La Vie parisienne (p. 717-720).

V

Vingt ans.


Ce fut assez curieusement arrangé ma première rencontre avec Georges de Montclet.

J’avais pour grande amie depuis trois ans Mme d’Arglades. C’était une femme de trente ans, point jolie au sens courant du mot, mais absolument séduisante. Bâtie en force, les épaules larges, des hanches, une poitrine aiguë qui pointait dans les corsages, car elle portait des corsets très bas qui laissaient libre et mouvant le haut de son torse, elle avait dans ses cheveux des vernis de bronze d’or, et ses yeux noirs tachaient impérieusement la clarté de son visage long, à menton volontaire. Elle s’habillait avec une simplicité où il y avait du génie, toute étoffe sur elle prenait un style. Très douée, elle faisait un peu de tout, et joliment : de la musique, de la peinture, de la sculpture, de merveilleuses broderies. Elle m’aimait beaucoup et avec beaucoup d’autorité. Elle dirigeait ma vie, régentait mes sympathies, me dictait des idées, tout cela un peu au hasard de ses caprices, mais lorsque j’essayais de discuter quoi que ce fût avec elle, usant d’une incomparable virtuosité verbale qui était toujours à son service, elle démontrait que ses apparentes inconséquences n’étaient autre chose que les manifestations d’une suprême unité de système, et elle avait une telle souplesse d’argumentation que je me laissais convaincre, heureuse de m’être trompée en croyant trouver mon idole en faute.

Tout ce qu’elle disait laissait en moi des traces fortes. Je l’avais rencontrée à cette heure de la vie où la pensée en formation hésite, cherche un modèle pour prendre sa forme définitive. Elle avait été ce modèle.

Son mari était tout simplement un mondain, très sensiblement inférieur à elle, et qui acceptait cette situation d’assez facile grâce, se bornant à relever parfois avec des ironies faibles le disparate trop rapproché de ses affirmations. Car elle affirmait sans cesse, elle était toujours sûre de quelque chose.

Nous nous voyions très souvent et je lui disais tout. J’étais plus malheureuse que jamais dans ma famille. Mon portugais de beau-père me faisait vaguement la cour et cela donnait lieu à d’intolérables scènes. Je fuyais la maison, très encouragée à cela par ma mère. Aimée d’Arglades me donnait l’hospitalité avec une chaleur de cœur qui me permettait de croire qu’en allant chez elle je la faisais reconnaissante. J’y dînais plusieurs fois chaque semaine et je travaillais presque tous les jours dans son atelier.

J’eus la surprise, un soir en entrant dans le salon, d’entendre M. d’Arglades parler très haut et comme s’il avait été en colère. Généralement il ménageait sa voix, car il souffrait d’une laryngite chronique, et le moindre effort lui donnait des quintes de toux. C’est du reste ce qui se produisit cette fois-là et lorsque j’entrai dans le fumoir il étranglait positivement.

— Ah ! la voilà ! s’écria Aimée, qui me reçut avec véhémence et comme si mon arrivée eût été un secours pour elle.

Pendant que je l’embrassais, je vis par-dessus son épaule que M. d’Arglades qui achevait péniblement de reprendre sa respiration, avait une mine amère, et sa figure décongestionnée resta très pâle. Aimée, au contraire, avait les pommettes plaquées de rouge. Évidemment ils venaient de se disputer. J’en appris tout de suite la raison.

— Je suis contente de vous voir, petite, dit mon amie, qui de son bras musclé qu’elle avait lié à ma taille, m’entraîna vers un divan ; figurez-vous que nous avions des difficultés à propos de vous ; ne faites pas des yeux étonnés, c’est ainsi. Adrien prétend — tournée vers lui, elle le regarda durement afin qu’il comprît bien qu’elle ne supporterait pas longtemps qu’il continuât à prétendre — que c’est incorrect de s’adresser à vous dans une circonstance où, en somme, vous êtes seule intéressée… C’est de votre mariage que je parle.

— Mon mariage !… Aimée détestait les exclamations inutiles, l’étonnement, tout ce qui faisait une entrave momentanée à ses déterminations. Un agacement vif serra ses lèvres et arrondit les narines de son nez droit et blanc.

