Les Harangueuses (traduction Brotier)

Traduction par André-Charles Brotier.
Lysistrata, Texte établi par Louis HumbertGarnier frères (p. 359-430).
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NOTICE SUR L’ASSEMBLÉE DES FEMMES.




Cette comédie est une critique très vive et très spirituelle des utopies de certains philosophes qui avaient rêvé une sorte de socialisme ou plutôt de communisme.

Les Athéniennes, sous la conduite de Praxagora, se déguisent en hommes ; vêtues des manteaux de leurs maris, armées de bâtons noueux, chaussées de souliers lacédémoniens, et le menton orné de barbes postiches, elles s’introduisent dans l’assemblée du peuple et font voter une loi qui les investit du gouvernement. Elles établissent alors une nouvelle constitution qui a pour base la communauté des biens. La pièce, qui manque peut-être de suite et de gradation, se termine par quelques tableaux animés. Nous citerons surtout le dialogue très amusant entre deux citoyens, dont l’un est tout disposé à mettre immédiatement tous ses biens en commun et dont l’autre, sans rien porter à la masse commune, voudrait participer aux mêmes avantages que les autres.

Il n’y a pas de parabase dans cette pièce, qui paraît avoir été représentée en 393 avant Jésus-Christ, aux fêtes lénéennes.




PERSONNAGES

PRAXAGORA.

QUELQUES FEMMES.

CHŒUR DE FEMMES.

BLÉPYRUS, mari de Praxagora.

UN HOMME.

CHRÉMÈS.

UN CITOYEN prêt à mettre son bien en commun.

UN AUTRE qui s'y refuse.

UN HÉRAUT.

UN JOUEUR de flûte.

TROIS VIEILLES FEMMES.

UNE PETITE FILLE.

UN JEUNE HOMME.

UNE SERVANTE.

UN MAÎTRE.

QUELQUES PERSONNAGES MUETS.

La scène est à Athènes, dans une place près de la maison de Praxagora.

LES HARANGUEUSES OU L'ASSEMBLÉE DES FEMMES

Praxagora, seule, une lampe a la main.

Ô lumière éclatante de ma lampe de terre ! Que tu es utile, suspendue dans les lieux élevés ! Je veux célébrer ton origine et tes fonctions, ô chère lampe. Sortie des mains du potier qui t'a façonnée sur son tour, tu produis par tes mèches les brillants effets du soleil. Que le mouvement de ta flamme donne le signal convenu. Nous ne communiquons nos secrets qu'à toi seule, et avec raison, puisque tu es présente toutes les fois que, dans nos appartements, nous nous exerçons à des jeux indécents, et personne ne se prive de tes clartés qui éclairent notre lubricité. Oui, ô chère lampe, tu parcoures seule nos plus secrets appas[1] ; tu nous guides aussi lorsque nous pénétrons, en cachette, dans les celliers pleins de fruits et du jus de Bacchus, et quoique, en tout cela, tu nous sois d'un grand secours, jamais tu n'en divulgues rien aux voisins. Tu seras donc instruite de toutes les résolutions prises par les femmes mes amies pendant la fête des Parasols. Mais je ne vois aucune de celles qui doivent se rendre ici ; à l'instant il va faire jour ; l'assemblée est indiquée pour tout à l'heure, et il nous faut prendre nos places, en nous conformant à ce qu'a dit autrefois Sphyromachus, s'il m'en souvient encore : « Il faut que les femmes se tiennent à l'écart des hommes. » Qu'est-ce que c'est ? N'ont-elles pas encore attaché les barbes qu'il a été convenu qu'elles prendraient ? Auraient-elles eu de la peine à s'emparer des habits de leurs maris? Mais je vois une lumière qui approche. Bon, mettons-nous là de côté, de peur que ce ne soit un homme qui vienne ici.


Praxagora, plusieurs femmes, chœur de femmes

Première femme

Il est temps de partir : le héraut vient de chanter[2] pour la seconde fois, comme nous sortions de la maison.

Praxagora

Et moi, j'ai passé la nuit entière à vous attendre. Mais, voyons, que j'appelle cette voisine d'ici près ; je vais frapper doucement à sa porte. Car il faut y aller avec précaution, pour ne pas donner l'alerte au mari. (Elle frappe.)

Deuxième femme

Je t'ai bien entendue, pendant que je me chaussais, gratter à la porte avec tes doigts : je ne dormais pas ; mon mari, ma chère, y a mis bon ordre : c'est un vrai marin de Salamine ; il a été toute la nuit dans une agitation continuelle[3] Et je n'ai eu que ce moment-ci pour m'évader en prenant ses habits.

Première femme

Bon, je vois venir Clinarète et Sostrate, et Philénète avec elles.

Praxagora

Dépêchez-vous donc. Glycé a fait serment que la dernière venue de nous payerait une amende de trois conges de vin et d'un chénix de pois.

Première femme

Voyez-vous Mélistiché, la femme de Smicythion? Elle accourt dans les souliers de son mari. C'est la seule qui me paraisse avoir quitté son époux tout à son aise.

Deuxième femme

Et ne direz-vous rien à Gueusistrate, la femme du cabaretier? Elle tient une lampe dans sa main droite. Voici également les femmes de Philodorète et de Chérétade.

Praxagora

J'en vois encore une foule d'autres qui viennent ici ; c'est l'élite de la ville.

Troisième femme

Pour moi, ma chère amie, j'ai été longtemps dans une grande angoisse, jusqu'au moment où j'ai pu m'échapper de la maison sans être aperçue. Toute la nuit mon mari a toussé affreusement, pour avoir trop mangé de sardines hier au soir à souper.

Praxagora

Asseyez-vous, pour que je sache de vous, puisque nous voilà toutes réunies, ce qui a été décidé à !a fête des Parasols, et si vous vous y êtes conformées ou non.

Quatrième femme

Pour moi, oui, et d'abord mes aisselles sont très velues : c'est comme une forêt; on était convenu que ce serait ainsi. Et si mon mari sortait par hasard pour aller sur la place, je me frottais d'huile tout le corps et m'ex- posais ensuite tout le jour au soleil[4].

Cinquième femme

Moi, de même ; je me suis défaite sur-le-champ d'un rasoir qui était à la maison, pour devenir bien velue et n'avoir plus aucun trait de ressemblance avec une femme.

Praxagora

Vous avez sans doute les barbes dont il nous a été enjoint de nous munir pour cette assemblée ?

Quatrième femme

Ah, par Hécate, j'ai pour moi cette belle-là.

Cinquième femme

J'en ai également une qui est encore plus belle que celle d'Épicrate[5]

Praxagora

Et vous autres, que répondez-vous ?

Quatrième femme

Toutes font signe qu'elles en ont.

Praxagora

Allons, je vois que vous avez tout le reste également : les souliers à la Lacédémonienne, et les bâtons et les ha- bits d'homme, suivant l'ordre que nous en avions donné.

Sixième femme

Pour moi, j'ai pris à la maison ce bâton du pauvre Lamias qui dormait.

Première femme

C'est là un de ces bâtons avec lesquels le bonhomme fait plus d'un effort[6]. Par Jupiter conservateur, ce Lamias, s'il était revêtu de la peau d'Argus, donnerait, tant qu'il voudrait, du fil à retordre à Mercure.

Praxagora

Voyons, tandis que les astres brillent encore au ciel, comment nous nous tirerons de tout ce que nous avons à faire. L'assemblée pour laquelle nous nous sommes réunies commencera dès la pointe du jour.

Première femme

Cela est très vrai ; aussi faut-il que tu te places au pied de la tribune, en face des prytanes.

Septième femme, montrant de la laine. Pour moi, voici ce que j'ai apporté, afin de pouvoir travailler quand l'assemblée sera formée.

Praxagora

Pendant la séance ? Malheureuse.

Septième femme

Oh, par Diane, sans doute. En entendrai-je moins bien les orateurs, si je travaille ? Mes enfants sont tout nus !

Praxagora

Bon, en voilà une qui travaille, tandis qu'il était essentiel de ne laisser apercevoir aux spectateurs aucune partie de notre corps ; ce serait vraiment joli et pair trop risible si, au milieu d'un peuple nombreux, quelqu'une d'entre nous, sautant sur les banquettes, laissait tomber son manteau et allait ouvrir sa robe et se faire voir toute nue. Si, au contraire, nous nous asseyons les premières, et si nous nous ramassons dans nos vêtements, nous resterons inconnues, et, quand nous aurons déployé ces barbes, que nous attacherons ici à nos mentons, qui, en nous voyant, ne nous prendra pas pour des hommes ? Agyrrhius n'a-t-il pas gardé l'incognito à l'aide de la barbe de Pronomus[7] ? D'abord ce n'était cependant qu'une femme, et aujourd'hui, vous le voyez, il occupe les premières dignités de la république. Allons donc, au nom du ciel, ayons le courage d'essayer si nous n'aurions pas quelque moyen de nous charger de l'administration de la république, pour lui être utiles en quelque chose. Car, à présent, rien ne va ni à voiles ni à rames.

Septième femme

Mais, au moins, dites-moi, comment aura-t-on des harangueuses dans une assemblée de femmes ?

Praxagora

Rien n'est plus facile. On observe communément que les jeunes gens qui se prêtent le plus volontiers aux goûts pervers des autres[8], sont de très beaux parleurs ; or, grâce à la bonne fortune, cette habitude ne nous manque pas.

Septième femme

Pour moi, je ne sais. L’inexpérience est une mauvaise chose.

Praxagora

C’est pour cela même que nous nous sommes rassemblées ici, pour réfléchir d’avance sur ce que nous aurons à y dire. Eh bien donc, attache-toi au plus vite ta barbe, toi et toutes celles qui sont exercées à parler.

Huitième femme

Et qui de nous, pauvre folle, est embarrassée pour parler ?

Praxagora

Fort bien, attachez-vous votre barbe et prenez vite un air mâle. Voilà les couronnes ; je vais, à votre exemple, me garnir le menton de ma barbe pour le cas où je jugerais à propos de parler.

Deuxième femme

Ô Praxagora, ma très douce amie, daigne voir combien cela est ridicule.

Praxagora

Comment ridicule ?

Deuxième femme

C’est comme si on s’attachait des sèches grillées autour du menton, en guise de barbe.

Praxagora

Que le purificateur fasse la ronde avec le chat[9]. Ariphradès[10], cesse ton babil, entre et prends une place. Qui de vous veut parler ?

Huitième femme

Moi.

Praxagora

Prends donc cette couronne, et bonne chance. |

Huitième femme

Voici.

Praxagora

Parle.

Huitième femme

Parlerai-je donc avant de boire ?

Praxagora

Bon, avant de boire ?

Huitième femme

Qu'avais-je donc besoin, impertinente, de prendre une couronne ?

Praxagora

Retire-toi d'ici. Tu nous en eusses peut-être fait autant en pleine assemblée.

Huitième femme

Hé quoi? les hommes n'y boivent-ils pas ?

Praxagora

Bon, ils y boivent !

Huitième femme

Oui, certes, et du plus pur, et voilà ce qui fait que quiconque examine et pèse attentivement tous leurs décrets, les trouve sans rime ni raison, comme tout ce qui vient d'un ivrogne. Et les libations qu'ils font à Jupiter ? Auraient-ils tant d'ardeur pour ce genre de culte envers les dieux, si le vin n'y était pour quelque chose ! De plus, ils se disent des injures comme de vrais ivrognes, et souvent les gardes les emportent du conseil quand ils n'en peuvent plus et qu'ils s'y tiennent indécemment.

Praxagora

Va, va, et assieds-toi. Tu n'es bonne à rien.

Huitième femme

Hé, morbleu, ne m'aurait-il pas mieux valu me passer de barbe ; je vais mourir de soif.

Praxagora

Quelque autre parmi vous veut-elle parler ?

Neuvième femme

Moi.

Praxagora

Eh bien, couronne-toi, car c'est par là qu'il faut commencer, et tâche, en t'appuyant décemment sur ton bâton, de nous faire entendre un discours vraiment viril.

Neuvième femme

J'aurais, en vérité, souhaité que quelqu'un de ceux qui ont l'habitude de parler comme il faut m'eût donné lieu d'être auditeur tranquille, mais je ne souffrirai jamais, tant que je pourrai faire valoir mon opinion, qu'aucun cabaretier fasse des provisions d'eau dans son auberge. Non, par Cérès et Proserpine, il ne me plaît pas…

Praxagora

Par Cérès et Proserpine ! Ah, malheureuse, où as-tu l'esprit ? Neuvième femme

Qu'y a-t-il? Je n'ai pas encore demandé à boire.

