Plutus (traduction Brotier)
Plutus, Texte établi par Louis Humbert, Garnier frères, (p. 433-513).
NOTICE SUR PLUTUS.
La pièce qui a pour titre Plutus appartient à ce qu’on est convenu d’appeler la comédie moyenne, sorte de transition entre la comédie ancienne et la comédie nouvelle. Elle fut représentée deux fois, la première en 408, la seconde en 388. En 404, après la prise d’Athènes par Lysandre, le gouvernement des Trente avait défendu par un décret de mettre sur la scène les événements contemporains, de désigner par son nom aucun personnage vivant et de faire usage de la parabase. Quand Aristophane fit représenter Plutus pour la seconde fois, il fut donc forcé d’y introduire quelques changements. La pièce, telle qu’elle nous est parvenue, semble être un composé de ces deux éditions.
Le sujet de Plutus est exclusivement moral. C’est l’éloge du travail et l’apologie de l’inégale et aveugle répartition des richesses.
Chrémyle, laboureur honnête, mais pauvre, est allé, accompagné de son esclave Carion, demander à l’oracle d’Apollon s’il ne devait pas faire de son fils unique un coquin, puisque les scélérats sont tous riches et heureux. Le dieu lui a répondu de suivre la première personne qu’il verrait au sortir du temple et de l’emmener. Chrémyle a rencontré un aveugle couvert de haillons ; il s’attache à lui et lui demande qui il est. L’autre refuse d’abord de répondre, mais les menaces le forcent à se faire connaître. C’est Plutus, que Jupiter a rendu aveugle parce qu’il n’allait que chez les gens de bien.
Chrémyle promet à Plutus de le guérir, à condition qu’il le gardera chez lui. Plutus refuse parce qu’il craint Jupiter. Il finit pourtant par consentir. Mais Chrémyle a bon cœur : il ne veut pas être seul riche et il envoie chercher ses voisins pour qu’ils partagent avec lui les faveurs de Plutus.
Ils arrivent : ce sont eux qui forment le chœur de la pièce.
On décide que, pour rendre la vue à Plutus, on le fera coucher une nuit dans le temple d’Esculape, le dieu des médecins et des malades. Ils partent donc, mais en route une femme les arrête. C’est la Pauvreté. Elle veut les empêcher de poursuivre leur dessein et cherche à leur prouver que, si tout le monde est riche, il n’y aura plus ni artistes, ni artisans, ni serviteurs : par conséquent, que, les richesses devenant inutiles, chacun sera forcé de travailler ; c’est elle qui procure aux riches toutes leurs jouissances, en forçant l’ouvrier, par le besoin, à travailler pour gagner sa vie. Chrémyle ne veut pas se rendre : confondant la mendicité avec la pauvreté, il fait un tableau frappant d’une extrême misère. En vain la Pauvreté essaye-t-elle de lui faire distinguer l’une et l’autre, en vain montre-t-elle qu’elle sait mieux que Plutus rendre les hommes forts de corps et d’esprit, toutes ces belles raisons ne peuvent convaincre Chrémyle. La malheureuse est chassée ; mais elle déclare, en s’en allant, qu’on la rappellera un jour.
Carion, l’esclave de Chrémyle, revient du temple et raconte à Myrrhine, la femme de son maître, comment Plutus a recouvré l’usage des yeux. Ce récit est une scène fort maligne contre les prêtres d’Esculape. Plutus arrive à son tour : il adore le soleil, qu’il revoit pour la première fois depuis de si longues années ; il salue Athènes, promet de ne plus favoriser que les gens de bien et entre dans la maison de Chrémyle.
Carion reparaît bientôt pour exhaler sa joie.
Un homme de bien qui vient d’être enrichi se présente à lui pour entrer chez Chrémyle et consacrer au dieu ses pantoufles et son vieux manteau ; presque en même temps un de ces délateurs publics si décriés sous le nom de sycophantes, subitement ruiné, vient se plaindre. La manière dont Carion et l’homme de bien se moquent de lui est fort divertissante.
Les dernières scènes sont plus licencieuses. C’est une vieille qui se lamente sur l’infidélité d’un jeune homme qu’elle aimait et qu’elle avait enrichi ; puis Mercure, qui, ne trouvant plus rien à gagner dans ses divers métiers, vient demeurer chez Chrémyle, sous prétexte qu’il y fait meilleur qu’au ciel, et que la patrie est partout où l’on vit heureux. Enfin le grand prêtre de Jupiter, mourant de faim, demande à s’installer dans la maison fortunée. Carion l’invite à substituer le culte de Plutus à celui du fils de Saturne. Tous s’apprêtent à conduire le dieu de la richesse à la place qu’il occupait autrefois, derrière le temple de Minerve. Là il veillera à jamais sur le trésor d’Athènes.
