La Vie parisienne (p. 703-706).


IV


Il y avait, ce soir-là, « du monde à dîner ».

J’étais armée de méfiance contre ces solennités, car il ne manquait pas, à chacune, de surgir un jeune homme inconnu qui m’offrait le bras pour aller à table, et dont ma mère me disait le lendemain : « Comment as-tu trouvé M. X… ? Charmant, n’est-ce pas ? Un garçon tout à fait distingué, il a un avenir magnifique ! » Bien entendu le M. X… était quelque galopeur de dots, qui m’avait dégoûtée profondément par la platitude de ses compliments. Je formulais sur lui mon opinion en termes nets. Ma mère déclarait que j’étais une sotte prétentieuse, et pendant des jours nous ne nous parlions pas.

Je me faisais, à dix-huit ans, une très grande idée de la beauté et du sérieux du mariage. Je n’avais pas vu encore — je n’ai jamais vu depuis, — aucune réalisation de mon idéal, mais je me croyais assez de forces au cœur pour accomplir ce chef-d’œuvre, et je me cramponnais à mes rêves avec une énergie d’autant plus grande, que certaines inquiétudes venaient parfois m’avertir qu’ils pouvaient bien, après tout, n’être que des rêves.

Les choses se passèrent ce soir-là comme les autres : à sept heures et demie, le jeune homme inconnu fit son entrée de l’air de précaution discrète et souriante qu’ils avaient tous et qui les faisait se ressembler bêtement. C’était un grand diable fortement charpenté, cambré à l’excès, ayant cette façon de paraître un peu déguisé qui révèle l’officier en civil. Ma mère me le présenta immédiatement, et dans l’accent de pompeuse câlinerie qu’elle mit à prononcer : « Le lieutenant des Ermettes » il y avait pour lui des promesses infinies de dot, d’avancements d’hoirie et d’héritages.

Après avoir, d’un salut très court, répondu au salut componctueux du lieutenant, j’émigrai, sans plus attendre, vers un autre point du salon. Mais ce militaire avait de la résolution, il emboîta le pas et me suivit. Je décidai, puisque je ne pouvais échapper, de faire tête à l’ennemi : une volte brusque me planta devant lui, le regard direct, dans une attente hostile de ce qu’il avait à dire. C’était un esprit ingénieux, tout de suite il trouva quelque chose.

— Êtes-vous allée à l’hippique aujourd’hui, Mademoiselle, c’était tout à fait réussi ?

— Non, Monsieur, je ne vais jamais dans cet endroit assommant.

Certains se fussent découragés, mais le lieutenant des Ermettes n’était pas de ceux-là. Ma réponse parut l’emplir d’un héroïque désir de bien faire. Ah ! vraiment je n’étais pas allée à l’hippique ; excellente occasion de me raconter en détail comment le prix de la Coupe avait été gagné par un de ses camarades : il le raconta.

Je l’écoutais avec un petit désespoir froid : il viendrait peut-être, le jour affreux où, lasse de lutter, je finirais par abandonner ma vie à l’un de ces hommes-là, qui se connaissent en chevaux et croient être l’élite de la nation parce que, en temps de guerre, ils seraient parmi ceux qui donnent des ordres aux autres…

Une soudaine curiosité vint couper mes songeries moroses.

Ma mère, vivement levée de son fauteuil, allait vers la porte, toute la figure élargie d’un sourire, plus comblé encore que celui dont elle avait accueilli M. des Ermettes. À qui pouvait se dédier un tel épanouissement ?

J’étais empêchée de voir par un groupe dense, mais j’entendis la fanfare triomphante de la voix maternelle — la voix des circonstances particulièrement flatteuses pour son amour-propre.

— Cher Monsieur, comme vous êtes aimable d’être venu ! C’est une telle joie pour moi que vous ayez bien voulu me sacrifier quelques-uns de vos instants si précieux !

Je me demandai quel pouvait être l’étonnant personnage dont les instants valaient si cher, même à l’heure des repas, et je m’avançai un peu pour l’apercevoir.

