DEUX HONNÊTES FEMMES


Elles se rencontrèrent au parc Monceau. Leurs filles, des gamines de cinq à six ans, jouaient ensemble. Les mères se sourirent, puis se parlèrent.

Elles étaient jolies toutes deux, de silhouette élégante et de manières distinguées, l’une, Henriette Dufriche, blonde et grande, l’autre, Suzanne Radouin, brune et mignonne. Elles eussent pu se connaître plus tôt, faisant partie de la même société. Mais elles sortaient peu. Leurs maris, de riches commerçants, les aimaient assez et savaient suffisamment les distraire pour qu’elles ne regrettassent rien de la vie mondaine.

Épouses également tendres, elles aimaient surtout la paix de leur foyer, leur intérieur coquet, l’infinie quiétude de cette existence. Elles avaient des vœux modestes, ne demandant à la destinée, outre quelques bals officiels où exhiber de belles épaules dont elles s’enorgueillissaient à bon droit, que la santé de leurs filles et plus tard d’avantageux mariages.

En vérité c’étaient deux honnêtes femmes, honnêtes en action, honnêtes en pensée et en rêve. Elles condamnaient les fautes de leurs amies, Henriette avec une révolte sincère, Suzanne avec une indulgence dédaigneuse. Au fond elles se sentaient d’une autre essence, réfractaires au vice par tempérament, par habitude, par instinct, par éducation. Et elles en tiraient vanité.

Ces analogies, qu’elles ne devaient jamais deviner, établirent immédiatement entre elles une sympathie qui les rendit bavardes, exubérantes, prêtes aux crises d’expansion. Et sans plus tarder, sitôt finies les banalités indispensables, elles s’accablèrent de confidences et de mensonges. Elles passèrent une après-midi délicieuse.

Le soleil se coucha. Il fallait partir. Elles s’y résignaient quand un jeune homme vint s’asseoir en face d’elles, et les dévisagea de façon impertinente.

Henriette dit :

— Comme il se trompe, le malheureux !

Suzanne répondit :

— Oui, il s’adresse mal.

Tout de suite, elles vantèrent leurs principes. Mais mutuellement elles s’accusaient d’hypocrisie, aucune d’elles n’admettant de rivale en vertu. Aussi, par condescendance pour les goûts supposés de sa nouvelle amie, madame Radouin avoua, contrairement à ses idées :

— Comme c’est amusant d’être admirée, même d’un inconnu !

Et madame Dufriche répliqua, pour les mêmes raisons :

— Moi, ça me passionne.

Elles appelèrent leurs filles et l’on s’en alla. Suzanne reconduisit Henriette. Le monsieur les escortait. En chemin, elles se racontèrent des conquêtes de ce genre, des aventures qu’elles imaginaient au hasard, pour ne point sembler trop naïves aux yeux l’une de l’autre.

On se donna de vigoureuses poignées de main. Il fut question d’échanger des visites. Mais elles réfléchirent. Non, il valait mieux se voir en dehors de leurs maris. Quelles charmantes journées on s’offrirait ainsi dans la liberté d’entrevues clandestines ! Elles recommandèrent à leurs filles de garder le silence sur cette rencontre.

Ce n’est que le soir, dans l’intimité de leurs ménages, que leur apparut, momentanément d’ailleurs, l’anomalie de leur conduite. Somme toute, elles n’avaient cessé de mentir, de se montrer sous un aspect faux, d’afficher de viles préoccupations et une légèreté de caractère inexcusable. Pourquoi ? Pourquoi, en particulier, ces cachotteries vis-à-vis de leurs maris, subterfuge odieux qui les entraînait à implorer la complicité de leurs enfants ?

De telles contradictions les embarrassant, elles refusèrent de s’y attarder.

Le lendemain il pleuvait. Elles accoururent cependant au Parc Monceau, seules, avec l’exquise émotion de femmes coupables. La pluie rageait. L’une d’elles proposa :

— Si nous prenions une voiture ?

Elles se blottirent, toutes tremblantes, au fond d’un fiacre et se firent mener au Bois.

Elles causèrent peu d’abord, les yeux accrochés aux arbres luisants, envahies de songeries neuves. Enfin, Suzanne ricana :

— Ça manque de cavaliers.

Elles frissonnèrent à l’idée de deux hommes assis en face d’elles, et qui serreraient leurs genoux et baiseraient leurs mains dégantées.

Madame Dufriche se pencha vers son amie :

— Serait-ce la première fois, vous ?

L’autre souriant d’un air mystérieux, elle reprit :

— Moi aussi, ça m’est arrivé. Oh ! rien de grave, une petite escapade.

L’épanchement définitif survint. Elles confessèrent des peccadilles factices, énumérèrent les déclarations qu’elles avaient provoquées, décrivirent les attitudes, les pleurs, les joies, les délicatesses de leurs prétendants. Elles mettaient à s’avilir une réelle ardeur. Chacune d’elles eut une piètre opinion de sa compagne.

Elles se virent régulièrement, toujours à l’insu de leurs maris, ce qui les contraignait à multiplier les ruses et à se débattre au milieu d’inextricables complications. Elles vécurent en pleine fourberie, naturellement, sans effort ni dégoût, comme si jamais elles n’eussent vécu d’autre manière.