Praxagora

Non, par Jupiter. Mais faisant un personnage d'homme, tu viens de jurer par Cérès et Proserpine. Le reste d'ailleurs allait très bien.

Neuvième femme

Oh, par Apollon !

Praxagora

Paix, maintenant. Nous ne saurions nous rendre à l'assemblée avant d'avoir réglé tous ces détails.

Neuvième femme

Donne-moi la couronne, je vais de nouveau prendre la parole. Il me semble que j'ai assez bien médité mon sujet : Ô femmes qui êtes ici assemblées …

Praxagora

Nouvelle sottise! tu dis ô femmes, en parlant à des hommes?

Neuvième femme

Épigone[11] en est la cause. Je regardais de son côté et je croyais parler à des femmes.

Praxagora

Retire-toi aussi et va t'asseoir. Je vois bien qu'il me faudra prendre cette couronne et parler pour vous toutes, après avoir d'abord demandé aux dieux de seconder nos projets.

— Je prends part à tout ce qui touche l'État aussi bien que vous-mêmes, mais je souffre et je suis indigné de tous les désordres qui s’y commettent. Je vois en effet que la république ne se sert que de conseillers qui se succèdent en méchanceté. Si quelqu’un d’eux, par hasard, est homme de bien durant un jour entier, il en prend droit d’être scélérat pendant dix jours. Confierez-vous le gouvernement à quelque autre, ce sera encore pis. Il est difficile de corriger le caractère opiniâtre des hommes, de vous, dis-je, ô citoyens, qui redoutez ceux qui vous veulent du bien et qui rampez sous ceux qui vous haïssent. Quand nous ne tenions pas d’assemblées, nous regardions Agyrrhius comme un malhonnête homme. Aujourd’hui que les assemblées ont lieu, celui qui y reçoit de l’argent, déclare que tout est pour le mieux ; et tel qui n’en reçoit pas, trouve digne de mort ceux qui vendent leurs avis à prix d’argent.

Première femme

Par Vénus, c’est bien parlé.

Praxagora

Malheureuse, tu nommes Vénus. Tu nous rendrais un beau service, si tu la nommais dans l’assemblée.

Première femme

Mais je ne la nommerais pas.

Praxagora

N’en prends donc pas l’habitude.

— Quand nous délibérions sur l’alliance[12], et que nous l’examinions, on disait publiquement que tout serait perdu si elle ne se faisait. On la fit, et aussitôt après on le trouva mauvais. L’orateur même qui en fut l’auteur s'enfuit et ne parut plus. Le pauvre trouve bon qu'on mette des vaisseaux en mer, mais cela ne plaît guère aux riches et aux laboureurs. Ô pauvre peuple, tu te fâches contre les Corinthiens. Hélas, ils nous sont utiles ; sois- leur aussi utile. Les Argiens sont des ignorants, mais, parmi eux, Hiéronyme est un chef habile ! Une lueur d'espoir brillait pour la république, mais Thrasybule a soin de l'écarter, en se mêlant de cette affaire sans qu'on l'y appelle[13].

Première femme

Oh, quel homme pour la sagesse !

Praxagora

Voilà un éloge convenable.

— Pauvre peuple, tu es la cause de tous ces maux, toi, qui emploies le trésor public à te faire payer tes suffrages, et qui regardes avec soin ce que chacun gagnera aux assemblées, sans considérer que le bien public va aussi mal que le boiteux Ésimus. Toutefois, si vous voulez me croire, vous sauverez encore l'État. Il faut que vous mettiez le gouvernement entre les mains des femmes. Nous nous servons d'elles pour l'administration et la dépense de la maison.

Deuxième femme

À merveille, à merveille, par Jupiter, courage, continue, continue, ô aimable homme.

Praxagora

Je vais vous faire voir que les femmes sont plus sensées que nous. Premièrement elles lavent toutes la laine dans l'eau chaude, à la manière antique, et l'on ne peut pas les traiter de têtes légères. Si l'État les imitait et n'était pas si curieux de nouveautés, il serait en sûreté. Elles restent assises pour faire griller les aliments, comme autrefois ; elles portent sur leurs têtes comme autrefois, elles célèbrent les thesmophories comme autrefois, elles maltraitent leurs maris comme autrefois, elles ont chez elles des amants comme autrefois, elles achètent des gâteaux pour eux comme autrefois, elles aiment le vin pur comme autrefois, les ébats voluptueux font leurs délices comme autrefois. Si donc, citoyens, nous leur confions le gouvernement de l'État, nous ne devons avoir aucun souci ni être embarrassés de leur conduite. Livrons-leur donc toute l'administration et ne perdons pas de vue, qu'étant mères, elles ont à cœur d'épargner le sang des citoyens. Qui saura mieux faire abonder les provisions qu'une mère ? Rien de plus fécond en expédients qu'un esprit féminin, pour amasser des richesses, et ne croyez pas qu'on leur en impose ; elles connaissent trop elles-mêmes l'art de tromper pour être dupes. Je passe tous les autres avantages. Suivez mes avis, et vous vous en trouverez bien.

Première femme

Fort bien, charmante Praxagora, et parfaitement imaginé. Mais dis-nous, mon amie, où en as-tu tant appris ?

Praxagora

Au temps de la fuite[14], je me réfugiai, avec mon mari, dans le Pnyx ; à force d'entendre là tous les orateurs, j'ai appris moi-même à parler. Première femme

Ce n'est donc pas étonnant, ô mon amie, si tu sais l'art de bien dire. Dès aujourd'hui, nous te choisissons, nous autres femmes, pour notre chef, afin que tu exécutes tes projets; mais comment repousseras-tu les propos insolents de Céphale, s'il s'élève contre toi ?

Praxagora

Je dirai qu'il radote.

Première femme

On le sait fort bien.

Praxagora

Qu'il est fou à lier…

Première femme

Qui en doute ?

Praxagora

Qu'à la vérité, s'il sait mal son métier de portier, il connaît parfaitement celui de gouverner l'État.

Première femme

Mais si le chassieux Néoclidès te dit des injures ?

Praxagora

Je lui dirai d'aller lorgner sous la queue d'un chien.

Première femme

Et s'ils te poussent ?

Praxagora

Je les repousserai[15] ; je me suis trouvée à plus d'une lutte de cette espèce. Première femme

Mais encore, que feras-tu si les gardes veulent t'enlever ?

Praxagora

Je me défendrai avec les poings sur les côtés, et je ne me laisserai pas saisir par le corps.

Première femme

S'ils t'enlèvent, nous leur ordonnerons de te relâcher.

Deuxième femme

Tout cela est parfaitement imaginé, mais nous n'avons pas songé comment nous lèverons les mains dans l'assemblée, nous qui ne sommes accoutumées qu'à lever les jambes.

Praxagora

C'est malaisé. Il faudra cependant lever les mains en découvrant le bras jusqu'à l'épaule. Allons maintenant, revêtez votre déguisement, prenez en diligence la chaussure laconienne, comme le fait tout homme, qu'il aille à l'assemblée ou à sa promenade journalière. Et quand rien ne vous manquera de ce côté-là, vous vous attacherez solidement vos barbes ; puis vous prendrez le manteau dérobé à vos maris par-dessus vos autres vêtements, et vous marcherez appuyées sur vos bâtons, en chantant quelque vieille chanson, pour imiter les façons des gens de la campagne.

Deuxième femme

Délicieux arrangement. Pour nous, allons toujours en avant. Car j'imagine que d'autres femmes de la campagne viendront de leur côté dans le Pnyx.

Praxagora

Allons, hâtez-vous. Car l'usage veut que ceux qui ne se sont pas trouvés dès le matin dans ce lieu s'en retournent les mains vides.

Le Chœur

Voici, citoyens, le moment de nous hâter. Il faut nous le répéter sans cesse, de peur de l'oublier ; nous courons mille dangers si on nous surprend occupées d'un tel complot pendant la nuit.

Premier demi-chœur

Allons, citoyens, à l'assemblée. Le Thesmothète a menacé de refuser le triobole à quiconque, dès le grand matin, la nuit étendant encore ses voiles sur la terre, ne sera point arrivé tout couvert de poussière à force de se hâter, et qui sera incapable de supporter la fatigue et de se contenter de saumure à l'ail. Pour vous, ô Charitimide, Smicythe, Dracès, suivez avec précipitation et faites en sorte de ne rien omettre de tout ce que vous devez faire. Aussitôt qu'on nous aura donné notre droit de présence, asseyons-nous près les unes des autres, pour que nous fassions les règlements les plus convenables à l'avantage de nos amies, que dis-je ? de nos amis.

Deuxième demi-chœur

Faites en sorte que nous chassions tous ces gens qui viennent de la ville ; autrefois, quand il n'y avait qu'une seule obole à recevoir à l'assemblée, on y était assis et on y jasait à son aise; maintenant on y est accablé par la foule. Du temps du généreux Myronide, personne n'eût osé exiger de salaire pour les moments consacrés à l'administration de la république, mais chacun apportait dans un petit sac du pain, de quoi étancher sa soif et trois ou quatre olives. Aujourd'hui on veut, comme le maçon qui porte le mortier, recevoir trois oboles, quand on fait quelque chose pour la patrie.


BLÉPYRUS SEUL.


Qu’est-ce donc ? Où ma femme peut-elle être allée ? Voilà déjà l’aurore, et elle ne paraît pas. Depuis longtemps tourmenté d’un pressant besoin, j’ai cherché, dans l’obscurité, mes souliers et mon manteau. Voyant que je ne pouvais les trouver en tâtonant partout avec soin, et d’ailleurs Copraius* frappant à la porte, j’ai pris cette petite casaque de ma femme et sa chaussure à la Persique. Mais où est l’endroit ? Où pourrai-je me mettre à mon aise ? Au reste, de nuit, cela se fait partout, et personne ne s’apercevra de ce que je fais ici. Ah, que je suis malheureux de m’être marié dans un âge avancé ! Que je mérite mille coups ! Elle n’est assurément pas sortie dans de bons desseins. Mais il faut qu’en attendant je satisfasse au besoin qui me presse.

BLÉPYRUS, UN HOMME.

UN HOMME.

Qui va là ? N’est-ce pas le voisin Blépyrus ? Par Jupiter, c’est lui-même. Dis-moi, que signifie cette casaque rouge dont tu es revêtu ? Cinésias t’aurait-il donc ainsi tout rougi?

BLÉPYRUS.

Point du tout, mais je suis sorti de chez moi affublé do cette casaque que ma femme a coutume de porter.

  • M. Poyard traduit Merdicus. 878 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

l'homme.

Et OÙ est ton manteau ?

BLÉPYRUS.

Je ne puis le dire. Je l'ai longtemps cherchô sur mon | lit sans le trouver,

l'homme.

Tu n'as pas demandé à ta femme de te l'indiquer.

BLÉPYRUS.

Eh parbleu non : elle n'est point à la maison; elle s'est échappée à mon insu, et je crains fort quelque malheur.

l'homme.

Ah, par Neptune, ton aventure est en tout semblable à la mienne. Ma femme a disparu avec le manteau dont je me sers ordinairement. Mais ce qui n'est pas moins fâ- cheux, c'est qu'elle a emporté mes souliers : je n'ai pu les trouver nulle part.

BLÉPYRUS.

Par Bacchus, ni moi non plus. C'est ce qui a fait qu'ayant un besoin urgent, j'ai chaussé ses cothurnes et suis accouru bien vite ici, de peur de salir ma couverture, qui est toute blanche.

l'homme.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Quelqu'une de ses amies l'aurait-elle invitée à un festin ?

BLÉPYRUS.

C'est mon avis, car elle n'est pas perverse, autant que je sache.

l'homme.

Mais tu fais de la corde. Pour moi, je n'ai que le temps

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 379

d'aller à l'assemblée pour tâcher d'y trouver le seul man- teau que j'aie.

BLÉPYRUS.

J'irai aussi dès que j'aurai fini. Mais une diable de poire sauvage obstrue le passage et arrête les matières.

l'homme.