— Oui, votre mariage ! Nous avons un ami, qui, sans vous connaître, sur mes seuls récits, s’est exalté sur vous. C’est un imaginatif, un passionné, il est épris de vous, rien que parce que, comme il dit : vous n’êtes pas conforme, vous voyez cela d’ici, pas une poupée à formules, mais un être de grande race mentale, la femme que l’on rêve de rencontrer et de conquérir.

— Mais, ma chérie, risquai-je sans audace, il n’y a pas huit jours vous m’affirmiez que j’avais la vocation du célibat et que le mariage serait pour moi la pire aventure…

M. d’Arglades eut un rire dont la dureté me surprit ; Aimée, elle, avait l’air féroce, la résistance l’exaspérait toujours.

— Oui, j’ai dit cela, et je le répéterai tant qu’il s’agira des mariages que vous êtes exposée à faire sous l’aile de votre chère mère. Oui je vous ai dit qu’il ne fallait pas vous marier, et cela d’autant plus énergiquement que je sentais venir l’heure où je pourrais vous offrir ce que j’offre : un homme digne de vous, auquel j’ai inspiré l’amour de vous… oui, cela semble fou ; sans vous connaître, n’importe, il l’a dans la tête son amour et dès qu’il vous aura vue, ça lui tombera sur le cœur… Que vous dire de lui ? Il est beau, il a de l’esprit, il est riche, il a un nom très élégant, une excellente situation mondaine… Je ne pense pas que vous discutiez tout ceci ?…

Cette fin de phrase s’adressait au pauvre Adrien, qui sortit d’une nouvelle quinte de toux pour répondre.

— Oh ! non, ce n’est pas cela que je discute.

J’interrogeai :

— Comment s’appelle-t-il, cet admirable monsieur ?

— Le comte Georges de Montclet, prononça Aimée avec emphase.

— Tout cela est très bien, je ne vois pas pourquoi M. d’Arglades en est fâché.

Adrien fut repris d’une toux qui me parut venir moins de son larynx que d’un grand embarras.

— Tout simplement parce qu’il trouve que je devrais m’adresser à votre mère et pas à vous.

Mon Dieu, fit M. d’Arglades en renonçant à tousser, si c’est vraiment sérieux, cet amour… bizarre, de Montclet… et si Mlle Odile pense que sa mère doive ratifier ses décisions.

— Sans doute possible, répondis-je, — mais comme ce bon M. d’Arglades me paraissait étrange ce soir-là.

— Alors… il écarta les bras comme pour ôter une responsabilité qui eût fait sur lui des plis gênants, et sourit d’un air équivoque.

— Alors nous n’allons pas flâner, reprit Aimée. Montclet vient prendre le thé ce soir. Naturellement, je ne l’ai pas prévenu qu’il vous trouverait ici, même… je me demande si je lui dirai qui vous êtes.

— Certainement, dit M. d’Arglades avec une agressivité sans motifs, le spectacle de son inévitable émotion intéressera Mlle Odile… et moi aussi, vous n’en serez pas surprise.

— J’aime à le croire assez bien élevé pour ne rien manifester, riposta Aimée en jetant à son mari un regard dénigrant pour toute sa personnalité, tant physique que morale.

On annonça le dîner, la question demeura suspendue. J’étais songeuse. L’idée du mariage ne me déplaisait pas en soi, mais la brusquerie de cette rencontre m’épeurait. Théoriquement, le mariage m’apparaissait comme une porte par où sortir de mes ennuis domestiques, mais à en être si lestement rapprochée, j’apercevais l’espace de l’autre côté de la porte, — il était plein d’inquiétudes.

Je savais qu’un refus à entrer dans les combinaisons d’Aimée créerait entre nous des froissements destructeurs de notre chère amitié, j’avais le cœur serré et je me mis à souhaiter que M. de Montclet fût tel qu’il me plût de façon foudroyante pour pouvoir abdiquer toute volonté et passer la symbolique porte sous la responsabilité absolue de la sagace Aimée.

Le dîner fut plein de silences. De retour au salon, Mme d’Arglades fit avec animation le plan de la soirée. M. d’Arglades reçut l’ordre d’être particulièrement aimable. Elle devait se mettre au piano, je resterais à causer avec M. de Montclet ; Adrien, d’un air très naturel, irait lire son journal au fumoir et ne reviendrait au salon que lorsqu’elle cesserait de jouer. Alors, elle emmènerait mon amoureux dans le fumoir, saurait son impression et lui dirait de partir tout de suite, afin que nous puissions causer.

