Les Grenouilles (traduction Brotier)


Traduction par André-Charles Brotier.
Les Grenouilles, Texte établi par Louis HumbertGarnier frères (p. 265-355).


NOTICE SUR LES GRENOUILLES.



Le sujet des Grenouilles est surtout littéraire ; la partie principale de cette comédie est une querelle entre Eschyle et Euripide, qui se disputent aux Enfers le siège d’honneur placé à côté du trône de Pluton.

Eschyle, Sophocle et Euripide étaient morts ; Agathon, un autre grand poète tragique dont les œuvres ne nous sont pas parvenues, était retiré à la cour du roi de Macédoine. Aristophane suppose que Bacchus, le dieu inspirateur et protecteur du théâtre, ennuyé de ne plus voir représenter que de mauvaises tragédies, descend aux Enfers, comme jadis Hercule et Thésée, pour en ramener Euripide.

Les nombreuses aventures de ce voyage occupent toute la première partie de la pièce. Après avoir traversé le marais, Bacchus, accompagné de Xanthias, son fidèle serviteur, arrive au royaume de Pluton au moment même où Euripide veut détrôner Eschyle. On le choisit pour arbitre et la lutte commence. Les deux poètes s’attaquent tour à tour et avec vigueur sur les sujets de leurs pièces, sur leurs prologues, sur leur style. Enfin Bacchus décide que la mâle poésie d’Eschyle est préférable aux subtilités sophistiques et au pathétique souvent grossier de son rival. Il repousse donc les instances de celui-ci et emmène l’auteur des Perses.

Les Grenouilles, qui donnent leur nom à cette comédie, et qui ne paraissent qu’au moment où Bacchus traverse le marais, ne forment pas le chœur proprement dit ; il se compose d’initiés aux mystères d’Éleusis.

Cette pièce fut représentée en 406 ; Aristophane remporta le prix.



PERSONNAGES

XANTHIAS.

BACCHUS.

HERCULE.

UN MORT.

CHARON.

CHŒUR de Grenouilles.

CHŒUR d’initiés aux mystères de Bacchus.

ÉAQUE.

SERVANTE de Proserpine.

DEUX CABARETIÉRES, chacune suivie de sa servante.

SATELLITES d’Éaque.

EURIPIDE.

ESCHYLE.

PLUTON.



La scène est aux Enfers.
LES GRENOUILLES


XANTHIAS, BACCHUS.
Xanthias.

Me permets-tu, mon maître, de dire ces gentillesses qui sont en possession de faire rire les spectateurs ?

Bacchus.

Eh parbleu oui ; dis tout ce que tu voudras, hormis ce mot : je succombe. Prends bien garde qu’il ne t’échappe, car je suis las de l’entendre.

Xanthias.

Je ne pourrai pas dire quelque autre chose d’agréable ?

Bacchus.

Pourvu que ce ne soit pas : « Oh, que je suis malheureux ! »

Xanthias.

Quoi ? Est-ce que je ne pourrai pas dire ce qu’il y a de tout à fait risible ?

Bacchus.

Parbleu si, et hardiment. Je ne te défends qu’une seule chose.

Xanthias.

Laquelle ?

Bacchus.

C’est de dire que tu fais tout sous toi, en rejetant ton paquet d’une épaule sur l’autre.

Xanthias.

Mais au moins puis-je dire que, chargé d’un pareil fardeau, si on ne m’en débarrasse, je péterai ?

Bacchus.

Rien de tout cela, je te prie, à moins que je n’aie besoin de me faire vomir.

Xanthias.

Pourquoi donc me suis-je chargé de ce fardeau, si je ne puis me permettre tout ce qui fait ordinairement le plaisant des pièces de Phrynichus[1], de Lycis et d’Amipsias[2], qui mettent assez souvent en scène des portefaix.

Bacchus.

N’en fais rien, car toutes les fois que j’y assiste et que je vois de pareilles sottises, j’y vieillis de plus d’une année.

Xanthias.

Ô pauvre épaule ! malheureux que je suis, de souffrir et de ne pouvoir en tirer parti pour faire rire !

Bacchus.

N’est-ce pas le comble de l’impertinence et de la mollesse ! Quoi, moi, Bacchus, fils de la bouteille[3], je vais à pied et je me fatigue, tandis que je donne une monture à ce drôle-là, pour qu’il ne sente aucune espèce de mal et qu’il ne porte pas ce fardeau !

Xanthias.

Est-ce que je ne le porte pas ?

Bacchus.

Comment le portes-tu, puisque tu es porté ?

Xanthias.

Oui, mais avec un fardeau sur moi.

Bacchus.

Comment ?

Xanthias.

Et fort pesant.

Bacchus.

Mais, est-ce que ton âne ne porte pas tout ce que tu portes toi-même ?

Xanthias.

Non, certes, il ne porte pas ce que j’ai sur moi, ce que je porte. Non, parbleu.

Bacchus.

Comment se fait-il que tu portes, toi qui es porté par un autre ?

Xanthias.

Je ne sais, mais l’épaule ne m’en fait pas moins mal.

Bacchus.

Puisque tu n’es point soulagé par ta monture, prends-la donc et porte-la.

Xanthias.

Ah dieux ! Que ne me suis-je trouvé au dernier combat naval[4] ! Je te ferais verser d’abondantes larmes.

Bacchus.

Descends, maraud ; je vais aller frapper à cette porte, où je me proposais d’abord de m’arrêter. Esclave, esclave, oh, oh, esclave.


LES MÊMES, HERCULE.
Hercule.

Qui a frappé à la porte ? Quel qu’il soit, comme il a heurté en vrai Centaure ! Dites, parlez, qu’y a-t-il ?

Bacchus à part à Xanthias.

Hé ! mon ami.

Xanthias.

Qu’est-ce que c’est ?

Bacchus.

Tu n’as pas remarqué ?

Xanthias.

Quoi ?

Bacchus.

La peur affreuse que je lui ai faite.

Xanthias.

Oh ! par Jupiter, ne radote pas à ce point.

Hercule.

Par Cérès, j’ai beau me mordre les lèvres, je ne puis m’empêcher de rire, je ris malgré moi.

Bacchus.

Écoute, mon ami, j’ai besoin de toi pour quelque chose.

Hercule.

Non, je ne puis me retenir d’éclater en voyant une peau de lion par dessus une robe jaune. Que signifie cet accoutrement ? Quel rapport ont ensemble le cothurne et la massue ? D’où venez-vous ?

Bacchus.

J’ai monté le Clisthène[5].

Hercule.

Et tu as combattu sur mer ?

Bacchus.

Oui, certes, et nous avons coulé à fond douze ou treize vaisseaux.

Hercule.

Vous ?

Bacchus.

J’en jure par Apollon.

Hercule.

Et après cela je me suis réveillé[6].

Bacchus.

Comme j’étais seul et occupé à lire l’Andromède, dans mon vaisseau, il m’est venu tout à coup un violent désir… Dis-moi lequel ?

Hercule.

Un désir ? combien grand ?

Bacchus.

Tout petit, comme Molon[7].

Hercule.

Désirais-tu une femme ?

Bacchus.

Non, certes.

Hercule.

Un garçon ?

Bacchus.

Point du tout.

Hercule.

Un homme donc ?

Bacchus.

Allons donc ?

Hercule.

Tu t’en es donné avec Clisthène ?

Bacchus.

Frère, ne me plaisante pas, je suis mal à mon aise ; un tel désir fait mon tourment.

Hercule.

Quel est-il, cher petit frère ?

Bacchus.

Je ne puis le dire, mais je t’en donnerai une idée par comparaison. N’as-tu jamais désiré subitement de la bouillie ?

Hercule.

De la bouillie ? babaiax ! Mille fois dans ma vie.

Bacchus.

Comprends-tu bien ce que je veux dire ? T’en dirai-je davantage ?

Hercule.

Quant à la bouillie, n’en ajoute pas davantage ; je comprends assez bien.

Bacchus.

Tel est le désir ardent que j’ai de revoir Euripide mort, et aucun mortel ne me dissuadera d’aller le trouver

Hercule.

Là-bas, aux Enfers ?

Bacchus.

Oui, parbleu, et plus bas encore, s’il le faut.

Hercule.

À quoi bon cela ?

Bacchus.

J’ai besoin d’un bon poète ; il n’y en a plus ici : ceux qui vivent sont détestables.

Hercule.

Quoi ! Iophon ne vit-il plus ?

Bacchus.

C’est le seul passable qui survive, si toutefois je ne m’abuse, car je ne sais pas bien d’où lui vient son mérite.

Hercule.

Mais, si tu dois tirer quelqu’un des Enfers, n’en tireras-tu pas Sophocle, qui est plus grand qu’Euripide.

Bacchus.

Je veux auparavant prendre Iophon à part et avoir le cœur net sur ce qu’il sait faire seul, sans Sophocle. D’ailleurs, Euripide, fin comme il est, ne manquera pas de vouloir me suivre ; au lieu que Sophocle est sans doute aussi simple chez les morts qu’il l’était sur la terre.

Hercule.

Et Agathon, qu’est-il devenu ?

Bacchus.

Il m’a laissé ; il s’est retiré. C’était un bon poète, très regretté de ses amis.

Hercule.

Dans quel pays, l’infortuné s’est-il retiré.

Bacchus.

Au festin des Bienheureux.

Hercule.

Et Zénoclès ?

Bacchus.

Oh, parbleu ! qu’il périsse.

Hercule.

Et Pythangèle ?

Xanthias.

L’on pense à eux, et l’on ne songe pas à moi, qui n’en puis plus.

Hercule.

N’y a-t-il donc pas ici d’autres jeunes morveux qui font plus de dix mille tragédies et qui sont d’une stade plus jaseurs qu’Euripide ?

Bacchus.

Ce ne sont que de faibles rejetons, des babillards, qui gazouillent comme des hirondelles, des corrupteurs du bon goût. Si on leur a donné un seul chœur, s’ils ont fait une seule fois une faveur à Melpomène, ils tombent aussitôt épuisés de fatigue. Mais, quelques recherches que tu fasses, tu ne trouveras plus un seul poète d’une imagination féconde et qui mette au jour des sentences vigoureuses.

Hercule.

Comment, d’une imagination féconde ?

Bacchus.

Mais féconde de manière à produire une forte pensée de cette espèce : « L’air est le trône de Jupiter, » ou « le pied du temps, » ou « mon cœur n’a pas voulu s’engager par un serment, et ma langue a juré sans la participation de mon cœur[8]. »

Hercule.

C’est donc là ce que tu aimes ?

Bacchus.

Oui, plus qu’à la folie.

Hercule.

Pour cela ! C’est détestable ; je m’en rapporte à toi.

Bacchus.

« Je ne t’envie point cette façon de penser, dont tu fais parade[9]. »

Hercule.

Eh bien ! cela me paraît très détestable.

Bacchus.

Apprends-moi à souper[10].

Xanthias.

Et l’on ne songe pas à moi.

Bacchus.

Sache, maintenant, ce qui m’amène à toi avec cet accoutrement semblable au tien : je désire que tu me fasse connaître les hôtelleries dont je pourrais avoir besoin, et où tu t’arrêtas lorsque tu descendis aux enfers ; nomme les-moi, ainsi que les lieux où on peut mettre à l’ancre, acheter du pain, s’amuser, séjourner, s’arrêter. Indique-moi encore les fontaines, les chemins, les villes, les restaurants et les auberges où il y a le moins de punaises.

Xanthias.

Et l’on ne songe pas à moi.

Hercule.

Toi aussi, pauvre diable, tu tenteras ce voyage ?

Bacchus.

Laisse-moi faire et dis-moi seulement la route la plus courte pour aller aux Enfers ; indique-moi celle où il ne fera ni trop chaud ni trop froid.

Hercule.

Çà voyons, par où commencerai-je ? Par où ? Il y a bien un moyen sûr : ce serait, à l’aide d’un escabeau et d’une corde, de te pendre.

Bacchus.

Finis ; ce propos me suffoque.

Hercule.

Mais il y a un moyen court et fort en usage : c’est le mortier.

Bacchus.

Veux-tu parler de la ciguë ?

Hercule.

Certainement.

Bacchus.

Ce breuvage est froid et glacial ; il engourdit aussitôt les jambes[11].

Hercule.

Veux-tu un moyen de voyager promptement et facilement ?

Bacchus.

Eh ! parbleu oui, d’autant plus que je ne suis pas bon marcheur.

Hercule.

Va au Céramique.

Bacchus.

Et puis ?

Hercule.

Quand tu seras monté au haut de la tour…

Bacchus.

Que ferai-je ?

Hercule.

Écoute bien quand on donne le signal de la torche ; alors dès qu’on criera : Jeté[12], précipite-toi aussitôt.

Bacchus.

Comment ?

Hercule.

Du haut en bas.

Bacchus.

Mais je briserais les deux enveloppes de mon cerveau ! Que les dieux me gardent d’user de ce moyen !

Hercule.

Duquel veux-tu donc ?

Bacchus.

De celui dont tu as fait usage.

Hercule.

Mais ma route est longue ; tu arriveras d’abord à un marais immense et très profond.

Bacchus.

Eh bien, comment le passerai-je ?

Hercule.

Un vieillard te passera dans une toute petite barque, moyennant deux oboles.

Bacchus.

Mais ! Quel pouvoir ont ces deux oboles ! Comment se fait-il qu’il s’en trouve là ?

Hercule.

Thésée les y a portées. Après cela, tu verras des serpents et des bêtes affreuses et innombrables.

Bacchus.

Ne cherche pas à m’épouvanter et à me faire peur : tu ne m’effrayeras pas.

Hercule.

Tu trouveras ensuite un bourbier épais et un torrent de fange : là croupit quiconque a enfreint les droits de l’hospitalité par d’odieux outrages, ou a privé de son salaire le jeune garçon dont il abusait, ou a opprimé sa mère, ou a donné un soufflet à son père, ou s’est parjuré, ou a copié quelque discours de Morsimus[13].

