Les Historiettes/Tome 2/29

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 214-233).


Mme LA MARQUISE DE RAMBOUILLET[1].


Madame de Rambouillet est fille, comme j’ai déjà dit, de feu M. le marquis de Pisani, et d’une Savelli, veuve d’un Ursin. Sa mère étoit une habile femme ; elle eut soin de l’entretenir dans la langue italienne, afin qu’elle sût également cette langue et la françoise. On fit toujours cas de cette dame-là à la cour ; et Henri IV l’envoya avec madame de Guise, surintendante de la maison de la Reine, recevoir la Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille, devant douze ans[2] avec M. le vidame du Mans. Madame de Rambouillet dit qu’elle regarda d’abord son mari, qui avoit alors une fois autant d’âge qu’elle, comme un homme fait, et qu’elle se regarda comme un enfant, et que cela lui est toujours demeuré dans l’esprit, et l’a portée à le respecter davantage. Hors les procès, jamais il n’y a eu un homme plus complaisant pour sa femme. Elle m’a avoué qu’il a toujours été amoureux d’elle, et ne croyoit pas qu’on pût avoir plus d’esprit qu’elle en avoit. À la vérité, il n’avoit pas grand’peine à être complaisant, car elle n’a jamais rien voulu que de raisonnable. Cependant elle jure que si on l’eût laissée jusqu’à vingt ans, et qu’on ne l’eût point obligée après de se marier, elle fût demeurée fille. Je la croirois bien capable de cette résolution, quand je considère que dès vingt ans elle ne voulut plus aller aux assemblées du Louvre : chose assez étrange pour une belle et jeune personne, et qui est de qualité[3]. Elle disoit qu’elle n’y trouvoit rien de plaisant que de voir comme on se pressoit pour y entrer, et que quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se divertir du méchant ordre qu’il y a pour ces choses-là en France. Ce n’est pas qu’elle n’aimât le divertissement, mais c’étoit en particulier.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l’en empêcha. Depuis, elle n’y a pas songé, et s’est contentée de l’espagnol. C’est une personne habile en toutes choses. Elle fut elle-même l’architecte de l’hôtel de Rambouillet, qui étoit la maison de son père[4]. Mal satisfaite de tous les dessins qu’on lui faisoit (c’étoit du temps du maréchal d’Ancre, car alors on ne savoit que faire une salle à un côté, une chambre à l’autre, et un escalier au milieu : d’ailleurs, la place étoit irrégulière et d’une assez petite étendue), un soir, après y avoir bien rêvé, elle se mit à crier : « Vite, du papier ; j’ai trouvé le moyen de faire ce que je voulois. » Sur l’heure elle en fit le dessin, car naturellement elle sait dessiner ; et, dès qu’elle a vu une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu’elle faisoit tant la guerre à Voiture de ce qu’il ne retenoit jamais rien des beaux bâtimens qu’il voyoit, et c’est ce qui a donné lieu à cette ingénieuse badinerie qu’il lui écrivit sur le Valentin[5]. On suivit le dessin de madame de Rambouillet de point en point. C’est d’elle qu’on a appris à mettre les escaliers à côté pour avoir une grande suite de chambres, à exhausser les planchers et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres ; et cela est si vrai que la Reine-mère, quand elle fit bâtir le Luxembourg, ordonna aux architectes d’aller voir l’hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C’est la première qui s’est avisée de faire peindre une chambre d’autre couleur que de rouge ou de tanné[6] ; et c’est ce qui a donné à sa grand’chambre le nom de la chambre bleue[7].