CHRÉMYLE.
CARION, esclave de Chrémyle.
PLUTUS.
CHŒUR DE VILLAGEOIS.
BLEPSIDÈME, ami de Chrémyle.
LA PAUVRETÉ.
LA FEMME de Chrémyle.
UN HOMME DE BIEN.
UN SYCOPHANTE.
UN JEUNE HOMME.
UNE VIEILLE.
MERCURE.
LE PRÊTRE de Jupiter.
QUELQUES PERSONNAGES MUETS.
Par Jupiter et par tous les dieux, c’est un fâcheux métier que de servir un fou ! Si on lui donne de bons conseils, et qu’il n’ait pas dans la tête de les suivre, il faut que l’esclave en souffre. Car, quoique je sois né maître de ce corps, le sort en laisse la disposition, non pas à moi, mais à celui qui m’achète. Eh bien, soit. Mais, que j’ai sujet de me plaindre d’Apollon, avec son beau trépied d’or ! Mon maître ayant été consulter ce dieu, qui est, à ce qu’on dit, fort bon devin et grand médecin, en est revenu beaucoup plus fou qu’il n’était. De sorte que le voilà qui se laisse conduire par un aveugle et fait justement tout le contraire de ce qu’il devrait faire, car il me semble que c’est à nous, qui voyons clair, de conduire les aveugles, et mon maître le suit et me force d’en faire autant, sans me répondre le moindre mot. Mais enfin, mon maître, il n’y a plus moyen que je me taise, si tu ne me dis pourquoi il faut que nous suivions cet homme, et je m’en vais te tourmenter, car je crois que tu ne voudrais pas me battre, au moins pendant que j’aurai cette couronne sur la tête[2].
Non, par Jupiter ; mais je t’ôterai ta couronne si tu me fâches, et il t’en cuira davantage.
Bast ! Je ne te laisserai pas en repos que tu ne m’aies dit enfin quel est cet homme. C’est par pur intérêt pour toi que je te le demande.
Je ne veux pas te le cacher davantage, car je vois bien que de tous mes serviteurs tu es le plus discret et le plus… rusé. Tant que j’ai été pieux et honnête, je faisais mal mes affaires et j’étais misérable.
Je le sais.
J’ai vu enrichir les sacrilèges, les rhéteurs, les délateurs, en un mot, tous les scélérats.
Cela est vrai.
Enfin je suis allé à l’oracle, bien convaincu que toutes les provisions d’un pauvre homme comme moi étaient à peu près épuisées[3] ; mais je voulais savoir si le fils unique que j’ai, doit changer de conduite et devenir fourbe, injuste, scélérat, attendu que c’est, à ce qu’il me semble, le moyen d’être heureux.
Que t’a donc répondu ce dieu, du milieu de ses couronnes ?
Écoute. Voici ce qu’il m’a dit fort clairement ; il m’a ordonné d’aborder, au sortir de chez lui, le premier homme que je rencontrerais, de ne le pas quitter un moment et de lui persuader de me suivre chez moi.
Quel est donc le premier homme que tu as rencontré ?
Celui-ci.
Ô le plus gauche des hommes, tu n’entends pas mieux que cela l’esprit de l’oracle, qui te dit fort intelligiblement d’élever ton fils à la mode de son pays.
Qui te fait croire cela ?
Mais un aveugle verrait, à ne pas s’y tromper, qu’on ne gagne rien aujourd’hui à être honnête homme.
Il n’est pas possible que ce soit là le sens de l’oracle ; il doit en avoir un autre plus élevé, et si cet homme veut nous apprendre qui il est et pourquoi il vient ici avec nous, nous saurons peut-être ce qu’a voulu dire Apollon.
Holà ! toi, dis-nous premièrement qui tu es, avant que j’en vienne à des mesures… Oui, dis-le et tout de suite.
Je te dis qu’il t’en cuira.
C’est comme cela qu’il te dit qui il est !
C’est à toi qu’il parle et non pas à moi, car tu l’interroges grossièrement et d’une manière trop dure. (À Plutus) : Allons, mon ami, si tu veux obliger un homme de bien, réponds-moi.
Je te rosserai.
Embrasse-le donc, ce bel oiseau d’Apollon.
Par Cérès, je t’empêcherai de rire plus longtemps.
Si tu ne dis tout de suite qui tu es, je te malmènerai, méchante bête.