Bacchus.

Il fallait, morbleu, mettre de ce nombre quiconque se forme à la pyrrhique de Ginésias[14].

Hercule.

Plus loin, le doux son des flûtes frappera ton oreille ; tu jouiras de la lumière la plus pure, tu trouveras des myrtes, des chœurs d’hommes et de femmes et de bruyants applaudissements.

Bacchus.

Quels sont ces gens-là ?

Hercule.

Des initiés qui…

Xanthias.

Eh bien, morbleu, je veux être l’âne chargé de porter les mystères, mais je ne porterai pas davantage ces paquets.

Hercule.

… Te diront tout ce dont tu auras besoin. Ils habitent tout près du palais de Pluton, sur la route qui y conduit. Mais, cher frère, je te fais bien mes adieux.

Bacchus.

Adieu et porte-toi bien.

BACCHUS, XANTHIAS.
Bacchus.

Allons, reprends ces couvertures.

Xanthias.

Quoi, avant que je les aie posées à terre ?

Bacchus.

Allons, et dépêche-toi.

Xanthias.

Non, non, daigne m’écouter. Fais marché avec quelqu’un de ceux qu’on y mène, et qui sont condamnés à faire cette route.

Bacchus.

Et si je ne trouve personne ?

Xanthias.

Alors tu me mèneras.

Bacchus.

Fort bien avisé. Tiens, en voilà un qu’on porte. Hé, hé ! C’est à toi que je parle, à toi, ô mort. Veux-tu, mon ami, porter notre bagage aux Enfers ?


LES MÊMES, UN MORT.
Le mort.

Comment est-il ?

Bacchus.

Le voilà.

Le mort.

Me donneras-tu deux drachmes pour cela ?

Bacchus.

Non, parbleu, un peu moins.

Le mort.

Allez, continuez votre route.

Bacchus.

Attends un peu, peut-être conviendrons-nous du prix.

Le mort.

Il n’y a rien à faire, à moins que tu ne me donnes deux drachmes.

Bacchus.

Tiens, voilà neuf oboles[15].

Le mort.

J’aimerais mieux revivre.

Xanthias.

Qu’il est impertinent, ce drôle-là ! Il ne lui en cuira pas. J’irai moi-même.

Bacchus.

Voilà de l’honnêteté et du courage. Allons à la barque.


BACCHUS. XANTHIAS, CHARON.
Charon.

Oh op ! Ramenez-moi la barque.

Xanthias.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

Bacchus.

Eh parbleu, c’est là ce marais dont il nous parlait ; j’aperçois la barque.

Xanthias.

Mais, par Neptune, voilà Charon aussi.

Bacchus.

Bonjour, Charon ; bonjour, Charon ; bonjour, Charon.

Charon.

Qui vient ici du sein de la misère et du trouble ? Qui vient dans les champs de l’oubli ou dans le Néant, chez les Cerbériens, chez les corbeaux, dans le Tartare en un mot ?

Bacchus.

Moi.

Charon.

Entre vite.

Bacchus.

Où veux-tu me conduire ? Est-ce véritablement aux corbeaux ?

Charon.

Oui, en vérité, pour t’obliger. Entre seulement.

Bacchus.

Holà ! esclave.

Charon.

Je ne passe aucun esclave, à moins qu’il n’ait combattu sur mer pour honorer des cadavres[16].

Xanthias.

Hélas, j’en ai été empêché : j’avais alors, par malheur, une fluxion sur les yeux.

Charon.

Eh bien, tu tourneras tout autour du Styx.

Xanthias.

Où attendrai-je donc ?

Charon.

Auprès de la pierre d’Avénus ; à côté de l’auberge.

Bacchus.

Entends-tu ?

Xanthias.

Fort bien. Ha ! que je suis malheureux ! Qu’ai-je donc rencontré dans mon chemin, en sortant de la maison.


BACCHUS, CHARON.
Charon.

Mets-toi près de la rame. Si quelqu’un veut passer, qu’il se dépêche. Eh bien donc, que fais-tu ?

Bacchus.

Que veux-tu que je fasse ? Puis-je faire autre chose que de m’asseoir près de la rame, comme tu me l’as ordonné.

Charon.

Mets-toi ici, gros ventru.

Bacchus.

M’y voici.

Charon.

Allons, sers-toi de tes mains ; étends-les ainsi.

Bacchus.

Voici.

Charon.

Ne plaisante pas, mais agite vigoureusement ta rame.

Bacchus.

Mais comment pourrai-je faire aller ma rame, moi qui n’ai ni connaissance ni expérience en fait de navigation ?

Charon.

Très aisément : dès qu’une fois tu te seras mis à ramer, tu seras dédommagé de ta peine par la plus charmante musique.

Bacchus.

De qui cette musique ?

Charon.

Des grenouilles, à voix de cygnes.

Bacchus.

Donne le signal.

Charon.

Oop op ! Oop op !


LES MÊMES, CHŒUR DE GRENOUILLES.
Le chœur.

Brekekekex, coax, coax. Brekekekex, coax, coax. Filles des eaux marécageuses, unissez vos accords au son des flûtes. Répétons cet air éclatant, coax, coax, dont nous avons coutume de faire retentir le Limnaium[17], en l’honneur de Bacchus le Nysien, fils de Jupiter, quand une troupe de buveurs vient, pendant la fête des marmites, se livrer à la débauche dans mon bois. Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Pour moi, je commence à avoir mal aux fesses, coax ; coax.

Le chœur.

Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Vous vous en souciez peu sans doute.

Le chœur.

Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Puissiez-vous crever avec votre coax. On n’entend que ce coax.

Le chœur.

Oui, vraiment, mon beau curieux, car nous sommes recherchées et des Muses, qui savent tirer des sons agréables de la lyre, et de Pan aux pieds de corne, qui joue sur des chalumeaux. Je fais les délices d’Apollon, ce grand maître sur la cithare, parce que j’élève dans les marais des roseaux utiles à la lyre[18]. Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Moi, je suis garni de meurtrissures et j’ai le derrière en compote ; il chantera tout à l’heure : brekekekex, coax, coax. Mais, ô race passionnée pour le chant, finissez.

Le chœur.

C’est bien aujourd’hui que nous devons chanter, si jamais nous nous sommes fait entendre en sautant pendant les beaux jours à travers le souches et la pimprenelle[19], nous réjouissant ainsi des airs qu’on répète quand on se promène sur les eaux ; ou si jamais, pour éviter les flots versés par Jupiter, retirées au fond de l’abîme où nous nous agitions avec vivacité, nous avons mêlé nos voix au bruit des gouttes d’eau qui se brisaient par leur chute. Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Je veux vous ôter ce plaisir.

Le chœur.

Mais c’est nous mettre au supplice que de nous forcer au silence.

Bacchus.

C’est bien un plus grand supplice pour moi d’avoir les oreilles rompues, tandis que je rame.

Le chœur.

Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Il vous en cuira …; je ne me soucie guère de vos chants.

Le chœur.

Pour nous, nous crierons, tant que nous pourrons, tout le jour : brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Vous ne crierez pas plus fort que moi.

Le chœur.

Ni toi plus que nous.

Bacchus.

Vous ne l’emporterez jamais sur moi ; je crierai, s’il le faut, même tout le jour jusqu’à ce que j’aie écrasé votre coax.

Le chœur.

Brekekekex, coax, coax.

Bacchus.

Je savais bien que je ferais cesser votre coax.

Charon.

Allons, cesse, cesse ; aborde et sors après avoir payé le passage.

Bacchus.

Tiens, voilà deux oboles.


BACCHUS. XANTHIAS.
Bacchus.

Xanthias ! Où es-tu, Xanthias ? Hé ! Xanthias !

Xanthias.

Iaû.

Bacchus.

Viens ici.

Xanthias.

Bonjour, mon maître.

Bacchus.

Qu’est-ce que tout cela ?

Xanthias.

Ce n’est qu’obscurité et infection.

Bacchus.

As-tu donc vu quelque part ici ces parricides et ces parjures dont cet autre nous parlait.

Xanthias.

Et toi, tu ne les as pas vus ?

Bacchus.

Eh ! par Neptune, j’en aperçois encore. Voyons maintenant ce que nous avons à faire.

Xanthias.

Le plus pressé est de sortir d’ici, car c’est là le lieu où se tiennent ces monstres hideux dont on nous parlait.

Bacchus.

Qu’il sera désespéré ! Il voulait m’en imposer pour me faire peur. C’est par jalousie, parce qu’il sait que je suis intrépide. Il n’y a rien d’orgueilleux comme Hercule. Je voudrais qu’il se présentât quelque danger à affronter et quelque occasion de signaler ma descente aux Enfers par un grand exploit.

Xanthias.

Parbleu, j’entends quelque bruit,

Bacchus.

Où, où ?

Xanthias.

Là, tout près.

Bacchus.

Va donc de ce côté-là.

Xanthias.

Mais c’est en face de nous.

Bacchus.

Avance donc.

Xanthias.

Oh ! parbleu, je vois un monstre affreux.

Bacchus.

Comment est-il ?

Xanthias.

Il fait trembler ; il prend toutes sortes de figures ; tantôt c’est un bœuf, tantôt un mulet, puis une très jolie femme.

Bacchus.

Où est-il ? Voyons, que j’aille à sa rencontre.

Xanthias.

Mais ce n’est plus une femme : c’est maintenant un chien.

Bacchus.

C’est donc Empuse[20].

Xanthias.

Sa face est toute rayonnante.

Bacchus.

L’une de ses jambes est-elle d’airain ?

Xanthias.

Oui, parbleu ! et l’autre est de fumier, sois-en sûr.

Bacchus.

Où me fourrai-je ?

Xanthias.

Et moi donc ?

Bacchus.

Ô grand pontife[21], conserve-moi pour que je boive avec toi.

Xanthias.

Nous sommes perdus, ô Hercule.

Bacchus.

Mon ami, je t’en prie, ne m’appelle pas, ne prononce pas mon nom.

Xanthias.

Ô Bacchus.

Bacchus.

Prononce encore moins celui-ci que l’autre.

Xanthias.

Continue dans la route où tu es ; par ici, par ici, mon maître.

Bacchus.

Eh bien, qu’y a-t-il ?

Xanthias.

Sois tranquille : nous sommes sauvés ; nous pouvons bien dire avec Hégéloque : Après la tempête nous voyons le chat. Empuse a disparu.

Bacchus.

Jure.

Xanthias.

Je jure par Jupiter.

Bacchus.

Jure encore.

Xanthias.

Par Jupiter encore.

Bacchus.

Jure, dis-je.

Xanthias.

Par Jupiter, dis-je.

Bacchus.

Ah dieux ! Quelle frayeur j’ai eue à la vue de ce fantôme ! Mais ce poltron de pontife a encore eu plus peur que moi. Hélas ! D’où me viennent tous ces malheurs ? Auquel des dieux les reprocherai-je ? Est-ce à l’air, ce trône de Jupiter, ou cet escabeau du temps ?

(On entend une flûte dans l’intérieur.)
Xanthias.

Hé, hé !

Bacchus.

Qu’y a-t-il ?

Xanthias.

Tu n’as pas entendu ?

Bacchus.

Quoi ?

Xanthias.

Le son d’une flûte.

Bacchus.

Pardon : J’ai même senti l’odeur des torches sacrées. Mais mettons-nous à l’écart pour écouter.


LES DEUX PRÉCÉDENTS, à part, LE CHŒUR des initiés aux mystères de bacchus.
Le chœur.

Iacchus, ô Iacchus. Iacchus, ô Iacchus.

Xanthias.

C’est cela, mon maître : ces initiés, dont on nous parlait, célèbrent quelque part des jeux en l’honneur de Bacchus : ils répètent le nom de Iacchus, à la façon de Diagoras.

Bacchus.

C’est ce qui me semble ; ainsi notre meilleur parti est de nous taire, pour que nous puissions juger du tout à notre aise.

Le chœur.

Ô Iacchus, toi qui habites cette sainte retraite, Iacchus, ô Iacchus, viens au milieu de ceux qui t’honorent, pour te mettre à la tête de nos danses sur ce gazon ; agite la couronne de myrte couverte de fruits qui ceint ta tête ; que ton pied hardi marque la mesure de cette danse libre, joyeuse, pleine de grâces, décente et chère à tes initiés.

Xanthias.

Ô vénérable et très sainte fille de Cérès, que la chair de porc frais répand une odeur agréable !

Bacchus.

Tu ne pourras donc pas te taire, si tu sens une fois les intestins ?

Le chœur.

Excite les torches enflammées que tu apportes, en les agitant dans tes mains, ô Iacchus, lumière éclatante des nocturnes mystères. La prairie est éclairée de mille feux ; les vieillards retrouvent leurs jambes ; ils dissipent les ennuis d’un grand âge, et oublient leurs vieux ans, pour être admis à prendre part à nos solennités. Allons, porte-flambeau, viens à la tête de la bondissante jeunesse, sur cette plaine couverte de rosée et émaillée de mille fleurs.

Que le silence le plus parfait règne ici : que cette enceinte soit abandonnée à nos chœurs, par quiconque n’est point au fait de ces chants, ou n’a point le cœur pur, ou n’a point encore vu les orgies des Muses et n’a été ni admis aux danses, ni même initié aux mystères de la langue bachique du taurophage Cratinus ; par quiconque se plaît à des propos bouffons, qui excitent un rire indécent, ou n’arrête point les cruels effets d’une sédition, et n’est point accessible à ses concitoyens, mais qui les anime au contraire et les irrite dans la vue de son propre intérêt ; par quiconque, commandant d’une ville en proie à toutes sortes de fléaux, se laisse corrompre par les présents, ou livre une forteresse ou des vaisseaux, ou, comme un autre Thorycion, cet odieux collecteur des vingtièmes, exporte des marchandises prohibées d’Égine à Épidaure, telles que du vin, du lin et de la poix ; ou détermine un capitaliste à prêter son argent aux ennemis pour construire des vaisseaux ; ou souille les images d’Hécate, en assistant à des chœurs dithyrambiques ; ou par tout rhéteur qui recueille, pendant la célébration des bacchanales, la récompense des poètes. Je déclare à tous ces gens-là, et je leur déclare mille et mille fois, qu’ils aient à se retirer en silence. Pour vous, faites entendre vos chants et vos hymnes propres à cette fête.