J’ai dit ailleurs que madame la Princesse et le cardinal de La Valette étoient fort de ses amis. L’hôtel de Rambouillet étoit, pour ainsi dire, le théâtre de tous les divertissemens, et c’étoit le rendez-vous de ce qu’il y avoit de plus galant à la cour, et de plus poli parmi les beaux-esprits du siècle. Or, quoique le cardinal de Richelieu eût au cardinal de La Valette la plus grande obligation qu’on puisse avoir, il vouloit pourtant savoir toutes ses pensées aussi bien que d’un autre ; et, un jour, comme M. de Rambouillet étoit en Espagne, il envoya chez madame de Rambouillet le père Joseph, qui, sans faire semblant de rien, la mit sur le discours de cette ambassade, et après lui dit que monsieur son mari étant employé à une négociation importante, M. le cardinal de Richelieu pouvoit prendre son temps pour faire quelque chose de considérable pour lui, mais qu’il falloit qu’elle y contribuât de son côté, et qu’elle donnât à Son Éminence une petite satisfaction qu’il désiroit d’elle ; qu’un premier ministre ne pouvoit prendre trop de précautions ; en un mot, que M. le cardinal souhaitoit de savoir par son moyen les intrigues de madame la Princesse et de M. le cardinal de La Valette. « Mon Père, lui dit-elle, je ne crois point que madame la Princesse et M. le cardinal de la Valette aient aucunes intrigues ; mais, quand ils en auroient, je ne serois pas trop propre à faire le métier d’espion. » Il s’adressoit mal ; il n’y a pas au monde de personne moins intéressée. Elle dit qu’elle ne conçoit pas de plus grand plaisir au monde que d’envoyer de l’argent aux gens, sans qu’ils puissent savoir d’où il vient. Elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de roi, car elle dit que c’est un plaisir de Dieu. En me contant cette petite histoire du père Joseph, elle me disoit, car il n’y a pas au monde un esprit plus droit, « qu’elle souffriroit encore moins qu’on eût des gens d’église pour galans, que d’autres. — C’est une des choses, ajoutoit-elle, pourquoi je suis bien aise de n’être point demeurée à Rome ; car, quoique je fusse bien assurée de ne point faire de mal, je n’étois pas pourtant assurée qu’on n’en dît point de moi, et apparemment, si on en eût dit, la médisance m’auroit mise avec quelque cardinal. »

Jamais il n’y a eu une meilleure amie. M. d’Andilly, qui faisoit le professeur en amitié, lui dit un jour qu’il la vouloit instruire amplement en cette belle science ; il lui faisoit des leçons prolixes ; elle, pour trancher tout d’un coup, lui dit : « Bien loin de ne pas faire toutes choses au monde pour mes amis, si je savois qu’il y eût un fort honnête homme aux Indes, sans le connoître autrement, je tâcherois de faire pour lui tout ce qui seroit à son avantage. — Quoi ! s’écria M. d’Andilly, vous en savez jusque là ! Je n’ai plus rien à vous montrer. »

Madame de Rambouillet est encore présentement d’humeur à se divertir de tout. Un de ses plus grands plaisirs étoit de surprendre les gens. Une fois elle fit une galanterie à M. de Lisieux[8] à laquelle il ne s’attendoit pas. Il l’alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches, entre lesquelles s’élèvent de grands arbres qui font un ombrage très-agréable. C’est le lieu où Rabelais se divertissoit, à ce qu’on disoit dans le pays ; car le cardinal du Bellay, à qui il étoit, et messieurs de Rambouillet, comme proches parens, alloient fort souvent passer le temps à cette maison ; et encore aujourd’hui on appelle une certaine roche creuse et enfumée, la Marmite de Rabelais. La marquise proposa donc à M. de Lisieux d’aller se promener dans la prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à travers les feuilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne sais quoi de brillant. Étant plus proche, il lui sembla qu’il discernoit des femmes, et qu’elles étoient vêtues en nymphes. La marquise, au commencement, ne faisoit pas semblant de rien voir de ce qu’il voyoit. Enfin, étant parvenus jusqu’aux roches, ils trouvèrent mademoiselle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison, vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur ces roches, faisoient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si charmé, que depuis il ne voyoit jamais la marquise sans lui parler des roches de Rambouillet.

Si elle eût été en état de faire de grandes dépenses, elle eût bien fait de plus chères galanteries. Je lui ai entendu dire que le plus grand plaisir qu’elle eût pu avoir, eût été de faire bâtir une belle maison au bout du parc de Rambouillet, si secrètement que personne de ses amis n’en sût rien (et avec un peu de soin la chose n’étoit pas impossible, parce que le lieu est assez écarté, et que ce parc est un des plus grands de France, et même éloigné d’une portée de mousquet du château, qui n’est qu’un bâtiment à l’antique) ; qu’elle eût voulu ensuite mener à Rambouillet ses meilleurs amis, et le lendemain, en se promenant dans le parc, leur proposer d’aller voir une belle maison qu’un de ses voisins avoit fait faire depuis quelque temps ; « et, après bien des détours, je les aurois menés, dit-elle, dans ma nouvelle maison que je leur aurois fait voir sans qu’il parût un seul de mes gens, mais seulement des personnes qu’ils n’eussent jamais vues : et enfin je les aurois priés de demeurer quelques jours en ce beau lieu, dont le maître étoit assez mon ami pour le trouver bon. Je vous laisse à penser, ajoutoit-elle, quel auroit été leur étonnement lorsqu’ils auroient su que tout ce secret n’auroit été que pour les surprendre agréablement. »