— Pourquoi ne serait-ce pas moi qui lui demanderais cette impression ? dit M. d’Arglades d’un air crispé.

— Ah ! si vous voulez ! Ce sera suprêmement délicat ! Je suis l’instigatrice et la confidente de ses sentiments ; allez lui dire que nous en avons causé ensemble, que nous nous en sommes moqués même, ce sera encore mieux, donnez-lui la sensation qu’il est ridicule, c’est un moyen magnifique de tout réussir, faites ! faites ! Ce sera charmant !

Sans nul doute, la proposition de M. d’Arglades était maladroite, mais elle avait trop peu de conséquence pour motiver cet accent de colère. Chère Aimée, comme il fallait qu’elle tînt à moi pour être ainsi bouleversée et vibrante.

Adrien réfléchit un moment, puis :

— Vous avez sans doute raison, dit-il très pincé, allons jusqu’au bout de tout ceci, nous verrons bien !

Presque aussitôt M. de Montclet fut introduit. Il était beau, c’était un blond robuste qui avait la suprême élégance de beaucoup de distinction dans beaucoup de force. Aimée l’accueillit avec ces façons de camaraderie un peu mâle qu’elle avait avec les hommes, puis elle nous présenta l’un à l’autre. Elle avait menti en disant que M. de Montclet n’était pas averti de ma présence, ou il avait, lui, une bien extraordinaire force de dissimulation. Rien ne peut rendre l’indifférence et la distraction qu’il mit à me saluer ; il était certainement préparé à ne pas laisser voir l’émotion ou tout au moins la curiosité qu’il ne pouvait manquer de ressentir. Il causa spirituellement, avec une belle verve sanguine. Le programme d’Aimée s’exécuta très précisément. Lorsqu’elle se fut mise à jouer des fugues de Bach en me disant qu’elle se déchargeait sur moi du soin de distraire M. de Montclet, il y eut entre lui et moi un moment de consternation. Il était gêné, troublé, cela me toucha de voir ainsi ce beau reître blond, et qu’en ses yeux ironiques et sensuels il y eût de l’inquiétude. Je désirai follement lui plaire.

Il y eut d’abord un long silence ; il regardait le tapis. Tout à coup je m’aperçus que, au point où s’attachaient ses yeux, il y avait mon pied, mon gentil pied, pincé dans l’étroitesse d’un soulier pointu et dont la peau s’apercevait au travers du chantilly de mon bas. Vivement je le rentrai sous ma jupe, il releva les yeux vers moi et sourit pendant que je rougissais. Ce fut une minute très délicatement délicieuse. Il se mit à parler de la musique de Bach d’une façon irrévérencieuse et comique, mais sans nulle sottise ignorante, puis il me raconta une exposition de tableaux qu’il avait vue dans la journée. On lui sentait l’horreur du sérieux des choses, un goût de raillerie, la passion des surfaces, la crainte de l’ennui. Mais sa légèreté avait beaucoup de grâce et d’harmonie, et bien qu’elle fût en direct antagonisme avec l’irréductible sérieux de mon caractère, j’en étais séduite.

Notre causerie dura trois quarts d’heure, et lorsqu’Aimée se leva en disant avec un rire nerveux :

— Ouf ! j’en ai assez de cet auguste bonze, vous aussi, je pense ? — je m’aperçus qu’un regret que ce fût déjà fini m’assombrissait.

Pendant que mon amie, selon les arrangements établis, causait dans le fumoir avec M. de Montclet, M. d’Arglades, revenu auprès de moi, écoutait d’un air bizarrement préoccupé leurs voix assourdies, confuses mais très animées — ils parlaient tous les deux à la fois. — Comme décidément on ne percevait rien de leurs paroles, il eut un haussement d’épaules et, se tournant vers moi :

— Eh bien, comment vous a plu le beau Georges ?

— Énormément, je le trouve charmant ! répondis-je, l’air en bataille, car son intonation m’avait irritée.

— Alors vous allez l’épouser ?

— Cela se pourrait.

Sa figure prit une expression réjouie.

— Vous ferez bien, dit-il.

Comme tout le monde était particulier ce soir-là !

Quand Aimée rentra, elle avait le teint animé, les yeux violents, sa figure d’après les disputes. M. de Montclet avait l’air bouleversé, il faisait visiblement un gros effort pour garder du calme.

