Les Historiettes/Tome 2/26

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 185-199).


L’ARCHEVÊQUE DE REIMS
(ÉLÉONOR D’ÉTAMPES DE VALENÇAY)[1].


Éléonor d’Étampes avoit fort bien étudié, et avoit la mémoire heureuse. Il a écrit quelque chose[2]. Il avoit l’esprit agréable, étoit bien fait de sa personne : mais il n’y a jamais eu un homme si né à la bonne chère et à l’escroquerie ; bon courtisan, c’est-à-dire lâche et flatteur. Il eut l’abbaye de Bourgueil en Anjou dès son enfance ; après il fut évêque de Chartres, et enfin archevêque de Reims, quand on fit le procès à M. de Guise.

Il faut commencer par Bourgueil. On m’a assuré, en ce pays-là, que, par une jalousie d’amourette, il avoit fait tuer à coups de marteau, dans une cave, un des moines, avant que la réforme y eût été introduite. Pour des escroqueries, il y en a comme ailleurs, et à tel point que les habitants n’osoient faire paroître leur bien. L’abbaye de Bourgueil doit au Roi, toutes les fois qu’il va en personne à la guerre, un roussin de service, évalué quatre-vingts livres. Quand le feu Roi fut au siége de La Rochelle, M. de Chartres fit sonner cela bien haut aux habitants, et fit si bien valoir le committimus, qu’il en tira plus de quatre mille livres.

Pour paver les avenues de Bourgueil, il obtint de la cour une ordonnance de douze mille livres. Il fut averti que madame Bouthilier, qui en ce temps-là faisoit bâtir Chavigny, près de Chinon, le devoit venir voir. Il fait porter quelques charretées de pavés par où elle avoit à passer. En causant avec elle, il lui dit qu’il se trouvoit trop chargé de Reims et de Bourgueil ; qu’il avoit peur de n’y pas faire son salut ; qu’il falloit qu’il se déchargeât de Bourgueil sur quelqu’un, et insensiblement il vint à parler de M. de Tours, frère de M. Bouthilier, le surintendant. Ensuite ils en parlèrent si bien, que la dame, croyant l’affaire faite, prit l’ordonnance de douze mille livres et la lui fit payer. Mais quand ce fut au faire et au prendre, il apporta une plainte des habitants de Bourgueil, qui le supplioient de ne les point abandonner, et sur cela, il s’excusa, et dit que le cœur lui saignoit.

Les habitants de Bourgueil en recevoient grande protection ; mais, d’un autre côté, il les pinçoit quand il pouvoit. Pour le lieu, il l’a embelli en toutes choses ; car il a presque partout fait de la dépense à ses bénéfices. Bourgueil, sans doute, est une fort agréable demeure, et ce qu’il y a fait est fort beau. En revanche il a quasi coupé et vendu toute la forêt. Son intendant, Fontelaye (intendant, c’est pour parler honorablement), étoit un ecclésiastique qui avoit soin de ses affaires à Bourgueil, mais qui étoit fort aimé dans le pays. Il recevoit à ses dépens les compagnies quand son maître n’y étoit pas. Fontelaye donc, qui sentoit aussi un peu l’escroc, car tel le maître, tel le valet, lui proposa de couper une route dans la forêt pour voir passer du château les bateaux sur la Loire : il vouloit l’attraper, car la levée, qui est bordée d’arbres, empêche qu’on ne voie même les voiles. « Il se trouvera des gens, ajouta-t-il, qui prendront le bois pour la façon. » M. de Chartres le lui permit, et l’autre, qui avoit remarqué que c’étoit l’endroit où il y avoit les plus beaux arbres, les vendit fort bien, et ne fit point aplanir la route.

L’infirmier de Bourgueil, un des anciens religieux qui n’avoit point voulu prendre la réforme, voulut aussi l’attraper. Il lui propose de couper le bois du labyrinthe du parc qui étoit sur le retour, et cela aux mêmes conditions, afin d’y en pouvoir replanter un autre comme on a fait. Mais on n’attrape pas deux fois un renard. Quand le moine eut fait tous les frais, et qu’il n’y avoit plus qu’à faire charroyer le bois, le bon prélat lui dit : « Ah ! mon Dieu ! mon pauvre monsieur l’infirmier, je veux passer l’hiver ici, et je n’ai pas de bois coupé. Je prendrai du vôtre, vous n’aurez qu’à marquer ce que j’en aurai pris. » Il le lui brûla tout, et l’autre n’en eut jamais rien.

