LE CORPS DÉDAIGNÉ


Mon désir alla vers elle comme vers l’unique source de volupté.

Il y avait beaucoup de soleil au bord du lac, ce pour quoi sans doute elle s’était caché le visage sous une gaze si impénétrable qu’on ne le pouvait apercevoir. Mais sa robe très souple et très fidèle baisait les courbes de son corps. Et je ne pensai plus qu’il y eût d’autre demeure souhaitable que ce corps, ni d’autre nourriture, ni d’autre breuvage.

Elle passa plusieurs fois parmi les groupes d’étrangers que baignait l’ombre de quelques arbres. L’orchestre jouait une musique lente dont elle suivait le rythme avec l’ondulation de ses hanches. La mousseline rose de sa tunique semblait plutôt un reflet de chair. La brise, en moulant l’étoffe, révélait de mystérieuses choses. Elle était nue. Le désir de tous les hommes allait vers elle.

Je la revis quotidiennement, à la même heure, toujours masquée de son voile épais, toujours drapée en d’impalpables tissus de crêpe ou de soie. Elle offrait à la foule le spectacle charmant de son corps, comme d’autres exhibent des toilettes ou des formes de chapeau. On devinait que par gestes et attitudes elle s’ingéniait à donner aux regards le plus possible de sa personne secrète, et que c’était délices pour elle de fendre le flot des admirations et des concupiscences. Mais pourquoi se dissimuler au point que l’on doutait de sa jeunesse et de sa beauté ?

Je m’enquis. Elle habitait une villa solitaire. De vieux domestiques la servaient. Nul ne pénétrait en son logis et nul, dehors, ne l’avait contemplée,

Nous fûmes quelques-uns dont le désir la cerna d’embûches et de suppliques. Inconnus les uns aux autres, nous nous retrouvions comme des rôdeurs à l’affût d’une proie ; secoués par l’instinct, méfiants, avides et tenaces. L’escorte de nos convoitises l’accueillait à sa sortie et l’accompagnait en sa promenade. Mes yeux sentaient, où qu’ils s’aventurassent sur elle, d’autres yeux pareils à des insectes frémissants qui dévoraient ardemment la gerbe blanche des bras ou le bouquet épanoui de la poitrine. Et tous voletaient aussi, inquiets et curieux, à l’entour du butin ignoré que défendait le casque de gaze.

Aucune femme jamais ne me tenta de la sorte, rien que par l’appât de la chair devinée.

Or, un soir de poursuite haletante, comme j’étais seul et qu’elle allait disparaître, je l’étreignis rudement à la taille et l’emportai vers ma demeure ainsi qu’une victime. Elle ne résistait pas. Nous courions presque, sans un mot, à travers l’ombre chaude. Ma main folle se crispait aux luxurieux trésors et de grandes forces déchaînées exaspéraient ma hâte de vainqueur. Il me semblait que si je ne la dévêtais pas avant telle minute précise, si mon regard ni mes lèvres ne la conquéraient, l’ordre de l’univers en serait bouleversé.

Et dans la chambre close, j’immolai la robe délicate et les linges frêles, comme j’eusse fait d’ennemis implacables. Et le corps surgit. Et mes regards et mes lèvres en jouirent. Et la divine chose m’appartint.

Alors seulement j’eus conscience qu’elle n’avait point voulu découvrir son visage, et c’était un étrange spectacle que ce corps nu et cette tête enveloppée d’une mantille noire. J’en souffris et j’avançai la main. Mais elle colla ses poings contre la dentelle en criant :

— Non, non, pas cela…

Je murmurai :

— Pourquoi ? ne dois-je pas vous connaître ?

— Je vous en supplie, dit-elle, je suis si heureuse ! je rêvais tant d’inspirer le coup de folie brutale où je serais violentée et soumise… J’attendais que l’un de vous se ruât sur moi. C’est vous… Ne gâtez pas mon bonheur.

Elle avait une voix jeune et douce. Je faiblis. Elle ajouta tendrement :

— D’ailleurs regardez ce que je vous donne… Êtes-vous à plaindre ?

Non, je ne me plaignis pas, et quand elle revint chaque soir, je ne songeais qu’au jardin magnifique dont elle me conviait à cueillir les fleurs de chair et les fleurs d’amour. Il fut à moi le merveilleux bouquet des seins, et je l’effeuillais selon ma fantaisie, et j’en respirais l’arôme profond. Ils furent à moi les bras blancs qui m’entouraient le cou d’une guirlande de fraîcheur. À moi aussi, les hanches, grand calice où le désirs bourdonnent.