Est-ce la même poire dont Thrasybule a voulu parler au sujet des Lacédémoniens *.

BLÉPYRUS.

Oh, par Bacchus, celle-ci ne tient que trop ferme. Que ferai-je? Non seulement je suis inquiet du mal que j'.en- dure, mais par où s'en iront les aliments que je pourrai prendre? Car jusqu'à présent, quel que soit cet Achra- dusien' qui tient le passage, il l'a totalement obstrué. Ah, qui me fera venir un médecin, et lequel? Quel est le plus habile de ceux qui traitent ces maladies-là? Amynon sans doute y excelle, mais peut-être ne voudra-t-il pas venir? Qu'on cherche de tous côtés Antisthène; on juge aisément, à sa respiration gênée, qu'il sait ce qui convient le mieux à un derrière constipé. vénérable Lucine, ne permets pas que je périsse à force de constipation, pour que je ne devienne point le plastron des Comiques.

  • Le scoliaste rapporte à ce sujet que Thrasybule, ayant promis de

s'opposer aux prétenlions des Lacédémoniens, s'en excusa, ayant été corrompu par argent, en prétextant qu'il avait mangé des poires sauvages, qui lui avaient tant fait mal à la gorge qu'il ne pouvait parler.

  • Nom forgé par Aristophane et dérivé du mot grec qui veut dire

poire.

�� � 380 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

BLÉPYRUS. CHRÊMES.

CHRÊMES.

lié, hé ! Que fais-tu là ? Tu te mets à ton aise, je crois ?|

BLEPYRUS. ^

Moi, dis-tu? Oh, je ne m'y mets plus, c'est fait. \

CHRÊMES. i

Pourquoi as-tu donc la casaque de ta femme ? i

BLÉPYRUS. ]

Parce que je l'ai prise, sans y voir, dans l'obscurilé. ; Mais, dis-moi, d'où viens-tu?

CHRÊMES. \

De l'assemblée. \

BLÉPYRUS.

Est-elle donc déjà terminée ? i

CHRÊMES. ■

Oui, et dès la pointe du jour. Oh, par le bon Jupiter, | j'ai bien ri de la corde rouge. \

BLÉPYRUS. i

Tu as reçu le triobole. ^■

CHRÊMES. S ]

Je le voudrais bien. Mais je suis arrivé trop tard: aussi I suis-je tout honteux de ne remporter chez moi que mon ' \ sac vide. ■■ \

BLÉPYRUS. . \i

Quelle en est la cause ? 1

CHRÊMES. 1

Une affliience de monde comme on n'en a jamais vue ^ dans le Pnyx. En les voyant tous, on a jugé que c'élaient \

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMIîS. 381

des cordonniers. Car le teint de tous ces gens-là, qui remplissaient la place, paraissait d'un blanc éclatant*. Voilà pourquoi, ni moi, ni bien d'autres, n'avons pas reçu le triobole,

BLÉPYRUS.

Je ne le recevrais donc pas non plus, si j'y allais à cette

heure?

CHRËMÈ!^.

Non, certes, quand même tu serais parti au second chant du coq.

BLÉPYRUS.

Que je suis malheureux 1 Antilochus, « pleure plutôt sur moi, qui survit à ce malheur, que sur le triobole. Je suis maintenant moins que rien*. » Mais, pour quelle raison une si nombreuse assemblée s'est-elle formée si matin?

CHRÉMÈS.

Et pourquoi, si ce n'est que les Prytanes ont jugé à propos de consulter sur le salut de la république ? Néo- clidès, avec ses paupières grillées, a voulu haranguer le premier : le peuple aussitôt de s'écrier, et tu penses de la plus belle force : « N'est-il pas indécent que celui-ci ose prendre la parole, surtout quand il s'agit du salut de la république, lui qui n'a pu conserver ses paupières? » Néoclidès, élevant la voix et jetant les yeux tout autour de lui, a dit : « Qu'aurais-je du faire ? »

BLÉPYRUS.

Si je me fusse trouvé là, je lui aurais dit • Broie en- semble des gousses d'ail et du sylphium, mélange le tout

> Les cordonniers, qui travaillaient toujours dans la maison, avaient le teint pâle.

  • Parodie des Myrmidons d'Eschyle, pièce perdue.

�� � 382 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

avec du tithymale de la Laconie et frotte-t'en les sourcils | le soir,

CHREMES.

Après lui, l'ingénieux Évéon s'est présenté tout nu, comme plusieurs l'ont remarqué ; il disait pourtant qu'il \ avait un manteau. Il a parlé de la manière la plus fami- 1 lière. « Vous voyez, a-t-il dit, que je suis, à quatre sla- ] tères près, loin d'avoir ce qu'il me faut; je dirai néan- ; moins les moyens de sauver la république et les citoyens, i Il faut qu'aux approches de l'hiver, les foulons soient contraints de fournvr des tuniques à ceux qui en auront j besoin; aucun de nous ne sera jamais attaqué de pieu- , résie. Que quiconque n'a ni lit, ni couverture, aille, après \ s'être bien lavé, se coucher chez les pelletiers. S'ils refu- i sent d'ouvrir leur porte en hiver, qu'ils soient condamnés ^ à donner trois fourrures, j

BLÉPYRUS. j

Par Bacchus, c'est excellent. S'il eût proposé cet autre \ décret, je pense que personne ne s'y fût opposé : on au- 1 rait obligé, par celui-ci, tous les fariniers à fournir aux ! plus pauvres trois chénix de farine pour leur repas ; s'ils \ s'y étaient refusés, ils auraient été sévèrement punis. On \ forcerait ainsi Nausicyde à procurer quelque douceur au j peuple, î

CHRÊMES. j

Après tous ces discours, un beau jeune homme, d'une ] blancheur éclatante, tel que Nicias, s'est élancé dans l'as-j semblée pour la haranguer, et a débuté par dire qu'il fal- ; lait donner aux femmes l'administration de la république, i Alors on a entendu, de tous côtés, la gent cordonnière \ s'écrier avec fureur qu'il parlait fort bien. Mais les gens ; de la campagne ont réclamé, ï

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. â33

BLÉPYRUS.

Par Jupiter, ils avaient raison.

CHREMES.

Oui, mais ils étaient en minorité. Pour lui, il s'égosil- lait de plus en plus à dire beaucoup de bien en faveur des femmes et de toi beaucoup de mal,

BLÉPYRUS.

Etqu'a-t-ildit?

CHRÊMES.

Il a dit premièrement que tu étais fourbe et de mau- vaise foi

jLÉPYRUS,

Et de toi ?

CHRÊMES.

Ce n'est pas encore le lieu de me le demander De

plus, un voleur

BLÉPYRUS.

Moi seul ?

CHRÊMES.

Et, parbleu, bien mieux un sycophantc.

BLÉPYRUS.

Moi seul ?

CHRÊMES.

Oh, par ma foi, ii la dit de tous ces gens-là,

BLÉPYRUS.

Qui ne sera pas de son avis sur ce point ?

CHRÊMES.

Mais il disait qu'une femme est un puits de sagesse et d'expédients pour amasser de l'argent, qu'elle ne divul- guait jamais le secret des thesmophories, et il ajoutait

�� � 384 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE. ^1

que toi et moi révélons tout ce qui a été résolu dans le , i sénat. I

BLÉPYRUS. I

Par Mercure, il n*a pas tout à fait tort. 1

^ - I

CHREMES. 1^

Il disait que les femmes se prêtent entre elles des ha- 1 bits, de l'or, de l'argent, des coupes, et cela sans témoins, \^ seules h seules; qu'elles rendent néanmoins le tout à^ point, et sans se faire mutuellement aucun tort, ce quil n'est, continuait-il, que trop commun parmi nous.

BLÉPYRUS.

Par Neptune, cela est exact, eussions-nous reçu devant témoins.

CHRÉMÈS.

Il disait de plus que les femmes ne faisaient ni déla- tions, ni mauvaises chicanes, qu'elles ne pillaient point le peuple. Enfin, il a dit d'elles un bien infini.

BLÉPYRUS.

Qu'a-t-on décidé à la fin ?

CHRÉMÈS. . !

Qu'on leur livrerait l'administration de la république, j puisqu'aussi bien c'était l'unique nouveauté dont on ne se ] fût pas encore avisé à Athènes. l

BLÉPYRUS. I

Et Ton a porté ce décret ? \

CHRÉMÈS.

��Rien de plus sûr.

��BLEPYRUS.

Et les femmes voiit être chargées de tout ce qui était confié aux soins des hommes ?

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 383

CHREMES.

Oui, vraiment.

BLÉPYRUS.

Et jo n'irai plus au tribunal, ce sera ma femme.

CHREMES.

Ce ne sera pas toi non plus qui, dorénavant, élèveras tes enfants : ce sera ta femme.

BLÉPYRUS.

Et ce ne sera plus à môî de soupirer dès la pointe du jour?

CHREMES.

Non, par Jupiter ; tout cela sera à la charge des fem- mes ; pour toi, tu resteras sans soucis et les bràs croisés à la maison, et tu y prendras toutes tes aises.

BLÉPYRUS.

Il n'y a qu'une chose à craindre : une fois qu'elles au- ront les rênes du gouvernement, c'est qu'elles nous for- cent à

CHRÊMES.

A quoi?

BLÉPYRUS.

A les caresser jour et nuit.

CHREMES.

Et si nous ne pouvons pas ?

BLÉPYRUS.

Elles nous feront jeûner.

!

CHREMES.

Pour toi, morbleu, fais en sorte de ne pas jeûner et de les bien servir.

u. 22

�� � 3ûO THÉÂTRE D'ARISTOPIIAlN'K.

BLÉPYRUS.

Il n'y a rien de plus désagréable que de faire quelque] chose à contre-cœur.

CIIRÉMÈS.

Mais si le bien de la république l'exige, il faut que tous f les hommes se prêtent à cela. Car il y a longtemps que | nos pères ont dit que nos décrets les plus impertinents | nous tournaient à bien. Et plaise uu ciel qu'il en soit ainsi; î oui, qu'ils tournent à bien, je vous en prie, ô Pallaset| tous les autres dieux. Mais je m'en vais. Adieu.

BLÉPYRUS.

Adieu, Chrêmes. ;

LE CHŒUR.

Allez, avancez; peut-être y a-t-il quelque homme qui nous suit? Retournez-vous et regardez. Il y a ici beau- coup de gens fins et rusés, ainsi prenez bien garde que quelqu'un n'observe, par derrière, notre déguisement. Appuyez, avec bruit, vos pieds en marchant. Que nous soyons à jamais déshonorées, si les hommes pénètrent nos desseins. C'est pourquoi ceignez-vous, jetez les yeux de ce côté-ci et de ce côté-là vers la droite, de peur que | cette aventure-ci ne nous tourne à mal. Mais hâtons-nous. | Nous voilà tout près de l'endroit d'où nous sommes par- | ties pour aller à l'assemblée, et déjà l'on voit la maison l de notre chef, qui a enfanté ce noble projet agréé des \ citoyens. Nous n'avons donc aucun motif de différer et j d'attendre; en gardant plus longtemps nos barbes à nos - mentons, quelqu'un pourrait nous apercevoir et s'immis- ] cer au milieu de nous. Ainsi retirez-vous à l'ombre, der- 1 rière ce mur, et, en regardant de côté, changez votre 5

�� � �L'ASSEl^LEE DES FEMMES. S37

costume et habillez-vous comme vous l'étiez auparavant, et ne traînez pas^ car nous allons voir tout à l'heure notre générale revenir de l'assemblée. Que tout le monde se hâte, et rougissez donc d'avoir encore votre barbe, sur- tout à la vue de celles-ci qui viennent vêtues dopuis long- temps comme à leur ordinaire.

LES MÊMES, PRAXAGORA.

PRAXAGORA.

Mes amies, tout ce que nous avions projeté, nous a réussi à merveille. Mettez donc bas au plus vite vos manteaux, avant que quelque homme nous aperçoive. Quittez cette chaussure d'homme, déliez ces courroies laconiennes: laissez vos bâtons. Allons, toi, m'amie, ar- range ces femmes; pour moi, je veux me glisser dans ma maison, et, sans être aperçue de mon mari, remellrc son manteau où je l'ai pris, ainsi quo tout ce que j'ai em- porté avec moi.

LZl GIIOZUR.