Que chacun, en dansant, s’avance maintenant avec vivacité dans les vallons fleuris du Tartare, et se permette l’épigramme, les bons mots et l’ironie. Nous avons assez montré notre zèle pour la célébration de ces mystères. Mais allez et occupez-vous de faire un pompeux éloge de notre divine protectrice ; célébrez dans vos chants celle qui déclare hautement qu’elle veillera toujours à la conservation de ce pays, quoi que fasse Thorycion pour s’y opposer.

Honorez à présent, par une autre espèce de cantique, cette reine mère des fruits, la déesse Cérès. Célébrez-la dans vos hymnes saints.

Ô Cérès, toi qui présides aux purs mystères, sois-nous propice et protège ton chœur, et permets que j’aie en tout temps la liberté de me livrer aux jeux, aux danses, et de mêler aux bons mots les sérieux propos ; fais qu’après que j’aurai animé et excité le rire d’une manière digne de ta fête, je sois ceint de la couronne du vainqueur.

Maintenant invoque cette joyeuse divinité, qui ne manque jamais de présider à nos danses.

Ô Iacchus, toi qui le premier nous as inspiré les airs qui retentissent dans cette fête, approche et suis-nous chez la déesse, et prouve que tu viens à bout d’une longue route sans te fatiguer.

Ô dieu passionné pour la danse, sois des nôtres ; tu as voulu, pour faire rire et par économie[22], qu’on déchirât cette chaussure et ce vêtement, et cette idée ne t’est venue que pour que nous puissions sans crainte sauter et nous divertir.

Ô dieu passionné pour la danse, sois des nôtres ; j’ai aperçu tout à l’heure, en regardant de côté, une jeune fille, et, en vérité, des plus belles ; elle jouait avec les autres, et sa robe un peu déchirée laissait entrevoir son sein. Ô dieu passionné pour la danse, sois des nôtres.

Xanthias.

Ah, pour moi, je serai volontiers de la bande joyeuse, et je veux danser avec cette belle.

Bacchus.

J’en dis autant.

Le chœur.

Ne dirons-nous rien de cet Archédémus, qui, depuis sept années, n’a pas encore montré ses dents, je veux dire, son titre de citoyen, et qui gouverne néanmoins le peuple parmi les mânes supérieurs et y tient le sceptre de l’iniquité ? On dit que, dans son tombeau, Clisthène épile son derrière et se déchire les joues en s’arrachant la barbe, et que là, tristement étendu, il gémit, il pleure et appelle Sébinus, ce digne habitant d’Anaphlystion[23]. On dit de plus que Callias, ce fils d’Hippobinus, se bat sur mer, revêtu d’une peau de lion.

Bacchus.

Pourriez-vous nous indiquer où l’on trouve ici Pluton ? Nous sommes étrangers, et nous ne faisons que d’arriver.

Le chœur.

N’allez pas plus loin, et ne me le demandez pas davantage : sachez que vous voilà à sa porte.

Bacchus.

Allons, hé, esclave, reprends ton ballot.

Xanthias.

Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est mettre le dieu de Corinthe[24] jusque dans des ballots.

Le chœur.

Ô vous qui êtes admis à cette pieuse solennité, amusez-vous dans ce riant bocage et formez une danse religieuse en l’honneur de la déesse. Pour moi, je me joindrai aux filles et aux femmes dans le lieu où elles se rassemblent la nuit pour honorer les déesses, et j’y porterai le flambeau sacré.

Allons dans les prés fleuris parfumés de roses, pour nous y exercer, à notre manière, à ces danses brillantes, que les Heures fortunées nous ramènent tous les ans, car les clartés du soleil et de la lumière ne sont agréables que pour nous seuls qui sommes initiés et qui nous sommes montrés bons et affables envers les étrangers et nos concitoyens.


BACCHUS, XANTHIAS.
Bacchus.

Çà voyons, comment frapperai-je à cette porte ? Comment ? De quelle manière les gens de ce pays-ci frappent-ils ?

Xanthias.

Ne perds pas de temps, mais approche-toi de cette porte avec un courage qui ne démente pas l’accoutrement d’Hercule dont tu es revêtu.

Bacchus.

Esclave, esclave !


LES PRÉCÉDENTS, ÉAQUE.
Éaque.

Qui est là ?

Bacchus.

Hercule, le robuste.

Éaque.

Ô abominable, et impudent, et téméraire, et impur, et tout à fait impur et très impur ; c’est toi qui as retiré d’ici notre Cerbère, après lui avoir tortillé le cou, qui t’es enfui avec ce gardien qui m’était confié. Mais je te tiens présentement. Ces pierres toutes noires du Styx, ce roc ensanglanté de l’Achéron t’observent, ainsi que les chiens du Cocyte, toujours occupés à courir çà et là, et Échidna, ce monstre à cent têtes, qui déchirera tes flancs ; la murène tartésienne[25] te dévorera les poumons, et les gorgones tithrasiennes[26] t’arracheront les reins avec les intestins baignés de sang ; je cours bien vite les chercher.


BACCHUS, XANTHIAS.
Xanthias.

Hé bien, qu’as-tu fait là ?

Bacchus.

J’ai tout lâché sous moi ; invoque la divinité.

Xanthias.

Que tu es maussade ! Ne te relèveras-tu donc pas tout de suite, avant d’être aperçu par quelque étranger.

Bacchus.

Je sens mon cœur défaillir. Applique-moi une éponge sur le cœur.

Xanthias.

Tiens, prends.

Bacchus.

Mets là[27].

Xanthias.

Où est-il ? Ô grands dieux ! Ton cœur est là ?

Bacchus.

La peur l’a fait tomber au bas de mon ventre.

Xanthias.

Ô le plus poltron des dieux et des hommes.

Bacchus.

Moi ? Comment serais-je poltron ; je t’ai demandé une éponge ? Personne en ma place n’eût eu cette présence d’esprit.

Xanthias.

Comment ?

Bacchus.

Un poltron se fût vautré et empesté dans la fange : moi, au contraire, je me suis levé et me suis bien nettoyé.

Xanthias.

Par Neptune, voilà de grands exploits !

Bacchus.

Oui, parbleu, je le pense. Mais n’as-tu pas été épouvanté par les grands mots qu’il nous a lâchés et par ses menaces.

Xanthias.

Par Jupiter, je n’en ai tenu compte.

Bacchus.

Allons ! puisque tu es si brave et si vaillant, joue mon rôle : prends cette massue et cette peau de lion, qui conviendront au courage que tu montres ; pour moi, je porterai le ballot en ta place.

Xanthias.

Je te le donne volontiers, il faut bien obéir. Regarde Xanthias l’herculéen. Ai-je l’air d’un homme fait pour être intimidé et pour te ressembler.


Bacchus.

Non, certes, tu ne me ressembleras pas, mais tu ressembleras à ce vaurien de Mélite[28]. Eh bien donc, je prendrai ce ballot.


BACCHUS habillé en esclave & XANTHIAS sous l’habillement d’hercule. UNE SERVANTE.
Une servante.

Ô très cher Hercule, est-ce bien toi qui es arrivé parmi nous ? Entre ici. Aussitôt que la déesse t’a su dans ces lieux, elle a pétri des pains ; elle a fait cuire des légumes hachés dans des marmites, et dans deux ou trois de la bouillie ; elle a fait rôtir un bœuf entier, griller des galettes et des gâteaux. Entre donc.

Xanthias.

Charmante invitation, qui me fait trop d’honneur !

La servante.

Oh ! par Apollon, je ne te laisse pas partir. Ma maîtresse a fait bouillir des volailles, grillé le dessert, tiré du vin le meilleur. Entre donc.

Xanthias.

Bien obligé.

La servante.

Tu te moques ; je ne te laisserai pas. Tu verras à la maison une joueuse de flûte des plus jolies et deux ou trois danseuses.

Xanthias.

Que dis-tu ? Des danseuses !

La servante.

Oui, dans le bon âge et récemment épilées. Mais entre, car le cuisinier allait retirer les poissons de dessus le feu, et l’on apportait la table.

Xanthias.

Puisque c’est ainsi, va dire à ces danseuses que je vais entrer dans l’instant. Pour toi, esclave, viens par ici et prends ton ballot.


XANTHIAS, BACCHUS, LE CHŒUR.
Bacchus.

Arrête un peu ; j’espère bien que tu ne prendras pas au sérieux le rôle d’Hercule que je te fais jouer par plaisanterie. Ne continue pas davantage, Xanthias, mais prends ton ballot et porte-le.

Xanthias.

Qu’est-ce ? Tu ne songes pas, sans doute, à m’ôter ce que tu m’as donné.

Bacchus.

Je n’y songe pas, à la vérité, mais j’en viens au fait. Quitte cette peau.

Xanthias.

Voyez comme on me traite, grands dieux, et vengez-moi.

Bacchus.

Quels dieux ? N’est-ce pas imbécillité et sottise de ta part de te croire le fils d’Alcmène, toi qui n’es qu’un esclave et un mortel ?

Xanthias.

Fort bien. Reprends ton accoutrement. S’il plaît à dieu, le hasard permettra, peut-être, que tu aies quelque jour besoin de moi.

Le chœur.

Il est d’un homme sage et prudent, et qui a beaucoup navigué, de se porter toujours sur le côté du vaisseau qui enfonce le moins dans l’eau plutôt que de rester, comme une statue, dans la même posture. Mais changer sa position pour une meilleure, il n’y a qu’un homme adroit, qu’un Théramène qui en soit capable.

Bacchus.

Ne serait-ce donc pas le comble du ridicule de voir un Xanthias, un simple esclave, couché à côté d’une danseuse, sur des tapis de Milet, et m’ordonner de lui porter le pot-de-chambre ? En le voyant je me gratterais, mais ce drôle-là, qui n’est qu’un maraut, dès qu’il s’en apercevrait, ne manquerait pas de me donner un coup de poing dans la mâchoire, et de m’enfoncer les dents de devant.


LES MÊMES, DEUX CABARETIÈRES, chacune suivie de sa servante.
Première cabaretière.

Plathane, Plathane, accours ici. Voici ce scélérat qui, s’étant un jour arrêté dans notre cabaret, nous avala seize pains…

Deuxième cabaretière.

C’est en vérité lui-même.

Xanthias.

Cela va mal pour quelqu’un.

Première cabaretière.

… Et de plus vingt plats de chair bouillie, chacun d’une demi-obole…

Xanthias.

Quelqu’un sera châtié.

Première cabaretière.

… Et une quantité d’ail.

Bacchus.

Tu plaisantes, m’amie, et tu ne sais ce que tu dis.

Première cabaretière.

Tu t’imaginais donc, parce que tu avais des cothurnes, que je ne te reconnaîtrais plus.

Deuxième cabaretière.

Eh quoi ? Je n’ai encore rien dit, pauvre malheureuse que je suis, de beaucoup de salaisons, ni, parbleu, de ce fromage mou qu’il a englouti avec le panier, et, quand je lui demandai mon paiement, il me regarda de travers et se mit à grogner.

Xanthias.

Voilà bien sa conduite ordinaire. Il en fait autant partout.

Deuxième cabaretière.

Et, comme un furieux, il tira son épée.

Première cabaretière.

Vraiment, pauvre malheureuse.

Deuxième cabaretière.

Pour nous, saisies de frayeur, nous nous retirâmes bien vite sous le toit de la maison, et lui se sauva tout à coup, emportant même nos nattes.

Xanthias.

Ce fait est bien de lui. Mais il fallait en tirer vengeance.

Première cabaretière.

Ça donc, appelle Cléon, c’est mon protecteur.

Deuxième cabaretière.

Et toi, pourvu que tu le trouves, fais-moi venir Hyperbolus, pour que nous perdions ce drôle-ci sans ressource.

Première cabaretière.

Ô avaloire impitoyable, que je te briserais de bon cœur, avec une pierre, ces grosses dents qui ont broyé tout mon avoir.

Deuxième cabaretière.

Et moi, je désire qu’on te jette dans le barathre[29].

Première cabaretière.

Je voudrais lui couper, avec une faux, ce gosier par où ont passé mes pains cuits sous la cendre. Mais je vais quérir Cléon qui le citera aujourd’hui en justice et lui fera rendre compte du tout.


XANTHIAS, BACCHUS, LE CHŒUR.
Bacchus.

Que je périsse, si je n’aime Xanthias à la folie.

Xanthias.

Je vois, je vois où tu veux en venir ; ne te mets pas en frais. Je me garderai de devenir Hercule.

Bacchus.

Ne dis pas cela, mon cher Xanthias.

Xanthias.

Esclave et mortel, comment serais-je fils d’Alcmène ?

Bacchus.

Je sais, je sais que tu es mécontent, et tu as raison de l’être. Tu me frapperais, que je ne t’en voudrais pas. Bien plus, s’il m’arrive dorénavant de te retirer cet accoutrement, que je périsse de la manière la plus affreuse, moi, ma femme, mes enfants et le chassieux Archédémus.

Xanthias.

J’accepte ce serment, et je reprends mon masque à cette condition.

Le chœur.

C’est à toi, maintenant que tu as endossé de nouveau l’accoutrement que tu avais auparavant, à te montrer avec un courage digne de la verte jeunesse, à regarder un peu de travers, à l’instar du dieu dont tu as le masque. Si on s’aperçoit que tu fasses quelque étourderie, et si on remarque en toi trace de mollesse ou de lâcheté, il te faudra reprendre ton ballot.