Quand on lui apportoit quelque chose, on avoit aussitôt audience, autrement on attendoit six heures. Une fois il vouloit que Bourneau, premier président des élus à Saumur, qui avoit été son domestique, s’obligeât pour lui, et qu’il lui en feroit son billet. « Je l’aimerois autant de son suisse, » dit l’autre en se retirant. Il l’entendit, et sortant de son cabinet : « Il vaut pourtant mieux de moi ! il vaut pourtant mieux de moi, Bourneau ! lui dit-il. — Ah ! monsieur, dit cet homme, pensez-vous que je ne susse pas bien que vous pouviez m’entendre ? Si fait, vraiment, et je ne l’ai dit que pour vous faire rire ; mais, en conscience, je n’ai point d’argent. »

M. de Reims (il vaut mieux l’appeler toujours ainsi) dépensoit furieusement ; car, outre qu’il a toujours tenu une table fort délicate et fort bien servie, il a toujours eu grand train. Il étoit soigneux de faire apprendre tous les exercices à ses pages, et d’en avoir toujours de beaux. Quelques-uns en médirent : cela fut cause qu’il en prit de moins beaux ensuite.

À Chartres, un marchand lui ayant apporté des parties assez grosses[3], il lui demanda en causant s’il avoit quelque fils qui fût grandet. « Monseigneur, dit le marchand, j’en ai un de treize ans. — Allez, je vous promets un canonicat pour lui. Nous verrons vos parties une autre fois. » Le marchand lui fit mille remercîments et se retira. Attraper un marchand, ce n’est pas une grande merveille. Voici bien un autre exploit :

Lopès[4] ayant acheté une grande maison dans la rue des Petits-Champs, il pria M. le cardinal de Richelieu de lui faire avoir composition des lods et ventes des chanoines de Saint-Honoré. M. de Chartres y étoit qui lui dit : « Je les connois tous, je ferai votre affaire ; donnez-moi ce que vous voulez qu’il vous en coûte. » Lopès lui rend grâces, et lui porta six mille livres. Il fut long-temps sans rendre réponse, et disoit à Lopès qu’on ne gouvernoit pas comme cela tout un chapitre. Enfin, Lopès menace de le dire au cardinal : « Oh bien ! lui répondit-il, je ne me mêlerai jamais de vos affaires. Envoyez quérir votre argent. » Il y avoit une promesse de quatre mille huit cents livres et douze cents livres en deniers. Lopès n’a jamais rien pu tirer de la promesse.

Durant qu’il étoit évêque de Chartres, il devint amoureux d’une abbesse du diocèse qui aimoit mieux un certain jeune capucin que lui. Il fut averti que son rival en recevoit des lettres, et qu’il les portoit toujours sur lui. Un jour donc que ce drôle de moine l’étoit allé voir, il fit semblant d’avoir quelque chose de secret à lui dire, et l’obligea de faire retirer son bini[5]. Il lui dit donc ce qu’il avoit appris. Le Père le nie. Il le menace de le livrer à quatre valets-de-chambre ou palefreniers qu’il lui fit voir. Le moine eut peur et donna ses lettres ; mais il ne les eut pas plus tôt lâchées, que le repentir le saisit. Il reproche à ce beau prélat qu’il a abusé de son autorité ; que ce qu’il en faisoit n’étoit que par jalousie, etc. Il en dit tant que ce saint père en Dieu l’abandonna à ses valets, qui lui donnèrent les étrivières en forme de discipline.

