HORS DU MENSONGE

CONTE DE NOËL


Il revenait lentement. Les passants ne s’étaient point laissé fléchir. Sous la neige ils détestent s’arrêter, fouiller dans leur poche et sortir la main de leur manteau confortable. L’effort vraiment est par trop pénible.

Il monta l’escalier noir, entra dans la soupente où il logeait. La petite était couchée. Il faisait si froid ! D’ordinaire il l’emmenait avec lui, car elle apitoyait les gens. Mais, depuis deux jours, des frissons de fièvre la secouaient. Elle dit :

— C’est Noël, papa, t’as rien pour moi ?

Ils avaient connu des temps meilleurs, du vivant de la mère. Puis elle était morte, et, lui, peu à peu, une drôle de maladie l’avait réduit à demander l’aumône. Ses jambes devenaient molles, molles, impuissantes à le soutenir. Il répondit :

— Non, j’ai rien.

Elle se mit à pleurer. Ce chagrin le désespéra. Il aimait beaucoup sa fille, seul sentiment humain que n’eussent pas étouffé ses combinaisons de mendiant.

— C’est pas de ma faute, reprit-il.

Elle sanglota :

— T’avais promis…

Un tel reproche le remplit de honte. Il se pencha sur elle.

— Eh bien, pleure pas, l’enfant, je vais tenter la chance encore.

Il partit. Deux heures, dans la nuit, il erra. Les passants, très rares, marchaient vite, les coudes serrés au corps. Il débitait son histoire, mais vainement, n’ayant pas la voix qui touche, la voix dont les inflexions douloureuses émeuvent les cœurs insensibles.

Oh ! la neige cruelle ! L’eau glacée ruisselait sur ses membres. Cependant il avait promis. À bout de forces, il se réfugia sous la tente d’un bazar. Et soudain, à portée de sa main, parmi le débordement des jouets, il aperçut deux poupées, l’une de treize sous, l’autre de trente-neuf. Devant l’étalage un garçon de magasin déambulait.

Instantanément, une tentation l’envahit qu’il ne chercha même pas à combattre. À peine réfléchit-il quelques secondes, hésitant entre les deux objets. Mais son honnêteté ne lui permit que le moins luxueux. Et comme l’employé tournait le dos, il étendit la main, prit la poupée de treize sous, et s’éloigna tranquillement, sans un battement de cœur.

La joie de la petite le récompensa de son action. On eût dit que ce cadeau la guérissait. Assise sur son matelas, elle admirait et maniait avec délicatesse l’informe poupée au corps gonflé de son, à la peau rose, aux coutures grossières. Lui regardait sa fille, heureux de ce contentement naïf, tout baigné de cette gaieté d’enfant.

— Allons, dit-il, il faut se reposer.

Elle étendit près d’elle sa poupée pour qu’elle eût bien chaud. Le père se coucha et souffla la lumière.

Il ne put dormir. Des choses le tenaient éveillé. Ses nerfs étaient tendus à l’excès. En son cerveau s’entremêlaient des images, des phrases incomplètes, des bouts de raisonnement. Enfin, de cette confusion, des mots sortirent, qu’il prononça à haute voix :

— J’ai volé, je suis un voleur.

Et les ayant articulés, il fut surpris, car il s’attendait à quelque phénomène qu’il n’eût pu définir, et rien d’anormal ne se produisit. Aucun remords ne le hanta. Ses quarante ans de probité ne se révoltaient pas contre ce fait, contre cette minute irréparable qui bouleversait son existence.

Au fond, il ne ressentait qu’un étonnement prodigieux. Alors, ce n’était que cela ! Il repassa les détails de son acte. Une poupée le tentait, sa main s’avançait vers elle, et il s’en allait avec sa proie. Quelle chose facile ! Un peu d’adresse avait suffi pour que l’enfant fût heureuse.

Il se rappela l’autre poupée, si belle, si grande. En vérité, pourquoi ne l’avait-il pas prise de préférence ? Il en eut des regrets. Et il se dit : « Il devait y en avoir de bien plus belles et de bien plus grandes encore, que je n’ai pas vues et que j’aurais pu prendre. » Et il n’y avait pas de raison, en effet, pour qu’il ne les prît pas aussi aisément.