Tout est disposé comme tu l'as ordonné. C'est à loi maintenant à nous apprendre par quels moyens nos ser- vices pourront t'ètre utiles. Nous savons parfaitement que nous n'avons jamais rencontré aucune femme plus habile que toi.

r-?;AAAGOBA.

Attendez un peu, afin que je prenne vos avis sur la ma- nière de conduire l'administration dont on vient de OO charger. J'ai toujours eu à me louer de votre courage ail milieu des troubles, et dans les plus fortes crises.

im CnOEUR.

(Lacune.)

�� � 388 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

BLÉPYRUS, PRAXAGORA, LE CHŒUR,

BLÉPYRUS.

Hé, d'où viens-tu, Praxagora ?

PRAXAGORA.

Qu est-ce que cela te fait, mon ami ?

BLÉPYRUS.

Qu'est-ce que cela me fait ? Quelle sotte question t

PRAXAGORA.

Tu ne vas pas me dire sans doute qu'il s'agit d'un amant.

PLÉPYUUS.

Non, peut-être pas d'un seul.

PRAXAGORA.

Tu peux m'examiner sur ce point.

BLÉPYRUS.

Comment ?

PRAXAGORA.

Vois, si ma tête répand l'odeur de quelque parfum. i

BLÉPYRUS. 'i

Quoi donc ? Une femme ne se prête-t-elle jamais à la | galanterie sans être parfumée. |

PRAXAGORA, i

Non pas moi, certes. i

BLÉPYRUS. I

Pourquoi es-tu donc sortie si matin, et où as-tu été l avec mon manteau ? i

PRAXAGORA. \

Une femme de mes amies, se trouvant en travail d'en- ] faut cette nuit, m'a fait appeler. i

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 389

��W

1^^ BLÉPYRUS.

Et bien, tu ne pouvais pas, avant dé sortir, m'en faire part?

PRAXAGORA.

Cette femme, qui était près d'aecoucher, exigeait que je fisse diligence.

BLÉPYRUS.

Mais au moins tu aurais pu me le dire. Oh ! il y a quel- que chose là-dessous.

PRAXAGORA.

Il n'y a rien, j'en jure par les déesses. J'y ai été comme je me suis trouvée au moment où celle qui m'envoyait quérir me faisait prier d'aller auprès d'elle le plus promp- temcnt possible.

BLÉPYRUS.

Ne pouvais-tu donc pas prendre tes vêtements? Au lieu de cela, tu m'as ôté les miens et tu t'es contentée de jeter sur moi ta casaque; tu t'es ainsi en allée, en m'aban- donnant comme un mort^ si ce n'est que tu ne m'as ni couronné, ni laissé de lampe.

PRAXAGORA.

Il faisait froid, et je suis délicate et un peu incom- modée; c'est ce qui m'a fait prendre tout cela pour me tenir chaudement; pour toi, mon mari, je t'ai laissé dans ton lit avec une bonne chaleur.

BLÉPYRUS.

Mes souliers laconiens ont été de la partie, ainsi que mon bâton.

PRAXAGORA.

Pour conserver le manteau, j'ai pris ta chaussure au lieu de la mienne, et, à ton exemple, je faisais »du bruit n. 22'

�� � 390 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

avec mes pieds en marchant, je faisais aussi résonner ;

mon bâton sur les pierres. ]

BLÉPYRUS. j

Sais-tu bien que tu as perdu un setier de blé, que j'au- '

rais eu, si je me fusse trouvé à l'assemblée I j

PRAXAGORA. tj

Ne te tracasse pas pour cela ; elle a fait un gros garçon, j

BLÉPYRUS. ii

L'assemblée ? |

PRAXAGORA. é

Eh! parbleu non; cette femme que j'ai été assister.

BLÉPYRUS.

Eh I oui, par Jupiter. Tu ne te rappelles pas que je te l'ai dit hier?

PRAXAGORA.

Ah, je m'en souviens à présent.

BLÉPYRUS. j

Tu ne sais donc rien des délibérations qui y ont été i

prises ? ]

PRAXAGORA. ]

En vérité, je n'en sais pas le premier mot. l

BLÉPYRUS. \

Assieds-toi là et réjouis-toi. On dit que l'administration \ de la république est confiée à vous autres.

PRAXAGORA. ;

Pour quoi faire ? Pour que nous filions ? ■

BLÉPYRUS. i

Eh, non, du tout. Mais pour que vous gouverniez,

PRAXAGORA*

Quoi? i

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 391

BLÊPYRUS.

Tout ce qui concerne la république d'Athènes.

PRAXAGORA.

Par Vénus, cette ville jouira donc dorénavant d'une félicité parfaite.

BLÊPYRUS.

Comment cela ?

PRAXAGORA.

Pour mille raisons. Les hommes audacieux ne la dés- honoreront plus par des actions honteuses et criantes; plus de faux témoignages, plus de délations, plus de

BLÊPYRUS.

Au nom des dieux, ne faites pas cela, et n'allez pas m'ôter le pain.

LE CHŒUR.

Mon cher ami, laisse-la dire.

PRAXAGORA.

... Plus de voleurs, plus d'envieux du bien de leurs voi- sins, plus de gens sans vêtements, sans ressources pour vivre, plus d'outrages, plus de possibilité d'arracher tou- jours de nouveaux gages aux débiteurs.

LE CHŒUR.

Voilà, par Neptune, de grandes promesses, si on les tient.

PRAXAGORA.

Mais je me charge de les réaliser, au point que toi-même tu m'en rendras bon témoignage, et que lui n'aura rien à répliquer.

LE CHŒUR.

Voici enfin le moment oh il faut que ton grand sens et tes pensers philosophiques s'évertuent, puisque tu con-

�� � 392 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

nais les moyens d'être utile aux femmes, tes amies. C'est pour le bien commun qu'il faut exercer cet art de parler, capable de faire briller un peuple civilisé par toutes les prospérités infinies qu'on peut goûter dans la vie, et de prouver ce que vaut l'occasion. Car notre république a besoin de quelque système sagement combiné. Exécute donc aujourd'hui ce qui n'a jamais été fait, ni connu au- paravant. Aussi bien, nos citoyens se lassent de revoir plusieurs fois la même chose. Mais ne tarde pas davan- tage; développe au contraire tes idées. Les spectateurs n'aiment rien tant que d'arriver promptement au fait.

PRAXAGORA.

Je me flatte de proposer des plans avantageux aux spectateurs, pourvu que leur prévention en faveur de leur ancienne constitution ne les empêche pas de goûter des idées neuves. Et c'est ce que je redoute le plus.

BLÉPYRUS.

Aie toute confiance dans leur goût pour les nouveautés. Car nous n'avons rien tant à cœur que de courir après et de rejeter les vieilles coutumes.

PRAXAGORA.

Qu'aucun de vous ne me contredise, ni ne me ques tienne avant d'avoir saisi mon nouveau plan et d'en avoir entendu l'exposition. Je pose d'abord pour principe qu'il faut que toutes choses soient en commun, que tout le monde ait part à tout et vive de la même manière, en sorte que l'un ne soit pas riche et l'autre misérable ; que celui-ci n'ait pas des possessions immenses et celui-là à peine de quoi l'enterrer. Qu'on ne voie pas dans une | maison une suite monstrueuse d'esclaves, et ailleurs pas j

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES, 393

un seul serviteur. Je veux enfin que la nourriture soit commune et la même pour tous.

•BLÉPYRUS,

Comment la nourritnre sera-t-elle commune à tous?

PRAXAGORA.

Tu mangeras de la crotte le premier *. i

BLÉPYRUS.

Cela sera aussi en commun ?

PRAXAGORA

Eh, certes, ce n'est pas ce que je veux dire; mais tu m'as mterrompu. Voici donc ce que je voulais dire : je rendrai communs à tous tous les héritages, tout l'argent. Avec tous ces biens réunis en commun, nous vous nour- rirons vous tous, nous distribuerons, nous économiserons et nous ne perdrons pas de vue notre plan.

BLÉPYRUS.

Mais, celui qui ne possède point d'héritage, qui n'a que de l'argent, des dariques et d'autres richesses inconnues...

PRAXAGORA.

Il les apportera à la masse, et celui qui les cachera, sera parjure.

BLÉPYRUS.

Bah, n'est-ce pas en se parjurant qu'il l'aura gagné?

PRAXAGORA.

Mais cela ne lui sera d'aucune utilité,

BLÉPYRUS.

Pourquoi donc?

• Comedes stercus. (Brunck.) Proverbe u&ité parmi le peuple contre ceux qui ioterrompent quelqu'un qui parle. (Bf.ottieh.)

�� � 394 THÉÂTRE D’ARISTOPHANE. \

PRAXAGORA.

j

C’est que personne n’aura plus lieu de craindre îa i pauvreté. Tout sera commun à tous : pain, salaison, gCi- j teaux, tuniques, vin, couronnes et pois. Ainsi que gagne- {| rait celui qui n’apporterait pas à la masse communs? :| Voyons, dis ce que tu en penses. 1

��BLEPYRUS.

Mais, est-ce que, parmi les plus grands voleurs, on ne J^ compte pas aujourd’hui ceux qui ont tout cela en abon- i dance?

PRAXAGORA.

Cela était bon autrefois, mon ami, quand nous vivions sous l’ancien régime; maintenant, au contraire, qu’on aura dans cette communauté toutes les ressources pour la vie, que ferait-on des biens particuliers auxquels on serait attaché?

BLEPYRUS. I

Si quelqu’un rencontre une jeune fille qui lui plaise, et j qu’il veuille l’entretenir en cachette, il aura de quoi lui ] donner avec les économies qu’il aura faites, et, tout en l passant la nuit avec elle, il n’en participera pas moins ] aux biens de la communauté. j

PRAXAGORA. î

Mais cela lui sera permis sans qu’il lui en coûte rien. 1 Car, dans mon plan, les femmes seront communes, et au- ! ront des enfants de qui elles voudront. ]

i BLEPYRUS. \

I^Iais sî tous les hommes veulent avoir la plus belle ’ d’entre elles et demandent à coucher avec elle ? I

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 395

rnAXAGORA.

Les plus laides et les plus hideuses seront près des plus jolies, et quiconque voudra quelqu'une de celles-ci, s'a- dressera d'abord à une laide.

ELÉPYRUS.

Mais comment î e nous arriverait-il pas, à nous autres vieillards, si nous avons affaire avec les plus laides, d*cîrc sur les dents avant d'en venir où nous voudrions?

raAX AGORA.

Les jolies ne feront pas les difficiles.

BLÉPYRUS»

Pour quel sujet?

PRAXAGORA.

Que tu es bon ! Ne crains pas, elles ne feront pas les difficiles.

BLÉPYRUS.

Pourquoi, te dis-je ?

PRAXAGORA.

Pour avoir du plaisir. Voilà donc la loi h laquelle tu seras assujetti; celle qui nous est imposée n'est pas moitis sage. On a pris des arrangements sûrs, pour qu'aucune femme ne soit délaissée. ,

BLÉPYRUS.

Mais les hommes, comment feront-ils? Car les femmes exclueront de chez elles les hommes difformes, laids, et n'accueilleront que les beaux garçons.

PRAXAGORA.

Les laides épieront les beaux garçons, quand ils re viennent de souper; et les plus laids parmi les hommes

�� � 396 THÉÂTRE D'ARISTOPHAKG. H

furèteront dans le marché et dans les lieux publics, et i aucune femme ne pourra donner des droits sur elle aux. J beaux hommes, avant de s'être prêtée aux vœux des laids| et des camus. 1

BLÉPYRUS.

Ainsi Lysicrate relèvera son nez avec fierté, aussi bieii| que les plus beaux jeunes gens.

PRAXAGORA.

Oui, par Apollon. Ce décret est des plus populaires, el ce sera un vrai rabat-joie pour ces jeunes galants quL| portent des anneaux, lorsqu'un vieillard leur dira : « Hé, hé I jeune homme, cède le pas au plus âgé, et attends que j'aie achevé; je te permettrai de te présenter après moi.

BLÉPYRUS.

Mais, en vivant ainsi, comment sera-t-il possible à cha- cun de reconnaître ses enfants ?

PRAXAGORA.

Pourquoi les reconnaître? Les enfants regarderont] comme leurs pères tous ceux qui seront les plus avancés ea| âge? J

BLÉPYRUS.