Elle attrapa plaisamment le comte de Guiche, aujourd’hui le maréchal de Gramont. Il étoit encore jeune quand il commença à aller à l’hôtel de Rambouillet. Un soir, comme il prenoit congé de madame la marquise, M. de Chaudebonne[9], le plus intime des amis de madame de Rambouillet, qui étoit fort familier avec lui, lui dit : « Comte, ne t’en va point, soupe céans. — Jésus ! vous moquez-vous ? s’écria la marquise ; le voulez-vous faire mourir de faim ? — Elle se moque elle-même, reprit Chaudebonne, demeure, je t’en prie. » Enfin il demeura. Mademoiselle Paulet, car tout cela étoit concerté, arriva en ce moment avec mademoiselle de Rambouillet ; on sert, et la table n’étoit couverte que de choses que le comte n’aimoit pas. En causant, on lui avoit fait dire, à diverses fois, toutes ses aversions. Il y avoit entre autres choses un grand potage au lait et un gros coq d’Inde. Mademoiselle Paulet y joua admirablement son personnage. « Monsieur le comte, disoit-elle, il n’y eut jamais un si bon potage au lait ; vous en plaît-il sur votre assiette ? — Mon Dieu ! le bon coq d’Inde ! il est aussi tendre qu’une gelinotte. — Vous ne mangez point du blanc que je vous ai servi ; il vous faut donner du rissolé, de ces petits endroits de dessus le dos. » Elle se tuoit de lui en donner, et lui de la remercier. Il étoit déferré ; il ne savoit que penser d’un si pauvre souper. Il émioit[10] du pain entre ses doigts. Enfin, après que tout le monde s’en fut bien diverti, madame de Rambouillet dit au maître-d’hôtel : « Apportez-nous donc quelqu’autre chose, M. le comte ne trouve rien là à son goût. » Alors on servit un souper magnifique, mais ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir qu’il avoit mangé force champignons, on gagna son valet-de-chambre qui donna tous les pourpoints des habits que son maître avoit apportés. On les étrécit promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s’habilloit ; mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva trop étroit de quatre grands doigts. « Ce pourpoint-là est bien étroit, dit-il à son valet-de-chambre ; donnez-moi celui de l’habit que je mis hier. » Il ne le trouve pas plus large que l’autre. « Essayons-les tous, » dit-il. Mais tous lui étoient également étroits. « Qu’est ceci ? ajouta-t-il, suis-je enflé ? seroit-ce d’avoir trop mangé de champignons ? — Cela pourroit bien être, dit Chaudebonne, vous en mangeâtes hier au soir à crever. » Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que c’est que l’imagination. Il avoit, comme vous pouvez penser, le teint aussi bon que la veille ; cependant il y découvroit, ce lui sembloit, je ne sais quoi de livide. Sur ces entrefaites la messe sonne, c’étoit un dimanche : il fut contraint d’y aller en robe de chambre. La messe dite, il commença à s’inquiéter de cette prétendue enflure, et il disoit en riant du bout des dents : « Ce seroit pourtant une belle fin que de mourir à vingt-et-un ans pour avoir mangé des champignons ! » Comme on vit que cela alloit trop avant, Chaudebonne dit qu’en attendant qu’on pût avoir du contre-poison, il étoit d’avis qu’on fît une recette dont il se souvenoit. Il se mit aussitôt à l’écrire et la donna au comte. Il y avoit : Recipe de bons ciseaux et décous ton pourpoint. Or, quelque temps après, comme si c’eût été pour venger le comte, mademoiselle de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent effectivement de mauvais champignons, et on ne sait ce qui en fût arrivé, si madame de Rambouillet n’eût trouvé de la thériaque dans un cabinet où l’on cherchoit à tout hasard.

Madame de Rambouillet a eu six enfans : madame de Montausier, qui est l’aînée de tous ; madame d’Hyères est la seconde ; M. de Pisani étoit après. Il y avoit un garçon bien fait qui mourut de la peste à huit ans. Sa gouvernante alla voir un pestiféré, et au sortir de là fut assez sotte pour baiser cet enfant, et elle et lui en moururent. Madame de Rambouillet, madame de Montausier et mademoiselle Paulet l’assistèrent jusqu’au dernier soupir[11]. Ensuite madame de Saint-Étienne, puis madame de Pisani. Toutes sont religieuses, hors la première et la dernière des filles, qui est mademoiselle de Rambouillet[12].