Eh ! mes amis, passez votre chemin.
Point du tout.
Rien de mieux, mon maître, que ce que je me propose. Oui, je perdrai impitoyablement ce drôle-là. Je vais le mener sur le bord de quelque précipice, je le laisserai là et m’en reviendrai, afin qu’il tombe dedans et qu’il se rompe le cou.
Allons, prends-le vite.
Hé, non, non !
Parleras-tu donc ?
Mais je suis sûr que, lorsque vous saurez qui je suis, vous me ferez du mal et que vous ne me laisserez point aller.
Nous, de par tous les dieux ? Mais cela ne dépend que de toi.
Laissez-moi donc d’abord.
Hé bien, nous te lâchons.
Écoutez maintenant, car je vois bien qu’il faut que je vous dise ce que j’avais résolu de vous cacher : je suis Plutus.
Ô le plus scélérat de tous les hommes ! Tu serais Plutus, et tu nous l’aurais caché ?
Toi, Plutus, dans un si misérable état ?
Ô Phébus Apollon ! Dieux et Génies ! Ô Jupiter ? Quoi ! tu serais Plutus ?
Oui.
Lui-même ?
Lui, en personne.
Hé ! d’où sors-tu donc si mal vêtu ?
Je viens de chez Patrocle, qui ne s’est jamais baigné depuis qu’il est au monde.
Mais, je te prie, comment es-tu devenu aveugle ?
C’est un présent que m’a fait Jupiter par jalousie pour les hommes. Car, lorsque j’étais fort jeune, je le menaçai de n’aller que chez les gens de bien, et il me rendit aveugle afin que je ne pusse plus les reconnaître, tant il porte d’envie à tous ceux qui ont de la vertu !
Ce n’est pourtant que par les gens vertueux et honnêtes qu’il est honoré.
J’en conviens.
Eh bien donc, si tu recouvrais la vue comme autrefois, fuirais-tu encore les méchants ?
Assurément.
Irais-tu chez les gens de bien ?
Sans doute, car il y a longtemps que je n’en ai vu.
Cela n’est pas étonnant, puisque, avec de bons yeux, je n’en vois pas un.
Lâchez-moi donc maintenant, car vous savez tout ce qui me regarde.
Oh, par Jupiter, nous te retiendrons bien plus fortement.
Ne vous ai-je pas dit que vous me tourmenteriez ?
Mais, je t’en conjure, laisse-toi persuader et ne me quitte point. Tu auras beau chercher, tu ne trouveras pas un si honnête homme que moi. Non, par Jupiter, il n’y en a pas un assurément, et je suis l’unique.
Ils disent tous cela ; mais quand une fois ils me possèdent et qu’ils sont riches, ils deviennent tout à fait méchants.
Cela est vrai, mais pourtant tous les hommes ne sont pas méchants.
Tous sans exception.
Tu me payeras cela.
Mais afin que tu saches tous les avantages que tu auras si tu demeures avec nous, écoute : je crois qu’avec l’assistance du ciel, je te guérirai de cette cécité et que je te ferai recouvrer la vue.
Ne fais rien de cela, je veux rester aveugle.
Que dis-tu là !
Voilà un homme qui est né pour être malheureux !
Jupiter, je le sais assez, connaissant toutes les méchancetés de ces drôles-ci, me perdrait sans ressource.
Est-ce qu’il ne te fait pas déjà assez de mal de te laisser marcher ainsi à tâtons sans savoir où tu vas ?
Je ne sais, mais je le crains terriblement.
Est-il vrai ? Ô le plus poltron de tous les dieux ! Eh ! crois-tu que tout l’empire de Jupiter et tous ses tonnerres valussent seulement un triobole, si tu recouvrais la vue, ne fût-ce que pour un moment ?
Ah ! malheureux, ne dis pas cela !
Sois tranquille ; je vais te prouver que tu es beaucoup plus puissant que Jupiter.
Moi, dis-tu ?
J’en jure par le ciel. Et d’abord, qui est-ce qui fait que Jupiter règne sur les autres dieux ?
C’est l’argent, car il en a beaucoup.
Et qui lui donne cet argent ?
C’est lui.
Et qui fait que les hommes lui sacrifient ? N’est-ce pas aussi Plutus ?
Oui, sans doute, car les hommes ne font des sacrifices à Jupiter que pour le prier de les enrichir.
C’est donc Plutus qui est cause de tous les sacrifices, et, s’il voulait, il les ferait cesser tous dans un moment.
Comment cela ?