Mais on ne peut pas affronter toujours les autres ; on est quelquefois affronté à son tour. M. de Chartres avoit gagné une tapisserie de prix au maréchal d’Estrées ; et, étant obligé de partir, il donna ordre à son homme d’affaires de la demander. Cet homme y fut. Le maréchal dit : « Oui, oui-dà ; mais ma femme couche dans cette chambre-là ; bientôt elle changera de meuble ; alors je livrerai la tapisserie, car je ne veux pas qu’elle le sache. » Une autre fois il lui dit : « Monsieur un tel est logé céans. Cette tapisserie, par malheur, n’a pu être détendue ; car il a fallu en hâte lui laisser cet appartement. Je vous prie, donnez-vous un peu de patience. » Toutes les fois que cet homme y alloit, le maréchal trouvoit de nouvelles échappatoires. Enfin, las d’y aller, cet homme d’affaires écrivit à son maître : « Je crois que nous n’aurons point la tapisserie. Mais nous y gagnerons avec le temps, car j’ai appris un millier d’échappatoires que je ne savois pas encore, et dont vous ne vous seriez jamais avisé. »

Le cardinal de Richelieu lui fit une fois un plaisant tour : Il signor Julio Mazarini, qui n’étoit rien alors, lui avoit fait présent de deux pièces de tabis de Gênes violoit, le plus beau du monde. Il en donna une en secret à M. de Chartres, et lui dit : « Ne manquez pas de me venir voir un jour habillé de cet habit ; je serai aussi habillé de même. » M. de Chartres le remercie de ce double honneur, et emporte la pièce de tabis sous son manteau. Le soir, le cardinal demande ces deux pièces d’étoffe : on n’avoit garde d’en trouver plus d’une. Il fait un bruit étrange, accuse ses valets-de-chambre de friponnerie, et dit qu’il vouloit absolument qu’on la trouvât. Deux jours après, voilà M. de Chartres qui vient avec son beau tabis. Tous les valets-de-chambre reconnoissent l’étoffe ; et puis la bonne réputation du prélat ne servoit pas beaucoup à détruire cette vérité. Ils grondent, l’accusent tous d’avoir joué à les perdre, et lui font un bruit de diable. Le cardinal se crevoit de rire de le voir en cette peine, et quand il s’en fut bien diverti, il découvrit tout le mystère. Cela montre assez quel cas en faisoit le cardinal.

J’ai déjà dit qu’il étoit le maréchal-de-camp comique. Il plaçoit à la comédie. Il fit pis une fois (à la représentation de Mirame), car il y parut le bâton à la main, en habit court, comme auroit fait un maître-d’hôtel, à la tête de ceux qui portoient la collation à la Reine. L’abbé de Villeloin dit à quelqu’un que c’étoit ce qu’il avoit vu de plus beau à la comédie. Le prélat le sut, et se repentit de l’avoir fait[6]. Mais il falloit un homme comme cela au cardinal pour trahir le clergé, aux assemblées duquel il a présidé plus d’une fois. À une ouverture d’une de ces assemblées, il dit : « Desideravi magno desiderio manducare vobiscum hoc pascha. » Or, il mangeoit bien de toutes façons. On disoit qu’il mangeoit quatre fois son dîner avant que de le manger : dès le soir en l’ordonnant, la nuit y rêvant, le matin y changeant quelque chose, et puis allant faire un tour à la cuisine avant qu’on servît. Après sa mort on trouva dans ses papiers une tactique de plats. Une fois qu’on lui avoit fait bien des présents de volaille et de gibier, il fit arranger tout cela en rond, comme on feroit pour le peindre, et puis se mit au milieu. Je voudrois qu’on eût fait son portrait en cet état. Un jour qu’il avoit dîné chez le Coadjuteur de Paris, il fit venir tous ses officiers, et leur dit : « J’ai dîné aujourd’hui chez M. le Coadjuteur de Paris ; il y avoit ceci et cela, tel et tel défaut. Je vous le dis afin que vous preniez garde de n’y pas tomber, car s’il vous arrivoit de me traiter comme cela, autant vous vaudroit être mort. » À dîner, sur la fin, il faisoit venir maître Nicolas, son célèbre cuisinier, et lui disoit : « Maître Nicolas, que souperons-nous ? » Et à souper : « Maître Nicolas, que dînerons-nous ? »

Un jour qu’il traitoit des évêques, la veuve de son rôtisseur, mort depuis peu, vint avec quatre ou cinq petits enfants pour lui demander de l’argent. Il les aperçut, il va vite au-devant, et fit tant qu’elle promit d’attendre jusqu’au lendemain. Les conviés, qui le connoissoient, avoient vu toute l’affaire ; car cette femme, avec sa mesgnie[7], étoit entrée dans le lieu où l’on étoit à table. « Voyez, ce dit-il, quand il fut de retour, si cette femme ne prend pas bien son temps, elle vient pour faire confirmer ses enfants. » Il ne sortoit jamais que la nuit, de peur de ses créanciers. M. Arnauld disoit à M. de Grasse (Godeau), que M. de Reims avoit sacré : « Vous avez été sacré de la patte du loup. »