Xanthias.

Grand merci de votre conseil, mes amis. Je me suis déjà dit cela à moi-même. Je ne doute nullement que celui-ci, si les choses tournent en ma faveur, ne s’efforce de me dépouiller de nouveau, mais je ne m’en montrerai pas moins ferme et vigoureux et en état de flairer l’origan sans froncer le sourcil[30]. Voici le moment de me conduire d’après ces principes, car j’entends la porte qui s’ouvre.


LES MÊMES, ÉAQUE avec ses satellites.
ÉAQUE à ses satellites.

Garrottez sur-le-champ ce voleur de chien, pour qu’il soit puni. Dépêchez.

Bacchus.

Cela va mal pour quelqu’un.

Xanthias.

N’irez-vous pas au diable ? N’approchez pas.

Éaque.

Ah, ah, tu te défends ? Allons, Dityla, Sceblia, et toi, Pardoca, réunissez-vous ici, et qu’il ait affaire avec vous.

Bacchus.

N’est-ce pas une chose affreuse ? Quoi, est-ce à celui qui dérobe le bien d’autrui à s’aviser de battre les autres ?

Xanthias.

C’est au-dessus de toute expression.

Éaque.

J’avoue que c’est affreux et insupportable.

Xanthias.

Oui, par Jupiter, je veux mourir si jamais je suis venu en ces lieux, ou si je t’ai volé la valeur d’un fétu, et je veux t’en donner une preuve éclatante : prends cet esclave, fais-lui subir un interrogatoire, et si tu me trouves des torts, envoie-moi au supplice[31].

Éaque.

Quelle sorte de question lui ferai-je subir ?

Xanthias.

Toutes sortes. Lie-le à une échelle, suspends-le, déchire-le de coups, tourmente-le ; bien plus, mets-lui du vinaigre sous le nez, applique-lui des briques brûlantes, fais-lui souffrir tous les autres tourments, mais ne le frappe pas avec des poireaux ni avec de l’ail frais[32].

Éaque.

Fort bien. Mais si j’estropie ton esclave, faudra-t-il le payer[33] ?

Xanthias.

Tu ne me devras rien ; mets-le à la torture.

Bacchus.

Pour qu’on ne me fasse aucune torture, je déclare que je suis un immortel. Ainsi tout le mal que tu feras, pense qu’il rejaillira sur toi par ta faute.

Éaque.

Que dis-tu ?

Bacchus.

Je dis que je suis immortel, que je suis Bacchus, fils de Jupiter, et que celui-ci n’est qu’un esclave.

Éaque.

Entends-tu cela ?

Xanthias.

J’entends bien, et c’est pour cela même qu’il faut augmenter la torture, car, s’il est dieu, il ne sentira pas les coups.

Bacchus.

Eh bien ! puisque tu te dis aussi immortel, que ne consens-tu à en souffrir autant ?

Xanthias.

Cette proposition est juste. Celui des deux que tu verras pleurer, où qui paraîtra tant soit peu sensible aux coups, ne le regarde plus comme un dieu.

Éaque.

Tu es, sans contredit, un homme loyal, car tu n’éludes pas ce qui est juste. Allons, déshabillez-vous.

Xanthias.

Pour que la chose soit équitable, comment nous feras-tu subir la question ?

Éaque.

Voici. On vous frappera tour à tour.

Xanthias.

Bonne idée. Hé bien, regarde si tu me verras sourciller.

Éaque.

Je t’ai frappé !

Xanthias.

Non, en vérité.

Éaque.

Tu me sembles ne l’avoir pas senti. Voyons à celui-ci, que je le frappe à son tour.

Bacchus.

Quand auras-tu fait ?

Éaque.

Mais c’est fait.

Bacchus.

Comment se fait-il que je n’aie pas bronché ?

Éaque.

Je ne sais. Je vais retourner à l’autre.

Xanthias.

Allons, vite… Iattataï !

Éaque.

Que signifie cet iattataï ? S’est-il plaint ?

Xanthias.

Non, parbleu. Je me rappelais le temps où les Dioméens[34] célèbrent la fête d’Hercule.

Éaque.

Oh, le pieux personnage ! retournons à l’autre.

Bacchus.

Iou, iou !

Éaque.

Qu’y a-t-il ?

Bacchus.

Je vois des cavaliers.

Éaque.

Pourquoi pleures-tu donc ?

Bacchus.

C’est que j’ai de l’oignon sous le nez.

Éaque.

Ainsi donc tu te moques des coups ?

Bacchus.

Je n’en tiens nul compte.

Éaque.

Il faut retourner à celui-ci.

Xanthias.

Ha ! ha !

Éaque.

Eh bien ?

Xanthias.

Ôte-moi cette épine.

Éaque.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Allons à celui-là de nouveau ?

Bacchus.

Ô Apollon, qui habites peut-être à présent Délos ou Delphes…

Xanthias.

Il a pleuré ; tu ne l’as pas vu ?

Bacchus.

Non pas moi, certes. Je me rappelais un iambe d’Hipponacte.

Xanthias.

Tu le ménages ; frappe sur le ventre.

Éaque.

C’est vrai, je ne lui fais rien. Voyons, présente ton ventre.

Bacchus.

Ô Neptune…

Xanthias.

Quelqu’un a crié.

Bacchus.

… Qui possèdes les promontoires de la mer Égée, ou qui règnes au fond de la mer azurée…

Éaque.

Par Cérès, je ne puis discerner lequel des deux est dieu. Mais entre ; mon maître et Proserpine sauront mieux le faire que moi, puisqu’ils sont dieux eux-mêmes.

Bacchus.

C’est bien imaginé, mais j’aurais fort souhaité que tu eusses pris ce parti avant que je reçusse tes coups.

LE CHŒUR.

Muse, inspire nos chœurs sacrés et viens te réjouir de nos hymnes, et contemple cette immense assemblée de peuple, où l’on admire un nombre infini de sages personnages, animés d’une ambition beaucoup plus noble que celle de Cléophon. Ses lèvres toujours en mouvement laissent échapper un son aigre, semblable à celui que ferait entendre l’hirondelle de Thrace, perchée sur les arbres de ce pays barbare. Il répète les tristes airs du rossignol, comme s’il allait périr, quoique les suffrages aient laissé son sort indécis.

Demi-chœur.

Il convient à un chœur religieux d’instruire une ville et de lui dire ce qui la regarde. Il nous semble que le premier soin doit être d’établir l’égalité parfaite entre les citoyens et de bannir toute crainte[35]. Quelqu’un, séduit par l’éloquence de Phrynichus[36], a-t-il fait quelque faute, je prétends qu’il faut donner à tous ceux qui en ont pu commettre de ce genre la permission de se justifier et de se laver des crimes qu’on leur a d’abord imputés. J’ajoute que qui que ce soit d’entre nous ne doit être exclus des honneurs. Il est cependant honteux que, pour s’être trouvé une fois à un combat naval, on jouisse aussitôt des mêmes droits que les Platéens, et que des esclaves soient transformés en maîtres. Ce n’est pas que je veuille dire que cela soit mal fait, j’y applaudis au contraire, et c’est la seule chose sensée que vous ayez faite. Il convient en outre qu’on oublie l’unique reproche qu’on puisse faire à ceux qui ont déjà livré souvent avec vous des batailles sur mer[37] : ce sont vos pères et vos parents, et ils réclament cette faveur de votre part. Ainsi, ô les plus sages des hommes, après nous être un peu relâchés de notre première sévérité, travaillons à ne faire de tous les hommes qu’une même famille, et à mettre tous ceux qui auront une fois combattu sur mer à même de parvenir aux honneurs et de jouir de l’état de citoyens. Si nous montrons trop de hauteur et d’arrogance pour accorder le droit de cité, surtout en ce moment où nous sommes à la merci des flots, ce sera une politique maladroite, dont nous aurons à nous repentir plus tard.

Le chœur.

Si je m’entends un peu à juger les hommes et leur conduite, il y en a qui seront punis, et cela ne tardera pas longtemps, même pour ce singe de petit Cligène, qui fait maintenant l’important, ce baigneur le plus détestable de tous ceux qui font usage de cendre mélangée avec du faux nitre et de la terre cimolienne[38]. Comme il s’en doute, il est toujours armé en guerre, de peur que, étant rencontré ivre et sans bâton, on ne le dépouille de ses vêtements.

Demi-chœur.

Nous avons souvent observé que dans cette ville on en agit envers les bons et honnêtes citoyens comme à l’égard de l’ancienne et de la nouvelle monnaie. Car nous ne voulons absolument point de la vieille monnaie, quoiqu’elle soit sans alliage et la meilleure de toutes, comme on peut en juger par les pièces qui sont les seules parfaitement frappées, et qui partout, chez les Grecs et chez les étrangers, sont jugées les meilleures au son même ; mais nous préférons la monnaie d’airain nouvellement frappée et qui ne vaut rien du tout. Il en est de même des citoyens : ceux que nous connaissons pour être de bonne famille, modestes, honnêtes, gens de bien et de probité, formés aux exercices, à la danse et à la musique, nous les traitons de la manière la plus indigne, et nous trouvons bons à tout des nouveaux-venus, des gueux, des étrangers, des esclaves, de mauvaise conduite et de mauvaise race, qu’on daignerait à peine regarder, pour en faire des victimes expiatoires. Maintenant donc au moins, ô insensés, changez cette méthode perverse, servez-vous de nouveau des gens de bien. Si vous réussissez, on vous en louera. Si les choses tournent mal, vos peines seront adoucies par l’idée que vous serez tombés en gens de cœur.


ÉAQUE, UN ESCLAVE, XANTHIAS.
Éaque.

Par Jupiter, ton maître me paraît un bien brave homme.

Xanthias.

Et comment ne le serait-il pas, lui qui ne sait que boire et faire l’amour ?

Éaque.

N’est-il pas étonnant qu’il ne t’ait pas fustigé lorsque tu as été manifestement convaincu de mensonge, toi qui, quoique esclave, te faisais passer pour maître ?

Xanthias.

Il eût donc pleuré !

Éaque.

Tu as répondu là d’une manière digne d’un esclave, et j’aime assez à en réduire là mon maître.

Xanthias.

Tu aimes assez cela, dis-tu ?

Éaque.

Il me semble que je suis admis aux plus secrets mystères, quand je dis, en cachette, du mal de mon maître.

Xanthias.

Et quand tu sors de chez lui en murmurant, après qu’il t’a roué de coups ?

Éaque.

Alors encore j’ai du plaisir !

Xanthias.

Et quand tu suis les mouvements de ta curiosité ?

Éaque.

Oh, parbleu, je ne connais rien de plus délicieux.

Xanthias.

Oh, par Jupiter ! Tu aimes aussi écouter ce que disent tes maîtres ?

Éaque.

Ah ! oui, plus qu’à la fureur.

Xanthias.

Qu’est-ce donc, quand tu vas rapporter leurs propos aux étrangers ?

Éaque.

Moi ? Non seulement je m’en réjouis, mais je goûte le bonheur du plus heureux amant[39].

Xanthias.

Ô Phébus Apollon, donne-moi ta main que je la baise, et baise la mienne aussi, et dis-moi, au nom de Jupiter, notre compagnon souffre-douleur, quel est ce bruit, ces cris et ces disputes que j’entends là dedans.

Éaque.

C’est une querelle d’Eschyle et d’Euripide.

Xanthias.

Ha !

Éaque.

Des débats, de grands débats se sont élevés parmi les morts : c’est une vraie révolte.

Xanthias.

À quel sujet ?

Éaque.

Il a été ordonné ici, par une loi, que tout homme qui excellerait dans les arts les plus considérables et les plus agréables, serait nourri au Prytanée et assis près de Pluton…

Xanthias.

J’entends.

Éaque.

… Jusqu’à ce qu’il survînt un plus habile que lui, et dans ce cas, il céderait la place.

Xanthias.

Pourquoi cela a-t-il dérangé Eschyle ?

Éaque.

C’est qu’il était en possession de la première place dans l’art de la tragédie.

Xanthias.

Et maintenant qui la possède ?

Éaque.

Aussitôt qu’Euripide fut venu en ces lieux, il donna un plat de son métier aux détrousseurs de bourses, aux enfonceurs de murs, denrée au plus vil prix dans les enfers. Ces gens-là, voyant son art de plaider le pour et le contre, ses détours artificieux et ses circonlocutions, furent éperdument épris de ce poète, qu’ils déclarèrent le plus sage. Enorgueilli de leurs suffrages, il s’est assis au premier rang qu’occupait Eschyle.

Xanthias.

Et on ne l’a pas chassé à coups de pierres ?

Éaque.

Parbleu, non. Mais tout le monde criait que le jugement sur la préséance due à l’un ou à l’autre dans le tragique, devait être remis aux suffrages publics.

Xanthias.

Ah ! tous ces scélérats criaient cela ?

Éaque.

Et, par ma foi, très haut.

Xanthias.

Eschyle n’avait pas quelques voix pour lui ?

Éaque.

Le nombre des gens de bien est petit, c’est comme ici[40].

Xanthias.

Qu’est-ce que Pluton prétend donc faire ?

Éaque.

Établir un concours entre eux et mettre à même de comparer et de juger de leur habileté en tragédie.

Xanthias.

Pourquoi donc Sophocle ne concourrait-il pas aussi pour la prééminence ?

Éaque.

Lui ? Ah parbleu ! il n’y songe guère. En arrivant ici, il a d’abord embrassé Eschyle et lui a donné la main, et, quoique Eschyle voulût lui céder le pas, il l’a laissé en possession du premier rang, sans la moindre altercation. Mais il est maintenant, comme dit Clidémide, en tiers, prêt à céder à Eschyle, s’il remporte le prix, sinon il le disputera à Euripide.

Xanthias.

Eh bien ! Que fera-t-on ?

Éaque.