Parce que, si tu voulais, il n’y aurait pas un homme qui lui sacrifiât désormais ni bœufs, ni brebis, ni qui lui offrît la moindre chose, pas un gâteau.
Comment donc ?
Comment donc ? Hé, parce que personne n’aurait d’argent pour en acheter, si tu n’en donnais, de sorte que si Jupiter s’avisait de te chagriner, tu pourrais, toi seul, détruire toute sa puissance.
Que dis-tu ? C’est moi qui suis cause qu’on lui sacrifie ?
Oui, certes ; et bien plus, c’est que, parmi les hommes, il n’y a rien de beau et d’agréable que par toi, et aujourd’hui les richesses font tout.
Moi, par exemple, je suis esclave à cause d’un peu d’argent que mon maître a donné pour moi et parce que je ne suis pas riche.
Et ne dit-on pas que si un homme sans fortune va chez les courtisanes de Corinthe, elles ne l’écoutent même pas, mais que, si c’est un riche, il n’y a point de caresses qu’elles ne lui fassent[4] ?
Tous les jeunes garçons en font autant : ils se donnent non pour les beaux yeux de leurs amis, mais pour leur argent.
Oui, les coquins, et non pas ceux qui sont honnêtes, car ceux-ci ne prennent point d’argent.
Quoi donc ?
Oh ! l’un demande un beau cheval, l’autre des chiens de chasse.
C’est sans doute qu’ils ont honte de demander de l’argent, et ils demandent autre chose pour mieux couvrir leur infamie.
C’est toi qui es cause que les hommes ont inventé toutes sortes de métiers, de ruses et de fourberies ; l’un, assis dans sa boutique, détaille le cuir.
Un autre est serrurier, un autre menuisier.
Un autre fond l’or qu’il a reçu de toi.
Celui-là, par Jupiter, vole les manteaux, celui-ci perce les murs.
L’un est foulon.
L’autre lave des laines.
Celui-ci tanne des cuirs, celui-là vend des oignons.
Et, à cause de toi, un pauvre diable surpris en adultère est épilé[5].
Que je suis malheureux d’avoir ignoré cela si longtemps !
N’est-ce pas toi qui donnes tant d’orgueil au grand roi ?
N’est-ce pas pour l’amour de toi que les Athéniens s’assemblent si souvent[6] ?
Hé quoi ? Les trirèmes, n’est-ce pas toi qui les équipes[7] ?
N’est-ce pas lui qui paye les troupes étrangères que nous entretenons à Corinthe[8] ?
N’est-ce pas à cause de lui que Pamphile est si affligé[9] ?
Et que Bélonopole a tant de chagrin du malheur de Pamphile ?
N’est-ce pas lui qui fait qu’Agyrrhius pète si fort ?
N’est-ce pas à cause de toi que Philepsius récite des fables ?
N’est-ce pas toi qui es cause qu’on envoie du secours aux Égyptiens ?
Laïs n’aime-t-elle pas Philonide pour l’amour de toi ?
Et la tour de Timothée.....[10] ?
(À Carion) : Puisse-t-elle tomber sur toi. (À Plutus) : Enfin tout ce que l’on fait, n’est-ce pas à cause de toi ? Tu es seul la cause de tous les maux et de tous les biens ; sache bien qu’il en est ainsi.
Et, à la guerre, la balance penche toujours en faveur de ceux sur qui il se repose[11] ?
Quoi, moi seul, je pourrais faire tout cela ?
Et bien d’autres encore ; aussi personne ne s’est jamais lassé de toi. On se lasse de tout le reste : d’amour.....
De pain.
De musique.
De friandises.
De gloire.
De gâteaux.
De bravoure.
De figues.
D’ambition.
De bouillie.
De commandement.
De lentilles.
Mais de toi jamais personne ne s’en est lassé, et si quelqu’un a treize talents, il désire en avoir seize. S’il arrive à seize, il en souhaite aussitôt quarante, sans quoi il assure que la vie lui est insupportable.
En vérité, il me semble que vous me dites là de belles choses ; je n’ai qu’une crainte.
Laquelle ? Dis.
De n’avoir jamais ce pouvoir dont vous me parlez.
Eh ! par Jupiter, c’est bien justement que tout le monde dit qu’il n’y a personne de si peureux que Plutus.
Point du tout. C’est un voleur qui m’a ainsi calomnié autrefois, parce qu’un jour, étant entré dans une maison et y ayant tout trouvé sous clef, il ne put rien emporter. Alors il a appelé peur ma prévoyance.