Ne trouvant point de caution pour donner à M. de La Bistrade, conseiller au Grand Conseil, duquel il louoit une maison : « Monsieur, dit-il, ma bibliothèque suffira. » Elle étoit belle. Quand le bail fut près d’expirer, il emprunte tous les chariots de ses amis, et une belle nuit il fait enlever meubles et livres : le conseiller crie. On lui dit : « Ne vous fâchez pas ; voilà la clef de la bibliothèque : vous n’avez demandé que cela. » Il y va, et n’y trouve plus rien.

Il avoit pour marchand de poisson, en Anjou, un nommé L’Anguille. Cet homme, un jour que madame de Pisieux étoit à Bourgueil, alla pour demander de l’argent à l’archevêque : « Ma sœur, dit-il à la dame, voilà le plus honnête homme qu’on puisse trouver. Je vous prie, baisez-le pour l’amour de moi. » Elle le caressa tant qu’il n’osa demander un sou.

Comme on lui disoit : « À faire comme cela, vous ne trouverez plus d’argent. — J’en trouverai bien, disoit-il, mais je ne trouverai pas de caution ; c’est une maudite invention que ces cautions. »

Le propre syndic de ses créanciers ne se pouvoit défendre de lui. C’étoit Ballin, bourgeois de Paris. Car pour les satisfaire, il avoit fallu, selon l’ordonnance, leur abandonner la moitié du revenu. Or, ce pauvre homme, par mauvais ordre, n’avoit pas rendu compte, et ne savoit comment s’y prendre. Quand M. de Reims vouloit avoir de l’argent de lui, il le faisoit assigner pour rendre compte, et l’autre, pour n’en pas venir là, lui donnoit quelque somme, tirant parole que ce seroit la dernière. Mais au bout de six mois l’archevêque recommençoit. Quand Fontelaye mourut, il fit tout saisir, disant qu’il ne lui avoit pas rendu compte ; et enfin tout lui demeura. Son maître-d’hôtel mort, il se saisit de six mille livres qu’avoit cet homme. Les parents les lui voulurent redemander ; il leur fit accroire qu’ils avoient voulu assassiner son valet-de-chambre, et les fit mettre en prison.

Il disoit un jour : « Je veux acquitter mes dettes, j’ai quatre-vingt-quatre mille livres de rente, je dois six à sept cent mille livres. Il me faut quarante mille livres pour ma dépense, autant pour mes créanciers. » Voyez combien il eût fallu qu’il eût vécu pour cela, ne payant que quarante mille livres par an.

Voici comment il trouva moyen d’avoir le trésor du chambrier de l’abbaye de Bourgueil. M. de Reims, averti que ce religieux, qui avoit d’autres bénéfices, avoit épargné de son revenu jusqu’à seize mille livres qu’il avoit cachées dans les fondements de sa maison, il lui demande de l’argent à emprunter. « Je n’en ai point, monseigneur, » dit le moine, et en présence de témoins dignes de foi en fait des serments horribles. L’archevêque en fait prendre acte, et, après, lui donne une commission delà la Loire, et ordre aux bateliers de ne pas le repasser qu’on ne le leur mandât. Cependant il fait jeter à bas la maisonnette de ce pauvre moine, et prend tout l’argent. Le religieux s’en plaint, dit qu’il y avoit seize mille livres chez lui. Il le fait passer pour un méchant homme, et lui confronte les témoins.

Il eut avis que le sacristain de Bourgueil avoit douze mille livres enfouies sous sa cellule. Il lui parle de déloger ; l’autre dit qu’il étoit assez bien logé. Il fait tomber le discours sur l’épargne de cet homme, et lui dit : « Je pense que vous avez bien amassé au moins trois mille livres. — Moi, dit l’autre, je n’ai pas trois mille deniers. » À quelques jours de là il donne une commission à ce moine. Pendant cela, il jette la chaumière à bas, et trouve l’argent. Il en arriva comme de l’autre, hors que celui-ci eut cinq cents livres pour tout potage.