Avant peu, et dans ce lieu-ci même, le rude combat va commencer. On pèsera tout le produit de leur art.

Xanthias.

Quoi ? Mettra-t-on une tragédie dans une balance ?

Éaque.

Ils auront des règles et des mesures de vers ; ils feront des carrés en forme de briques, des diamètres et des coins. Car Euripide veut examiner les tragédies vers par vers.

Xanthias.

Eschyle voit certainement tout cela de mauvaise humeur.

Éaque.

Assurément ; la tête baissée, il lance des regards de taureau.

Xanthias.

Qui est-ce qui jugera ?

Éaque.

C’était là le difficile, car ils ont reconnu qu’il y avait une grande disette de gens de bon sens, et que, d’ailleurs, Eschyle récusait les Athéniens…

Xanthias.

Il avouait probablement qu’un grand nombre d’entre eux étaient des enfonceurs de maisons.

Éaque.

Et il disait que les autres étaient trop légers pour apprécier le génie des poètes. Enfin ils ont abandonné le jugement de cette affaire à ton maître, comme expert dans cet art. Mais entrons, car quand nos maîtres sont fort occupés, les coups ne nous manquent pas.


LE CHŒUR.

De quelle colère épouvantable ne sera point agité le poète véhément, quand il entendra la volubilité de son adversaire qui aura préparé ses coups de dents ? Ses regards alors, roulant çà et là, exprimeront sa rage impitoyable. On verra donc de grands mots, prononcés avec emphase, se heurter contre un flux rapide d’expressions maniérées et de phrases coupées, avec lesquelles l’un fera la guerre au ton ampoulé de l’autre. À cet assaut, les cheveux touffus de celui-ci se hérisseront, son affreux sourcil se froncera ; il rugira et fera entendre des mots ajustés les uns aux autres, qu’il arrachera par un effort gigantesque. Mais le beau diseur, l’éplucheur de vers, cette langue déliée et souple mettra la jalousie en jeu ; il isolera les expressions de son adversaire, et dépréciera, par le détail, l’œuvre de ses puissants poumons.


BACCHUS, ESCHYLE, EURIPIDE, LE CHŒUR.
Euripide.

Non, je ne céderai pas la prééminence ; ne m’y engagez pas. Je soutiens que, dans notre art, je mérite la préférence sur lui.

Bacchus.

Eschyle, tu ne dis mot ? Tu l’as cependant entendu.

Euripide.

Il se rengorge d’abord : c’était là souvent sa ressource dans ses tragédies.

Bacchus.

Ô cher ami, sois un peu moins arrogant.

Euripide.

Oh, je le connais, et j’ai jugé de longue main que c’est un homme à manières farouches, dont la bouche est toujours ouverte pour des propos hautains, sans frein, sans mesure, sans borne et d’où les expressions ampoulées sortent en foule[41].

Eschyle.

Vraiment, ô fils d’une déesse champêtre[42] ? Tu te permets ces gentillesses contre moi, toi, artisan de vaines fictions et fabricateur de gueux et de personnages mal vêtus ? Ah je te ferai repentir de tes propos.

Bacchus.

Paix, Eschyle, ne te laisse pas maîtriser par la colère.

Eschyle.

Je n’y consentirai pas, avant d’avoir fait connaître quel est ce faiseur de boiteux[43], qui est si furieux aujourd’hui,

Bacchus.

Çà, qu’on m’apporte une brebis noire[44], car la tempête va éclater.

Eschyle.

Ô toi, qui introduis sur la scène les monologues lugubres des Crétois et des noces criminelles.

Bacchus.

Ô très respectable Eschyle, modère-toi. Et toi, ô pauvre Euripide, fuis bien vite pour éviter la grêle, de peur que dans l’enthousiasme ton concurrent ne te brise le crâne avec quelques vers trop frappés et n’en fasse sortir tout Télèphe. Et toi, Eschyle, reprends et sois repris avec modération et sans colère. Il ne convient pas que des hommes et des poètes se querellent comme des boulangères. Car pour toi, tu éclates d’abord, comme l’yeuse saisie par les flammes.

Euripide.

Je suis en vérité tout prêt, et je ne crains ni d’attaquer ni d’être attaqué le premier, comme il lui plaira, sur les vers, sur la mesure et sur le ton tragique, soit de Pélée, soit d’Éole, soit de Méléagre, soit de mon Télèphe enfin.

Bacchus.

Et toi, quel parti prends-tu ? Parle, Eschyle.

Eschyle.

Je n’aurais pas désiré me mesurer ici, car la partie n’est pas égale.

Bacchus.

Et pourquoi ?

Eschyle.

C’est que mes tragédies ne m’ont pas suivi au tombeau. Il a enterré au contraire avec lui toutes ses productions et il a de quoi parler ; néanmoins, puisque vous le souhaitez, il faut vous obéir.

Bacchus.

Allons, qu’on m’apporte de l’encens et du feu, pour qu’avant le combat je fasse ma prière et que je décide, le plus équitablement possible, entre les deux concurrents. Pour vous, chantez quelque hymne en l’honneur des muses.

Le chœur.

Ô filles de Jupiter, chantez, Muses, qui présidez aux combats de ces beaux esprits, habiles à lier des principes les uns aux autres, toutes les fois que, guidés par le désir de se contredire à l’envi, ils se présentent dans l’arène avec leurs pensées ingénieuses et avec la souplesse propre à leur art de disputer. Venez et soyez témoins de tout ce que peut l’éloquence ; fournissez seulement les expressions et l’art de limer les vers, car voilà que ce grand assaut de savoir va commencer.

Bacchus.

Faites aussi des invocations aux dieux avant de réciter vos vers.

Eschyle.

Ô Cérès, toi qui as formé mon cœur, rends-moi digne de tes mystères.

Bacchus.

Toi aussi, prends de l’encens et jette-le dans le feu.

Euripide.

Merci ! J’ai d’autres dieux à qui je m’adresse.

Bacchus.

Oui, tu en as de particuliers et de nouvelle fabrication.

Euripide.

Certainement.

Bacchus.

Soit. Invoque donc tes dieux particuliers.

Euripide.

Ô Éther, mon soutien, ô vivacité de babil, ô souplesse et art de pressentir les goûts, soyez-moi favorables pour repousser les traits auxquels je vais m’exposer.

Le chœur.

Nous sommes vraiment dans l’impatience d’entendre de la bouche de ces rudes lutteurs des discours bien peignés et d’assister à un combat de science. Ils ont tous les deux la langue bien affilée ; ils ne manquent pas de cœur et n’ont pas leurs esprits engourdis. Nous devons donc nous attendre à voir, d’un côté, l’élégance et la politesse, et, de l’autre, un déluge de mots splendides et magnifiques, fondant avec impétuosité sur les petits riens de son antagoniste et les renversant.

Bacchus.

Allons ! il faut commencer au plus vite à vous attaquer ; ne sortez pas des bornes prescrites par la politesse ; laissez-là les fictions et tout ce que tout autre pourrait dire.

Euripide.

Je ne parlerai de moi-même et de mes titres comme poète qu’en second lieu. Je vais d’abord démontrer que celui-là n’est qu’un vaniteux, un charlatan, et je dévoilerai comment il a su faire illusion aux sots spectateurs, qui n’avaient jamais pratiqué que Phrynichus. En effet, un de ses grands moyens est de mettre en scène des personnages, tels qu’Achille et Niobé, assis, enveloppés dans leurs vêtements, ne se découvrant pas, ne disant mot, enfin, de vrais meubles de tragédie.

Bacchus.

Ma foi, rien de tout cela n’est vrai.

Euripide.

Le chœur, cependant, déclamait jusqu’à quatre tirades de suite sans qu’ils ouvrissent la bouche.

Bacchus.

Eh bien ! j’aimais ce silence et je le trouvais plus beau que les discours de nos poètes d’aujourd’hui.

Euripide.

Tu n’avais pas le sens commun. Apprends cela, je te prie.

Bacchus.

Je le pense bien. Mais pourquoi en usait-il ainsi ?

Euripide.

Pure prétention ; c’était pour tenir le spectateur dans l’attente du moment où Niobé parlerait à son tour ; pendant ce temps-là, la pièce allait à sa fin.

Bacchus.

Oh ! le scélérat ! Que j’ai sottement été sa dupe ! Mais d’où vient que tu as l’air de souffrir et pourquoi t’étends-tu ainsi ?

Euripide.

Parce que je suis pressé de le confondre. Ensuite, quand la moitié de la pièce s’était passée en tirades de cette nature, on entendait une douzaine de grands mots, pleins d’enflure, de jactance : c’étaient de vrais épouvantails, que les spectateurs admiraient sans les comprendre.

Eschyle.

Ah ! que je suis malheureux !

Bacchus.

Paix !

Euripide.

Il ne disait rien d’intelligible.

Bacchus.

Ne grince pas des dents.

Euripide.

C’était ou des scamandres, ou des précipices, ou des aigles en airain sculptés sur des boucliers et des idées échafaudées dont il n’était pas donné d’atteindre le sens.

Bacchus.

C’est parbleu vrai, car moi-même, une fois, j’ai passé une bonne partie de la nuit à me demander ce que c’était que son cheval jaune ailé.

Eschyle.

Ô ignorantissime ! c’est la figure dont on décore la poupe des vaisseaux.

Bacchus.

Bah ! Je croyais que c’était Érixis, fils de Philoxène.

Euripide.

Il te fallait donc de ces ornements dans tes tragédies.

Eschyle.

Voyons, ennemi des dieux, dis-nous ce que tu as fait.

Euripide.

Par ma foi, je n’ai représenté ni chevaux ailés, ni capricerfs, à ton exemple, et tels qu’on les voit sur les tapis de Perse[45]. Mais quand j’ai eu reçu de tes mains la tragédie, gonflée d’un vain attirail et de son propre poids, j’ai aussitôt élagué cette enflure et diminué ce poids, et j’y ai appliqué de petits vers, une marche légère, de faibles bêtes, auxquelles j’ai ajouté une quintessence épurée de bagatelles, extraite de mes lectures. Enfin je l’ai nourrie de monologues, avec un mélange de Céphisophon. Dans cet état, je ne disais rien sans y avoir réfléchi, et je ne faisais pas indistinctement usage de tout ce qui me venait à l’idée, et le premier que je mettais en scène, exposait, avant tout, le sujet de la pièce.

Bacchus.

Il valait mieux pour toi qu’on parlât de cela plutôt que de toi-même.

Euripide.

De plus, je ne souffrais pas, dès les premiers vers, qu’aucun personnage restât dans l’inaction ; tous prenaient la parole, la femme, l’esclave, le maître, la jeune fille et la vieille.

Eschyle.

Une pareille conduite ne méritait pas la mort ?

Euripide.

Non, par Apollon ! C’était une preuve de mon désir de plaire.

Bacchus.

Tiens, mon cher, passons sur cet article. La querelle ne tournerait pas à ton avantage.

Euripide.

Je leur ai, de plus, appris à bien parler.

Eschyle.

J’en conviens. Mais, que n’es-tu mort auparavant !

Euripide.

Je leur ai montré l’usage des règles les plus raffinées, les labyrinthes de l’expression, l’art d’observer, de voir, de comprendre, de manier l’acteur, de mener une intrigue, d’imaginer et de trouver tout ce que l’on veut.

Eschyle.

J’en conviens.

Euripide.

En mettant dans la bouche de mes interlocuteurs tout ce qui tient à la vie privée, à nos usages et à nos habitudes, j’eusse pu m’attirer bien des critiques, parce que j’étais à la portée de mes auditeurs, qui se seraient aisément aperçus de mes fautes. Je ne me suis point attaché à un pompeux clinquant propre à embrouiller les idées des spectateurs ; je ne cherchais pas à les effrayer en leur représentant des Cycnus et des Memnons poussant vivement des chevaux dont les colliers étaient chargés de clochettes[46]. Les personnages d’Eschyle sont un Phormisius, un Mégénetus esclave, hérissés de trompettes, de haches et de barbes[47], et toujours armés d’un rire ironique[48]. Les miens sont un Clitophon et le gracieux Théramène.

Bacchus.

Théramène ? Cet homme retors et propre à tout, qui, s’il se trouve engagé, ou près de l’être, dans quelque méchante affaire, a coutume de s’en tirer, en se disant non de Chio, mais de Clos.

Euripide.

Telle est la vraie prudence à laquelle j’ai formé mes spectateurs. Je leur ai appris, par mes tragédies, à raisonner, à réfléchir, de manière qu’ils aient plus d’intelligence et de clairvoyance, et plus d’aptitude pour mieux tenir, entre autres choses, leur ménage et se rendre compte de tout, en se disant : « Où cela est-il ? Où est ceci ? Qui a pris cela ? »

Bacchus.

C’est parbleu vrai. En effet, à peine un Athénien est-il rentré chez lui, qu’il appelle ses esclaves et qu’il leur demande : « Où est la marmite ? Qui a mangé la tête d’anchois ? Le plat que j’achetai l’an dernier est perdu ? Où est cet ail d’hier ? Qui a mangé l’olive ? » Auparavant ils restaient tous sots, la bouche béante, comme des Mammacouthos et des Mélitides.

Le chœur.

Tu l’entends, ô vaillant Achille[49]. Eh bien, voyons, que répliques-tu à cela ? Prends garde seulement à ne pas te laisser maîtriser par la colère et à ne pas t’emporter au delà du but, car il t’a dit des choses piquantes. Ô brave athlète, n’écoute pas les mouvements de ton courroux, mais replie les voiles : que le vent n’en frappe que les extrémités ; dirige de plus en plus ton vaisseau, et observe le moment où tu sentiras un vent frais et doux. Mais, ô toi, qui, le premier des Grecs, as porté la pompe des expressions à son comble et as donné à la tragédie un air plus distingué, quitte le port avec confiance.

Eschyle.