Oh ça ! ne te mets donc point en peine. Car si tu te montres empressé pour nos intérêts, je ferai assurément que tu auras la vue plus perçante que Lyncée[12].
Et comment pourrais-tu le faire, toi qui n’es qu’un mortel ?
J’ai bonne espérance de ce qu’Apollon m’a dit, en agitant son laurier.
Est-ce qu’Apollon est du secret ?
Oui, je te dis.
Prends garde !
N’aie point peur ; car, sache-le bien, je prétends moi-même en venir à bout, quand j’en devrais mourir.
Et moi, je prétends aussi être de la partie.
Oh ! il y aura bien d’autres gens disposés à nous aider, qui, tous, pleins de probité, n’ont pas de quoi vivre.
Aïe ! tu me parles là d’un pauvre secours !
Point du tout, si, une fois, ils sont riches. Mais, Carion, cours tant que tu pourras.
Que faire ? Dis.
Va vite appeler tous mes confrères les laboureurs ; tu les trouveras sans doute dans les champs, se donnant bien du mal ; dis-leur qu’ils viennent tous ici, afin qu’ils partagent avec nous les largesses de Plutus.
J’y vais tout de suite; mais qui portera ce morceau de viande au logis[13] ?
Je m’en chargerai ; hâte-toi.
Et toi, ô de tous les immortels le plus puissant, grand Plutus, entre avec moi ici dans cette maison, car c’est celle qu’il faut que tu remplisses aujourd’hui de toutes sortes de biens, justement ou injustement.
Mais, en vérité, il me peine d’entrer dans une maison étrangère, jamais il ne m’y est arrivé rien de bon ; car si j’entre chez quelque avare, d’abord il fait une fosse très profonde dans la terre et il m’y cache, et, si quelque honnête homme de ses amis vient le prier de lui prêter quelque peu d’argent, il jure qu’il ne m’a vu de sa vie. Si, d’un autre côté, je tombe entre les mains de quelque extravagant débauché, il me livre aux filles de joie et au jeu, et me joue au premier coup de dés, de sorte qu’en fort peu de temps l’on me met tout nu à la porte.
C’est que jamais tu n’as rencontré personne qui sache tenir le milieu comme moi ; mais il n’y a point d’homme au monde qui aime plus à épargner que moi et à dépenser aussi quand il le faut. Mais entrons chez nous, car je veux que ma femme et mon fils te voient, mon fils unique, qu’après toi j’aime plus que tout ce qu’il y a au monde.
Je le crois.
Car pourquoi ne te dirait-on pas la vérité ?
Mes amis et mes compatriotes, vous tous, qui êtes endurcis au travail et qui jusqu’à présent n’avez mangé que de l’ail avec mon maître, venez, hâtez-vous, accourez, il n’y a pas un moment à perdre : l’affaire est au point où vous pouvez nous être d’un grand secours.
Ne vois-tu pas que nous marchons le plus vite qu’il est possible à des hommes affaiblis par l’âge et le travail ? Tu crois sans doute que nous devons courir avant de nous dire pourquoi ton maître nous demande.
Ne vous l’ai-je donc pas déjà dit ? Vous avez l’oreille dure. Mon maître vous mande donc que vous allez tous changer la vie dure et misérable que vous menez, et que vous vivrez d’une manière douce et agréable.
Qu’est-ce à dire ? D’où vient qu’il nous mande ces choses ?
Il a tantôt amené un certain vieillard sale, bossu, misérable, ridé, chauve, édenté, et qui, je crois, les dieux me pardonnent, n’a plus traces d’homme.
Oh, nouvelle toute d’or que tu nous dis là ! Conte-nous donc encore, car tu nous fais entendre qu’il a des monceaux d’or.
Oui, tout l’amas des infirmités de la vieillesse.
Crois-tu donc que j’aurai un bâton à la main et que tu t’en iras sans être frotté, si tu t’es moqué de nous.
Croyez-vous donc, tout de bon, que je sois naturellement méchant, et pensez-vous que je ne puisse jamais rien dire de bon ?
Quel air sérieux prend ce pendard ! Il me semble déjà t’entendre crier iou, iou, tant tu me parais avoir besoin que tes pieds soient serrés dans des entraves.
Puisque vous avez tiré au sort pour aller juger au tombeau, que ne pars-tu ? Caron te donne le signal.
La peste te crève ! que tu es importun et mauvais plaisant de prendre plaisir à nous jouer de la sorte et de ne vouloir pas nous dire ce que nous veut ton maître ! Cependant, quoique nous soyons accablés d’affaires, et que nous n’ayons pas un moment de loisir, nous sommes accourus en grande hâte et nous avons laissé une infinité de beaux oignons.