C’était un homme de haute taille, un peu dégingandé, dont le torse large et mouvant marquait à chaque geste sous le drap de l’habit la puissance d’une formidable musculature. Il avait des cheveux bleuâtres, une peau oxydée d’Indien, de grands yeux d’un noir brusque tombant vers l’angle extérieur et d’une douceur étrange. Sa bouche étroite, à lèvres épaisses, retroussait d’insolence la broussaille de sa moustache. Pour dire les banalités nécessaires, sa voix flexible, à timbre riche, donnait la sensation de l’éloquence sans même que l’on perçût le sens des paroles qu’il prononçait.

Ma mère faisait des présentations, j’entendis son nom : M. de Louvénac. C’était le fameux député dont les brutales apostrophes à la Chambre et les articles injurieux et véhéments avaient attiré parfois mon attention dans les moments où je pensais devoir m’intéresser aux affaires de mon pays.

Il était le dernier convive attendu, on annonça le dîner avant que ma mère ne l’eût présenté.

J’étais en face d’elle à table. À peine assis, M. de Louvénac se pencha et parut faire une question en me désignant du regard.

— Mais oui, c’est ma fillette ! Odile, je te présente M. de Louvénac.

Dès les hors-d’œuvre, mon oncle de Brettigny voulut entraîner le député vers des révélations politiques, mais il se défendit avec un air d’ironie courtoise et commença de discourir sur l’amour.

L’amour, seul intérêt de notre existence brève ! Il en vanta les douceurs véhémentes avec des mots dont chacun me paraissait doué d’une vie personnelle et d’une ardeur ; il en célébra l’amertume féconde, inspiratrice du génie. Sa voix se velouta pour citer ces vers de Musset :

    Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
    Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

À la façon dont il détacha les deux m d’immortels, je sentis, à n’en pas douter, que l’immortalité était une chose à lui appartenant et dont il disposait selon sa convenance. Et, comme il passait sa main d’un geste ample dans ses cheveux, je m’étonnai presque de n’y point voir de rayons.

Il parlait si abondamment que les autres avaient pris le parti de se taire ; le lieutenant des Ermettes lui-même, totalement sidéré, dînait vigoureusement et en silence. Je m’exaltais. Une soudaine résolution de le forcer à s’occuper de moi m’investit d’énergies invincibles, et d’une voix saccadée par la peur et le courage je dis tout à coup :

— Pourtant, Monsieur, l’amour n’occupe qu’un moment de la vie, et si ce n’est qu’un intérêt individuel, trouvez-vous vraiment qu’il ne soit pas criminel de lui sacrifier les facultés qu’on a le devoir de consacrer au bien de toute l’humanité ?

Ma mère fixa sur moi un regard dissolvant d’indignation. Que m’importait ! Bien que mon audace eût amené à mon visage tout le sang de mes veines, je triomphais, car M. de Louvénac souriait, et son regard posait dans le mien.

— Permettez-moi, Mademoiselle, de réfuter votre paradoxe, car c’en est un, dit-il — du même accent dont il devait prononcer « cher ange » lorsqu’il était épris. — L’amour n’est pas un intérêt individuel, mais l’intérêt même de l’espèce, il n’y en a pas de plus général, que je sache. Ce qui est momentané, c’est l’ambition, la lutte pour une idée que d’autres idées, en marche déjà, viendront périmer demain. La passion seule est de l’éternel, et du nécessaire. C’est elle qui alimente les activités… Ceux qui ne font que penser, vont au même but que ceux qui sentent, mais par des voies, détournées… Le monde appartient aux passionnés !

J’ai gardé très net le souvenir de ces paroles, comme de presque toutes celles que je lui ai entendu dire ; il est vrai que je les notais, avec une précision de sténographe, dans mon journal, qui, à cette époque, fut uniquement consacré à sa glorification.

Ah ! sans nul doute, le monde appartenait au passionné qu’il était, et moi aussi je lui appartenais ! Je ne répondis pas, et je restai les yeux dans les siens si caresseurs et prenants : c’était bien là l’homme à qui il valait de donner sans réflexion sa vie !

Après le dîner, solidifié par la nourriture, le lieutenant reprit ses avantages et me bloqua dans un coin pour m’exposer ses théories conjugales. Ses yeux essayaient de rêver ; prise d’une féroce impatience, je dis sèchement :

— Quelle fortune avez-vous ?