Je suis furieux d’un tel conflit. Je sens la bile bouillonner dans mon sein, à la pensée qu’il me faut lutter avec un tel adversaire. Qu’il ne se vante cependant pas de m’avoir désarmé. Allons ! réponds-moi, que doit-on le plus admirer dans un poète ?

Euripide.

Sa prudence et son art de rendre les hommes meilleurs.

Eschyle.

Or, si tu n’as point atteint ce but, et si d’honnêtes et loyaux tu les as rendus lâches, quel supplice conviendras-tu que tu mérites ?

Bacchus.

La mort. Je réponds pour lui.

Eschyle.

Vois donc quels hommes il a reçus, formés par mes mains. C’étaient des gens vigoureux et de quatre coudées, ne refusant aucun emploi public ; ce n’étaient pas des scélérats, des fourbes et des charlatans comme aujourd’hui ; ils ne soupiraient qu’après la hache, les lances, les casques empanachés, les cuirasses, les cuissards, et après un courage digne des sept peaux de taureaux[50].

Euripide.

Gare à moi. Il m’assomme avec son avalanche de casques.

BACCHUS à Eschyle.

Et comment as-tu fait des héros de tes concitoyens ? Parle, Eschyle, et que ton orgueil ne te rende pas si farouche.

Eschyle.

Par une tragédie pleine de Mars.

Bacchus.

Laquelle ?

Eschyle.

Les sept Chefs devant Thèbes. Nul spectateur n’en sortait qu’avec la fureur de la guerre dans le sein.

Bacchus.

C’était rendre un mauvais service à la patrie, car les Thébains en sont devenus eux-mêmes plus guerriers, et tu mérites des coups pour cela.

Eschyle.

Il ne tenait qu’à vous de vous livrer à la guerre, mais vous n’avez pas eu de goût pour cela, et depuis, dans mes Perses, j’ai inspiré à mes compatriotes la passion de remporter de continuelles victoires sur les ennemis ; c’est mon chef-d’œuvre.

Bacchus.

Ce fut pour moi une grande joie d’entendre raconter la mort de Darius et de voir les battements de mains du chœur qui s’écriait : « Victoire ! »

Eschyle.

Voilà des sujets faits pour les poètes ; récapitulez les services qu’ont rendus les grands poètes, dès les premiers temps. Orphée, par ses leçons, nous a enseigné les rits des initiations et l’horreur du carnage ; Musée, les remèdes des maladies et les oracles ; Hésiode, l’agriculture, et le temps des semailles et des récoltes. Et ce divin Homère ! D’où lui est venu tant d’honneur et de gloire ? N’est-ce pas de l’utilité de ses préceptes, qui forment aux vertus militaires, aux manœuvres et à l’art de disposer une armée ?

Bacchus.

Il n’a cependant jamais pu rien faire du sot Pantaclès. Dernièrement, pour conduire une cérémonie, ne le vit-on pas s’attacher d’abord son casque sur la tête, et ne penser qu’après à y mettre l’aigrette.

Eschyle.

Mais il en a formé bien d’autres, et des plus braves, et de ce nombre est Lamachus. C’est d’après Homère que j’ai rendu et représenté les nombreux exploits des Patrocle, des Teucer et des Thymoléon. Je voulais, par ces modèles, exciter chaque citoyen à se mettre de niveau avec ces grands hommes, au premier son de la trompette, Mais, certes, je ne donnais ni Phèdres impudiques, ni Sthénobées, et je ne sais si j’ai jamais fait parler une femme amoureuse.

Euripide.

Non, parbleu, car tu ne tenais rien de Vénus.

Eschyle.

Et n’en veux rien tenir. Garde-la toute pour toi et pour les tiens, puisqu’elle t’a perdu toi-même.

Bacchus.

Rien de plus vrai, par Jupiter. Car tu as été puni pour les mêmes crimes que tu as mis sur le compte des femmes.

Euripide.

Et quel mal, pauvre homme, mes Sthénobées font-elles aux citoyens ?

Eschyle.

C’est que par tes Bellérophons tu as appris aux femmes des citoyens d’Athènes à boire elles-mêmes la ciguë.

Euripide.

Mais j’ai fait de grands changements à l’histoire de Phèdre.

Eschyle.

Tu n’en as fait aucun. Un poète doit jeter un voile sur tout ce qui est mauvais et ne le mettre ni au jour, ni en scène. Les poètes doivent avoir le même respect pour les adultes que les instituteurs pour les petits enfants. Nous ne devons rien dire que d’utile.

Euripide.

Il est donc fort utile que tu parles des Lycabètes et des hauteurs du Parnasse à ceux qui sont destinés à converser avec des hommes ?

Eschyle.

Mais, malheureux, il est nécessaire d’imaginer des expressions analogues à l’élévation des idées et des pensées. D’ailleurs les demi-dieux doivent avoir un langage plus sublime ; leurs vêtements ne sont-ils pas supérieurs aux nôtres en éclat ? J’avais donné à tout cela un très bon ton, mais tu l’as dégradé.

Euripide.

Comment ?

Eschyle.

D’abord, en revêtant les rois de haillons pour leur faire inspirer la pitié.

Euripide.

Ai-je mal fait en cela ? Comment ?

Eschyle.

C’est ce qui fait que pas un riche aujourd’hui ne veut équiper de trirème à ses frais. Chacun se déguise et crie misère.

Bacchus.

Oh, par Cérès, c’est bien vrai, et par-dessous leurs haillons, ils portent des tuniques tissues d’une fine laine. Et tel qui veut faire pitié par ses propos, n’est pas le dernier à la poissonnerie.

Eschyle.

Je te reproche encore d’avoir enseigné aux hommes l’art de parler avec finesse et de raisonner éternellement, ce qui a fait déserter des palestres, ce qui a facilité la prostitution des jeunes gens curieux d’être de beaux parleurs, ce qui a donné aux nautonniers mêmes un esprit d’insubordination. De mon temps, au contraire, ils ne savaient autre chose que demander leur galette et crier : Ryppapaï !

Bacchus.

Oui. parbleu, et péter sur le nez des rameurs du banc inférieur, et remplir d’ordures leurs voisins, et détrousser tout le monde, partout où ils relâchaient, et aujourd’hui, forts pour raisonner, ils sont nuls pour manier la rame et naviguer çà et là.

Eschyle.

Et de quels crimes n’est-il pas coupable ? N’a-t-il pas mis en scène des corruptrices de la jeunesse, des femmes, coupables d’incestes, qui accouchent dans des temples et qui disent que la vie n’est qu’une véritable mort. De là vient le grand nombre de scribes et de charlatans dont Athènes est inondée, et qui, comme autant de singes, séduisent le peuple par de vaines simagrées, tandis que personne aujourd’hui ne saurait, faute d’exercice, tenir un flambeau.

Bacchus.

Non, morbleu, personne ; tellement qu’aux dernières panathénées, je pensai mourir de rire en voyant courir un petit homme, gros, tout courbé, blanc, bien en arrière des autres, et qui se donnait un mal affreux. Arrivé aux portes du Céramique, ceux qui se trouvèrent là le fouettèrent sur les reins, sur le ventre, sur les côtes, sur les fesses, au point qu’il courut avec son flambeau éteint par un vent qui lui échappa.

Le chœur.

Voici une grande affaire, un violent débat, une guerre importante. Il sera difficile de décider entre l’un qui aura attaqué avec force et l’autre qui se sera défendu et qui aura riposté avec adresse. Ne répétez pas toujours la même chose, il y a plusieurs moyens de disputer. Rappelez-vous donc et dites tout ce qui est bon en fait de querelle ; mettez en jeu le vieux comme le neuf et employez hardiment la souplesse, l’art et l’artifice. Seriez-vous arrêté par l’idée que vos spectateurs, peu instruits, ne sauraient comprendre vos finesses ? Ne craignez pas cela ; nous ne sommes plus au temps où cela se voyait, Ils sont tous très au fait, et chacun a son livre où il se forme à la sagesse ; ils ont d’ailleurs beaucoup d’esprit et ils sont des plus clairvoyants. N’ayez donc pas d’inquiétude et faites ici usage de tous les moyens : vous parlez devant des spectateurs éclairés.

Euripide.

Voyons d’abord ses prologues : c’est la première chose qu’on trouve dans une tragédie, et c’est ce qu’il faut éplucher en premier lieu dans ce docte poète ; or il n’y brillait pas par la clarté.

Bacchus.

Et quel prologue vas-tu examiner ?

Euripide.

Un très grand nombre. Récite-moi d’abord celui de l’Orestie.

Bacchus.

Que tout le monde se taise. Eschyle, récite.

Eschyle.

« Mercure souterrain, qui veilles aux États paternels, sois, je t’en conjure, mon sauveur et mon soutien ; je viens dans ce pays et reviens. »

Bacchus.

As-tu là quelque chose à reprendre ?

Euripide.

Plus de douze fautes.

Bacchus.

Et en tout cela, il n’y a pas plus de trois vers.

Euripide.

Mais chacun d’eux a une vingtaine de fautes.

Bacchus.

Eschyle, je te conseille de te taire, à moins que tu ne veuilles être trouvé plus en défaut, si tu récites d’autres vers.

Eschyle.

Moi, me taire devant lui ?

Bacchus.

Si tu m’en crois.

Euripide.

Et, dès le commencement, il s’est mépris de la manière la plus lourde. Vois, s’il y a de quoi plaisanter ?

Bacchus.

Ma foi, je m’en moque.

Eschyle.

En quoi me suis-je mépris ?

Euripide.

Tiens, répète.

Eschyle.

« Mercure souterrain, qui veilles aux États paternels. »

Euripide.

Oreste ne dit-il pas cela sur le tombeau de son père ?

Eschyle.

Sans doute.

Euripide.

Veut-il donc dire que Mercure a vu comment le père d’Oreste a péri sous les coups d’une main féminine, par de secrètes intelligences ?

Eschyle.

Il n’a point entendu parler de ce Mercure-là, mais de ce Mercure bienfaisant, qu’il a appelé souterrain, parce que, comme il l’ajoute, il tient cet emploi de son père.

Euripide.

Oh voilà une sottise plus forte que je ne m’y attendais. Si, en effet, il est surnommé souterrain à raison de cet emploi qu’il tient de son père…

Bacchus.

Ce n’était, d’après cela, qu’un fossoyeur.

Eschyle.

Ah, Bacchus, ton vin n’a point un bouquet agréable.

Bacchus.

Passe à un autre vers. Et toi, examine les fautes.

Eschyle.

« Sois, je t’en conjure, mon sauveur et mon soutien. Je viens dans ce pays et reviens… »

Euripide.

Le sage Eschyle nous répète deux fois la même chose.

Bacchus.

Comment deux fois ?

Euripide.

Reprends sa phrase, et je te le montrerai. « Je viens, dit-il, dans ce pays et reviens. » Je viens et reviens signifient ici la même chose.

Bacchus.

Oui, ma foi, à peu près, comme si quelqu’un disait à son voisin : prête-moi ta huche ou ton pétrin.

Eschyle.

Eh, bavard, cela ne se ressemble pas. Mon vers est excellent.

Bacchus.

Et comment donc ? Apprends-moi comment tu l’entends.

Eschyle.

Il est bien permis à tout homme qui jouit des droits de citoyen de venir dans son pays. Il vient sans avoir été sous le coup d’aucune infortune. Mais un exilé vient et revient.

Bacchus.

Fort bien, par Apollon. Qu’en dis-tu, Euripide ?

Euripide.

Je prétends qu’Oreste n’est pas revenu chez lui. Il y est venu à l’insu et sans la permission de ceux de qui cela dépendait.

Bacchus.

Fort bien, par Mercure ; mais je ne comprends rien à ce que tu dis.

Euripide.

Passons donc à un autre vers.

Bacchus.

Allons, Eschyle, récites-en un au plus vite ; pour toi, remarque les défauts.

Eschyle.

« Je viens me plaindre au tombeau de mon père, afin qu’il m’écoute et m’entende. »

Euripide.

Voici encore une répétition. Écouter et entendre sont tout à fait la même chose.

Bacchus.

Hé, malheureux, il parlait à des morts, à qui il ne suffit pas de répéter les choses jusqu’à trois fois[51].

Eschyle.

Voyons un peu ta manière de tourner tes prologues ?

Euripide.

J’y consens, et si je me répète quelque part, ou si j’emploie du remplissage, rejette-moi.

Bacchus.

Allons, récite. Je n’ai rien à dire ici, mais je dois examiner ce que valent tes prologues.

Euripide.

« Œdipe fut d’abord très heureux… »

Eschyle.

Non, certes, non, dis-je ; mais il était malheureux et destiné à l’être, puisqu’avant qu’il fût conçu, Apollon prédit qu’il tuerait son père, et il n’était pas encore au monde. Comment peut-on dire qu’il fut d’abord très heureux ?

Euripide.

« Et depuis il devint le plus infortuné des hommes. »

Eschyle.

Non, par Jupiter, non, dis-je, il ne cessa jamais de l’être. Et comment en effet ? Lui qui, à peine venu au monde, fut exposé sur un rocher, de peur qu’on ne nourrit en lui le meurtrier de son père ; qui ensuite, couvert de maux et les pieds enflés, se traîna chez Polybe ; puis, tout jeune encore, épousa une vieille femme, qui, de plus, était sa mère, qui finit, en un mot, par se crever les yeux.

Bacchus.

Il aurait été heureux, s’il eût commandé la flotte avec Érasinidas[52].

Euripide.

Tu radotes ; pour moi, j’excelle dans les prologues.

Eschyle.

Je n’irai, ma foi, pas éplucher tes vers mots par mots. Mais d’un mot je pulvériserai tes prologues.

Euripide.

D’un mot, les miens ?

Eschyle.

D’un seul mot. Tu fais tellement tes vers, qu’on peut y ajouter tout ce qu’on veut, un petit rien, un peu de foin, un fétu. C’est ce que je vais prouver.