Eh bien ! je ne vous cacherai plus rien. C’est, mes amis, que mon maître a amené chez nous le dieu Plutus, qui va tous vous enrichir.
Est-il bien possible que nous allions devenir riches ?
Eh morbleu ! même des Midas, si vous prenez des oreilles d’âne.
Que j’ai de joie, que je suis ravi et que je vais danser d’une grande force, si tu dis sérieusement la vérité !
Mais moi, je veux (threttanelo[14] !) imiter le Cyclope, me mettre à votre tête et vous mener ainsi à coups de pieds dans le derrière. Allons donc, mes enfants, haussez le ton, faites retentir, en bêlant, des voix semblables à celles des chèvres et des boucs puants ; suivez-moi, pleins d’ardeur, comme cet animal lascif, et montrez les mêmes goûts.
Hé bien, nous aussi (threttanelo !) de notre côté, en bêlant, nous chercherons le Cyclope, et s’il arrive par bonheur que nous trouvions ce monstre dégoûtant, cuvant son vin, endormi au milieu de son troupeau et près du sac d’herbes dont il a fait provision pour sa nourriture, nous prendrons un grand bâton brûlé par le bout et nous lui crèverons l’œil.
Et moi j’imiterai Circé, qui, par la vertu de ses poisons, changea, à Corinthe, les compagnons de Philonide en pourceaux, et qui les força de manger la pâte qu’elle leur faisait elle-même avec certaine chose que les cochons ne haïssent pas[15]. Allons donc, mes petits cochons, suivez votre mère, abandonnez-vous au plaisir.
Mais nous, nous prendrons cette Circé avec toutes les vilaines drogues dont elle ensorcelle les gens et dont elle les barbouille ; nous la prendrons, dans l’excès de notre joie, pour imiter le fils de Laerte, par l’endroit sensible, et nous lui frotterons le nez, comme à un bouc, de ce qu’elle fait manger aux autres[16] ; après cela, en faisant la petite bouche comme Aristyllus, tu diras : « Mes petits cochons, suivez votre mère[17]. »
Enfin, trêve de raillerie, allons, chantez sur un autre ton. Et moi, je veux prendre, à l’insu de mon maître, un peu de pain et de viande, et quand je serai bien repu, je ferai ensuite ce qu’il faut faire.
(Lacune.)
Vous dire : Bonjour, mes chers compatriotes, c’est une formule surannée ; non, je vous embrasse et je vous remercie de la promptitude avec laquelle vous êtes venus et du bon ordre où je vous vois. Faites, je vous conjure, que vous ayez le même empressement à me donner du secours dans la suite, et que vous m’aidiez à garder ce véritable dieu.
Rassure-toi : tu croiras voir en nous le courage du dieu Mars. Car ce serait une chose bien étrange que, dans nos assemblées, nous disputassions tout un jour pour trois oboles, et que, sans rien dire, nous cédassions Plutus à quelqu’un.
Mais je vois Blepsidème qui vient ici. Il a assurément appris quelque chose de notre affaire, il marche avec trop de précipitation.
Qu’est-ce donc que ceci ? D’où et comment Chrémyle aurait-il pu devenir riche tout d’un coup ? Quoique, par ma foi, la foule des bavards assis chez les barbiers disent tous qu’il est devenu riche en un instant. Mais je suis étonné que, dans son bonheur, il se souvienne de ses amis et qu’il les envoie chercher. En vérité, il ne suit pas en cela les maximes de son pays.
Au nom des dieux, Blepsidème, je ne veux rien te cacher : ma fortune est meilleure aujourd’hui qu’elle n’était hier ; il est juste que tu y aies part, car tu es de mes amis.
Il est donc vrai que tu es devenu riche, comme on le dit ?
Je le serai assurément bientôt, s’il plaît à dieu, car il y a, il y a encore quelque difficulté pour cela.
Et laquelle ?
C’est que.....
Dis vite ce que tu as à dire.
Si une fois nous venons à bout de cette affaire, nous serons heureux à jamais ; mais si nous la manquons, nous sommes perdus sans ressource.
Voilà des circonstances qui ne me plaisent nullement. Être devenu riche tout d’un coup et avoir en même temps tant de frayeurs et tant de craintes, cela est d’un homme qui n’a rien fait de bon.
Comment, rien de bon ?
Parbleu, tu as, peut-être, dérobé dans ce temple l’or ou l’argent du dieu, et maintenant tu t’en repens.