M. de Pisani vint beau, blanc et droit au monde, mais il eut l’épine du dos démise en nourrice, sans qu’on le sût, et en devint si contrefait qu’on ne lui pouvoit faire de cuirasse. Cela lui gâta jusqu’aux traits du visage, et il demeura fort petit, ce qui sembloit d’autant plus étrange que son père, sa mère et ses sœurs sont tous grands. On disoit les sapins de Rambouillet autrefois, parce qu’ils étoient je ne sais combien de frères de grande taille et point gros. En revanche, M. de Pisani avoit beaucoup d’esprit et beaucoup de cœur. De peur qu’on ne le fît d’église, il ne voulut jamais étudier, ni même lire en françois, et il ne commença à y prendre quelque goût que quand on imprima la traduction de ces huit oraisons de Cicéron, dont il y en a trois de M. d’Ablancourt et une de M. Patru. Il les aimoit et les lisoit à toute heure. Il raisonnoit, comme s’il eût eu toute la logique du monde dans la tête. Il avoit l’esprit adroit, et chez les dames il étoit quelquefois mieux reçu que les mieux bâtis. Un peu débauché et pour les femmes et pour le jeu. Un jour, pour avoir de l’argent, il fit accroire à son père et à sa mère, qui en vingt-huit ans n’avoient couché qu’une nuit à Rambouillet[13], qu’il y avoit du bois mort dans le parc et qu’il le faudroit ôter ; et en ayant eu la permission, il fit couper six cents cordes du plus beau et du meilleur. Il disoit à M. le Prince en disputant, car ils se disputoient souvent : « Faites-moi prince du sang au lieu de vous, et ayez toutes les raisons du monde : je gagnerai toujours contre vous. » Il voulut le suivre en toutes ses campagnes, quoique ce fût une terrible figure à cheval que le marquis de Pisani. On disoit que c’étoit le chameau de bagage de M. le Prince. Il y fut tué enfin : ce fut à la bataille de Nortlingue[14]. Il étoit à l’aile du maréchal de Gramont, qui fut rompue. Le chevalier de Gramont lui cria : « Viens par ici, Pisani, c’est le plus sûr. » Il ne voulut pas apparemment se sauver en si mauvaise compagnie, car le chevalier étoit fort décrié pour la bravoure ; il alla par ailleurs, et rencontra des cravates[15] qui le massacrèrent.

Il faut que je conte une chose de lui qui est plaisante. Madame de Rambouillet, qui a l’esprit délicat, disoit qu’il n’y avoit rien plus ridicule qu’un homme au lit, et qu’un bonnet de nuit est une fort sotte coiffure. Madame de Montausier avoit un peu plus d’aversion qu’elle pour les bonnets de nuit, mais mademoiselle d’Arquenay, aujourd’hui abbesse de Saint-Étienne de Reims, étoit la plus déchaînée contre ces pauvres bonnets. Son frère un jour l’envoya prier de venir jusque dans sa chambre. Elle n’y fut pas plus tôt, qu’il ferme sa porte au verrou ; incontinent cinq ou six hommes sortent d’un cabinet avec des bonnets de nuit, qui à la vérité avoient des coiffes bien blanches, car des bonnets de nuit sans coiffes eussent été capables de la faire mourir de frayeur. Elle s’écrie, et veut s’enfuir : « Jésus ! ma sœur, lui dit-il, pensez-vous que je vous aie voulu donner la peine de venir ici pour rien ? non, non, vous ferez collation, s’il vous plaît. » Quoiqu’elle pût faire ou dire, il fallut se mettre à table et manger de la collation que ces gens à bonnets de nuit leur servirent. Depuis cela, le marquis de Montausier, instruit de cette petite aversion, jusqu’à la grande blessure qu’il reçut au combat de Montansais, en 1652, coucha toujours avec sa femme sans bonnet de nuit, quoiqu’elle le priât d’en prendre[16]. C’est ce qui a fait dire que les véritables précieuses ont peur des bonnets de nuit.