— Je t’aime, disais-je au corps, je t’aime, être vivant qui reçois ma vie et qui me rends la tienne.

Je l’aimais infiniment et rageusement. Je ne concevais pas d’autre joie. Et, néanmoins, il me parut à la longue qu’il n’avait point d’âme et que c’était simplement de la vie, de la vie accumulée devant moi en un bloc superbe. Ainsi peu à peu j’aspirai au secret du visage qui se dérobait toujours derrière le mur de ses voiles. Et je la suppliais.

— Aime mon corps, gémissait-elle, je t’aime tant d’aimer mon corps… Le reste, n’en aie pas souci…

Je retournais au festin de volupté. Ma faim s’y délectait, inassouvie. Mais, à tout instant je m’inclinais vers l’énigme indéchiffrable, et je demandais :

— Qui donc es-tu ? Jeune ou vieille, belle ou laide ? Ne comprends-tu pas le supplice de croire que tu es peut-être horrible, lépreuse, repoussante ? Je m’imagine parfois que c’est une tête de mort que tu enfouis dans le sépulcre de cette dentelle.

— Aime mon corps… il est beau et tu le vois… que t’importe le reste !

— L’aimer, criais-je éperdu, ce n’est pas t’aimer, et ne veux-tu pas que je t’aime, toi ?

— Je n’ai besoin d’amour que pour lui.

Mais, une nuit, elle dut saisir au fond de mon regard quelque idée de révolte provoquée par l’excès de ma souffrance, car elle me dit :

— Tu l’auras voulu… sache bien cependant que c’est jouer ton bonheur.

— Tout, proférai-je, tout plutôt que ma torture actuelle.

Alors elle défit son voile. Elle était belle, surhumainement belle.

Je tombai à genoux, les mains jointes.

— Comme tu es belle ! Oh ! je t’aime !

Elle sourit avec une tristesse navrante :

— Voilà, tu m’aimes maintenant, c’est-à-dire que tu aimes ma figure. Or, de cet amour-là, je suis lasse jusqu’au dégoût. Que m’apportes-tu de nouveau ? Je le sais bien, que je suis belle, plus belle que toutes, incomparablement belle. Je sais bien que nul ne peut me voir sans m’aimer et que ma figure est une idole instantanément adorée ? Quel plaisir, quel orgueil, puis-je trouver en cela, puisqu’il ne se peut pas qu’il en soit autrement ?

Elle continua d’une voix plus sourde :

— Mais mon corps… écoute bien… mon corps, qui s’en occupe ? qui l’aime ? Ne comprends-tu pas qu’il n’a jamais été qu’un accessoire, qu’un instrument ? Comment l’aimerait-on, lui, quand on voit mon visage ? Il est beau, mais sans doute moins parfait, puisqu’il fut toujours dédaigné. Oh ! comme j’en ai souffert pour lui ! Je le sentais jaloux de ma figure. Et je la haïssais de tout l’amour qu’elle lui dérobait. Je le voulais heureux, aimé, comme on l’aime, elle. Je voulais ne plus douter de son charme et me persuader qu’il était digne de tous les hommages. C’est pour cela que je l’offre aux désirs des passants, c’est pour qu’il connaisse l’adoration des foules que je le promène presque nu, c’est pour qu’il sache la joie d’être aimé que je le livre à ton extase et à tes baisers, et que je voile mon visage, rival trop redoutable.

Je la regardais indéfiniment et je lui dis :

— Tu te trompes… ce que l’on cherche dans la figure, c’est l’âme, l’âme qui jaillit par les yeux…

— Non ! non ! s’écria-t-elle, l’âme est là où est la beauté… Je serais laide que mon âme serait en mon corps… Va, ne tente pas de m’abuser… Toi-même, tu le renieras, celui que tu aimais tant…

Je la regardais, je la regardais. C’était une vision idéale où me semblait concentrée toute la beauté du monde. C’était le rêve et la réalité. C’était une image de Dieu. Et, tandis que je contemplais les yeux adorables, les lèvres précieuses, les joues délicates, il me vint le souvenir confus d’épaules un peu lourdes, de jambes un peu grêles. Et machinalement je ramenai les draps sur le corps nu, pour que ne fût pas altérée ma vision d’idéal !

MAURICE LEBLANC