Gare dorénavant à tout vieillard : ils l'étoufferont bel] et bien, faute de le connaître, puisqu'ils n'épargnent pasi même celui qu'ils reconnaissent pour leur père. Eh quoi?J Comment se fera-t-il qu'ils n'outrageront pas leur père,i quand il leur sera inconnu ? •

PRAXAGORA. j

Quiconque se trouvera là, saura bien y mettre ordre.- Autrefois les enfants se souciaient fort peu des autres; pères et des coups qu'on pouvait leur donner. Maintenant,;

�� � L'ASSEMBLEE DES FEMMES. 3&7

au contraire, dos qu'un vieillard sera battu, chacun, crai- gnant pour son propre père, s'opposera à tout outrage de cette nature.

ELÎIPYaUS,

Tout cela est fort joliment dit : il ne me ferait cepen- dant pas plaisir de voir un Épicure ou un Leucoiophe m'appeler son pcro.

PRAXAGORA.

Mais il y a quelque chose de bien plus fâcheux.

BLÉPYRUS.

Ile quoi?

PRAXAGORA.

Si Aristyllus venait t'embrasser, en l'appelant son père.

BLÉPYRUS.

Ah, certes, il lui en cuirait, et il s'en repentirait.

PRAXAGORA.

Eh bien, tu sentirais la menthe. Au surplus, il est né bien avant que le décret soit porté; ainsi c'est craindre vainement qu'il ne t'embrasse.

BLÉPYRUS.

J'en serais, certes, très offensé. Mais, qui cultivera la terre ?

PRAXAGORA.

Les esclaves. Pour toi, tu n'auras d'autre chose à pen- ser qu'à te rendre au souper, quand l'ombre dans le ca- dran solaire sera parvenue au dixième degré, après, tou- tefois, t'être bien lavé et parfumé.

BLÉPYRUS.

Et les vêtements? Je voudrais savoir comment on se les procurera dans ton système.

lî- 23

��i

�� � 398 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE* ;

PRAXAGORA.

Tu te serviras de ceux que tu as à présent; nous t'en ferons d'autres pour la suite.

BLÉPYRUS j

Encore une question. Si un citoyen est condamné en justice à payer l'amende, d'où prendra-t-il de quoi payer? Car il n'est pas naturel de tirer ce paiement du trésoç public. I

PRAXAGORA.

Mais d'abord il n'y aura plus de procès.

BLÉPYRUS.

Oh l que cela fera du tort à bien du monde i

PRAXAGORA.

C'est un décret qui m'a paru nécessaire. Car, ô moil| ami, pour quelle raison y aurait-il des procès? l

BLÉPYRUS. I

Eh! par Apollon, pour bien des raisons; pour celle-li ci, par exemple : Si quelqu'un s'avise de nier ce qu'il doit.^

PRAXAGORA, J

Mais, tout étant en commun, où prendrait-on de l'ar-l gent pour le prêter à intérêt? Ce serait évidemment un vol.:j

BLÉPYRUS. ;

Par Gérés, tu donnes là d'excellentes raisons. Explique- ; moi donc ceci : avec quoi payera-t-on l'amende à laquelle J on aura été condamné pour avoir, dans un moment | d'ivresse, frappé quelqu'un qu'on aura rencontré? Je] crois que ceci t'embarrasse. |

PRAXAGORA.

On sera privé du gâteau qu'on devait manger. L'a

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 390

gresseiir, réduit à cette privation et le ventre à jeun, se gardera bien d'insulter par la suite.

BLÉPYRUS.

Il n'y aura pas de voleurs non plus ?

PRAXAGORA.

Que volerait-on, puisqu'on aura droit à tout?

BLÉPYRUS.

Il n'y aura plus de ces détrousseurs nocturnes.

PRAXAGORA.

Non, certes, que tu couches chez toi, ou dehors, il n'y aura aucun danger, car tout le monde aura de quoi vivre. Si quelque voleur veut dépouiller une personne de ses vêtements, elle les cédera sans répugnance; qu'aurait- elle besoin de résister ? Elle est assurée que la commune lui en donnera de meilleurs.

BLÉPYRUS.

Les hommes ne joueront plus aux dés?

PRAXAGORA.

Quel profit pourrait-on s'en promettre « 

BLÉPYRUS.

Quelle sera la manière de vivre ? ■

PRAXAGORA.

Elle sera commune à tous. Je veux que la ville so.i comme une seule et même maison, où tout se réunira à un centre commun, de manière qu'on ira librement de l'un chez l'autre.

» BLÉPYRUS.

�� � 400 THÉATHé: D'ARISTOPHANE.

TRAXAGORA.

Les tribunaux et les portiques seront convertis en salles à manger pour de nombreuses assemblées,

BLÉPYRUS.

A quoi servira la tribune ?

PRAXAGORA.

On placera dessus des cratères et des cruches d'eau; on y verra des enfants qui publieront les hauts faits des grands hommes distingués à la guerre et le déshonneur des gens lâches, s'il y en a, pour que la honte les éloigne du festin.

BLÉPYRUS.

Par Apollon, ce sera charmant. Et où mettras-tu les petites urnes qui servent à tirer au sort ?

PRAXAGORA.

Elles seront dans le forum; c'est là que, debout, près de la statue d'Harmodius, je tirerai pour tout le monde au sort, jusqu'à ce que chacun s'en aille avec gaieté dans l'endroit où, d'après la lettre sortie pour lui, il saura qu'il doit prendre son repas. Le héraut les nommera haute- ment. Ceux qui appartiendront à la lettre Bêta iront man- ger au portique Basiléion; ceux qui seront sous la déno- mination du Thêta se rendront au portique, dont le nom commence par cette lettre ; de même ceux qui seront au Kappa s'assembleront au portique aux farines,

BLÉPYRUS.

Pour qu'ils s'y gorgent de froment ?

PRAXAGORA.

Parbleu non, mais ils auront tout ce qu'il faut pour souper.

�� � L’ASSEMBLÉE DES FEMMES 401

BLÉPYRUS.

Celui à qui le sort des lettres n’aura assigné aucune table sera éconduit de partout.

PRAXAGORA.

Nullement. Tout le monde aura de tout en abondance, au point que chacun, avec sa torche et le front ceint de sa couronne, se retirera bien ivre chez lui. De plus, les femmes iront à sa rencontre dans les carrefours et lui di- ront : « Viens ici, il y a une jolie fille chez nous. — Viens chez moi, leur criera une autre femme du plus haut de ses appartements, j’en ai une des plus belles et des plus blanches; il te faudra auparavant me montrer ce que tu sais faire. » Les plus laides, qui seront à la poursuite des beaux et jeunes garçons, leur tiendront à peu près ces propos : « Hé, hé 1 où vas-tu ? Tu ne gagneras absolu- ment rien à aller par là ; la loi veut que tu ne sois admis chez les jolies qu’après les hommes laids et camus, ainsi reste dans le vestibule, où tu te livreras sur toi-même à ton goût pervers’. Or ça, dis-moi donc, tout cela est-il de ton goût ?

BLÉPYRUS.

Tout à fait.

PRAXAGORA.

Je vais, en conséquence, aller m’établir sur la place pour y recevoir les biens qu’on va déposer en faveur de la communauté, d’après le décret que je ferai publier par une femme qui aura la voix forte. Ayant été mise à la tête de la république, je ne puis me dispenser de tous ces

  • Rien de plus commun, chez les anciens, que ce vice infâme et

caché, fruit de l’esclavage. Le malheureux, chargé de chaînes, pré- férait s’exténuer, s’énerver ainsi plutôt que de donner la vie à un être destiné aux mêmes malheurs que lui. (B.j

�� � 402 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

soins. Il faut en outre que je prépare les repas, pour que l'on commence dès aujourd'hui à manger en commun.

BLÉPYRUS.

Dès aujourd'hui nous nous réunirons pour banqueter ensemble ?

PRAXAGORA.

Je te le promets. Je veux aussi détruire Tespèce des filles de joie et réprimer leur commerce.

BLÉPYRUS

Pourquoi?

PRAXAGORA.

La raison en est claire : c'est pour que nous puissions cueillir la fleur des jeunes gens. Il ne convient pas que des esclaves attifées nous enlèvent les jouissances faites pour les femmes comme il faut; qu'elles aillent se jouer avec les esclaves, et que, pour leur plaire, elles s'épilent tant qu'elles voudront.

BLÉPYRUS.

Va donc; je marcherai, si tu le veux bien, à tes côtés, pour attirer tous les regards des passants sur moi et en- tendre dire : t Voyez le mari de notre gouvernante. »

(Il y avait ici un chœur qui est perdu,)

PREMIER CITOYEN, prêt a mettre ses biens en commun, DEUXIÈME CITOYEN , qui se refuse a l'imiter.

LE PREMIER CITOYEN.

Je vais disposer mes meubles pour les porter au forum et passer en revue tout ce que je possède. Allons, mon beau crible, sors joliment le premier de tous, tu feras les fonctions d3 canéphore, toi qui as passé un si ^rand

�� � �L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 403

nombre de mes sacs. Où es-tu, porte-ombrelle * ? Sors, ô marmite. Tu es si noire que tu ne le serais pas davantage quand tu aurais servi à cuire les drogues dont Lysicrate peint ses cheveux blancs; tiens-toi près d'elle, mon petit miroir; apporte ici la cruche, hydriaphore ^, et toi, ô chanteuse, approche ici, toi qui, en me donnant des au- bades, m'as souvent réveillé, pour que j'allasse à l'assem- blée par une nuit affreuse. Que quelqu'un, prenant la ruche, apporte le miel. Place ici près les branches d'oli- vier; qu'on sorte aussi les deux trépieds et le bocal d'huile ; laisse les petits pots et les autres vases de peu de valeur.

DEUXIÈME CITOYEN.

Quoi donc! Irai-je livrer ce qui m'appartient? Il fau- drait, parbleu, que je fusse un bien pauvre homme et d'un bien petit esprit. Non, je n'en ferai rien, j'en jure par Neptune. Mais j'examinerai souvent et pèserai atten- tivement ces décrets. Je ne livrerai pas imprudemment et sans espoir d'aucun avantage le fruit de mes sueurs et de mes pénibles épargnes, avant de m'étre bien assuré de tout ce que cela doit devenir. (Au premier homme) : Hé, hé 1 voisin, que signifient ces meubles? Vas-tu loger dans une autre maison ? Pourquoi tout ce déménagement ? Ou bien vas-tu mettre tes meubles en gage ?

LE PREMIER CITOYEN,

Point du tout.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Pourquoi tout cela est-il exposé dans un si bel ordre? Est-ce un étalage que tu prépares pour le crieur Hiéron?

  • Les canéphores étaient suivies d'un esclave qui portait une om-

brelle pour les abriter du soleil.

  • On appelait hydriaphores (porteuses de cruches) les femmes des

métèques qui aux processions portaient des cruches d'eau.

�� � 404 THÉÂTRE D'ARISTOPIIANi:.

LE PREMIER CITOYEN.

Eh non I par Jupiter. Mais je vais porter tout cela aiif forum, pour me conformer au décret porte l ^

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Tu vas les porter.

LE PREMIER CITOYEN»

Oui, oui.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Par Jupiter sauveur, tu es donc bien malheureux.

LB PREMIER CITOYEN.

Comment ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Comment? C'est bien simple.

LE PREMIER CITOYEN.

Hé quoi? Ne faut-il pas obéir aux lois?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Auxquelles, nigaud?

LE PREMIER CITOYEN.

A celles qu'on vient de porter.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Qu'on vient de porter ? Oh, que tu es bête )

LE PREMIER CITOYEN.

Bête?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Pourquoi non? Que dis-je, tu es le plus fou des hommes. I

LE PREMIER CITOYEN. j

Pour me conformer au décret porté? Mais il est d'unJ honnête homme d'être des premiers à exécuter les ordres! revêtus de l'autorité du gouvernement. 1

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 405

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Oui, d'un écervelé.

LE PREMIER CITOYEN.

Tu ne te disposes donc pas à déposer ce que tu as ?

i LE DEUXIÈME CITOYEN.

Je m'en garderai bien, avant de voir comment le peuple x)rendra ces changements.

LE PREMIER CITOYEN.

Que verras-tu autre chose, sinon que tout le monde est prêt à porter ce qu'il possède ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Si je l'avais vu, je le croirais.