Voiture et lui, comme nous dirons ailleurs[17], avoient une grande amitié l’un pour l’autre. Une fois M. de Pisani, durant une grande gelée, dit à quelqu’un : « Tenez, je n’ai qu’une chemise. — Hé ! comment pouvez-vous faire ? dit l’autre. — Comment je fais ? reprit-il ; je tremble toujours de froid. »

Il y avoit un gros gueux à une porte de l’hôtel de Rambouillet. Un jour, comme il lui demandoit, madame la marquise dit : « Il faut donner à ce pauvre homme. — Je m’en garderai bien, dit-il, je veux qu’il me prête de l’argent. J’ai ouï dire qu’il avoit plus de mille écus. »

Revenons au plaisir qu’avoit madame de Rambouillet à surprendre les gens. Elle fit faire un grand cabinet avec trois grandes croisées, à trois faces différentes, qui répondoient sur le jardin des Quinze-Vingts, sur le jardin de l’hôtel de Chevreuse, et sur le jardin de l’hôtel de Rambouillet. Elle le fit bâtir, peindre et meubler, sans que personne de cette grande foule de gens qui alloient chez elle s’en fût aperçu. Elle faisoit passer les ouvriers par-dessus la muraille pour aller travailler de l’autre côté, car le cabinet est en saillie sur le jardin des Quinze-Vingts. Le seul M. Arnauld eut la curiosité de monter sur une échelle qu’il trouva appuyée à la muraille du jardin ; mais quelqu’un l’appela qu’il n’étoit encore qu’au second échelon : depuis il n’y pensa plus. Un soir donc qu’il y avoit grande compagnie à l’hôtel de Rambouillet, tout d’un coup on entend du bruit derrière la tapisserie, une porte s’ouvre, et mademoiselle de Rambouillet, aujourd’hui madame de Montausier, vêtue superbement, paroît dans un grand cabinet tout-à-fait magnifique, et merveilleusement bien éclairé. Je vous laisse à penser si le monde fut surpris. Ils savoient que derrière cette tapisserie il n’y avoit que le jardin des Quinze-Vingts[18], et sans avoir eu le moindre soupçon, ils voyoient un cabinet si beau, si bien peint et presqu’aussi grand qu’une chambre, qui sembloit apporté là par enchantement. M. Chapelain, quelques jours après, y fit attacher secrètement un rouleau de vélin, où étoit cette ode où Zyrphée, reine d’Argennes, dit qu’elle a fait cette loge pour mettre Arthénice à couvert de l’injure des ans ; car, comme nous dirons bientôt, madame de Rambouillet avoit bien des incommodités. Auroit-on cru, après cela, qu’il se fût trouvé un chevalier, et encore un chevalier qui descend d’un des neuf preux[19], qui sans respecter la reine d’Argennes, ni la grande Arthénice, ôtât à ce cabinet, que depuis on appela la loge de Zyrphée, une de ses plus grandes beautés ? car M. de Chevreuse s’avisa de bâtir je ne sais quelle garde-robe dont la croisée qui donnoit sur son jardin fut bouchée. On lui en fit des reproches. « Il est vrai, dit-il, que M. de Rambouillet est mon bon ami et mon bon voisin, et que même je lui dois la vie ; mais où vouloit-il que je misse mes habits ? » Notez qu’il avoit quarante chambres de reste.

Depuis la mort de M. de Rambouillet, madame de Montausier a fait de l’appartement de monsieur son père un appartement magnifique et commode tout ensemble. Quand il fut achevé, elle voulut le dédier, et pour cela elle y donna à souper à madame sa mère. Elle, sa sœur de Rambouillet et madame de Saint-Étienne, qui étoit alors ici religieuse, la servirent à table, sans que pas un homme, pas même M. de Montausier, eût le crédit d’y entrer. Madame de Rambouillet fit aussi quelque chose à son appartement qui n’est pas moins beau, ni moins bien pratiqué, et je me souviens qu’on disoit à la mère et à la fille, voyant tant d’alcôves et d’oratoires, qu’elles prenoient tous les ans quelque chose sur l’hôtel de Chevreuse pour venger l’injure qu’on avoit faite à Zyrphée.

Un jour madame de Rambouillet, entrant dans ce cabinet, aperçut assez loin un grand jet d’eau qu’elle n’avoit point accoutumé de voir. Ce jet d’eau étoit dans le parterre du logement de Mademoiselle. On avoit dessein d’y faire un bassin, depuis on n’y pensa plus. On découvre ce parterre aisément de cette loge. Elle considéra qu’il n’y avoit pas si loin qu’on ne pût conduire cette eau facilement dans le jardin de l’hôtel de Rambouillet. Elle parle à madame d’Aiguillon pour en avoir la décharge, car la fontaine de l’hôtel de Rambouillet n’a qu’un filet d’eau. Madame d’Aiguillon fut quelque temps sans lui en rendre réponse, et madame de Rambouillet lui envoya ce madrigal pour l’en faire ressouvenir, car elle en a fait quelquefois de bien jolis :

MADRIGAL.

