Les Historiettes/Tome 2/27

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 199-206).


LE CARDINAL DE VALENÇAY.


C’étoit le frère de l’archevêque de Reims. À l’âge de treize ans, croyant que le maréchal de La Châtre l’eût mal conseillé au jeu contre le feu comte de Saint-Aignan, il prit un bâton pour le battre. On le voulut fouetter, il se sauva, et s’enfuit à Malte. Il y devint chevalier de Malte[1]. Il servit en France, et parvint à être l’un des douze capitaines des chevau-légers entretenus. C’étoit un original, comme vous le verrez par la suite ; d’ailleurs, il était aussi fier que brave. En ce temps-là, il alla voir un matin M. le comte d’Alais, qui depuis a été M. d’Angoulême. Ce comte, faisant le prince, ne lui fit donner qu’un siége pliant, et lui, en s’habillant, étoit assis dans un fauteuil. « Je romprois ce siége, dit le chevalier, je suis trop gros[2] ; » et prend une chaise à bras. On lui présenta ensuite la chemise pour la donner au comte. « J’en ai pris une blanche ce matin, dit-il en la rejetant, je n’en ai que faire. »

Il alla un jour appeler Bouteville en duel, pour le marquis de Pons, oncle de M. de Montmorency ; il y avoit jalousie entre eux à qui seroit le mieux auprès de ce duc. Cavoye, depuis capitaine des gardes du cardinal de Richelieu, servoit Bouteville. Cavoye blessa le chevalier de deux petits coups, car il étoit fort adroit, et lui disoit : « Monsieur le chevalier, en avez-vous assez ? » Le chevalier lui répondit : « Un peu de patience, ne voltigez point tant, » et lui donna un si grand coup, qu’il en pensa mourir. M. de Montmorency arriva là-dessus, qui dit au chevalier qu’il lui apprendroit bien à faire des appels à ceux de sa maison. « Hé ! de quelle maison êtes-vous, fichu race de Ganelon ? reprit-il ; pardieu ! je me soucie bien de vous et de votre maison ! » Feu M. d’Angoulême, le père, y survint qui apaisa tout, et depuis, le chevalier fut fort bien avec M. de Montmorency même.

Nous l’appellerons désormais le bailli de Valençay, car il fut bailli d’assez bonne heure. Le marquis d’Étiaux étoit son cadet ; c’est ce brave qui fut tué depuis à Maestricht, après avoir repoussé le Pappenheim. Ce marquis d’Étiaux avoit tué un Huguenot, appelé le marquis de Courtomer, en duel ; ils servoient tous deux les Hollandois. Le page de Courtomer, ayant quitté la livrée, fit appeler d’Étiaux, qui se battit contre lui. Un cadet de Courtomer en vouloit faire autant, quand le bailli, pour faire cesser tout cela, s’avisa d’envoyer appeler un vieux seigneur, député de ceux de la religion. L’autre, bien surpris, s’en plaint. Les maréchaux de France demandent au bailli quelle mouche l’avoit piqué : « Je voyois, répondit-il, que tant de Huguenots appeloient mon frère en duel, que j’ai cru que c’étoit une querelle de religion. » Sur cela, le Roi défendit à ceux de Courtomer de faire aucun appel au marquis, et à lui d’en recevoir aucun. On ordonna seulement pour les satisfaire, à cause qu’il y avoit eu un homme de tué de ce côté, que quand ceux de Valençay les rencontreroient, qu’ils leur cédassent, par exemple, la meilleure chambre en une hôtellerie, qu’ils leur donnassent la main[3], et autres choses semblables.

À La Rochelle, il rendit de grands services. Il fit dire au cardinal qu’il se faisoit fort d’empêcher l’armée angloise de passer. On croit que quelque homme plus entendu au fait de la marine que lui avoit donné cet avis. Le cardinal le fait venir. Il lui dit hardiment : « Je ne vous dirai point mon secret, après que vous m’avez pris pour dupe au secours de l’île de Rhé ; ce fut moi qui vous donnai l’invention des chaloupes, et vous en donnâtes le commandement à Schomberg et à Marillac. Mais promettez-moi que vous vous servirez de moi, et je vous le dirai. » On fit ce qu’il demandoit : aussitôt il congédie tous les grands vaisseaux ; par ce moyen, il s’ôtoit de dessus les bras les Manty, les Rasilly et tous les autres qui ne lui eussent pas obéi volontiers. Il ne prit que vingt petits vaisseaux, des galiotes, des brulôts, des barques et des chaloupes armées ; sa raison, la voici : aux deux côtés du fort de Coureille et du fort Louis qui étoient à la tête du canal opposés l’un à l’autre, il y a des basses. « J’irai affronter, disoit-il, l’armée angloise ; elle foudroiera mes petits vaisseaux ; mais elle ne tuera pas tout ; on coupera nos câbles ; nous nous laisserons aller, le flot nous portera sur les basses où le canon des forts ruinera toutes leurs ramberges[4] ; j’ai des galiotes et autres petits vaisseaux de rames pour détourner les brûlots. »