Oh ! par Apollon le préservateur ! Non, je n’ai rien volé.
Ne badine point, mon ami, car je sais tout et fort bien.
Ne va pas me soupçonner d’une si noire action.
Grands dieux ! Comme il n’y a personne de sage ! Tout le monde se laisse vaincre par l’amour du gain.
Par Cérès, je crois que tu perds l’esprit.
Vois combien il est changé !
Hé ! mon brave, tu es fou, j’en jure par le ciel.
Aussi n’a-t-il pas l’air tranquille et ses yeux égarés ne témoignent que trop qu’il a fait quelque méchant coup.
Oh, je vois bien pourquoi tu dis toutes ces sottises : tu veux que j’aie fait quelque vol, afin d’en avoir ta part.
D’en avoir ma part ? De quoi ?
Mais l’affaire dont il s’agit n’est pas de cette nature ; c’est bien autre chose.
Est-ce que tu n’as pas volé à la dérobée, mais de force ?
Tu es fou.
Mais n’as-tu trompé personne ?
Non assurément, jamais.
Ô Hercule ! Comment faut-il donc te prendre ? Je vois bien que tu n’es pas homme à dire si aisément la vérité.
Tu accuses les gens avant de les entendre.
Écoute, mon bon ami, je veux te tirer de cette affaire à très peu de frais, avant que le bruit s’en répande dans la ville : il ne faut qu’un peu d’argent pour fermer la bouche à tous nos orateurs.
Ma foi, mon cher, je crois que tu serais bien homme à me compter douze mines pour cette affaire, quand tu n’en aurais déboursé que trois.
Il me semble que je vois déjà un certain homme, avec sa femme et ses enfants, assis sur le marche-pied avec les branches d’olivier aux mains[18] ; il ne ressemblera pas mal aux Héraclides de Pamphile[19].
Tout au contraire, malheureux, car je ne vais enrichir que les gens intègres, honnêtes et bien nés.
Que dis-tu là ? En as-tu donc assez pris pour cela ?
Ah, tes soupçons me font mourir.
À ce qu’il me semble, tu ne dois en accuser que toi-même.
Eh ! point du tout, ignorant, puisque j’ai Plutus chez moi.
Chez toi, Plutus ? Et quel Plutus ?
Le dieu lui-même.
Et où est-il ?
Là dedans.
Où ?
Chez moi.
Chez toi ?
Assurément.
N’iras-tu pas te faire pendre ? Plutus serait chez toi ?
Oui, par les dieux.
Dis-tu vrai ?
Très vrai.
Jures-en par Vesta.
Par Neptune.
Le dieu de la mer ?
S’il y a quelque autre Neptune, je jure encore par lui.
Et tu ne nous en feras point part à nous, tes meilleurs amis ?
Oh ! les affaires n’en sont pas encore là.
Que dis-tu ? Tu ne peux encore en faire part ?
Vraiment non ; il faut auparavant.....
Quoi ?
Que nous rendions la vue.....
À qui ? Parle.
À Plutus ; il faut qu’il voie comme auparavant, d’une manière ou d’une autre.
Est-il donc vraiment aveugle ?
Oui, par le ciel.
Je ne m’étonne donc pas qu’il ne soit jamais entré chez moi.
Mais il y entrera, s’il plaît aux dieux.
Ne faudrait-il point faire venir quelque médecin ?
Hé, quel médecin y a-t-il ici ? L’art est nul, où il n’y a point de salaire.
Voyons.
Non, il n’y en a point.
Je le crois.
Non, assurément, mais le mieux, comme j’en avais tantôt le dessein, c’est de le faire coucher dans le temple d’Esculape.
Oh ! oui, par tous les dieux. Ne diffère donc pas davantage, dépêche-toi de mettre cela à exécution.
J’y vais.
Hâte-toi.
Oui.
Ô les deux plus méchants de tous les chétifs mortels, malheureux qui avez eu l’audace d’entreprendre une action détestable, pleine d’insolence et d’impiété, où allez-vous donc ? Pourquoi fuyez-vous ? N’arrêterez-vous pas ?
Ô Hercule !
Je m’en vais vous perdre entièrement, méchants que vous êtes, car votre entreprise est trop hardie et trop insupportable ; jamais aucun homme ni aucun dieu n’en a formé de semblable ; vous êtes perdus.
Qui es-tu donc ? Tu me parais bien pâle.
C’est peut-être une furie de tragédie, car elle a les yeux égarés et pleins de fureur.
Non, elle n’a point de torches.
Parbleu, il faut donc lui donner mille coups.
Qui croyez-vous donc que je sois ?
