Les Historiettes/Tome 2/28

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 207-213).


LE MARQUIS DE RAMBOUILLET[1].


Feu M. le marquis de Rambouillet[2] étoit de la maison d’Angennes, maison ancienne, mais où je ne vois pas qu’il y ait eu de grandes dignités ; car, hors le cardinal de Rambouillet[3], je ne trouve que le père de M. de Rambouillet qui ait eu quelque grand emploi[4]. Il fut vice-roi de Pologne, en attendant que Henri III y allât ; et, quand le Roi y arriva, il lui dit : « Sire, j’ai une somme considérable à vous remettre entre les mains. » C’étoient cent mille écus et davantage. « Vous vous moquez, monsieur de Rambouillet, dit le Roi, c’est votre épargne. — Sire, il faut que vous la preniez, vous en aurez bon besoin. »

À la bataille de Jarnac[5], il avoit fait merveilles avec ses gendarmes. Henri III, alors duc d’Anjou, écrivit à Charles IX qu’on devoit le gain de la bataille à M. de Rambouillet, et on garde dans la maison une lettre du Roi par laquelle il en remercie M. de Rambouillet. Cependant Henri III ne fit point faire fortune à un homme qu’il estimoit tant. On dit qu’il reconnoissoit qu’il avoit tort, et que s’il n’eût point été tué, il lui eût fait beaucoup de bien.

On voit dans les Amours du grand Alcandre comme feu M. le marquis de Rambouillet, alors vidame du Mans, fut blessé chez M. Zamet[6]. Voici comment la chose arriva. M. de Chevreuse, qu’on appeloit en ce temps-là le prince de Joinville, étoit amoureux de madame la marquise de Verneuil. Lorsque Henri IV obtint du Pape et de la reine Marguerite le consentement nécessaire pour la dissolution de son mariage, la marquise, enragée de voir échapper sa proie, s’en prit à M. de Bellegarde ; et, quoiqu’il eût été un de ses adorateurs, elle le soupçonna d’avoir donné ce conseil au Roi. Pour s’en venger, elle sut si bien se prévaloir de la passion que M. le prince de Joinville avoit pour elle, qu’elle lui persuada d’entreprendre sur la vie de M. de Bellegarde. En effet, un soir que le Roi soupoit chez M. Zamet, M. de Bellegarde fut blessé par M. de Chevreuse à la porte de cette maison. Mais ses gens poursuivirent l’agresseur si vertement qu’ils l’eussent tué sans le secours du vidame du Mans qui se trouva là par hasard, et y fut si fort blessé par-derrière qu’il en pensa mourir. Le Roi, indigné de cette action, vouloit faire couper le cou à M. de Chevreuse, et ne vouloit point qu’on pansât le vidame ; mais madame Zamet, qui parloit au Roi fort librement, et qui étoit des bonnes amies de madame de Rambouillet, mère du blessé, lui dit qu’il ne falloit pas aller si vite ; que le moins qu’on pouvoit faire, c’étoit de savoir comment la chose s’étoit passée ; que cependant elle mettroit le blessé dans son propre lit, et en auroit tout le soin imaginable[7]. Elle le fit comme elle l’avoit dit. Le vidame guérit, mais avec bien de la peine, car on ne pouvoit avoir le pus d’entre les côtes, et il seroit mort sans un valet-de-chambre chirurgien qu’il avoit, qui eut assez d’amitié pour lui pour sucer le pus. Le Roi, qui sut que le vidame ne s’étoit point trouvé à l’action de M. de Chevreuse, mais que voyant plusieurs personnes contre un seul, il s’étoit mis du parti le plus foible, ne fut plus en colère contre lui. Madame de Guise et mademoiselle de Guise, depuis princesse de Conti, firent la paix de M. de Chevreuse, quoiqu’elles fussent toutes deux fort mal satisfaites de son procédé, car il avoit donné lieu de soupçonner que c’étoit peut-être bien autant pour l’amour d’elles que de la marquise qu’il avoit si maltraité Bellegarde[8].

