AMOURS DE PASSAGE


Montreux lui plut. L’ordonnance du médecin conseillait un séjour de deux mois au bord de quelque lac, en un site assez gracieux pour séduire l’esprit, mais pas assez sauvage ou grandiose pour le fatiguer ou l’opprimer. Le lac de Genève convenait donc. Il s’installa dans un des grands hôtels, près de l’eau.

De petites habitudes le disciplinèrent, premier remède contre les courbatures morales. Il régularisa ses repas, ses promenades, son sommeil, et s’en trouva bien. Il comprit alors l’ordre de son docteur. La fréquentation d’un lac est favorable à l’âme en quête de paix. On n’y trouve ni la brusquerie déséquilibrée de la mer ni la monotonie bête du fleuve qui coule. Le lac est immobile. C’est la vie au repos.

Son âme se façonna sur ce modèle. Du calme la baigna. Elle devint nonchalante. Et le vol des idées l’effleurait à peine.

Mais aussi le bleu du lac la pénétra de poésie. La lune s’y mire du haut du ciel. L’air est un parfum. Les bruits sont berceurs. Il palpita, grisé d’infini.

Instantanément, son rêve, avide de précision, se posa sur une jeune femme, qui mangeait seule, à la table voisine. Il ne l’avait pas encore remarquée, quoique aussitôt, elle lui parût belle et d’une tristesse attirante. Elle ne parlait à personne, ne restait à table que le temps nécessaire et ne se montrait ni dans les salons ni dans le parc. Il s’étonna de ses yeux sombres et de la sorte de sourire amer où ses lèvres s’oubliaient par moments. Mais, le plus souvent, sa figure demeurait close, impénétrable.

En voyage, tout être, même insignifiant, occupe l’attention. S’il offre une énigme, la curiosité s’excite. Il se demandait : « Qui est-elle ? Derrière son masque, est-ce de la douleur ou de la joie qui se cache ? Pourquoi cette solitude ? Par désespoir ? par amour ? par goût ? » Sur le miroir des prunelles, il cherchait à surprendre le trouble d’une émotion. Elles gardaient leur impassibilité. En raison de cette froideur, il lui attribua une forte personnalité, ce qui la distinguait de la foule ambiante.

Ainsi, peu à peu, elle s’imposa comme compagne irréelle de ses rêveries. Elle participa aux exploits romanesques en lesquels l’influence du lieu et de la saison l’induisait. Les couchers de soleil, les aurores, les clairs d’étoiles furent les cadres propices où il se donna la comédie. La jeune femme s’y mouvait à son bras, serrée contre lui, bien en scène parmi la féerie des décors, les animant de sa souple et gracieuse silhouette.

En l’observant aussi, il s’offrait à table de jolies illusions, si bien qu’elle remarqua cette insistance un peu gênante et qu’elle rougissait et se décontenançait. Une fois, hardiment, elle opposa ses yeux aux siens, avec un reproche visible et comme une prière discrète. Il ne la regarda plus que furtivement, humblement.

Cette obéissance la toucha. Son aspect perdit de sa rigueur. Ils furent amis, et il devina qu’elle lui accordait sa sympathie.

Tout de suite, il se rua vers l’amour. Oui, indubitablement, il aimait. Et tout ce que comporte l’amour : insomnies, espoirs, désespoirs, incertitudes, soupirs, il en effectua le programme sans lassitude. Éloquemment, de loin, il exprimait sa peine. Il n’osait cependant l’aborder, par crainte d’être éconduit ou de paraître indélicat.

Mais il sentait que leurs âmes s’unissaient graduellement, que la sienne attirait l’autre, l’imprégnait de tendresse et lui murmurait les choses qu’il eût voulu dire. Leurs corps resteraient-ils indifférents ? Le désir naquit, et une atmosphère de passion et de volupté s’établit entre eux.

Le rapprochement dépendait d’une occasion. Elle se présenta. Un jour, il la trouva assise au bord du lac, sous la voûte d’un saule dont les branches fuyaient au fil du courant. Sans chercher de prétexte, il s’avança vers elle et la salua. Elle lui fit signe de s’asseoir. Il obéit en tremblant.

Ils causèrent d’abord de choses banales, comme des gens qui n’ont aucun souvenir commun et qui s’enquièrent de leurs points de contact. Lui, l’écouta un moment. Il fut étonné de n’avoir nulle émotion au son de sa voix, qu’il jugea même peu harmonieuse. Combien différait la voix grave qu’il lui attribuait en ses heures d’illusion !

Il amena l’entretien sur des idées plus générales, et aux questions qu’il insinuait il s’attendait à recueillir des réponses nettes, déterminées, celles qu’il eût faites, lui. Non. Elle répondit dans un autre sens, contrairement à ce qu’il souhaitait d’entendre, à ses principes, à ses jugements, à sa conception de la vie. Elle ne pensait donc pas comme lui ?

Il ne s’obstina pas à poursuivre l’épreuve. Avec sa canne, il traça des ronds sur le sable. Elle, regardait dans le vide.

Il ne comprenait pas. Aucune sensation ne le troublait. Plus rien d’elle ne l’intéressait. Pourquoi ? Qu’y avait-il de changé ? C’était la même femme, faite de la même chair, munie du même cerveau, offrant la même séduction. Pourquoi quelques mots insignifiants échangés au hasard creusaient-ils un abîme entre eux ? Car, il le devinait, elle éprouvait la même impression glaciale.

Il voulut lui prendre la main, croyant à un éveil des sens. À l’un et à l’autre le toucher déplut. Était-ce donc fini, fini avant tout commencement ?

Hélas ! l’erreur est commune. Ils avaient agi en dehors de leurs âmes. On se décerne souvent des sentiments imaginaires. On croit que l’amour nous lie, alors que, tout au plus, chacun, de son côté, subit l’influence de conditions spéciales, climatériques ou physiologiques. De loin, les deux ensembles de besoins, d’exigences, d’espoirs, d’appétits qui formaient leur être à cette époque s’étaient appelés, avides d’étreinte et de fusion. Puis, maintenant qu’ils avaient obéi à l’ordre de leurs instincts passagers, ils attendaient, anxieux et muets, que le mystère de la communion s’opérât.

Mais leurs âmes n’étaient pas complices : elles ne se reconnurent pas, elles répugnèrent l’une à l’autre, d’essence différente et d’aspirations diverses.

Il se leva, renouvela son salut et partit.

Les jours suivants, ils se revirent à table ou se rencontrèrent dans le parc. Leur cœur ne battait pas plus vite. Ils se croisaient en inclinant la tête, comme deux étrangers dont l’un tourne à gauche et dont l’autre tourne à droite.

MAURICE LEBLANC