Euripide.

Tiens ! Tu me le feras voir ?

Eschyle.

Je le soutiens.

Bacchus.

Voyons tout de suite.

Euripide.

« Égyptus, comme cela s’est dit de toutes parts, faisant voile, avec ses cinquante fils, vers Argos… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Euripide.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Malheur à toi.

Bacchus.

Récite-lui un autre prologue, afin de le mettre au fait.

Euripide.

« Bacchus qui, armé de thyrses, couvert de peaux de bouc et entouré de flambeaux, danse sur le Parnasse et conduit les chœurs… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Bacchus.

Hé, hé ! Voici encore son mot.

Euripide.

Oh, il ne nous tracassera plus, car il ne pourra l’appliquer à ce prologue-ci. « Nul n’est heureux en tout point : l’homme issu d’une illustre origine est sans fortune, et celui qui est sans naissance… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Bacchus.

Euripide !

Euripide.

Qu’y a-t-il ?

Bacchus.

Il me semble qu’il faut baisser pavillon, car ce mot nous causera quelque orage.

Euripide.

Par Cérès, je n’en ai pas peur. Il sera bientôt désarmé !

Bacchus.

Allons, voyons donc un autre prologue. Mais gare à la reprise !

Euripide.

« Cadmus, fils d’Agénor, étant un jour sorti de la ville de Sidon… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Bacchus.

Ô l’ami, achète ce mot, pour qu’il ne bouleverse plus tes prologues.

Euripide.

Quoi donc ? Moi, j’achèterais à cet homme ?

Bacchus.

Oui, si tu m’en crois.

Euripide.

Point du tout. Je peux citer plusieurs prologues où il ne pourra adapter son refrain. « Pélops, fils de Tantale, étant venu à Pise avec ses coursiers rapides… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Bacchus.

Vois-tu ? Nouvelle application du refrain. Mais, mon cher (à Eschyle), cède-le maintenant à quelque prix que ce soit. Tu en achèteras un bel et bon pour une obole.

Euripide.

Non, non. J’ai encore bien d’autres prologues. « Énée un jour dans les champs. »

Eschyle.

A perdu sa peine.


Euripide.

Attends, laisse-moi réciter le vers tout entier. « Énée ayant un jour dans les champs fait une abondante récolte, offrant les prémices aux dieux… »

Eschyle.

A perdu sa peine.

Bacchus.

Au milieu d’un sacrifice ? Comment cela peut-il être ?

Euripide.

Laisse-le, mon ami ; qu’il applique à celui-ci : Jupiter, comme on le sait de la bouche de la vérité

Bacchus.

Il te confondra ; il dira encore : a perdu sa peine. Ce refrain tient comme une teigne à tes prologues ; mais, au nom des dieux, passe à ses chœurs.

Euripide.

Oh, je peux démontrer que c’est un triste compositeur de chœurs et qu’il s’y répète souvent.

Le chœur.

À quoi tout cela aboutira-t-il donc ? Je suis vraiment tourmenté de savoir ce qu’on peut trouver à redire dans un poète qui a fait beaucoup plus de vers et de bien meilleurs que tous ceux qu’on nous fait aujourd’hui. Je ne sais ce que celui-ci va reprocher à ce roi des fêtes de Bacchus, et je tremble pour lui.

Euripide.

Oui, de merveilleux vers ! C’est ce qu’on va voir. Je vais réunir tous ses chœurs en un seul.

Bacchus.

Et moi, je les compterai avec ces petites pierres.

Euripide.

« Ô héros Phthiote, Achille, pourquoi, témoin du carnage, ne procures-tu pas de soulagement dans les travaux ? Pour nous, habitants de ce marais, nous honorons Mercure, dieu de cette race. Tu ne procures pas de soulagement dans les travaux[53]. »

Bacchus.

Voilà, mon cher Eschyle, deux travaux pour toi.

Euripide.

« Ô le plus vaillant des Grecs, descendant d’Atrée, chef d’une multitude innombrable, écoute ceci : tu ne procures pas de soulagement dans les travaux. »

Bacchus.

Eschyle, voilà le troisième de tes travaux.

Euripide.

Silence… « Les prêtresses inspirées s’occupent à ouvrir le temple de Diane. Tu ne procures pas de soulagement dans les travaux. Je suis le maître d’invoquer ici la légitime assistance de nos braves guerriers. Tu ne procures pas de soulagement dans les travaux. »

Bacchus.

Ô grand Jupiter ! Quelle histoire de travaux ! Je veux aller au bain : les travaux me font éprouver des douleurs dans les reins.

Euripide.

Non, n’y va pas, avant d’entendre ce système musical fait pour des airs de cithare.

Bacchus.

Allons, vite. Mais point de travaux.

Euripide.

« Quoi ! il envoie contre les deux princes des Grecs et contre la fleur de la Grèce, phlattothrattophlattothrat ; le Sphinx épouvantable, ce chien pourvoyeur, phlattothrattophlattothrat. L’intrépide oiseau armé du fer de la vengeance, phlattothrattophlattothrat, faisant courir sur les chiens téméraires qui sillonnent les airs, phlattothrattophlattothrat, parce qu’il est favorable à Ajax, phlattothrattophlattothrat[54]. »

Bacchus.

Qu’est-ce que ce phlattothrat ? Est-ce à Marathon, ou ailleurs, que tu as appris ce chant de cordier ?

Eschyle.

D’une bonne chose, j’en ai fait une autre bonne chose, pour ne point paraître cueillir chez les Muses les mêmes fleurs que Phrynichus. Mais tout ce qu’on entend dire à Euripide est copié d’après tous les propos des prostituées, d’après les scolies de Mélithus, d’après les airs de flûtes des Cariens, d’après des lamentations et d’après les chansons des danseurs. C’est ce que je vais démontrer à l’instant. Qu’on m’apporte une lyre. Mais qu’en est-il besoin ? et n’y a-t-il point par là une de ces petites femmes qui jouent avec des morceaux de pots cassés en place de cymbales ? Viens, ô muse d’Euripide, toi à qui il convient d’offrir ces vers.

Bacchus.

Cette muse n’a-t-elle jamais imité les Lesbiennes ?

Eschyle.

« Alcyons, qui chantez continuellement sur les flots de la mer, en parsemant votre plumage de gouttes d’eau qui vous tiennent lieu de rosée (et vous, ô araignées, qui, habitant les recoins des maisons, déroulez, eï, eï, eï, eï, eï, avec vos pattes ce qui entoure le rouleau, ces fils, ouvrage du peigne au son aigre), où le dauphin, ami de la flûte, bondissant autour des proues azurées, les oracles et les stades ; ô délices de la vigne chargée de fruits, tendrons qui soutenez le raisin. Entoure-moi de tes bras, ô mon fils. » Vois-tu cette cadence ?

Bacchus.

Je la vois.

Eschyle.

Quoi ? Tu la vois ?

Bacchus.

Oui, te dis-je.

Eschyle.

Avec un pareil jargon, tu oses critiquer mes vers, toi qui imites les douze figures de Cyrène[55]. Voilà cependant quelle est ta poésie. Mais je veux encore éplucher le ton de tes monologues… « Ô affreuse obscurité de la nuit, quel triste songe m’envoies-tu du fond de tes ténèbres ? Ministre de l’enfer, c’est un vain fantôme, fils de la sombre nuit, spectre horrible, enveloppé d’un crêpe noir, ayant le regard farouche et des griffes épouvantables ? Ô mes servantes, allumez la lampe ; allez puiser, avec vos cruches, de l’eau dans le fleuve, et faites-la chauffer, pour que je me purifie après ce divin songe[56]. Ô dieu de la mer ! C’est cela… Ô vous, mes amies, examinez ces prodiges… Glyca s’est sauvée avec mon coq. Nymphes des montagnes !… Ô Mania, saisis-la !… Et moi, infortunée, j’étais alors tout entière à mon ouvrage… Je, eï, eï, eï, eï, eï, dévidais le lin qui garnissait mon fuseau, j’en faisais un peloton pour le porter et le vendre de grand matin au marché…! Pour lui, il s’élevait dans l’air par une légère agitation de ses ailes ; il m’a laissé les soucis, et, infortunée que je suis, mes yeux étaient baignés de larmes… Mais, ô Crétois, enfants du mont Ida, accourez avec vos flèches, agitez légèrement vos pieds et investissez la maison. Que, dans le même instant, la déesse des filets, la belle Diane, avec sa meute de chiens, furette dans tous les recoins de la maison ; quant à toi, Hécate, fille de Jupiter, prends deux torches dans tes mains agiles, éclaire mes recherches chez Glyca, afin que j’y découvre le fruit de son larcin. »

Bacchus.

Laisse là ces vers.

Eschyle.

C’est bien assez pour moi aussi ; je veux juger de ce drôle avec ma balance, qui seule te fera connaître ce que vaut la poésie de l’un et de l’autre, car elle déterminera le poids de chaque expression.

Bacchus.

Approche ici, puisque je me vois obligé de débiter à la balance le travail des poètes, tout comme un fromage.

Le chœur.

Les gens d’esprit sont pleins de ressources. Car voici bien une merveille inouïe, faite pour étonner, et à quel autre l’idée eût-elle pu en venir ? Oui, en vérité, si le premier venu m’en avait fait part, je n’y eusse jamais ajouté foi, mais j’eusse imaginé qu’il plaisantait.

Bacchus.

Allons, voyons, approche-toi des balances.

Euripide.

Me voici.

Bacchus.

Que chacun, en les tenant, récite un vers ; ne les lâchez pas avant que j’aie crié : coucou.

Euripide.

Nous les tenons.

Bacchus.

Récitez maintenant un vers sur les balances.

Euripide.

« Plût aux dieux que le navire Argo n’eût jamais volé sur les eaux ! »

Eschyle.

« Ô fleuve Sperchius et gras pâturages des bœufs. »

Bacchus.

Coucou. Lâchez. Ce dernier vers-ci fait descendre bien plus bas le bassin.

Euripide.

Pourquoi cela ?

Bacchus.

Parce qu’Eschyle a fait comme les vendeurs de laine : ils la mouillent avant de la débiter ; il a de même trempé son vers dans un fleuve ; toi, au contraire, n’as donné qu’un vers ailé.

Euripide.

Mais qu’il en récite un autre quelconque et qu’il le mette dans le bassin opposé.

Bacchus.

Reprends donc de nouveau la balance.

Euripide.

Je la tiens.

Bacchus.

Récite.

Euripide.

« L’éloquence est le seul temple de la persuasion. »

Eschyle.

« La mort est la seule des divinités insensible aux présents. »

Bacchus.

Lâchez ! lâchez ! ce dernier vers l’emporte encore par son poids ; en effet, Eschyle y a mis la mort, le plus pesant de tous les maux.

Euripide.

Mais j’y ai mis la persuasion, et, certes, mon vers est excellent,

Bacchus.

Mais la persuasion est légère et n’est qu’une chimère. Au reste, cherches-en un autre de ceux qui sont des plus pesants, qui fasse pencher le bassin de ton côté, quelque vers… là… bien conditionné, et qui ait de l’amplitude.

Euripide.

Attends donc ; où en trouverai-je de cette espèce ?

Bacchus.

Je te le dirai : « Achille a amené au jeu quatre et deux[57]. » Allons, voici la dernière fois qu’on se servira de la balance.

Euripide.

« Il saisit, dans sa main, une massue lourde comme du fer. »

Eschyle.

« Char sur char, mort sur mort. »

Bacchus.

Il l’emporte encore sur toi.

Euripide.

Comment ?

Bacchus.

Il y a mis deux chars et deux cadavres ; cent égyptiens[58] n’enlèveraient pas ce fardeau-là.

Eschyle.

Qu’il ne se mesure plus avec moi en opposant vers à vers, mais qu’il se mette dans la balance, lui, ses enfants, sa femme, Céphisophon, qu’il s’y asseye et qu’il prenne ses livres avec lui ; pour moi, je veux lui faire équilibre, seulement avec deux de mes vers.

LES MÊMES, PLUTON.
Bacchus.

Amis, je m’abstiendrai de prononcer. Je ne veux pas m’attirer la haine d’aucun des deux, car l’un est plein d’âme et l’autre rempli d’agréments.

Pluton.

Tu ne feras donc rien de ce que tu t’étais proposé en venant ici.

Bacchus.

Qu’arrivera-t-il, si je prononce ?

Pluton.

Tu t’en retourneras avec celui des deux qu’il te plaira de choisir.

Bacchus.

Fort bien… Voyons, écoutez un peu vous autres : je suis venu chercher un poète ici.

Euripide.

Pourquoi faire ?

Bacchus.

Pour qu’Athènes, une fois hors d’affaire[59], puisse rétablir ses spectacles. Lequel de vous deux donnera donc les plus utiles conseils à l’État ? C’est celui-là que je me propose d’emmener. Voyons d’abord ce que vous pensez l’un et l’autre sur Alcibiade ? C’est là une question brûlante[60].

Euripide.

Qu’en pensent les Athéniens ?

Bacchus.

Ce qu’ils en pensent ? Ils le désirent, ils le haïssent, ils ne peuvent s’en passer. Mais voyons ton opinion sur son compte.

Euripide.

Je hais un citoyen lent à servir sa patrie et très prompt à lui nuire ; bon pour lui seul, et qui ne sait point venir au secours de l’État.

Bacchus.

Fort bien, par Neptune. Et toi, quel est ton avis ?

Eschyle.

Il ne faut point nourrir dans une ville un lionceau, et, si on veut le nourrir, il faut se prêter à ses goûts.

Bacchus.

Ma foi, je ne sais auquel des deux avis donner la préférence. L’un s’exprime sagement et l’autre clairement. Mais je veux encore tirer de vous deux quelqu’autre sentence sur le moyen de rétablir les affaires de la république.

Euripide.