M. de Rambouillet étoit bien avec le maréchal d’Ancre ; et comme c’étoit un homme fort concerté et fort secret, et qui avoit peur de méprendre, comme on dit au Palais, on disoit de lui que quand on lui demandoit quelle heure il étoit, il tiroit sa montre et faisoit voir le cadran. Le cardinal de Richelieu l’envoya ambassadeur extraordinaire en Espagne pour la Valteline. Il pensa faire enrager le comte-duc (d’Olivarès), qui, parce que le cardinal se faisoit donner de l’éminence, vouloit aussi avoir quelque chose par-dessus les ambassadeurs, et ne vouloit pas donner de l’excellence à M. de Rambouillet. Alors l’excellence n’étoit pas apparemment bien établie pour les ambassadeurs, car M. du Fargis y étant déjà ambassadeur ordinaire, en auroit eu. M. de Rambouillet disoit qu’étant ambassadeur extraordinaire, nourri aux dépens du roi d’Espagne, il n’avoit point hâte de conclure, et qu’il attendroit tout à son aise la bonne humeur du comte-duc. Enfin, au bout de quinze jours, ils convinrent de se traiter de vos[9]. Il mettoit le comte-duc en colère, et lui faisoit dire tout ce qu’il avoit sur le cœur ; car pour lui il ne parloit pas plus haut quand il étoit en colère que quand il n’y étoit pas ; ceux qui le connoissoient le remarquoient seulement à un tremblement de mains qui lui prenoit. Il avoit déjà la vue si mauvaise, qu’il lui falloit un écuyer pour le mener ; mais il feignoit toujours quelque fluxion sur les genoux. Cette incommodité venoit en partie de sa blessure. Les Espagnols disoient, voyant qu’il n’étoit pas trop bien pourvu de pistoles : « Este señor ambaxador es tan corto de bozza come de vista. »

Le cardinal de Richelieu, quoiqu’il lui eût une grande obligation, comme je l’ai marqué, car ce fut M. de Rambouillet qui négocia avec Le Cogneux et Puy-Laurens à la journée des dupes, ne voulut point se servir de lui, parce qu’on disoit qu’il y voyoit encore trop clair, quoiqu’il eût une si mauvaise vue. Il fut chevalier de l’ordre et grand-maître de la garde-robe. Il s’amusoit à servir, au lieu de laisser faire au premier valet de garde-robe, et se tenir au beau de sa charge.

Le feu Roi, qui n’avoit pas pour lui toute la considération nécessaire, lui donnoit quelquefois ses mains au lieu de ses pieds, et on m’a dit qu’une fois il lui avoit tendu le derrière au lieu de la tête ; peut-être cela servit-il à le faire retirer, et puis il avoit besoin d’argent. Il vendit sa charge au feu comte de Nançay-la-Châtre, qui, après, fut colonel des Suisses. Ce comte n’en usa pas trop bien, car il ne paya pas au terme préfixe à cause du rehaussement des monnoies, et il fallut traiter avec lui et se contenter de la moitié du profit.

Ce n’est pas le plus grand malheur qui lui soit arrivé. Briais, le partisan, lui devoit une assez grande somme pour des rentes sur les aides, acquises par le père de madame de Rambouillet ; il y avoit trente mille livres ; on ne pouvoit en avoir raison. Enfin, cet homme eut quelques remords de conscience : il vient trouver M. de Rambouillet, fait le compte avec lui, et lui promet de l’argent pour le lendemain. Au sortir de là, il va à Vanvres, et est assassiné par un garçon à qui il avoit fait quelque déplaisir. Toute la dette fut perdue.

M. de Rambouillet n’étoit point un homme capable d’aucun ordre. Jamais il n’a eu de bienfaits de la cour, et il a toujours dépensé beaucoup. Il vouloit faire ses écritures lui-même et abondoit furieusement en son sens. Des choses qui ne lui eussent coûté que deux mille écus, par son opiniâtreté lui en ont coûté trente. Il disoit qu’il s’en rapporteroit à qui on voudroit ; et quand c’étoit au fait et au prendre, il trouvoit toujours quelque échappatoire. Madame d’Aiguillon, du vivant du cardinal de Richelieu, voulut se mêler d’accommoder ses procès ; il n’y a point de doute qu’il eût eu une telle composition qu’il eût voulu, ayant toute la faveur de son côté : cela ne servit de rien ; il n’y avoit que Dieu qui lui pût ôter de la tête ce qu’il s’y étoit mis une fois. Il avoit terriblement d’esprit, mais un peu frondeur, et qui étoit persuadé que l’État n’iroit jamais bien s’il ne gouvernoit. C’étoit un des plus grands disputeurs qui aient jamais été : à cet égard, il avoit bien trouvé chaussure à son pied en son gendre Montausier.