Un jour deux messieurs les suivirent. Elles les traînèrent longtemps après elles, sous prétexte de s’en moquer, et elles allaient de droite et de gauche, la tenue mauvaise, la parole bruyante. Toute une semaine le même manège recommença. On se jetait des regards effrontés. On marchait sur le même trottoir. Puis une fois, elles entrèrent chez un pâtissier. Ils y pénétrèrent également et, s’adressant aux jeunes femmes comme à des dames déjà connues, ils leur offrirent à goûter. Ils semblaient bien élevés, elles acceptèrent. On passa dans une pièce voisine. Ce fut très gai.

Ainsi, avec une stupéfiante rapidité, se désagrégeait leur vertu. Impeccables jusqu’ici, elles se hâtaient vers l’infamie comme vers un bonheur à conquérir. Elles brûlaient les étapes, elles couraient malgré leurs pieds pesants de boue, elles galopaient dans les ornières, haletantes, les yeux fermés, sans même soupçonner l’effroyable abîme qui s’ouvrait devant elles.

Elles succomberaient, il le fallait, elles succomberaient parce qu’elles s’étaient rencontrées. Honnêtes, séparément, elles ne pouvaient plus l’être, ensemble. Aussitôt leur franchise se transformait en dissimulation, leurs scrupules s’endormaient, leur conscience capitulait. La voix de l’une, son approche, son parfum, donnaient à l’autre une fièvre d’adultère. Elles s’empoisonnaient mutuellement.

Certes des motifs puissants et compréhensibles provoquaient en partie ce phénomène, tels qu’une sorte de rivalité dans le mal, une honte à s’avouer novices et sages, beaucoup de forfanterie, un peu de curiosité peut-être. Mais la raison primordiale, essentielle, obscure quoique seule capable de déterminer une décomposition si profonde et si foudroyante, résidait dans l’intimité de ces deux femmes irréprochables. Le simple fait de s’asseoir sur des chaises voisines ou de se promener côte à côte, tout en échangeant des phrases quelconques, les corrompait aussi sûrement que la fréquentation assidue de créatures dépravées. Leur contact dégageait une atmosphère amollissante, malsaine, désastreuse, où elles perdaient toute énergie et toute faculté de résistance. Le choc de leurs vertus produisait du vice.

L’incident du goûter se renouvela. On eut des rendez-vous. On se cacha dans les salons particuliers des grands restaurants. Ces dames, réservées d’abord, s’adoucirent. Elles accordèrent aux lèvres gourmandes des jeunes gens leurs doigts, puis leurs bras, puis leurs épaules, puis leurs bouches. Un peu grises parfois, elles ne repoussaient point les caresses et se sentaient lâches, presque avides de l’étreinte brutale.

Enfin durant un souper — que de mensonges amoncelés pour se rendre libres ! — elles furent entraînées chacune dans une pièce, déshabillées, prises.

Elles se connaissaient depuis un mois.

Elles n’éprouvèrent aucun désespoir. Pas plus qu’elles n’avaient souffert de leur dégringolade vertigineuse, elles ne pouvaient se lamenter sur la chute irréparable. Où auraient-elles puisé la force nécessaire aux révoltes généreuses, aux remords qui purifient ? Nulle autre personne n’entendit leurs confidences. Or, elles se félicitèrent.

On loua un appartement meublé, qui servit aux deux couples, souvent le même jour, à une heure d’intervalle. Ils aimaient aussi se réunir tous quatre. On causait, on fumait, on s’embrassait. Quelles joies inexprimables !

Trois semaines après, lasses de leurs amants, elles rompirent. Le surlendemain, d’autres les possédèrent. Et de nouvelles ruptures aboutirent à de nouvelles liaisons.

Elles ne luttaient même pas. Contre quoi s’insurger ? Contre de basses tendances et d’ignominieux désirs ? Elles n’obéissaient nullement à de tels mobiles. En réalité, leur tempérament, leurs instincts, leurs principes restaient identiques, toujours sains, pondérés, honnêtes, souverainement honnêtes. Mais sur eux, comme un roc écroulé sur quelques pierres éparses, pesait une cause formidable de perversité, l’amitié de Suzanne et d’Henriette. Sentiments nobles, préceptes rigides, règles de probité, maximes idéales, habitudes respectables, tout cela combiné engendrait, par de mystérieuses réactions, des besoins irrésistibles de débauches. Elles s’y durent soumettre.

La main dans la main, elles descendirent des marches encore, les dernières, toutes glissantes de vase.

Puis un jour elles s’éprirent du même homme. L’une l’emporta. Des querelles violentes s’élevèrent, mêlées de coups et d’outrages grossiers. Elles ne se revirent plus.

Séparées, elles redevinrent honnêtes. Instantanément, sans transition, le mal s’arrêta, la source du mal n’existant plus. Le charme secret s’évanouit, qui les obligeait à boire toutes les hontes jusqu’à la lie et à se barbouiller de fange le corps et l’âme. Il ne leur fallut aucune peine pour secouer l’influence inexplicable dont elles avaient subi le joug. Elle se dissipa d’elle-même.

Et leurs bons instincts reparurent, et l’idée du devoir les guida, et de décentes ambitions les hantèrent. Et elles ne comprirent jamais rien à cette période de leur vie — en cela comme en tout, et comme nous tous, les jouets du hasard, du hasard stupide qui fait du vice avec de la vertu, de la vertu avec du vice, du hasard fantasque qui les avait vouées à la turpitude, et qui les rejetait maintenant à leur vertu première.

MAURICE LEBLANC