LE PREMIER CITOYEN.

On ne voit que cela par les rues.

LE DEUXIÈME CITOYEN,

On ne verra que cela.

LE PREMIER CITOYEN.

Chacun, chargé de paquets sur les épaules, dit qu'il va déposer.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Il le dira.

LE PREMIER CITOYEN.

Tu m'assommes de ne vouloir t'en rapporter h aucun d'eux.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Ils sont aussi incrédules que moi.

LE PREMIER CITOYEN.

Que Jupiter le confonde.

�� � 406 THEATRE D'ARISTOPHANK.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Oui, ils seront confondus. Penses-tu qu'un citoyen qui aura seulement un soupçon de bon sens ira porter là son bien? Ce n'est point dans nos mœurs; non, par Jupiter, nous aimons mieux prendre, et les dieux n'en usent pas autrement : c'est ce que la position de leurs mains fait assez connaître. Les statues, en effet, auxquelles nous adressons nos prières pour en obtenir des grâces, ont les mains étendues et disposées, non pour donner, mais pour recevoir.

LE PREMIER CITOYEN.

Allons, laisse-moi faire mon devoir : il faut que j'at- tache tout cela. Où est ma courroie ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Quoi donc? Tu portes tout cela, en vérité?

LE PREMIER CITOYEN.

Oui, sans doute, et c'est uniquement pour cela que je mets ensemble ces deux trépieds.

LE DEUXIÈME CITOYEN,

Oh, quelle extravagance î Tu n'attendras pas ce que ^feront les autres, et alors

LE PREMIER CITOYEN.

Que faire alors ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Patienter encore et temporiser encore après cela,

LE PREMIER CITOYEN,

Et pourquoi donc ?

CE DEUXIÈME CITOYEN.

Ne peut-il pas survenir un tremblement de terre, quel»

�� � ^^m I/ASSEMBLEE DES FEMMES. 407

^Hue météore de mauvais augure ne peut-il pas paraître? Qu'une belette vienne h passer, chacun, ô mon sot, ne cessera-t-il pas de porter ses biens sur la place ?

LE PREMIER CITOYEN.

Parbleu, ce serait fort drôle, si, pour attendre, je n'a- vais pas où déposer tout cela.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Crains plutôt de ne savoir pas où tu le retrouveras. Sois tranquille, tu pourras toujours le porter, fusses-tu au dernier moment.

LE PREMIER CITOYEN.

Comment ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Je connais bien nos concitoyens ; ils sont très prompts à faire des décrets, et ils refusent ensuite de les mettre à exécution.

LB PREMIER CITOYEN.

Ils porteront leurs biens, mon ami.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

S'ils ne les portent pas, qu'en arrivera-t-il ?

LE PREMIER CITOYEN.

Je te dis qu'ils les porteront.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

S'ils ne les portent pas, qu'en arrivera-t-il ?

LE PREMIER CITOYEN.

Nous les y forcerons.

LE DEUXIÈME CITOYEN,

S'ils sont les plus forts, qu'en arrivera-t-il?

�� � ^

��403 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

LE PREMIER CITOYEN.

Je m'en irai, en saisissant mes effets.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

S'ils les vendent, qu'en arrivera-t-il "î

LE PREMIER CITOYEN.

Puisses-tu crever *

LE DEUXIÈxME CITOYEN.

Si je crève, qu'en arrivera-t-il ?

LE PREMIER CITOYEN.

Ce sera bien fait.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Tu voudras encore aller déposer ?

LE PREMIER CITOYEN.

Moi, oui, et je vois mes voisins qui portent ce qu'ils ont.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Antisthène, n'est-ce pas, portera ses effets? Lui qui aimerait mieux passer plus de trente jours à pousser une | selle, plutôt que de déposer son cas. |

LE PREMIER CITOYEN, |

Malheureux ! |

LE DEUXIÈME CITOYEN. |

Callimachus, ce chef de chœur, portera-t-il à la com- j munauté quelque chose de plus que Gallias? Cet homme- i ci en sera cei'tainement la dupe. ]

LE PREMIER CITOYEN. ]

Tu dis là des impertinences, ]

LE DEUXIÈME CITOYEN. ]

Quoi, des impertinences? Comme si je ne voyais pas '.

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 40J

tous les jours des décrets de cette espèce. Ne te rappelles- tu pas celui qui a été fait sur le sel?

LE PREMIER CITOYEN.

Je me le rappelle.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Et cet autre qu'on a porté au sujet des monnaies de cuivre? T'en souviens-tu?

LE PREMIER GlTOYENi

Ah ! trop, morbleu ! GeUe nouvelle monnaie m'a bien fait tort. Car un beau jour ayant vendu des raisins, je m'en revins avec la bouche toute pleine de drachmes de cuivre ; peu après, je fus au marché pour acheter de la farine : au moment où je tenais mon sac ouvert pour la recevoir, le héraut a publié : a Que personne ne reçoive désormais de pièces de cuivre : l'argent seul aura cours. *

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Eh quoi? Ne protestions-nous pas dernièrement que la république retirerait dans un instant cinq cents talents de ce quarantième qu'avait imaginé Euripide? Il n'y avait personne alors qui n'élevât l'administrateur aux nues. Mais, ensuite, les gens qui calculent plus attentivement, n'ayant vu dans ce projet qu'une tromperie, et cet impôt ne suffisant pas aux nécessités, Euripide finit par être le plastron de tout le monde.

LE PREMIER CITOYEN.

Mais, mon ami, les choses ne sont plus dans le même état. C'était bon autr^efois, quand les hommes gouver- naient ; mais aujourd'hui ce sont les femmes.

�� � 410 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Je me mettrai toujours en garde, j'en jure par Neptune, contre ces pisseuses.

LE PREMIER CITOYEN.

Je ne sais pourquoi tu plaisantes. Allons, esclave, prends ton bâton pour te charger.

LES MÊMES, LA FEMME-HÉRAUT.

LA FEMME-HÉRAUT.

Citoyens, accourez tous : voici le nouvel ordre de choses. Venez, hâtez-vous d'aller trouver notre prési- dente, pour que la fortune vous fasse connaître, quand vous aurez tiré au sort, quelle est la table qui vous est échue. Toutes sont prêtes et chargées de toutes sortes de mets excellents; les couvertures et les courtepointes sont sur les lits; des parfumeuses versent les vins dans des coupes et les disposent par ordre. Des tronçons de pois- son sont rôtis, les lièvres sont k la broche, les gâteaux sont pétris, les couronnes sont faites, le dessert est grillé. Des jeunes filles cuisent des marmites de farine de fèves ; au milieu d'elles, on voit Smée, avec son manteau de chevalier, occupé à essuyer les plats des femmes; un vieillard est déjà arrivé : il est vêtu d'une fine tunique et il est élégamment chaussé; il ne cesse de ricaner avec un jeune homme qui l'accompagne; son manteau est étendu à côté de lui sans précaution. Venez donc au plus vite, car celui qui porte la soupe n'attend plus que le mo- mtxit de la servir. Allons, préparez vos mâchoires.

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 411

LE DEUXIÈME CITOYEN.

I Je vais donc m'y rendre; aussi bien, que fais-je ici, jpuisque la république le veut ainsi ?

LE PREMIER CITOYEN.

Et OÙ iras-tu, toi qui n*as rien porté à la commune ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Au festin.

LE PREMIER CITOYEN.

Non, certes. Tu n'y seras pas admis, si ces femmes-là ont du cœur, avant d'avoir porté ce que tu possèdes.

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Mais je le porterai.

LE PREMIER CITOYEN.

Quand?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Mon ami, je ne causerai aucun retard

LE PREMIER CITOYEN.

Comment ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

C'est que je prétends que je ne serai pas le dernier à porter.

LE PREMIER CITOYEN.

Tu iras néanmoins, en attendant, prendre part aa festin ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Et que faire ? Tout homme sage doit s'efforcer d'être utile à la république.

LE PREMIER CITOYEN.

Si l'on t'en empêche, qu'en arrivera-t-il ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

J'irai tête baissée contre eux.

�� � 412 THEATRE D'ARISTOPHANE.

LE PREMIER CITOYEN,

Si on te frappe, qu'en arrivera-t-il ?

LE DEUXIÈME CITOYEN,

J'aurai recours à la justice.

LE PREMIER CITOYEN.

Si on se moque de toi, qu'en arrivera-t-il ?

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Je me tiendrai près des portes

LE PREMIER CITOXIIN.

Qu'y feras-tu, dis-moi !

LE DEUXIÈME CITOYEN.

Je prendrai les mets sur les plats qu'on portera.

LE PREMIER CITOYEN.

Vas-y donc le dernier. Pour vous, ô Simon et Parme- 1 non, prenez tout ce qui m'appartient là et portez-le. 1

LE DEUXIÈME CITOYEN. \

Permettez, je peux vous être utile en les aidant h porter. \

LE PREMIER CITOYEN. ;

Toi? Non, non. Car je craindrais que tu n'eusses Tau- \ dace de revendiquer ce que j'aurais donné à la prési- | dente. j

LE DEUXIÈME CITOYEN, à part.

Il faut donc, morbleu, que j'invente quelque ruse pour ] conserver ce qui m'appartient et pour avoir ma part, i d'une manière ou d'une autre, de tout ce qu'on met en ; commun. Ah 1 excellente idée : il faut aller bien vite me \ présenter au festin. (Il sort.)

�� � L'ASSEMBLEE DES FEMMES. m

��PREMIERE VIEILLE, UNE JEUNE FILLE.

PREMIÈRE VIEILLE, à part.

Eh bien donc, on ne voit point passer d'hommes? Il est cependant bien temps. Pour moi, je reste là sans rien faire, bien fardée, parée de ma robe jaune, chantonnant entre mes dents et sautillant, pour embrasser quelqu'un de ceux qui passeront. muses, descendez sur mes lèvres et inspirez-moi une chanson voluptueuse sur des airs joyeux.

LA JEUiNE FILLE.

Vieille sorcière, tu as mis le nez à la fenêtre avant moi. Tu croyais que, moi ne paraissant pas, tu vendangerais une vigne abandonnée et que tu attirerais quelqu'un par ton chant. Si cela pouvait te réussir, je chanterais de mon côté. Quoique ce soit un moyen un peu trop usé et quel- quefois fastidieux, il est cependant agréable et comique.

PREMIÈRE VIEILLE.

Eh bien, appelle ce joueur de flûte et va de côté avec lui. Hé, hé, mon petit ami, le joueur de flûte; apporte tes instruments et répète des airs dignes de loi et de moi. Qu'il vienne à moi celui qui veut goûter le vrai plaisir. La folle jeunesse n'y entend rien. Seules les femmes mûres savent vraiment aimer. Nulle ne s'attache plus que moi à l'ami qui me recherche; les autres sont des volages.

LA JEUNE FILLE.

Ne porte point envie à la jeunesse. Les belles jambes sont l'apanage de cet âge, ainsi que les seins bien arron- dis; pour toi, ô vieille, tu es arrangée et plâtrée en vrai bijou de la mort.

�� � 414 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE. |

PREMIÈRE VIEILLE. h

Puisses-tu, lorsque tu voudras prendre du plaisir, en | être empêchée par quelque incommodité, ou par la perte ^ de ton lit î Ou puisses-tu ne trouver qu'un serpent dans | ta couche et l'attirer dans ton sein, en voulant assouvir ta luxure ?

LA JEUNE FILLE.

Haï, haï! Que deviendrai-je ? Il ne me vient aucun amant : on me laisse là toute seule. Ma mère s'est en allée de son côté, et des autres, il ne m'en soucie guère. Al- lons, ô ma nourrice, je t'en prie, procure-moi Orthago- ras*, aide-moi, je t'en conjure.

PREMIÈRE VIEILLE.

La pauvre petite, elle s'agite déjà à la mode ionienne ; tu me parais aussi faire le lambda lesbien. Mais tu ne m'enlèveras jamais le plaisir que je me promets, et tu ne parviendras ni à me frustrer du droit de passer la pre- mière, ni à me supplanter.

LA JEUNE FILLE.

Chante tant que tu voudras et guette à ta fenêtre comme une chatte : personne n'ira chez toi, sans être entré chez moi.

PREMIÈRE VIEILLE.

C'est donc pour qu'on te jette dehors ?