Il ne tarda guère à se retirer. Je lui tendis la main avec plus de solennité qu’il n’était indispensable, il la garda une seconde, hésitant, puis se courba pour la baiser. Lorsqu’il se redressa il avait le sang aux joues, il me regarda étrangement, avec inquiétude, presque avec douleur, puis il prit congé.

Immédiatement, avec une fébrilité toujours croissante, Aimée raconta qu’il me trouvait exquise et, pour peu qu’il me plût, mon mariage était chose faite. M. d’Arglades parut béat.

Je demandai à réfléchir un peu, à le revoir encore.

Je réfléchis, je le revis et je fus prise. J’avais perdu de vue mon grave idéal. Il y avait en cet homme un charme indéfinissable, je désirais qu’il me regardât pour subir la prise de sa volonté ; quand je lui donnais la main, il me paraissait que c’était mon être entier qu’il tenait ; sa voix me causait une émotion de caresse ; il lui suffisait de vivre pour séduire.

Quand nous fûmes officiellement fiancés, dans l’intimité des causeries que rompaient sans les gêner de perpétuelles entrées et sorties d’Aimée, je lui demandai de m’expliquer cet étrange amour qu’il avait eu pour moi avant de me connaître. Il répondit par des plaisanteries, il ne savait plus, il ne voulait parler que de son amour actuel, et il en parlait délicieusement.

J’avais parfois des inquiétudes à nous sentir si totalement différents, mais il était trop tard, il avait été trop tard tout de suite, quelque chose de trop fort me poussait vers lui et je m’abandonnais.

J’ai toujours été très choquée de la grossièreté des coutumes qui entourent le mariage, l’ostentation de la cérémonie publique, l’étalage joyeux de tout ce qui devait être intime et secret, et ces mœurs bizarres au cours des fiançailles ! Les cadeaux surtout, qui paraissent à chaque jeune fille une banalité usagère pour toutes les autres, et pour elle seule la marque d’un amour d’autant plus intense que les diamants sont plus gros et les dentelles plus hautes. Révoltante habitude qui rend, pendant quelques semaines, les vierges identiques à des courtisanes que l’on gagne par des présents !

Georges mit aux siens de telles délicatesses que je perdis de vue une fois de plus mes systèmes, pour m’attendrir, comme font toutes les autres, du soin qu’il mettait à me plaire. Aimée s’occupait avec lui de tout, et leurs tendresses rendaient chaque chose noble et belle.

Mon mariage fut le genre de solennité qu’on appelle : le mariage riche. Il y eut beaucoup de pauvres gens entassés pour me voir, et les journaux racontèrent les toilettes.

Le soir même, nous partions pour Vienne.

J’étais rompue de fatigue, la journée m’avait paru mortellement longue et triste, puis, en me quittant, Aimée avait eu une explosion de douleur qui m’avait bouleversée. J’étais tout angoissée, peureuse de l’avenir, avec une sensation d’abandon, de solitude. Georges lui-même avait été très nerveux pendant la cérémonie, et très sympathique à l’émotion d’Aimée et à la mienne. Il nous fallut une grande heure de solitude pour reprendre, moi ma confiance dans le bonheur, et lui sa gaieté.

Nous avions flâné dans son appartement, ce qui nous fit arriver en retard au train. Notre ascension dans le sleeping-car fut une bousculade. Puis il y eut des difficultés, on avait fait une erreur de places, il y avait une dame installée dans le compartiment de quatre retenu pour nous deux. Georges parlementa avec elle, pendant que j’attendais dans le couloir, les mains aux barres d’appui dans la secousse du train déjà en marche. Cela dura très longtemps ; enfin Georges reparut, avec ces yeux vivaces qu’il avait lorsque, pour une raison quelconque, il s’animait.

— C’est arrangé, dit-il, nous aurons le compartiment.

Je vis sortir une jolie femme, à cheveux flamboyants, qui déjà avait ôté sa jaquette et son chapeau, qu’elle tenait à la main ; elle était très élégante, avec de trop belles dentelles à sa chemisette, une trop grosse émeraude à sa cravate. Le couloir se remplit d’un parfum fort qui donnait l’impression d’avoir la jolie dame qui le répandait tout contre la bouche. Elle me jeta en passant le regard spécialement haineux du voyageur dérangé — l’une des plus atroces et féroces expressions qui se puissent voir.

— Tenez, Madame, disait l’homme du sleeping, ici vous serez seule — et il l’introduisit dans le compartiment à deux places.

