoder. » Dans ces Historiettes et dans les Mémoires de la régence, on trouvera par-ci par-là assez de ses bons mots[2]. Il servit une fois à M. de Chavigny un Térence fort bien relié entre deux plats, car M. de Chavigny aimoit fort cet auteur. Son défaut est d’être avare, lui qui a trente mille livres de rente et nulle charge, car depuis la régence il a eu encore une abbaye. Il en rit le premier, et se sauve en goguenardant. Il disoit à M. de Vence[3] : « Voyez-vous, je vous aime tant, que, si j’étois capable de faire de la dépense pour quelqu’un, ce seroit pour vous. Vous viendrez pourtant à La Victoire, car je regarde que votre train est proportionné à mon humeur, puisque vous vendez vos chevaux. » (En ce temps-là ce prélat les avoit vendus à cause de la cherté de la nourriture ; c’étoit durant les troubles.) « Vous viendrez en chaise. — Mais, lui dit l’autre, les porteurs, qui seront au moins quatre, qu’en ferez-vous ? — Je les attraperai bien, je vous enverrai quérir en carrosse à une lieue de La Victoire. » Il contoit que son cuisinier lui avoit demandé congé, disant qu’il oublioit avec lui le peu qu’il savoit : « Hé ! mon ami, lui dit-il, il n’y a rien plus aisé que de l’exercer ; va-t’en faire assaut avec les autres, va défier le célèbre Riolle, le cuisinier de M. Martin. »

Une fois que Bois-Robert l’étoit allé voir à son abbaye, dont il dit lui-même en riant que ce n’est point bon logis à pied et à cheval, et qu’il n’y veut que des piétons, M. de Guénégaud, le secrétaire d’état, envoya dire qu’il alloit venir. « Combien sont-ils ? — Il y a un carrosse à quatre chevaux. — Ha ! c’est bien du train. » Il faisoit le difficile. « Hé ! vous moquez-vous ? lui dit Bois-Robert ; ils vous ont donné tant de repas. » Au même temps, ils voient entrer deux carrosses à six chevaux, et six chevaux de selle. Il devint pâle comme son collet.

  1. Il s’appeloit Claude Duval de Coupanville. Il fut nommé à l’abbaye de La Victoire en 1639, et mourut au mois de décembre 1676. Cette abbaye avoit été fondée par Philippe-Auguste, en action de grâces de la bataille de Bouvines, gagnée le 27 juillet 1214. (Gallia Christiana, t. 10, p. 1503 et 1507.)
  2. Plusieurs bons mots de l’abbé de La Victoire sont rapportés par madame de Sévigné dans ses lettres. Voyez particulièrement la lettre du 27 février 1671. Nous saisissons cette occasion de rectifier une erreur dans laquelle nous sommes tombés dans notre édition des lettres de madame de Sévigné. Nous avons confondu cet aimable et spirituel abbé avec l’abbé Lenet, qui n’obtint l’abbaye de La Victoire qu’en 1677.

    Monmerqué.

  3. Antoine Godeau, né vers 1605, à Dreux, évêque de Grasse en 1636, puis de Vence, mort à Vence le 21 avril 1672. Il fut de l’Académie françoise.