LA JEUNE FILLE.

Ce serait fort étonnant, ô vieux cadavre,

PREMIÈRE VIEILLE.

Point du tout. t Inde signifîcatur mentula arrecto.

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 415

LA JEUNE FILLE.

Que peut dire une vieille décrépite ?

PREMIÈRE VIEILLE.

Ma vieillesse ne te fera pas de mal.

LA JEUNE FILLE.

Eh quoi donc ? Sera-ce plutôt ton fard et ta céruse ?

PREMIÈRE VIEILLE,

Pourquoi me parles-tu ?

LA JEUNE FILLE.

Pourquoi regardes-tu par la fenêtre ?

PREMIÈRE VIEILLE.

Moi ? Je chante toute seule à la louange de mon cher Épigène.

LA JEUNE FILLE.

Penses-tu avoir d'autre ami que Gérés ?

PREMIÈRE VIEILLE.

Épigène lui-même va t'en convaincre : tout à l'heure tu le verras arriver ; tiens, le voici.

LA JEUNE FILLE.

Il vient à toi, ô scélérate, sans aucun besoin.

PREMIÈRE VIEILLE.

Eh ! par Jupiter, petite peste, je te dis qu'il a besoin de moi,

LA JEUNE FILLE.

Au reste, lui-même va nous l'apprendre. Je me retire un peu.

PREMIÈRE VIEILLE.

Je me retire aussi pour que tu saches que je ne me suis pas trompée.

�� � 410 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

LES MEMLS, retirées derrière leurs fenêtres, UN JEUNE HOMME.

LE JEUNE HOMME.

Plût aux dieux que je pusse faire ma cour à une jeune fille, sans avoir auparavant à mériter les bonnes grâces | d'une camarde et d'une vieille; cela est insupportable I pour un homme libre. j

PBEMIÈRE VIEILLE, à part. ]

Ah, par Jupiter, tu m'en donneras bon gré mal gré; \

nous ne sommes .plus ici aux temps de Charixène ; il est « 

juste que l'on se conforme à la loi; nous vivons dans un \

État républicain. Mais je vais me retirer et épier toutes \

ses démarches. \

LE JEUNE HOMME. j

dieux, faites que j'aie les bonnes grâces de cette 1 jeune fille, chez qui les vœux les plus ardents me con- j duisent, maintenant que j'ai bien bu. \

LA JEUNE FILLE, à part, ttiais se montrant à la fenêtre, \

J'ai bien attrapé cette vieille sorcière : elle s'est retirée, \ bien persuadée que je resterais chez moi. I

LA VIEILLE, à part.

Mais c'est celui-là même dont je parlais. Viens ici, viens \

ici, mon cher ami, viens à moi. Approche et passe avec !

moi les plus délicieux moments. Je suis éprise de tes ^

beaux cheveux. Une passion effrénée me dévore. Permets- \

le, je t'en conjure, ô Amour, et fais qu il vienne partager \

ma couché. i

LE JEUNE HOMME. \

Viens à moi, viens à moi et descends m'ouvrir cette ;

�� � porte, ou je vais mourir étendu sur ce seuil. Je veux, ô ma douce amie, prendre près de toi les vifs ébats du plaisir. O Cypris, pourquoi me transporter ainsi pour elle ? Permets-le, je t’en conjure, ô Amour, et fais qu’elle vienne partager ma couche. Mais tout cela est faiblement exprimé, eu égard à ma position. Pour toi, ô mes délices, je t’en prie, ouvre-moi et embrasse-moi, car je languis pour l’amour de toi. toi qui m’es plus chère, même que le plus joli bijou d’or, ô rejeton de Cypris, favorite des muses, élève des grâces, minois voluptueux, ouvre et embrasse-moi, car je languis pour l’amour de toi.

PREMIÈRE VIEILLE.

Hé, hé, qu’as-tu à frapper ? Me veux-tu quelque chose ?

LE JEUNE HOMME.

Rien du tout.

PREMIÈRE VIEILLE.

Tu frappais cependant à la porte.

LE JEUNE HOMME.

Je veux plutôt mourir.

PREMIÈRE VIEILLE.

Qu’es-tu donc venu chercher avec ton flambeau ?

LE JEUNE HOMME.

Je suis venu chercher un Anaphlystien[16].

PREMIÈRE VIEILLE.

Lequel ?

LE JEUNE HOMME.

Ma foi celui qui voudra se prêter à tes goûts : c’est sans doute ce que tu attends. 418 THEATRE D'ARISTOPHANE.

PREMIÈRE VIEILLE.

Oui, par Vénus, c'est toi que j'attends, bon gré, mal gré.

LE JEUNE HOMME.

Mais nous n'examinons pas à présent les affaires qui ont plus de soixante ans : nous les remettons à un autre temps ; nous ne prononçons que sur celles qui n'ont pas plus de vingt ans *•

PREMIÈRE VIEILLE.

Cela était bon, mon bijou, dans le commencement de cette république; il est maintenant ordonné par la loi | qu'on produise nos pièces les premières. l

LE JEUNE HOMME. |

Bon pour qui le voudra, suivant la loi du jeu de dames. \

PREMIÈRE VIEILLE. \

Mais ce n'est pas suivant la loi du jeu de dames que tu prends part au festin. j

LE JEUNE HOMME. ;

Je ne sais ce que tu veux dire ; c'est à cette porte que i j'ai affaire.

PREMIÈRE VIEILLE.

Oui, après avoir d abord frappé à la mienne. ;

LE JEUNE HOMME.

Non, je n'ai pas besoin maintenant de vieux tamis. DEUXIÈME VIEILLE, LE MÊME JEUNE HOMME. ^ ;

i 1

DEUXIÈME VIEILLE.

]

Je sais que tu m'aimes ; tu es tout étonné de me trouver dehors ; allons, donne-moi ta bouche. •

  • Allusion aux lenteurs ruineuses de la chicane.

i

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 419

LE JEUNE HOMME.

Mais, malheureuse, je crains ton amant.

DEUXIEME VIEILLE.

Qui?

LE JEUNE HOMME.

Ce célèbre peintre.

DEUXIÈME VIEILLE.

Qui?

LE JEUNE HOMME.

Ce barbouilleur de lampes sépulcrales; rentre bien vite, de peur qu'il ne te voie à la porte.

DEUXIÈME VIEILLE.

Je vois ce que tu veux.

LE JEUNE HOMME.

Eh I par Jupiter, je vois aussi ce que tu veux.

DEUXIÈME VIEILLE.

Je jure par Vénus que je ne te lâcherai pas, puisque te voilà.

LE JEUNE HOMME.

Tu es folle, ma bonne vieille.

DEUXIÈME VIEILLE.

Tu plaisantes; tu viendras coucher avec moi.

LE JEUNE HOMME.

Qu'a-t-on besoin de crochets pour tirer des seaux d*un puits? Il suffit d'y descendre cette vieille pour les ac- crocher.

DEUXIÈME VIEILLE.

Ne fais pas tant le goguenard, pauvre diable; allons^ suis-moi dans ma chambre.

�� � 450 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

LE JEUNE HOMME.

Cela ne m'est point indispensable, h moins que tu n'aies payé pour moi l'impôt du cinq centième •.

DEUXIÈME VIEILLE.

Oh ! par Venus, viens toujours, car j'ai un plaisir in- croyable à sentir à mes côtés des jeunes gens comme toi.

LE JEUNE HOMME.

Pour moi, je souffre mortellement, quand il me faut \

courtiser tes pareilles, et rien ne pourra m'y contraindre. |

DEUXIÈME VIEILLE. l

Mais, par Jupiter, voici qui t'y forcera. ]

LE JEUNE HOMME, i

Qu'est-ce à dire? I

DEUXIÈME VIEILLE. l

Le décret qui t'oblige à venir chez moî# \

LE JEUNE HOMME. j

Lis-moi donc ce qu'il porte. \

DEUXIÈME VIEILLE. \

Le voici : Les femmes ont déclaré qu'aucun jeune ]

homme ne pourra jouir des faveurs d'une jeune fille \

avant d'avoir offert ses hommages à une vieille ; que tout ]

réfractaire à cette loi serait à la discrétion des femmes l

les plus âgées, qui le prendraient par son endroit sen- |

sible et le forceraient d'entrer. ■

LE JEUNE HOMME. \

Ah dieux f Je serai aujourd'hui un autre Procrusto ^ j

î

  • On suppose que cet impôt était payé par le maître sur la valeur i

supposée de son esclave. j

  • Plaisant jeu de mots à l'occasion d'un mot, prius subagitare, \

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 421

DEUXIÈME WEILLE.

Il faut obéir à nos lois.

LE JEUNE HOMME.

Mais si quelqu'un de ma tribu ou de mes amis venait me délivrer?

DEUXIÈME VIEILLE.

Bah, toute affaire au-dessus d'un mcdirane n'est plus du ressort d'un homme *.

LE JEUNE HOMME.

Ne peut-on récuser ?

DEUXIÈME VIEILLE.

Point de détours ici.

LE JEUNE HOMME.

Je me dirai marchand forain.

DEUXIÈME VIEILLE.

Il t'en cuira.

LE JEUNE HOMME.

Que dois-je faire ?

DEUXIÈME VIEILLE.

Me suivre par ici.

LE JEUNE HOMME.

Il le faut absolument.

DEUXIÈME VIEILLE.

Comme si Diomède l'avait ordonné '.

qui se trouve deux fois répété dans le décret ci-degsus. Procrustc, d'ailleurs, fut un insigne scélérat. (B.)

  • Les hommes étant dans la position des femmes, ils sont soumis

aux mêmes lois et conditions obsprvées ci-devant vis-à-vis des femmes, qui ne pouvaient contracter aucune obligation pour une valeur au-dessus d'un medimne d'orge, (b.)

  • Tyran qui forçait les étrangers de coucher avec ses filles, sous

peine d'être dévorés par ses chevaux.

II. 24

�� � 422 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE.

LE JEUiNE HOMME.

Étends donc d'abord un peu d'origan, casse quatre branches que tu mettras dessous, ceins ton front de ban- delettes, place les fioles à parfums et mets à la porte la coquille d'eau lustrale '.

DEUXIÈME VIEILLE.

Tu m'achèteras encore une couronne.

LE JEUNE HOMME.

Oui, certes, pourvu que tu vives encore quand les cierges seront consumés, car je pense que ce sera fait de toi, aussitôt que tu seras entrée.

LES MÊMES. LA JEUNE FILLE.

LA JEUNE FILLE.

Où le mènes-tu ?

DEUXIEME VIEILLE*

Chez moi, c'est pour moi.

LA JEUNE FILLE.

Mais c'est une folie, ce n'est pas ce qu'il te faut ; il n'a pas l'âge, il est trop jeune : tu serais plutôt sa mère que sa femme. Si on fait exécuter cette loi, on trouvera des (Edipes partout.

DEUXIÈME VIEILLE.

petite peste, c'est la jalousie qui te fait parler ainsi. Mais je m'en vengerai.

LE JEUNE HOMME.

Par Jupiter libérateur, tu m'as rendu là un grand ser

  • Tout ce cérémonial avait lieu pour l'exposilion des morts. L'ô-;

rigoQ est une plante aromatique sur laquelle ou étendait le cadavrei

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. 423

vice, ô ma charmante amie, en me délivrant de cette vieille. J'espère t'en témoigner ce soir ma reconnaissance, fort et ferme.

LES MÊMES, PREMIÈRE VIEILLE.

PREMIÈRE VIEILLE.

Hé, hé, où mènes-tu cet homme? La loi ne veut-elle pas qu'il vienne auparavant chez moi ?

LE JEUNE HOMME.

Ah, que je suis malheureux ! D'oii es-tu sortie, mé- chante bête ? Elle est bien pire que l'autre.

PREMIÈRE VIEILLE.

Passe par là.

LE JEUNE HOMME.

Ne souffre pas, je t'en supplie, que celte vieille m'en- traîne ainsi.

PREMIÈRE VIEILLE.

Mais ce n'est pas moi qui te fais aller : c'est la loi.

LE JEUNE HOMME.

Non, ce n'est pas toi ; mais c'est Empuse, le corps tout couvert d'ulcères purulents.

PREMIÈRE VIEILLE.

Allons, petit bijou, suis par là, promptement et sans raisonner.

LE JEUNE HOMME.