Le meilleur moyen est d’accoler Cinésias à Cléocrite[61], en guise d’ailes, afin que le vent emporte l’un et l’autre au-dessus de la mer.

Bacchus.

Cet expédient pourrait faire rire. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Euripide.

En cas de combat naval, ils auraient dans leurs mains des fioles pleines de vinaigre, qu’ils jetteraient dans les yeux des ennemis. Mais j’ai une autre idée à te communiquer.

Bacchus.

Voyons-la.

Euripide.

Si l’on sait mettre sa confiance dans ceux qui ne sont regardés aujourd’hui qu’avec défiance, et si l’on se défie de ceux à qui l’on se fie à présent.

Bacchus.

Quoi ? Je n’entends pas. Travaille moins tes expressions, et qu’elles soient plus intelligibles.

Euripide.

Peut-être sauverait-on la ville, si on se confiait en ceux dont on se défie maintenant, et si on employait ceux qu’on laisse dans l’inaction. Car comment ceux-ci ne nous sauveralent-ils pas en faisant le contraire des manœuvres pratiquées par les autres qui nous accablent.

Bacchus.

Fort bien, par Palamède[62] ! Ô génie sublime ! As-tu trouvé cela toi seul, ou est-ce avec Céphisophon ?

Euripide.

Moi seul ; les fioles de vinaigre sont pourtant de Céphisophon.

Bacchus.

Eh bien, Eschyle, que dis-tu ?

Eschyle.

Dis-moi, avant tout, quels sont les gens qui ont la confiance de la ville. Sont-ils honnêtes ?

Bacchus.

Oh ! elle ne peut les souffrir.

Eschyle.

Elle protège les malhonnêtes gens ?

Bacchus.

Ce n’est pas qu’elle les protège, mais elle est contrainte d’y avoir recours.

Eschyle.

Comment donc viendra-t-on à bout de sauver des citoyens qui ne peuvent porter ni habit léger, ni habit lourd[63].

Bacchus.

Je t’en prie, imagine quelque moyen de les tirer encore une fois du précipice.

Eschyle.

Je le dirai là-haut, mais je ne le veux pas ici.

Bacchus.

Eh, non, non. Envoie-leur d’ici de bons avis.

Eschyle.

Ils doivent regarder le pays ennemi comme le leur, et le leur comme ennemi ; considérer la mer comme leur sûreté, et la pauvreté comme un grand avantage.

Bacchus.

Fort bien. Mais les juges mangent tout[64].

Pluton.

Allons, prononce.

Bacchus.

C’est à toi de les juger. Pour moi, je vais élire celui qui me plaît le plus.

Euripide.

Souviens-toi du serment par lequel tu as juré, en présence des dieux, que tu m’emmènerais. Choisis tes amis.

Bacchus.

La langue a juré[65]. Je choisirai néanmoins Eschyle.

Euripide.

Qu’as-tu fait là, misérable ?

Bacchus.

Moi ? J’ai donné la préférence à Eschyle. Et pourquoi pas ?

Euripide.

Oses-tu bien me regarder, après m’avoir si indignement outragé ?

Bacchus.

Quel outrage y a-t-il, si les spectateurs n’y en voient aucun ?

Euripide.

Méchant, me laisseras-tu donc végéter parmi les morts ?

Bacchus.

Qui sait la différence de la vie à la mort, du sommeil à une toison, de l’action de manger à celle de respirer ?

Pluton.

Bacchus, entre dans mon palais.

Bacchus.

Pour quelle raison ?

Pluton.

Pour que je vous régale comme des étrangers avant votre départ.

Bacchus.

Bien dit, par Jupiter ; voilà qui ne me fâche jamais.

Le chœur seul.

Heureux l’homme accompli en sagesse, mille raisons en convainquent. Celui-là, pour s’être montré sage, reverra de nouveau sa maison, au grand avantage de ses citoyens, de ses parents et de ses amis, et cela parce qu’il est plein de prudence. Il est donc beau de ne point aller babiller chez Socrate et de ne point dédaigner la musique et les autres arts qui font la base de la tragédie. Il n’y a qu’un imbécile qui puisse perdre son temps en discours oiseux, qui ne roulent que sur des bagatelles.

LE CHŒUR, PLUTON, ESCHYLE.
Pluton.

Allons, Eschyle, pars en joie, sauve notre ville par de sages conseils et corrige les gens sans cervelle : ils y sont en grand nombre. Porte ceci à Cléophon et cela[66] aux questeurs Myrmex et Nicomaque. Dites-leur de me venir trouver au plus tôt et sans délai. Et s’ils ne se hâtent de venir, oui, j’en jure par Apollon, je les harcellerai et je les jetterai ici bas, pieds et mains liés, de compagnie avec Adimante[67], fils de Leucolophe.

Eschyle.

Je n’y manquerai pas. Je te prie de céder ma préséance à Sophocle, qui me la gardera et s’y maintiendra, en cas que je revienne ici. Il est, après moi, le plus éminent en sagesse. Souviens-toi bien de ne jamais la laisser occuper, même sous prétexte de surprise, par cet homme faux, bavard et charlatan.

Pluton.

Éclairez cet homme avec les flambeaux sacrés, et accompagnez-le en le célébrant avec ses hymnes et ses vers.

LE CHŒUR, ESCHYLE.
Le chœur.

Commencez, ô dieux infernaux, par accorder un heureux voyage à ce poète qui s’en va et qui retourne à la lumière ; n’inspirez à notre ville que de nobles et sages pensées. C’est le seul moyen d’être délivré de grands maux et du cruel choc des armes. Quant à Cléophon[68] et à tous ceux qui auront même goût que lui, qu’ils aillent faire la guerre dans leur patrie

  1. Poète comique, contemporain d’Aristophane.
  2. Amipsias courait aussi la même carrière, et en même temps qu’Aristophane, qu’il vainquit deux fois. Les Oiseaux de celui-ci et ses premières Nuées furent jugées inférieures à d’autres pièces de cet Amipsias, qui avait fait aussi une comédie contre Socrate. Diogène Laërce cite trois vers de cette comédie. (Brottier.)
  3. Parce que le vin, dont Bacchus est le dieu, se met en bouteille.
  4. Allusion à la bataille des Arginuses qui avait été gagnée par les Athéniens quelques mois avant la représentation des Grenouilles. Plusieurs esclaves qui s’y étaient distingués avaient été affranchis. Si Xanthias avait été du nombre, il n’aurait plus été l’esclave de Bacchus et aurait pu le frapper.
  5. Trait contre Clisthène, dont il parle comme d’un vaisseau. Cet Athénien passait pour se prostituer.
  6. Formule accoutumée, qui termine ordinairement le récit de ceux qui racontent les rêves qu’ils ont eus pendant la nuit. Hercule l’emploie dans cette occasion, pour faire voir qu’il ajoute peu de foi au dire de Bacchus.
  7. Ce Molon était un acteur de grande taille.
  8. Toutes ces expressions sont d’Euripide.
  9. Autre parodie d’Euripide.
  10. C’est-à-dire : Je ne te reconnais le droit de me faire la leçon que quand il s’agit de cuisine. Hercule passait pour un gourmand.
  11. Aristophane fait ici allusion à la manière de préparer la ciguë et aux effets qu’elle produisait. Voyez-en les détails les plus circonstanciés dans le touchant récit que Platon nous fait de la mort de Socrate, dans le Phédon. (b.)
  12. Allusion au signal qu’on donnait, avant de commencer la course qui se faisait dans le Céramique, avec des torches ardentes. Les spectateurs ordonnaient à un homme qui était au haut de cette tour de jeter une torche enflammée. C’était par cet ordre que chacun des coureurs entrait dans la carrière, sa torche ardente à la main. (b.)
  13. Ce Morsimus était un mauvais poète tragique.
  14. Le caractère de ce Ginésias n’est pas moins flétri par les anciens que sa poésie et sa musique.
  15. Au lieu des douze qu’il demande ; la drachme valait six oboles.
  16. Autre allusion à la bataille des Arginuses. Comme la république avait alors couru les plus grands dangers, les esclaves avaient été admis au service militaire avec promesse de liberté.
  17. Temple élevé à Bacchus, près de la citadelle d’Athènes
  18. Ces roseaux servaient sur la lyre en guise de chevalet.
  19. Herbes qui croissent dans les marais.
  20. Dénomination d’un spectre ou fantôme qu’Hécate faisait apparaître aux malheureux.
  21. Il n’y a point de pontife en scène, pas plus que d’Empuse ; mais Bacchus, saisi de frayeur et guidé par la superstition, s’adresse au pontife, qui, à raison de sa dignité, occupait dans le théâtre la place la plus distinguée.
  22. On voit là un trait contre les chorèges, qui avaient monté cette pièce avec économie.
  23. Bourg de l’Attique dans la tribu Antiochide.
  24. Proverbe qui se dit de ceux qui répètent toujours la même chose.
  25. On disait que dans les marais de l’Averne, près de Tartésia, il y avait des reptiles nés de l’accouplement des murènes et des vipères.
  26. Tithrasios était un endroit de la Libye habité par les Gorgones.
  27. Istud dicens, famuli manum spongiam tenentem arripit, sibique ad culum adducit. (Brunck.)
  28. Bourg de l’Attique.
  29. Le Barathre était, à Athènes, un précipice affreux dans lequel on jetait les criminels condamnés à mort.
  30. Proverbe qui se dit de ceux qui ne s’épouvantent de rien.
  31. Voilà les traces d’un usage barbare, reçu parmi les Athéniens. Les maîtres offraient en leur place leurs esclaves pour subir la question.
  32. C’était un châtiment à l’usage des enfants.
  33. Tout homme qui demandait à tort à faire subir la question à un esclave, payait au maître de l’esclave les dédommagements qui lui étaient dus.
  34. Habitants d’un bourg de l’Attique, où il y avait un temple d’Hercule.
  35. Aristophane persifle les Athéniens sur la liberté qu’ils avaient accordée aux esclaves, et sur leur admission au droit de citoyens après le combat des Arginuses. Il propose, puisqu’on ne veut plus de distinction dans les rangs, de ne plus faire une classe particulière des gens déclarés infâmes ; l’homme noté d’infamie, à Athènes, était plus ou moins exclu des droits et privilèges des citoyens, suivant qu’il était noté d’infamie pour des raisons plus ou moins graves, Aristophane dit donc ici qu’il ne faut plus distinguer cette classe des autres, et qu’il faut les délivrer de la crainte où les retient le crime qui les a fait noter d’infamie. (b.)
  36. Il s’agit ici du général de ce nom, dont Thucydide fait mention I, viii. Il fut très favorable à l’oligarchie, et fut tué en plein marché.
  37. Aristophane veut qu’on excuse aussi ceux qui ne se sont pas trouvés aux Arginuses, et qu’on les admette aux mêmes prérogatives que les braves qui y combattirent.
  38. C’est-à-dire avec de la craie de Cimoli. C’est une des Cyclades.
  39. Semen emittere mihi videor. (Brunck.)
  40. L’acteur, en disant ces derniers mots, montrait l’assemblée des spectateurs.
  41. Aristophane imite partout la bouffissure d’Eschyle ; il n’a qu’un seul mot pour ce dernier membre de phrase. (b.)
  42. Allusion au métier de la mère d’Euripide ; on sait qu’elle vendait des légumes.
  43. Bellérophon, Philoctète, Télèphe, personnages des tragédies d’Euripide, étaient boiteux.
  44. Les matelots, quand ils craignaient une tempête, immolaient une brebis noire à Typhon, dieu des tempêtes.
  45. Les tapis de Babylone jouissaient d’une très grande célébrité.
  46. Aristophane ne fait qu’un mot de tout ce qui se lit depuis poussant inclusivement. Mais ce mot fait image, et peint ce fracas pompeux d’expressions qu’il reproche à Eschyle.
  47. Tous ces substantifs régis par le même adjectif, se trouvent dans un seul mot.
  48. Même observation ici.
  49. Vers des Mirmidons d’Eschyle, pièce perdue.
  50. Allusion au bouclier d’Ajax.
  51. Aristophane fait allusion ici à l’usage d’appeler les morts par trois fois.
  52. L’un des généraux qui commandaient aux îles Arginuses et qui fut condamné à mort.
  53. Ces phrases sont des fragments d’Eschyle cités au hasard. On suppose qu’Euripide veut prouver que les chœurs de son rival ne signifient rien.
  54. Tout ce morceau parodie l’Agamemnon d’Eschyle. Aristophane ne paraît pas avoir cherché à y mettre de suite. Il a seulement voulu persiffler Eschyle sur son affectation à rechercher des mots sonores, bruyants et insignifiants : c’est pour cela que ce comique a fabriqué son mot Phlattothrattophlattothrat. (B.)
  55. Cette femme, dont il a déjà été parlé, s’appliquait à prendre toutes sortes de positions voluptueuses, dont Polycrate, célèbre écrivain d’Athènes, a donné la description sous le nom de Philénis. (B.)
  56. Après des songes sinistres, la coutume était de se purifier avec de l’eau de mer ou de rivière.
  57. Vers du Télèphe d’Euripide.
  58. La plupart des portefaix étaient des Égyptiens.
  59. Allusion à la guerre du Péloponnèse.
  60. Alcibiade, fugitif, avait à Athènes des partisans qui travaillaient à son retour.
  61. Cinésias était très maigre ; Cléocrite était grand et gros.
  62. Palamède est un des inventeurs de l’antiquité. On lui doit les poids, les mesures, les dés, les échecs, etc.
  63. C’est-à-dire qui ne prennent aucun parti.
  64. Allusion au payement des juges athéniens.
  65. Mot de l’Hippolyte d’Euripide.
  66. Sans doute des cordes pour qu’il se pendent. Cléophon s’opposait à la paix ; Myrmex et Nicomaque passaient pour concussionnaires.
  67. Un des trois amiraux athéniens qui furent battus à Ægos-Potamos.
  68. Cléophon était étranger.