Orante, dont les soins obligent tout le monde,
Gardez que le cristal dont se forme cette onde,
Qui dans le grand parterre a son trône établi,
À la fin ne se perde au fleuve de l’oubli.

Mais il se trouva que cette eau n’avoit été conduite là qu’afin de la conduire après au Palais-Cardinal, c’est-à-dire que, comme il la falloit faire passer par là auprès, il fut de la bienséance d’en donner un peu à Mademoiselle ; mais la décharge étoit pour remplir le grand rond d’eau du Palais-Cardinal.

Il est temps de parler des incommodités de madame de Rambouillet. Elle en a une dont il faut dire l’histoire, si on peut parler ainsi. Cela a fait croire à ceux qui ne voient les choses que de loin, qu’il y avoit de la vision.

Madame de Rambouillet pouvoit avoir trente-cinq ans ou environ, quand elle s’aperçut que le feu lui échauffoit étrangement le sang, et lui causoit des faiblesses. Elle qui aimoit fort à se chauffer ne s’en abstint pas pour cela absolument ; au contraire, dès que le froid fut revenu, elle voulut voir si son incommodité continueroit ; elle trouva que c’étoit encore pis. Elle essaya encore l’hiver suivant, mais elle ne pouvoit plus s’approcher du feu. Quelques années après, le soleil lui causa la même incommodité : elle ne se vouloit pourtant point rendre, car personne n’a jamais tant aimé à se promener et à considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut y renoncer, au moins pendant le soleil, car une fois qu’elle voulut aller à Saint-Cloud, elle n’étoit pas encore à l’entrée du Cours qu’elle s’évanouit, et on lui voyoit visiblement bouillir le sang dans les veines, car elle a la peau fort délicate. Avec l’âge son incommodité s’augmenta ; je lui ai vu un érysipèle pour une poêle de feu qu’on avoit oubliée par mégarde sous son lit. La voilà donc réduite à demeurer presque toujours chez elle, et à ne se chauffer jamais. La nécessité lui fit emprunter des Espagnols l’invention des alcôves, qui sont aujourd’hui si fort en vogue à Paris. La compagnie se va chauffer dans l’antichambre. Quand il gèle, elle se tient sur son lit, les jambes dans un sac de peau d’ours, et elle dit plaisamment, à cause de la grande quantité de coiffes qu’elle met l’hiver, qu’elle devient sourde à la Saint-Martin, et qu’elle recouvre l’ouïe à Pâques. Pendant les grands et longs froids de l’hiver passé, elle se hasarda de faire un peu de feu dans une petite cheminée qu’on a pratiquée dans sa petite chambre à alcôve. On mettoit un grand écran du côté du lit qui, étant plus éloigné qu’autrefois, n’en recevoit qu’une chaleur fort tempérée. Cependant cela ne dura pas long-temps, car elle en reçut à la fin de l’incommodité ; et cet été qu’il a fait un furieux chaud, elle en a pensé mourir, quoique sa maison fût fort fraîche.

Au dernier voyage qu’elle fit à Rambouillet, avant les barricades, elle y fit des prières pour son usage particulier, qui sont fort bien écrites. Ce fut à M. Conrart qu’elle les donna pour les faire copier par Jarry, cet homme qui imite l’impression, et qui a le plus beau caractère du monde[20]. Il les fit copier sur du vélin, et après les avoir fait relier le plus galamment qu’il put, il en fit un présent à celle qui en étoit l’auteur, s’il est permis d’user du masculin quand on parle d’une dame. Ce Jarry disoit naïvement : « Monsieur, laissez-moi quelques-unes de ces prières-là, car dans les Heures qu’on me fait copier quelquefois il y en a de si sottes que j’ai honte de les transcrire. »