Après avoir fait tant de friponneries à Bourgueil, il eut l’insolence, y étant une fois malade au point qu’il fallut se confesser, de ne dire que des bagatelles au Père de La Vallée, prieur des Réformés, qu’il envoya quérir. Mais l’autre, qui savoit sa vie, eut le plaisir de la lui conter du long, en lui disant : « Vous qui avez fait ceci, et encore ceci, vous avez l’audace de m’entretenir de balivernes ! » Depuis cela, l’archevêque fit cas de ces religieux, quoiqu’il se repentît d’y avoir mis la réforme.

Le cardinal de Richelieu lui faisoit toucher certaine somme du clergé pour l’empêcher de voler ; et comme Son Éminence lui reprochoit un jour : « Mais on vous donne tant pour cela, » il lui fit le compte du maître-d’hôtel du maréchal de Brion, à qui son maître vouloit donner tant, et qu’il ne volât point. « Monsieur, lui répondit cet homme, je ne puis à ce prix-là : j’y perdrois. »

Il étoit d’humeur à faire des malices, et il trouvoit bon qu’on lui en fît aussi ; mais il avoit toujours un air sérieux. Un jour il alla chez le vicomte de Léry, qu’il appeloit le petit homme ; c’est auprès de Reims. Ce gentilhomme vint au-devant de lui, et lui dit : « Hé ! monseigneur, que vous venez mal à propos ! la petite femme est en mal d’enfant. » Il appelle ainsi sa femme qui accouche au moins tous les ans une fois. « Eh bien ! dit l’archevêque, il faut lire la Vie de sainte Marguerite. » En effet, il se mit à marmoter à l’entrée de la chambre. Quand il eut tout dit, cette femme sort en se crevant de rire.

Il a fait des tours de son métier en Champagne aussi bien qu’en Beauce et qu’en Anjou. Il vouloit retirer des prés de M. de Joyeuse. Pour cela il lui donna le moulin d’un village. Mais aussitôt il en fit faire un autre d’une certaine tour qui y étoit, en un endroit plus commode aux habitants. Joyeuse se plaint. « Bien, dit-il, nous en ferons faire un colombier. » Il en fit pourtant un moulin, et on se moqua bien de Joyeuse de s’être laissé ainsi attraper, lui qui croyoit être l’homme le plus fin du monde.

M. de Laon ne lui parla guère plus doucement que le prieur de Bourgueil. Il voulut être député depuis la mort du cardinal de Richelieu. M. de Laon l’en empêcha, et, non content de cela, il lui dit : « J’en rends grâces à Dieu, vous auriez pillé la province. — Hé ! monsieur, après avoir donné la farine de votre vie au monde et au diable, donnez-en au moins le son à Dieu. » N’ayant pas un sou, il envoya quérir un chanoine mal famé, nommé Bertemet, et le pressa tant que l’autre lui prêta douze mille livres, à condition qu’il le feroit grand-vicaire. Quelque temps après, comme Bertemet le sommoit de sa promesse, il suppose une lettre non signée, contenant plusieurs friponneries du chanoine. Il se la fait rendre, étant à table, en présence de cet homme qui y étoit aussi. Il la lit, et d’une mine refrognée la mit sous son cul. Après dîner, il la donne à lire à Bertemet, lui disant qu’il ne croyoit rien de tout cela, mais qu’il s’en falloit justifier ; et comme cet homme sortit de la salle, les pages et les laquais, qui avoient le mot, lui firent un pied de nez, et en bas il courut fortune d’être berné.

L’année qu’il mourut, à la dernière assemblée du clergé dont il a été, plusieurs prélats firent partie d’aller souper à Saint-Cloud chez la Du Ryer, à tant par tête. Chacun lui donna son argent, et il se chargea du festin. Il dit à la Du Ryer : « Je vous donnerai l’argent à Paris, je n’en ai point sur moi. » Il avoit trente-cinq pistoles que les autres lui avoient données. La pauvre Du Ryer n’en eut jamais rien.

M. de Reims aimoit furieusement à être loué de quelque façon que ce fût. N’avoit-il pas raison, et n’étoit-ce pas un homme bien louable ? Il avoit bien du plaisir à appeler mon fils M. d’Aumale, son coadjuteur (depuis M. de Nemours, qui est mort mari de mademoiselle de Longueville).