Son neveu, alors chevalier de Valençay (c’est aujourd’hui le bailli de Valençay, ou le grand prieur de Champagne), revenant d’esclavage, arriva au camp comme le bailli faisoit cette proposition. M. de Montmorency en rioit et lui disoit : « Votre oncle rêve. — Il ne rêve point, dit le chevalier, et assurément voici ses raisons. » Il les devina.

Voilà donc le bailli sur la Renommée, le plus grand vaisseau des vingt, quoiqu’il ne fût que de trois cents tonneaux. Il y faisoit grande chère. Tous les braves s’y rendoient dès la moindre alarme. Il y mangea vingt mille écus en deux mois. Les Anglois comprirent bien son dessein et n’attaquèrent jamais. Le Roi voulut aller sur son vaisseau ; on l’en avertit, et que Sa Majesté y vouloit faire collation ; le bailli, qui n’étoit pas sot, dit : « Si je fais une belle collation, on se moquera de moi de dépenser ainsi mon argent ; si vilaine, ce sera encore pis. » Le Roi y va, et puis demande la collation. « Apportez, » dit le bailli. On apporte un bassin de biscuits moisis, et un de merluches, avec un méchant potage aux pois. Le Roi se mit à rire : « Sire, lui dit-il, quand on nous paiera mieux, nous vous ferons meilleure chère. »

La ville prise, on le fit maréchal-de-camp ; en ce temps-là, c’étoit quasi autant que maréchal de France à cette heure. On lui dit qu’il pouvoit présenter au Roi cinquante chevaliers de Malte qui avoient servi en cette rencontre, et qu’il portât la parole pour eux. Or, il faut savoir que le Roi, qui étoit médisant lui-même, avoit baptisé le bailli, le médisant éternel. Il s’avance et dit : « Sire, Votre Majesté m’ayant donné le titre de médisant éternel, je n’ai garde de rien faire qui me le fasse perdre. Si je parlois de ces messieurs, il faudroit que j’en dise du bien, c’est pourquoi Votre Majesté me permettra de n’en rien dire. » Le Roi sourit et dit : « Nous croyions l’embarrasser, mais il s’en est bien tiré. »

Le voilà en état de faire quelque grande fortune. Mais outre qu’à Lyon, durant la maladie du Roi, il donna les plus violents conseils contre le cardinal de Richelieu, il le piqua encore vilainement.

Un jour que l’Éminence le railloit en présence du Roi sur sa nièce, la comtesse d’Alais, fille de la maréchale de La Châtre, sa sœur, il lui répondit : « Pardieu, il ne faut pas croire tout ce qu’on dit, ou bien il faudroit croire que vous couchez avec votre nièce. » Le Roi fut ravi de cela, et le cardinal en pensa enrager. Ensuite la feue Reine-mère s’étant brouillée avec le cardinal, il prit son parti, et fut capitaine de ses gardes. Mais quand il vit que Fabroni et sa femme, avec le Père Chanteloupe, avoient empaumé la Reine, il se retira et fut fort mal payé de ses pensions et de ses appointements. Je crois qu’il se retira à Malte ; au moins y étoit-il quand le pape Urbain le fit venir pour s’en servir contre le duc de Parme. Voici comment cela arriva. Son neveu, le commandeur de Valençay, étoit ambassadeur de Malte auprès du Pape, les bonnes grâces duquel il sut si bien gagner, que le Saint-Père lui disoit des choses qu’il ne disoit pas à ses propres neveux. Le Pape voyant la guerre de Parme prête à éclater, lui dit un jour : « Donnez-moi un capitaine. — Saint-Père, répondit-il, je ne puis vous donner que mon oncle, le bailli de Valençay, qui est à Malte. — Quoi, celui, reprit le Pape, qui commandoit les vaisseaux à La Rochelle ? — Celui-là même. — Faites-le venir. » Le commandeur le mande ; il vient, mais il ne savoit pourquoi on le faisoit venir. Le commandeur, sans lui rien dire, le loge, lui donne un bel appartement bien meublé, un carrosse, trois estafiers, et de l’argent pour jouer. Le Pape fournissoit à tout cela. Le bailli, étonné de ces régales, disoit : « J’ai un fou de neveu qui n’est qu’un gueux aussi bien que moi, et il ne me laisse manquer de rien. Hé, lui disoit-il, où prends-tu tout cela ? — Ne vous en tourmentez pas, répondoit le neveu, réjouissez-vous seulement. » Au bout de six mois, on le renvoya à Malte, et à trois mois de là, la guerre étant déclarée, on le fit revenir. Il fut en tout deux ans à Rome chez son neveu. Le marquis Mathei prit cependant Castre[5] : ce fut par trahison. Le traître a eu le cou coupé depuis.