Dans ce voyage de Rambouillet, elle fit dans le parc une belle chose ; mais elle se garda de le dire à ceux qui la furent voir. J’y fus attrapé comme les autres. Chavaroche, intendant de la maison, autrefois gouverneur du marquis de Pisani, eut charge de me faire tout voir. Il me fit faire mille tours ; enfin il me mena en un endroit où j’entendis un grand bruit, comme d’une grande chute d’eau. Moi qui avois toujours ouï dire qu’il n’y avoit que des eaux basses à Rambouillet, imaginez-vous à quel point je fus surpris, quand je vis une cascade, un jet et une nappe d’eau dans le bassin où la cascade tomboit, un autre bassin ensuite avec un gros bouillon d’eau, et au bout de tout cela un grand carré, où il y a un jet d’eau d’une hauteur et d’une grosseur extraordinaires, avec une nappe d’eau encore qui conduit toute cette eau dans la prairie où elle se perd. Ajoutez que tout ce que je viens de vous représenter est ombragé des plus beaux arbres du monde. Toute cette eau venoit d’un grand étang qui est dans le parc en un endroit plus élevé que le reste. Elle l’avoit fait conduire par un tuyau hors de terre, si à propos, que la cascade sortoit d’entre les branches d’un chêne, et on avoit si bien entrelacé les arbres qui étoient derrière celui-là, qu’il étoit impossible de découvrir ce tuyau. La marquise, pour surprendre M. de Montausier, qui y devoit aller, fit travailler avec toute la diligence imaginable. La veille de son arrivée, on fut obligé, la nuit étant survenue, de mettre plusieurs lanternes sur les arbres et d’éclairer les ouvriers avec des flambeaux ; mais sans compter pour rien le plaisir que lui donna le bel effet que faisoient toutes ces lumières entre les feuilles des arbres et dans l’eau des bassins et du grand carré, elle eut une joie étrange de l’étonnement où se trouva le lendemain le marquis, quand on lui montra tant de belles choses.

Madame de Rambouillet a toujours un peu trop affecté de deviner certaines choses. Elle m’en a conté plusieurs qu’elle avoit devinées ou prédites. Le feu Roi étant à l’extrémité, on disoit : « Le Roi mourra aujourd’hui ; » puis : « Il mourra demain. — Non, dit-elle, il ne mourra que le jour de l’Ascension, comme j’ai dit il y a un mois. » Le matin de ce jour-là on dit qu’il se portoit mieux : elle soutint qu’il mourroit dans le jour ; en effet, il mourut le soir[21]. Elle ne pouvoit souffrir le Roi. Il lui déplaisoit étrangement : tout ce qu’il faisoit lui sembloit contre la bienséance. Mademoiselle de Rambouillet disoit : « J’ai peur que l’aversion que ma mère a pour le Roi ne la fasse damner. »

Elle devina, en regardant par la fenêtre à la campagne, qu’un homme qui venoit à cheval étoit un apothicaire. Elle le lui envoya demander, et cela se trouva vrai. Une fois mademoiselle de Bourbon[22] et mademoiselle de Rambouillet se divertissoient à deviner le nom des passans. Elles appelèrent un paysan : « Compère, ne vous appelez-vous pas Jean ? Oui, mesdemoiselles, je m’appelle Jean f..... à votre service. »

Madame de Rambouillet est un peu trop complimenteuse pour certaines gens qui n’en valent pas trop la peine ; mais c’est un défaut que peu de personnes ont aujourd’hui, car il n’y a plus guère de civilité. Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux dans une satire, ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n’oseroit devant elle prononcer le mot de cul. Cela va dans l’excès, surtout quand on est en liberté. Son mari et elle vivoient un peu trop en cérémonie.

Hors qu’elle branle un peu la tête, et cela lui vient d’avoir trop mangé d’ambre autrefois, elle ne choque point encore, quoiqu’elle ait près de soixante-dix ans[23]. Elle a le teint beau, et les sottes gens ont dit que c’étoit pour cela qu’elle ne vouloit point voir le feu, comme s’il n’y avoit point d’écrans au monde. Elle dit que ce qu’elle souhaiteroit le plus pour sa personne, ce seroit de se pouvoir chauffer tout son saoul. Elle alla à la campagne l’automne passé, qu’il ne faisoit ni froid ni chaud ; mais cela lui arrive rarement, et ce n’étoit qu’à une demi-lieue de Paris. Une maladie lui rendit les lèvres d’une vilaine couleur ; depuis elle y a toujours mis du rouge. J’aimerois mieux qu’elle n’y mît rien. Au reste, elle a l’esprit aussi net, et la mémoire aussi présente que si elle n’avoit que trente ans. C’est d’elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j’ai écrit et de ce que j’écrirai dans ce livre. Elle lit toute une journée sans la moindre incommodité, et c’est ce qui la divertit le plus. Je la trouve un peu trop persuadée, pour ne rien dire de pis, que la maison des Savelli est la meilleure maison du monde.