Son étonnement persistait. Depuis son enfance, entre le bien de ses semblables et lui, s’élevaient, sans qu’il songeât à en examiner la solidité, d’infranchissables barrières. Entre sa main et l’objet que sa main pouvait saisir, il y avait la foule des agents de police, toute l’armée, les tribunaux, la cour d’assises, la justice, la société entière.

Et voilà que tout s’écroulait. Sa main saisissait la chose convoitée comme si cette chose lui eût appartenu, et maintenant elle lui appartenait incontestablement. Il avait volé et nul ne s’en préoccupait. Vaguement il s’était imaginé jusqu’ici qu’un tel acte précipite en un instant celui qui l’accomplit dans les ténèbres d’un cachot. Et cependant il s’endormait, auprès de sa fille satisfaite, en pleine sécurité, en pleine insouciance.

Une douleur à l’estomac interrompit la somnolence béate où il se complaisait. Il avait faim. Hélas ! le pain manquait, et l’enfant, elle aussi, devait souffrir.

Dans son cerveau passa, rapide, l’image de ses doigts : agrippant un gros pain, quelque part, à un étalage indéterminé. Du pain ? Bien vite d’autres visions succédèrent, des morceaux de viande, des pâtés, des poulets, des jambons, tout cela emporté sous le bras, comme si des amas de victuailles étaient accumulés le long des voies publiques et offerts à la rapacité des indigents. Et parce qu’il grelotait, il se vit, à la porte d’une boutique de literie, dérobant un choix d’épaisses couvertures, il se vit, au seuil d’un magasin de confections, s’attribuant des manteaux pelucheux.

Ainsi l’acte commis, l’acte coupable, se résolvait chez lui en de douces rêveries. Elles le consolaient du froid et de la faim et de la misère. Elles lui montraient la voie commode par où l’on s’évade de la pauvreté. Elles lui enseignaient des choses qui ne se présentaient pas nettement à son esprit, des idées dont il ne prenait pas conscience, mais qui néanmoins s’incrustaient assez profondément en lui pour diriger sa conduite.

Depuis quarante ans il travaillait, il peinait, il trimait, il mendiait, et tout cet effort honnête tendait au seul but de vivre. Or ce but peut être atteint d’autre façon. Nous avons besoin, pour manger, de pain ; pour avoir chaud, de vêtements et de feu ; pour marcher, de chaussures. On obtient ces éléments indispensables d’une vie ordinaire par un travail obstiné. Mais on peut également les prendre à autrui. Et ce moyen supprime le labeur, la fatigue, les privations. Et vraiment, il en avait fait l’expérience, c’est chose facile que de l’employer.

Il ne se demandait pas si les actions qu’il projetait sont justes ou injustes, si c’est bien ou mal de voler. Non. Il s’apercevait que les obstacles échafaudés entre la propriété des uns et les besoins des autres sont de purs mensonges, de vaines menaces. L’adresse légitime le vol, puisque, au cas où il n’est pas inquiété, le voleur devient possesseur.

Ces raisonnements ne se formulaient pas en son cerveau obscur. La conclusion seule, au point de vue pratique, s’en dégageait très nette. Il volerait. Des gens sont riches, abondamment pourvus des biens de la vie, — il leur déroberait ce qu’il lui fallait pour lui, pour l’existence, pour le bien-être et pour les plaisirs de sa fille.

Toute la nuit, il bâtit des plans ingénieux. Il s’exerça dans son nouveau métier. Il réfléchit aux précautions nécessaires. Et, au matin, comme l’enfant s’éveillait, il se leva, saisit la poupée, et dit :

— Vois-tu, chérie, tu en auras beaucoup encore et de plus belles, et tu auras des bas de laine, des robes chaudes, du pain, des gâteaux…

Elle l’interrompit, joyeuse :

— Et c’est le petit Noël qui me donne tout cela ?

Il fit un effort de méditation et répondit :

— Non, mais c’est lui qui m’a indiqué comment je dois agir pour te le donner.

MAURICE LEBLANC