Son cou s’allongea, il eut l’air perplexe et pas content.

— Mais, Mademoiselle…

— Mais quoi ? fis-je très tranquille, vous voulez m’épouser, n’est-ce pas ? Vous savez le chiffre de ma fortune, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je m’informe de la vôtre ?

— Mon Dieu, Mademoiselle, elle est modeste, très modeste, j’en conviens, mais j’ai un nom, une famille très bien posée, un avenir militaire…

— Magnifique !… oui, oui, je sais !… mais je ne tiens pas à ces choses, je ne tiens qu’à l’argent, et vous allez comprendre pourquoi. Le seul moyen que j’aie de croire qu’on ne m’épouse pas pour ma dot, c’est de ne prendre qu’un mari plus riche que moi, et j’y suis absolument résolue !

Cette fois le lieutenant ne s’opposa par aucune manœuvre à ma sortie du coin où il m’opprimait. Tout ce qu’il avait d’éducation ne suffisait qu’imparfaitement à dissimuler sa stupeur indignée, tout ce qu’il avait d’esprit ne suffit pas à lui faire trouver une réplique, et je m’en fus vers le groupe où M. de Louvénac causait avec de grands gestes qui remuaient de l’idéal par-dessus la tête de ses auditeurs conquis.

Il disait des choses sublimes sur la bien-aimée terre de France qui souffrait l’agonie et l’insulte de la botte allemande, il parlait du Rhin, notre frontière naturelle, il voulait le Rhin ! Et sa phrase s’emportait en violences furieuses, pour revenir sur elle-même comme une lanière qui s’étend, claque et s’enroule, menée par un geste habile.

Je ne trouvai plus, de toute la soirée, d’occasion pour lui parler, mais je rôdais autour de lui, m’emplissant du bruit superbe que faisait sa parole.

Quant au lieutenant, il partit tôt. Au lieu du mépris haineux que ses pareils m’inspiraient à l’ordinaire, il emporta de moi une sorte de reconnaissance. Ne m’avait-il pas, par l’antithèse qu’il représentait, indiqué mon but ? Sa présence avait servi à rendre plus rapide la formation de mon amour.

Car j’aimais ! Je lus les articles de Louvénac, j’achetai sa photographie et j’appris sa figure comme un poème. Il eut un duel, et pendant quarante-huit heures ma tête se détraqua. Tout était changé en moi et autour de moi, je m’intéressais aux plus minimes incidents qui me paraissaient, quels qu’ils fussent, avoir de secrètes ramifications avec ma tendresse. Rien ne m’était plus indifférent. Je faisais pendant des heures des efforts diplomatiques pour contraindre les gens à prononcer le nom aimé. Je parvins à convaincre mon oncle que sa conversation me passionnait, et il me conduisit à la Chambre, où il allait sans cesse. Quelles prodigieuses émotions je vécus là ! À travers la distance, je regardais Louvénac si fort, que j’étais sûre qu’il le sentait. La foule disparaissait, il me semblait être seule avec lui et que mon amour le pénétrait, et que c’était pour moi qu’il parlait, et que chacun de ses gestes marquait notre entente. Il circulait du bonheur et de la folie dans mes artères.

Il revint chez ma mère, d’abord à des intervalles espacés, puis plus souvent, puis sans cesse.

Dans les premiers temps, il ne parut presque pas s’apercevoir de ma présence, d’ailleurs je m’effaçais très complètement. Le voir m’était une joie suffisante, je ne souhaitais pas davantage. Cependant, d’une manière insensible, il s’occupa de moi davantage, mais toute sa ferveur louangeuse était réservée pour ma mère, à qui il témoignait une admiration dont l’excès me surprenait infiniment. Elle avait l’esprit tellement léger et enfantin que je ne parvenais pas à comprendre quelle sorte de plaisir Louvénac pouvait trouver dans leurs interminables conversations. Il en trouvait pourtant, et acceptait avec une visible joie ses invitations. Ma mère le déclarait un homme absolument « supérieur », parlait de lui à tout venant, répétait ses mots en les défigurant, et me reprochait aigrement ma froideur, qu’elle appelait : une pose.