Il faut dire un mot de la valeur des Romains. Un cavalier, s’étant approché trop près, avoit été tué d’un coup de fauconneau. Ils disoient : Sto pazzo s’è fatto amazzare a la francese. Après cela, le duc de Parme, ayant passé avec ses dragons et de l’infanterie, à cheval jusques à Aquapendente, la frayeur fut si grande à Rome qu’on y faisoit des barricades. Alors le Pape déclara qu’il alloit faire venir le bailli de Valençay pour s’en servir, et le fit maestro di campo generale, c’est-à-dire maréchal de camp, sous le cardinal Antoine qui avoit la qualité de général, sans congédier pourtant Mathei et quelques autres qui commandoient séparément. Il n’y avoit encore que des milices ; on levoit quelques troupes. Il fait tant qu’il donne le courage au cardinal Antoine d’aller jusques à Ronciglione, et de là à Orviette, qui se vouloit rendre sans être attaqué, quoique le cardinal Spada fût dedans, et que la place, qui est sur un roc, soit presque imprenable. Là il donna quatre cents chevaux de troupes réglées au commandeur son neveu, et l’envoya devant à Montefiascone. Tout le reste suit. Comme ils y sont tous arrivés, un gros de cavalerie des leurs, qui avoit pris le plus long, vint à paroître ; voilà l’alarme bien forte. Le cardinal étoit très-fâché de s’être tant avancé. Le commandeur prend dix cavaliers, et va pour reconnoître ce gros. Le cardinal et les Romains croyoient qu’il étoit fou. Il trouva que c’étoit de leurs gens. Il revint ; tout le monde le félicitoit comme d’un grand exploit. On s’avance vers Aquapendente ; on surprend les ennemis au fourrage ; on y fait quatre prisonniers ; vous eussiez dit qu’on avoit tout défait. Les cardinaux allèrent dire il bon prò[6] au Pape de ce que s’era visto il nemico in faccia, et le cardinal Antoine en étoit si ravi, qu’il embrassoit le bailli à tout bout de champ, et lui disoit : Mi avete fatto veder il nemico. Insensiblement on fit des troupes, et le bailli avoit un régiment de deux mille François, plus beau que le régiment des gardes. Il prit une bicoque auprès d’Aquapendente. Le duc de Parme déloge ; voilà le bailli sur le pinacle. Cependant voyez quelle étoit la légèreté du personnage : ayant eu avis qu’on lui permettoit de retourner à la cour de France, il quitte l’armée, et part pour aller prendre congé du Pape. Son neveu étoit à Pérouse, avec l’artillerie, dont il étoit général. Le cardinal Antoine le va trouver et lui dit que cela feroit mourir le Pape. Le commandeur va vite à Foligno, où il met ordre qu’on ne donne des chevaux de poste à personne. Le bailli arrive ; son neveu essuie toutes ses fougues, et le fait résoudre à attendre encore quinze jours.

Au bout de quatorze, il fut fait cardinal, et servit si bien contre les Vénitiens, qu’il entra dans leur pays, y fit du dégât, et les obligea à quitter le Boulonois. Le reste se verra dans les Mémoires de la Régence.

  1. Achille d’Estampes Valençay, né en 1589, fut reçu chevalier de minorité dans l’ordre de Malte dès l’âge de huit ans. Nommé cardinal en 1643, il mourut à Rome le 16 juillet 1646.
  2. C’étoit un grand et bel homme, et hors qu’il avoit le ventre un peu gros, il avoit fort bonne mine. (T.)
  3. Donner la main, c’est céder la droite.
  4. Ramberge, grand vaisseau que l’on ne connoissoit que dans la marine angloise.
  5. Castro.
  6. Les cardinaux allèrent féliciter le pape.