Le président du présidial de Reims, en dînant chez l’archevêque, se coupa comme il vouloit couper du veau. « Vous avez coupé dans le vif, monsieur le président », dit M. de Reims.

Il disoit du petit Camus (Camus Patte-Blanche), intendant de Champagne, qui se mettoit des tranches de veau sur le visage pour avoir le teint beau, que cela n’étoit pas permis, et que c’étoit soie sur soie[8].

Un peu avant que de mourir, il escroqua à la marquise de Maulny, sa nièce, une tapisserie assez belle. Elle croyoit qu’il lui donneroit quelque chose de meilleur. « Le vieux b...., disoit-elle, il n’a pu me laisser ma pauvre tapisserie. »

À la maladie dont il mourut à Paris[9], madame de Puisieux, sa sœur, fit tout vendre jusqu’à ses chevaux, en qualité de créancière, et aussi de peur que d’autres ne le fissent. Trois jours avant sa mort, comme il vit qu’on lui apportoit un bouillon dans une écuelle de faïence, il demanda un plat. On lui apporta un plat de faïence. « Quoi ! dit-il, toujours faïence ! » Il se douta bien que sa sœur avoit pris sa vaisselle d’argent. « Apportez-moi, dit-il, un bassin. » On lui en apporte un de faïence. Il y met dedans toute sa tripaille de trique-billes. « Tenez, ma sœur, dit-il à madame de Puisieux, il ne me reste plus que cela ; faites-en votre profit si vous pouvez. »

On disoit qu’il étoit mort en tenant un chapelet de marrons pour tout chapelet, et que comme son confesseur lui représentoit qu’il faudroit rendre compte à Dieu, il l’écouta long-temps, et puis il lui dit tout bas à l’oreille : « Le diable emporte celui de nous deux qui croit rien de tout ce que vous venez de dire. » Comme on devoit encore les frais du service que l’assemblée du clergé lui fit faire, M. de Grasse (Godeau) disoit : « Pourquoi s’étonner de cela ? Tout ce qui se fait pour M. de Reims n’a pas accoutumé d’être payé. »

  1. Évêque de Chartres en 1620, archevêque de Reims en 1641, mort le 8 avril 1651, âgé de soixante-trois ans.
  2. Le plus remarquable de ses écrits est un poème latin en l’honneur de la sainte Vierge ; Paris, 1605, in-8o.
  3. Des parties assez grosses, un mémoire assez élevé.
  4. Il avoit l’esprit vif ; l’archevêque de Bordeaux dînant avec lui, lui disoit : « Avec votre bonne chère et votre prestance (il étoit gros et gras), je vous nommerois volontiers mon papelard. — Et moi, dit-il, je vous appellerois mon papegay (mon perroquet). » (T.)
  5. Bini, terme de cloître, qui se dit d’un moine que le supérieur donne à celui qui veut sortir pour l’accompagner. (Dictionnaire de Trévoux.)
  6. On lit le compte suivant de cette représentation et du rôle officieux qu’y joua le prélat, dans les Mémoires de Marolles : « M. de Valençay, alors évêque de Chartres, et qui fut bientôt après archevêque de Reims, aidant à faire les honneurs de la maison, parut en habit court sur la fin de l’action, et descendit de dessus le théâtre pour présenter la collation à la Reine, ayant à sa suite plusieurs officiers qui portoient vingt bassins de vermeil doré, chargés de citrons doux et de confitures........ Je ne sais s’il m’échappa de dire quelque chose de l’emploi de M. de Chartres, mais, quelque temps après, lorsqu’au même lieu l’on dansa le ballet de la Prospérité des armes de la France........., comme ce prélat, qui étoit capable de tout ce qu’il vouloit, se donnoit la peine, avec M. d’Auxerre, de faire les honneurs de la salle, m’eut dit que cette journée-là il ne présenteroit pas la collation, je lui répondis qu’il feroit toujours bien toutes choses, et me fit civilités. » (Mémoires de Marolles ; Paris, 1656, in-folio, p. 126.)
  7. Sa famille.
  8. Dans quelques ordonnances de nos rois il est défendu de porter soie sur soie. (T.)
  9. En 1651, vers Pâques. (T.)