J’étais froide, en effet, c’était le seul moyen que j’eusse de garder mon secret. Je ne songeais pas que je pusse épouser Louvénac, je sentais trop ma médiocrité. J’entendais quelquefois des allusions à ses succès, et il me paraissait que des princesses de conte devaient être seules assez belles et de sang assez bleu pour satisfaire un tel cœur.

Un jour, nos relations se modifièrent totalement sans que rien ne fût advenu qui expliquât cette transformation ; cela commença ainsi :

Je le reconduisais à la porte du second salon, lorsque tout à coup il dit :

— Savez-vous que vous m’intimidez, mademoiselle Odile ? Il y a en vous quelque chose de grave, presque de sacré, qui me trouble comme rien n’a jamais fait. — Et, ranimant d’une pointe de blague l’accent assourdi de sa voix : N’allez pas profiter de cette confidence pour vous moquer de moi ! conclut-il.

Et il s’en alla si rapidement que je ne pus répondre.

Sans doute, il n’avait pas attaché d’importance à ces paroles ?… J’en demeurais ravagée. J’étais malade d’espoir.

Pendant quinze jours, j’attendis à chacune de ses visites qu’il parût se souvenir de ce qu’il m’avait dit, mais il ne se souvenait pas et faisait une cour active à l’une de mes amies récemment mariée, et qui m’en racontait avec orgueil les détails.

L’une des nombreuses théories que trop de lectures avaient élaborées en moi, c’est que la jalousie est une affaire dont les cerveaux bien organisés ne sauraient être atteints, car ou bien l’on est aimé, alors c’est stupide injustice, ou bien on ne l’est pas et c’est une défaillance de la fierté. J’étais jalouse pourtant, quoique fière et pas aimée ; cette contradiction mettait en moi un désordre effarant.

Un soir Louvénac, après avoir plus ostensiblement que jamais flirté avec mon amie, vint s’asseoir près de moi. Sa figure s’était obscurcie pendant le très peu d’instants qu’il avait mis à traverser le salon.

— Tout est inutile ! Il dit cela en rejetant ses bras de chaque côté de lui-même comme pour les délasser d’avoir porté quelque poids écrasant.

— Tout quoi ? fis-je, émue déjà de sa tristesse.

— Tous les efforts que l’on fait pour mentir à soi-même.

Je me crus devinée, et qu’il allait me plaindre.

— Qui donc tente de se mentir ? demandai-je presque hautaine à force de souffrance orgueilleuse.

— Mais moi, bien entendu !

— Je ne vous comprends pas.

— Naturellement, pour comprendre il faut aimer… et vous ne m’aimez pas.

— Mais si, je vous aime beaucoup.

— Oui, vous m’aimez « beaucoup » c’est bien cela… Tandis que moi…

— Tandis que vous ?…

— À quoi bon vous le dire ?

— Mais si, vous pouvez me le dire ; quoi que vous en pensiez, je m’intéresse à vous, et… je vous plains… Vous aimez Mme d’Arglay, et c’est pour cela que vous êtes triste, n’est-ce pas ?

Il eut dans le regard une brusque joie, incompréhensible.

Mme d’Arglay ! Mais c’est donc vrai que vous ne comprenez pas ! Oui, j’aime, follement, passionnément, mais ce n’est pas Mme d’Arglay ! Comment pouvez-vous ne pas sentir que c’est vous ?

Sa belle voix chauffait les paroles qu’il disait. Je regardai autour de moi, en détresse. Qu’allais-je faire ? Crier de bonheur, éclater en sanglots, m’évanouir peut-être ; mon cœur ne voulait plus battre. Aucune force ne me demeurait pour dompter la révolte de mes nerfs. Je me levai.

— Vous partez !

Quelle vraie peur il y avait dans son regard.

— Oui, laissez-moi m’en aller, je vous en supplie…

La peur de ses yeux était changée en joie, mon trouble éperdu livrait tous mes secrets.

— Allez, chère enfant, vous êtes la maîtresse, vous la serez toujours, dit-il avec une admirable gravité.

Puis, tout bas, et comme je m’éloignais déjà :

— Me permettez-vous de vous écrire.

— Oui.

— Merci.