Ça donc, un instant..., permets... un besoin pressant..., je pourrai, avec ce délai, reprendre mes sens; sans cela, tu vas me voir devenir tout rouge de frayeur.

PREMIÈRE VIEILLE.

Patience, entre, et tu pourras te soulager chez moU

�� � î

��1

i

42i THÉÂTRE D'ARISTOPHANB. 1

LE JEUNE HOMME. ^

Je crains bien de faire plus que je ne veux. M^is je te | donnerai deux bonnes cautions.

PREMIÈRE VIEILLB.

Je n'en veux aucune.

LES MÊMES. TROISIÈME VIEILLE.

TROISIÈME VIEILLE.

Hé, hé ! toi, où vas-tu avec cette femme ?

LE JEUNE HOMME, saïis voir Cette troisième vieille.

Je ne vais pas, on me traîne. Mais, qui que tu sois, je prie les dieux qu'ils te comblent de biens, si tu me dé- livres de cette crise affreuse. (En apercevant celte troisième vieille.) Hercule ! Pan I Corybantes î Dioscures î Combien ce monstre-ci est plus horrible que cet autre ! Mais enfin, je vous prie, qu'est-ce que cela veut dire? Serait-ce une femme de singe, plâtrée de céruse, ou le spectre d'une vieille revenue du Tartare ?

TROISIÈME VIEILLE. |

Ne me plaisante pas; allons, viens par ici. i

PREMIÈRE VIEILLE. |

��Par ici, de mon côté !

TROISIÈME VIEILLE.

Jamais je ne te lâcherai.

PREMIÈRE VIEILLV.

Ni moi non plus.

LE JEUNE HOMME.

Vous m'écartelez, vieilles sorcières.

�� � L'ASSEMBLÉE DES FEMMES. i2j

PREMIÈRE VIEILLE.

La loi \eut que tu m'obéisses.

TROISIÈME VIEILLE.

Point du tout, s'il se trouve une autre vieille plus laide.

LE JEUNE HOMME.

Mais, ô vieilles, si vous me faites périr, comment irai- je après chez cette jolie petite-là ?

TROISIÈME VIEILLE.

C'est à toi à voir. En attendant, fais ma volonté.

LE JEUNE HOMME.

Quelle est celle de vous deux qui me rendra la liberté, quand je l'aurai satisfaite ?

PREMIÈRE VIEILLE.

Tu ne le sais pas ? Viens chez moi.

LE JEUNE HOMME,

Que cette autre-là me laisse donc.

TROISIÈME VIEILLE.

Eh non, viens au contraire chez moi.

LE JEUNE HOMME.

Eh bien, soit, si celle-ci me laisse aller.

PREMIÈRE VIEILLE.

Mais, par Jupiter, je ne te lâcherai pas.

TROISIÈME VIEILLE.

Ni moi non plus, je le jure.

LE JEUNE HOMME.

Vous seriez de méchantes batelières.

TROISIÈME VIEILLE.

Pourquoi?

n. 24*

�� � 420 THÉÂTRE D'ARISTOPHANE. %

LB JEUNE HOMME. j

Parce que vous arracheriez les membres des passagers, ^ en les tirant et de ci et de là, |

PREMIÈRE VIEILLE. ^

Viens ici sans rien dire. t

TROISIÈME VIEILLE. |

Non, par Jupiter, viens plutôt chez moi. |

LB JEUNE HOMME. ■!

Ainsi, je vois qu'afin de me conformer au décret de Cannonus, je serai contraint de me partager en deux pour vous satisfaire*. Mais enfin, comment pourra-t-il se faire que je vous mette toutes deux en mouvement comme deux rames,

PREMIÈRE VIEILLE.

Aisément, dès que tu auras mangé une marmite d'oi- gnons. I

LE JEUNE HOMME. *

i

Me voilà perdu ! Je sens qu'on m'approche de la porte. |

TROISIÈME VIEILLE. |

Ah, tu ne gagneras rien, car je vais entrer aussi. |

LE JEUNE HOMME. ]

Par tous les dieux, gardez-vous-en. Il vaut bien mieux ' n'avoir qu'un mal à supporter que d'en avoir deux. i

TROISIÈME VIEILLE. j

Non, par Hécate, que tu veuilles ou ne veuilles pas. ]

  • Cannonus avait ordonné que toutes les fois qu'il y aurait plu- «

sieurs personnes coupables du même crime, on discuterait le crime de chacun à part. C'est à cela qu'Aristophane fait ici allusion. ;

�� � �L'ASSEiMBLÉE DES FEMMES. 457

LE JEUNE HOiJME uux spectateurs, trois fois infortuné que je suis, puisque me voilà forcé d'être, pendant une nuit entière et un jour entier, le complaisant d'une vieille dégoûtante, et qu'après cela, j'aurai encore à en faire autant à l'égard d'une Phryné, dont la figure n'est qu'une plaie ! Ne suis-je donc pas bien malheureux ? Oui, par Jupiter libérateur, il faut que je sois le jouet des dieux et du sort pour être réduit à me communiquer à de pareilles bêtes. Souvenez-vous, au moins, s'il m'arrive quelque encombre, étant trop sou- vent obligé de tenir tête à ces affreuses libertines, de m'enterrer sous le seuil même de la porte; et pour celle qui aura survécu aux efforts que j'aurai faits pour elle, qu'on l'enduise de poix bouillante, qu'on garnisse les chevilles de ses pieds avec du plomb fondu, puis qu'on la place sur mon tombeau en guise de lampe.

UNE SERVANTE. LE CHŒUR.

LA SERVANTE.

Oh ! heureux le peuple attique t Oh t que je suis heureuse ! Oh 1 que ma maîtresse est encore bien plus heureuse ! Vous aussi êtes heureuses, vous toutes qui vous tenez à noire porte, et vous, voisins, et vous, habitants de notre tribu. Je suis heureuse comme eux, moi, simple servante, qui ai chargé ma tête de parfums. Jupiter, qu'ils sont délicieux ! Mais ce qui vaut encore mieux, ce sont ces amphores pleines de vin de Thasos. Son bouquet ne s'ex- hale pas aussi promptement. Toutes les fleurs passagères ont 'bientôt disparu; les amphores sont donc bien plus, oui, ô dieux, bien plus agréables. Choisissez donc le via

�� � 428 THÉÂTRE D'ARISTOPHAiNE.

qui ait le meilleur bouquet, versez-le, et, toute la nuit, il me rendra plus joyeuse. Mais, ô Athéniennes, indiquez- moi mon maître, l'époux de ma maîtresse; où peut-il être?

LE CHŒUR.

Si tu restes là, nous croyons que tu le trouveras.

LA SERVANTE.

Hé oui ! car le voici qui vient souper. mon maître, ; oh, que tu es heureux, trois fois heureux î

��LES MEMES. LE MAITRE,

LE MAÎTRE.

Est-ce moi?

LA SERVANTE.

Eh, parbleu, oui, toi plus que tout autre. Quel autre, en effet, jouit d'un bonheur plus grand que toi, qui es le seul sans avoir soupe, dans une ville de plus de trente mille citoyens.

LE CHŒUR.

Voilà, en vérité, un homme bien loti.

��LA SERVANTE. LE MAÎTRE.

��Mais où vas-tu ?

Je vais souper. |

LA SERVANTE. ]

Ah, par Vénus, tu seras bien le dernier de tous. Cepen- i dant je te dirai, de la part de ma maîtresse, qu'elle m'a i ordonné de t' amener et ces jeunes filles avec toi. Il est { resté une grande quantité de vin de Ghio et plusieurs ; autres bonnes choses. Ainsi ne tarde pas. Et même, si • quelqu'un des spectateurs nous est favorable, si quelque \

�� � L'ASSEMBLEE DES FEMMES. 429

juge n'a que l'équité en vue, qu'il vienne avec nous; nous leur procurerons de tout. D'après cela, tu mettras de l'empressement à inviter tout le monde, et prends garde d'en oublier aucun ; mais invite pêle-mêle les vieillards, les jeunes gens, les enfants. Le souper, en effet, est tout préparé pour tout le monde, si chacun s'en va chez soi.

LE CHŒUR.

Je vais aussi me rendre au souper, en portant avec grâce un flambeau à la main. Mais pourquoi tardes-tu tant et que ne mènes-tu ces jeunes filles avec toi? Pour moi, je répéterai, pendant que tu avanceras, des chan- sons célébrant les plaisirs de la table, auxquels nous al- lons nous livrer.

Je suis bien aise, dans ce moment-ci, de dire un mot aux juges, afin que les gens sensés parmi eux me tien- nent compte des excellentes choses qu'ils ont entendues, et afin que ceux qui aiment à rire prononcent d'après les traits de gaieté qu'ils auront goûtés. Je veux, par cet ar- rangement-là, que tout le monde me juge. Que le sort, qui m'a fait paraître le premier *, ne me soit pas préjudi- ciable. Il convient que vous ayez présents mes efforts pour vous plaire, et que, fidèles à vos s«rments, le mérite seul des chœurs obtienne vos suffrages, et que vous ne soyez pas comme ces infâmes prostituées qui ne se rappellent jamais que les derniers bienfaits reçus. Ho, ho I il est temps maintenant, ô femmes, mes amies, si nous voulons

  • On représentait plusieurs pièeo*, à Athènes, en un seul jour. Le

sort seul décidait quel serait l'ordre des représentations de chaque pièce ; quelle serait la première, la seconde, etc. Chez un peuple aussi frivole, aussi léger que les Athéniens, il y avait de l'avantage à être représenté le dernier, (b.)

�� � 430 TIIÉA.TRB D'ARISTOPHANE. |

finir quelque chose, de nous rendre au festin en dansant. 1 Allons, mettez-vous en mouvement suivant le rythme cré- tique.

DEMI'C lOEUR.

C'est ce que je fais.

LB CHOEUR.

Il faut aussi que celles ci aillent d'un pied léger suivant le même rythme. Gii* on va servir huîtres, salaisons, tur- bots, lottes, restes de têtes broyées dans du vinaigre, sil- phium mélangé avec du miel, grives, merles, pigeons, i crêtes de coqs rôties, poules d'eau, bisets, chairs de J lièvres arrosées de vin cuit avec des ailes de volaille *. ^ D'après cela que fais-tu là ? Va, vite et tôt, prendre un 1 pe*it plat et un œuf, ensuite hâte-toi de souper. j

DEMI-CHŒUR. -\

Mais déjà les autres sont à manger. I

LE CHŒUR. j

Haut le pied maintenant, io I évoé ! nous souperons, .\ ravies d'avoir remporté la victoire, évoé î évoé I évoé ! l

  • Depuis le mot « huîtres » jusqu'à celui-ci, tout cela ne fait \

qu'un seul mot qui remplit six vers entiers, et qui est composé de ^ soixante et seize syllabes.

��FIN.

�� �

Notes :

  1. On sait que les femmes athéniennes avaient l'habitude de s'épiler à la flamme d'une lampe.
  2. Ce héraut n'est autre chose qu'un coq. C'est une plaisanterie de la part d'Aristophane, de donner un tel héraut aux femmes. (B.)
  3. Tota me nocte usque et usque agitavit in stragulis. Brunck.
  4. Pour avoir le teint hâlé.
  5. C'était un démagogue dont la barbe était fort longue ; elle lui couvrait toute la poitrine.
  6. Lamias était un portefaix.
  7. Agyrrhius était un général ; il était de mœurs dépravées. Pronomus était un musicien qui avait une fort belle barbe.
  8. Qui plurimum subiguntur.
  9. On immolait d'ordinaire un petit cochon dont le sang servait pour purifier l'assemblée. C'est par plaisanterie qu'il est ici question d'un chat.
  10. Grand débauché, dont il a déjà été question dans les Chevaliers et dans les Guêpes. On le met ici par moquerie parmi les femmes.
  11. Débauché, comme Ariphradôs, dont il a été question plus haut.
  12. Il s’agit d’une alliance entre Athènes, Corinthe, la Béotie et l’Argolide contre les Lacédémoniens
  13. On suppose qu'il y a ici une lacune. Tout ce passage est obscur.
  14. Il s'agit de la fuite des habitants de l'Attique à Athènes, au commencement de la guerre du Péloponèse.
  15. Il y a ici un jeu de mot : subagitabo.
  16. Il y a là un jeu de mots obscène.