Il étoit né pour la cour, mais son incommodité lui a nui. Il n’a jamais voulu avouer qu’il ne voyoit goutte ; il croyoit que cela le rendroit méprisable : cependant cette foiblesse le rendoit ridicule, car il affectoit de s’apercevoir des choses, et souvent il se trompoit. Une fois entre autres, il avoit ouï dire que M. de Montausier avoit un habit de la plus belle écarlate du monde : la première fois qu’il alla à l’hôtel de Rambouillet, M. de Rambouillet, sans demander quel habit il avoit, lui va dire : « Ah ! monsieur, la belle écarlate !… » et par malheur, ce jour-là M. de Montausier étoit vêtu de noir. D’un autre côté, c’étoit un soulagement pour sa famille ; car s’il eût avoué qu’il étoit aveugle, il n’eût peut-être point fait de visites, et il eût fallu lui tenir compagnie au lieu qu’il alloit partout et est mort sans avoir long-temps été malade. On écrivit à M. et à madame de Montausier que le marquis étoit en grand danger ; ils répondirent que s’il mouroit, madame de Rambouillet n’auroit qu’à disposer de tout, et qu’ils ne prétendoient rien tandis qu’elle vivroit, tellement qu’il n’y a point eu de scellés. Cette mort a touché madame de Rambouillet ; elle me dit qu’elle avoit trouvé mademoiselle Paulet, qui lui étoit d’une grande consolation dans ses peines, et elle me le dit en pleurant, elle qui ne pleure quasi jamais.

Il étoit temps qu’il mourût : tout étoit en pitoyable état. Depuis, les choses se sont rétablies peu à peu, et M. de Montausier, son gendre, est logé avec madame de Rambouillet.

M. de Rambouillet étoit bien fait et de belle taille, mais le visage un peu chaufoin.

  1. J’ai ouï conter une chose de son grand-père qui est assez plaisante. C’étoit un homme grave. Un jour il dit à sa femme : « Madame, prenez-moi par la barbe. » On portoit la barbe longuette en ce temps-là, et les cheveux courts. Elle l’y prend : « Tirez, lui dit-il. — Je vous ferois mal. — Non, non, tirez de toute votre force. » Elle fut contrainte de faire ce qu’il vouloit. « Vous ne m’avez point fait de mal, » lui dit-il. Après, il lui tire quelques-uns de ses cheveux ; elle crie : « Vous voyez, madame, lui dit-il d’un ton sérieux, que je suis plus fort que vous. Je vous en prie, ne nous battons pas. » Du temps des paraboles, cette barbonnerie auroit été admirable. (T.)
  2. Le marquis de Rambouillet mourut à Paris le 26 février 1652, âgé de soixante-quinze ans.
  3. Charles d’Angennes, cardinal de Rambouillet, fils de Jacques, né le 31 octobre 1530, cardinal en 1570, mort à Corneto le 21 mars 1587.
  4. Tallemant n’avoit pas passé une revue bien exacte de cette famille, car il y auroit trouvé Claude d’Angennes, frère du cardinal, et après lui évêque de Mans, né en 1538, mort en 1601 ; plus anciennement, Jacques d’Angennes, capitaine des gardes-du-corps sous les règnes de François Ier, de Henri II, de François II et de Charles IX, lieutenant-général et gouverneur de Metz, mort en 1562 ; et en remontant plus loin encore, Renaut d’Angennes, gouverneur du Dauphin, fils de Charles VI, et chambellan de ce roi, tué à la bataille de Verneuil en 1424.
  5. Gagnée par Henri III sur les Huguenots, le 13 mars 1569.
  6. Voyez les Amours du grand Alcandre, à la suite du Journal de Henri III ; Cologne, P. Marteau, 1663, p. 255. M. de Rambouillet y est désigné par le nom de Lucile. Nous ne croyons pas que l’on puisse trouver ailleurs que dans Tallemant une meilleure explication du passage.
  7. Elle lui dit encore : « Sire, chacun est maître chez soi ; vous l’êtes chez vous ; moi, je serai la maîtresse céans, s’il vous plaît. » (T.)
  8. Il y avoit eu aussi de l’amourette avec la mère. (T.)
  9. C’est apparemment d’employer le pluriel, en parlant en latin. Ou bien est-ce pour, Vos Excellences ?