Il s’était levé et rentrait dans les groupes. J’admirai la force morale qui lui permettait de reprendre à l’instant même son sang-froid mondain. J’étais, moi, ivre, folle ; à force d’acuité, mon bonheur avait tous les caractères de la souffrance.

Dès le lendemain, je recevais une lettre où il me racontait ses luttes contre son amour, avec des termes qui tremblaient comme une voix émue. Ensuite vint une seconde lettre qui demandait que, par quelque signe, une fleur que je lui donnerais, je témoignasse de n’être pas offensée de sa passion. Et je me souviens d’avoir à ce sujet fait des réflexions compliquées sur les splendeurs du sentiment qui charge d’émotion et de poésie les manifestations les plus totalement banales. Lorsqu’il vint au samedi de ma mère, je lui donnai une rose, et comme il fut beau de paraître si triomphant !

Il prit l’habitude de m’écrire tous les jours, et à chaque lettre le ton montait, il y avait de plus en plus de « tortures subies » et d’« espoirs fous ».

L’été venu, au moment des séparations, il donna à entendre que si je ne me décidais pas à répondre à ses lettres, sa souffrance loin de moi ne serait pas tolérable. Il marqua de la jalousie, des inquiétudes. En somme, pendant les deux mois qui venaient de s’écouler, je l’avais laissé se débattre sans rien faire pour lui. N’étais-je pas une coquette amusée d’avoir dompté un indomptable ? Quelle raison de croire en moi avais-je donnée ? Pénétrée du sentiment de ma médiocrité devant un tel amour, je lui avouai que moi aussi je l’adorais. Pour la première fois, il parla de m’épouser : ce fut un grand jour. Il songeait à lier mon humble vie à la sienne, il me trouvait digne !… Je proposai de mettre ma mère au courant de nos projets, mais il s’y opposa violemment. Notre mariage ne se ferait certainement pas sans difficultés, il avait d’atroces ennemis, il était un grand calomnié. Sans nul doute, ma mère ne serait pas facile à convaincre, il fallait préparer les choses ; en tout cas c’était lui, lui seul qui plaiderait sa cause ; s’il ne la gagnait pas, il espérait en ma fermeté, en mon héroïsme, qu’il devinait si bien. J’allais avoir dix-neuf ans, bientôt je serais libre de disposer de moi-même, et si les circonstances nous étaient adverses, je pourrais compter sur son amour et il comptait sur le mien.

Il avait raison de compter sur moi. Dans le magnifique abêtissement de la tendresse, j’abdiquais tout sens critique, ce que je ne comprenais pas dans ses explications me paraissait devoir le grandir encore, et je passai un été radieux, m’affolant de ses lettres frémissantes qui chaque jour apportaient la pâture de mon cœur.

Après une saison d’eaux et six semaines de courtes stations dans les châteaux, nous étions réinstallées à Paris et j’attendais pour ce jour-là sa visite, et que, ainsi qu’il l’annonçait, il commençât auprès de ma mère son plaidoyer en faveur de notre joie, lorsque, par le courrier du matin, je reçus une lettre de lui encore.

Elle disait ceci.

« Ma chère vieille, ça marche ! C’est aujourd’hui que je donne l’assaut à la bonne dame. Elle me bat frais depuis que, sur ton conseil, j’ai lâché son usufruitière maturité pour la nue-propriété de la petite. Je pense que, lorsque je vais lui dire que c’est l’enfant que je veux et pas elle, il y aura grincements de dents, mais quand même j’espère en venir à bout. Et puis, en mettant les choses au pis, j’ai pour moi la petite, qui fera n’importe quoi. Seulement je préférerais les voies faciles, à cause de ma situation politique. L’impossible, c’est d’avouer l’état de mes affaires, ça gâterait tout. Alors, j’ai pensé que, puisque tu m’avais jusqu’ici tellement bien guidé dans cette affaire, qui sera aussi bonne pour toi que pour moi, si nous la réussissons, tu voudrais peut-être me donner le moyen de tout arranger que voici : tu me prêtes trois cent mille francs, — naturellement avec toutes les garanties, sûretés et engagements que tu pourras exiger de moi, — je les dépose chez un banquier, on peut y aller voir. J’ai une indépendance suffisante pour prendre des attitudes spartiates : je les prends. On n’ose pas m’accuser d’en vouloir à l’argent de la demoiselle, fi, l’horreur ! Et après la noce je te rends ton petit paquet, augmenté de cent mille francs… en attendant mieux. Si l’arrangement te convient, réponds par dépêche. À toi de tout moi. — Louvénac. »