  1. Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, étoit fille de Jean de Vivonne, marquis de Pisani, et de Julie Savelli, dame romaine. Elle mourut le 27 décembre 1665, âgée de soixante-dix-huit ans.
  2. Elle a eu dix mille écus de rente de sa maison. (T.) — Le mariage eut lieu le 26 janvier 1600.
  3. À l’entrée qu’on devoit faire à la Reine-mère quand Henri IV la fit couronner, madame de Rambouillet étoit une des belles qui devoient être de la cérémonie. (T.)
  4. C’étoit l’hôtel Pisani. M. de Rambouillet vendit, en 1606, l’ancien hôtel de sa famille, à Pierre Forget Du Fresne, moyennant trente-quatre mille cinq cents livres tournois ; et, en 1624, le cardinal de Richelieu l’acheta au prix de trente mille écus pour le détruire ; et il construisit à sa place le Palais-Cardinal, devenu le Palais-Royal. (Sauval, Antiquités de Paris, t. 2, p. 200.)
  5. Ce passage nous donne la clef de la lettre de Voiture sur le château du Valentin, situé près de Turin. (Voyez la lettre quatre-vingt-quinzième de Voiture.)
  6. Couleur du tan, qui tire sur celle de la châtaigne.
  7. « La chambre bleue, si célèbre dans les Œuvres de Voiture, étoit parée...... d’un ameublement de velours bleu, rehaussé d’or et d’argent.... : c’étoit le lieu où Arthénice recevoit ses visites. Les fenêtres sans appui, qui règnent de haut en bas, depuis son plafond jusqu’à son parterre, la rendent très-gaie, et laissent jouir sans obstacle de l’air, de la vue et du plaisir du jardin. » (Sauval, Antiquités de Paris, t. 2, pag. 201.)
  8. Philippe de Cospéan, évêque de Lisieux, mourut en 1646. Tallemant lui a consacré un article qu’on verra plus bas.
  9. Il est souvent parlé de M. de Chaudebonne dans les lettres de Voiture. Tallemant lui a consacré plus loin un petit article.
  10. Émier, pour émietter, a vieilli. (Voyez les Dictionnaires de Nicod, de Trévoux, et même celui de l’Académie.)
  11. Voyez la lettre de condoléance que Voiture écrivit dans cette occasion à mademoiselle de Rambouillet, qui fut depuis madame de Montausier. (Lettres de Voiture, lettre 13.) Cet enfant mourut en 1631.
  12. Angélique Clarice d’Angennes, demoiselle de Rambouillet, première femme du comte de Grignan. Tallemant en a parlé plus bas dans l’article consacré aux filles de la marquise de Rambouillet.
  13. Tallemant semble être en contradiction avec lui-même, quand il dit dans l’article de Philippe de Cospéan, évêque de Lisieux, que M. et madame de Rambouillet passèrent un carême entier à Rambouillet ; mais il faut entendre le passage ci-dessus dans ce sens qu’il y avoit alors vingt-huit ans qu’ils n’avoient séjourné dans cette belle terre.
  14. Gagnée par le duc d’Enghien, le 3 août 1645.
  15. Ou Croates.
  16. M. de Montausier avoit épousé mademoiselle de Rambouillet, en 1645.
  17. Voyez l’article sur Voiture.
  18. C’est plutôt un clos par-delà le jardin. Elle a si bien fait qu’on lui a permis de planter une allée de sycomores sous ses fenêtres, et de semer du foin dessous. Elle se vante d’être la seule dans Paris qui voie de la fenêtre de son cabinet faucher un pré. (T.)
  19. Godefroy de Bouillon. (T.)
  20. Les ouvrages de cet habile calligraphe sont portés, dans les ventes, à des prix fort élevés. On en voit des exemples curieux dans le Manuel du libraire de Brunet, au mot Jarry.
  21. Elle dit aussi à madame la Princesse qu’elle accoucheroit le jour de Notre-Dame. (T.)
  22. Depuis duchesse de Longueville.
  23. Elle a vécu soixante-dix-huit ans, et n’avoit rien de dégoûtant. (T.) — La marquise de Rambouillet mourut le 27 décembre 1665 ; ainsi Tallemant a écrit en 1657 cette partie de ses Mémoires.