Le nôtre étant libre enfin, j’entrai ; la dame y avait laissé son terrible parfum, j’abaissai la glace, mais il faisait froid, il fallut la remonter presque immédiatement, et le parfum demeura.

Georges fut vraiment adorable en cette première minute si difficile de l’intimité. Il m’aida à me déshabiller, avec des gamineries tendres qui enlevaient toute angoisse à ce commencement de l’abandon de moi-même ; je devins gaie aussi, ses impressions étaient contagieuses — toutes. Lorsque je fus couchée il me dit d’un air d’autorité blagueuse :

— Et maintenant fermez-moi ces yeux-là et qu’on n’entende plus parler de vous jusqu’à demain matin.

— Et vous… dis-je… vous ne vous couchez pas ?

— Moi, je vais vous regarder dormir, répondit-il avec un tel accent de câlinerie que les larmes me vinrent aux paupières.

Ah ! le délice de m’endormir ainsi sous le regard de ses chers yeux, avec la sécurité extasiante que pour toujours nos vies étaient liées.


Vers le milieu de la nuit je me réveillai, et soulevée sur un coude, je cherchai à voir Georges dans la pénombre que faisait le rideau tiré sur la lampe. Il n’était pas là ; même à regarder son lit on eût pu croire qu’il ne s’était pas encore couché. Je m’étendis de nouveau en me demandant quelle heure il était et si Georges allait venir ; j’étais trop lasse et, en quelques instants, je me rendormis.

À l’aube j’ouvris encore les yeux : Georges n’était toujours pas là, l’inquiétude me fit sauter le cœur. Je mis un peignoir, je me levai ; au moment où j’arrivais à la porte elle s’ouvrit, mon mari parut.

— Comment, vous vous levez ! Il est à peine six heures et il fait un froid de canard. Êtes-vous malade ?

— Non ! j’étais inquiète de vous, j’allais à votre recherche.

Il se mit à rire.

— Recouchez-vous vite ! Et il m’y aida, puis se mit à genoux près de moi.

— Qu’est-ce que vous étiez devenu ? Je me suis réveillée déjà une fois et vous n’étiez pas là ?

— J’ai eu un gros mal de tête, je suis resté à fumer dans le couloir.

— Toute la nuit ?

— Mais oui.

— Le jour grandissant me fit voir qu’il était pâle et qu’il avait les yeux cerclés.

— Pauvre cher ! comme vous avez l’air fatigué !

Mon cœur était serré pour la première fois de cette douleur peureuse que j’ai eue bien souvent depuis en lui voyant cette même pâleur et ces mêmes cercles.

— Je vais très bien maintenant, dit-il avec conviction, ma migraine est passée.

Il parlait en m’embrassant à petits baisers menus contre la racine de mes cheveux, j’étais toute tressaillante.

— Le parfum de la dame d’hier est resté toute la nuit, dis-je pour m’étourdir au son de ma voix et cacher la honte délicieuse dont m’emplissait la chaleur de ses baisers.

— Ne m’en parlez pas ! Dans le couloir c’est effrayant, je dois en être tout imprégné.

— Oui, c’est vrai, dis-je en roulant ma tête sur son épaule.

En effet, jusque dans sa barbe, l’agressif et puissant parfum s’acharnait.

Cela me fit une peine — bien ridicule vraiment — qu’il eût sur lui quelque chose qui venait d’une autre, et bien que ma tête fût toujours sur son épaule, il me sembla que nous étions très loin l’un de l’autre, que j’étais toute seule… la pensée de l’amie lointaine me traversa, douloureuse comme un élancement ; presque malgré moi je dis :

— Pauvre Aimée !

— À propos de quoi ? demanda Georges en me replaçant doucement sur mon oreiller.

— Je ne sais pas… C’est ce parfum qui m’a fait penser à elle tout à coup.

— Vous avez de bizarres rapprochements d’idées.

Sa figure me surprit, mais je n’osai pas lui demander de quoi il était mécontent. Je n’osai pas non plus, une demi-heure plus tard, lui dire mon étonnement de ne plus trouver trace du parfum de la dame dans le couloir… On avait dû ouvrir les fenêtres… Pourquoi lui aurais-je parlé de cela, du reste ?… Le parfum était resté dans sa barbe, bien qu’il fût évaporé du couloir… il n’en savait pas la raison — n’est-ce pas ?…