J’avais lu debout, je m’assis quand ce fut fini, et je posai la lettre à côté de moi, ma main pesant dessus comme si les choses qu’elle disait avaient voulu s’envoler dans la pièce, fuir par la porte, gagner la rue, répandre au travers de la ville l’infamie de cet homme.

Ah ! comme ça faisait mal ce qui allait et venait dans ma tête, comme je me sentais avilie, dégradée !

Je me vis tout à coup dans la glace, en face de moi. Je me souviens d’avoir souri à cette blême figure qui me regardait avec des yeux effrayants, et de l’avoir saluée du mouvement involontaire que l’on fait devant les cercueils.

Puis ce fut en moi le besoin d’en finir, de me faire libre, d’arracher de moi le bout de chaîne cassée qui me tenait encore.

Je descendis dans la rue, j’arrêtai un fiacre et je me fis conduire chez Louvénac.

Lorsqu’il me vit entrer dans son cabinet, où il était seul, il eut un sursaut, puis tout de suite, les yeux tendres, il vint à moi, tendant les mains.

— Chère bien-aimée… quelle joie…

Mais je coupai l’effusion.

— Je vous rapporte ceci, fis-je d’une voix toute rauque, et je jetai le papier froissé sur le bureau. Il le prit et à peine y eut-il posé son regard qu’il devint singulièrement livide.

— Oui, vous vous êtes trompé d’adresse, dis-je encore. Je suis venue pour que vous me rendiez mes lettres. Combien voulez-vous ? Faites votre prix.

Il eut une imprécation, un geste violent. Je n’aurais pas deviné que sa figure hautaine et tendre pût ressembler à cela. C’était terrible, mais j’étais dans un état d’esprit qui ne laissait aucune place à la peur, je répétai :

— Vous m’avez entendue : faites votre prix.

— Ne m’insultez pas, répondit-il sourdement, c’est inutile.

Fouillant dans un tiroir, il en tira mes lettres nouées en paquet et me les tendit.

— Puissiez-vous ne jamais regretter un amour qui ne reculait pas devant une infamie pour vous conquérir, dit-il.

Ah ! le beau cabotin ! il avait des larmes dans les yeux, et brusquement il plia un genou, prit le bas de ma jupe et la baisa.

— Allez, maintenant, me dit-il, et soyez heureuse, vous venez de me faire expier en cette minute tout le mal que j’ai pu commettre dans toute ma vie.

Comme je sortais rapidement, je vis qu’il était rassis devant son bureau, la tête dans les mains, des sanglots secouant ses épaules. Ah ! le beau cabotin !


Trois mois plus tard, le jour de son remariage avec un Portugais dont nous avions fait la connaissance à Vichy l’été précédent, ma mère, en causant avec moi des gens qui étaient venus à la cérémonie, fit remarquer d’un air fin l’absence de Louvénac.

— Je peux bien te le dire à présent, il avait demandé ma main, il m’en veut, cela se comprend, expliqua-t-elle avec un air d’aimable fatuité.

— Oui, je sais, répondis-je.

— Tiens, tu t’en étais doutée, comment ?

— Il me semble que c’est lui-même qui m’en a donné l’idée.

— Tu as toujours une drôle de façon de dire les choses ; et ma mère me regarda d’un air soupçonneux. Mais bientôt elle pensa à d’autres objets.

Il m’a semblé, cette année-là, que je savais le véritable sens de la vie et qu’il se nomme mensonge. C’est aussi vers le même temps que j’ai contracté le tic — je l’ai encore — qui consiste à entrer dans un extrême agacement nerveux lorsque j’entends des tirades patriotiques, et à concevoir une méfiance instinctive et puissante contre les gens auxquels, pour être tranquilles, il faut absolument « le Rhin » et contre ceux encore qui disent que l’amour est le but de la vie.