Quelque cabaretière ou quelque marchande d’œufs. Car autrement tu ne viendrais pas crier ainsi contre nous, sans qu’on t’ait rien dit.
Et n’appelez-vous donc cela rien, que de vouloir me chasser de tout le pays ?
Nous te laissons le barathre[20] ; tu peux aller t’y jeter. Mais pourquoi ne pas nous dire qui tu es ?
Je suis celle qui vous ferai repentir aujourd’hui de vouloir me faire disparaître d’ici.
N’est-ce point là cette cabaretière d’ici près, qui me fait enrager tous les jours avec ses cotyles à fausses mesures ?
Je suis la Pauvreté, qui habite avec vous depuis tant d’années.
Ô Apollon ! ô dieux ! où peut-on s’enfuir ?
Hola, hé, que fais-tu là ? Poltron, animal ? Ne demeureras-tu pas !
Non, assurément.
Tu ne veux pas demeurer ? Quoi ! deux hommes fuiront devant une femme ?
Oui, puisque c’est la Pauvreté, car il n’y a point d’animal au monde si redoutable.
Demeure, je te prie, demeure.
Je n’en ferai rien.
Mais je te dis que nous faisons l’action du monde la plus vilaine de laisser ainsi Plutus tout seul, de nous enfuir de peur d’une femme et sans la combattre.
Avec quelles armes se défendra-t-on contre cette maudite femme ? Ne nous a-t-elle pas fait mettre en gage toutes nos cuirasses, tous nos boucliers ?
Prends courage, je suis assuré que Plutus tout seul viendra bien à bout d’en triompher.
Vous osez encore ouvrir la bouche, scélérats, qui avez été surpris dans le crime.
Mais, malheureuse, pourquoi viens-tu nous injurier de la sorte, nous qui ne t’avons pas fait le moindre mal ?
Grands dieux, croyez-vous donc que ce n’est pas me faire du mal que de vouloir rendre la vue à Plutus ?
Quoi ? Nous te faisons du mal, quand nous faisons du bien à tous les hommes ?
Mais que vous en reviendra-t-il ? Quoi ?
Quoi ? Premièrement nous te chasserons de toute la Grèce.
Vous me chasserez ? Hé, quel plus grand mal pensez-vous pouvoir faire aux hommes ?
Quel plus grand mal ? ..... D’oublier de te chasser.
Eh bien ! je veux vous dire ici mes raisons et j’espère vous faire voir plus clair que le jour que c’est moi qui suis cause de tous vos biens ; sinon, faites ce qu’il vous plaira.
Maudite femme ! As-tu bien l’effronterie de dire cela ?
Souffre donc que je m’explique ; je vais te convaincre facilement que tu fais la plus grande faute du monde en voulant, comme tu dis, enrichir tous les gens de bien.
Ô verges, ô carcans ; ne viendrez-vous pas à mon secours ?
Il ne faut point tant faire de hélas, ni tant crier, avant que de savoir ce que j’ai à vous dire.
Hé ! qui pourrait s’empêcher de crier, en entendant tout ce que tu nous dis ?
Tout homme.
Mais que payeras-tu, si tu ne viens à bout de ce que tu te vantes de faire ?
Tout ce que tu voudras.
On ne peut mieux dire.
Mais il est juste aussi que si vous perdez, vous payiez la même amende.
Trouves-tu que vingt morts suffisent ?
Oui, peut-être pour elle ; mais pour nous, une suffit à chacun.
Vous ne pouvez éviter de payer cette amende, car que pourriez-vous me répondre ?
Mais il est temps que vous travailliez à la vaincre, n’employez donc contre elle que de bonnes raisons, ne badinez point ; gardez-vous de mollir en rien.
Il me semble, pour moi, que tout le monde voit manifestement qu’il est juste que les gens de bien soient heureux et qu’au contraire les scélérats et les athées soient misérables. Désirant donc qu’il en soit ainsi, nous avons enfin trouvé, pour en venir à bout, un moyen honnête, généreux et tout à fait sûr. En effet, si Plutus recouvre la vue et qu’il ne marche plus à tâtons, il ira infailliblement chez les gens de bien, il ne les abandonnera point et il fuira les méchants et les impies. Ainsi, il fera que tout le monde aura de la vertu, de la piété et des richesses. Peut-on imaginer rien de plus beau et de plus avantageux pour les mortels ?
Non, certes. Je suis de ton avis, ne l’interroge pas davantage.
À voir la manière dont les choses sont disposées ici-bas, qui ne trouvera pas que la vie est une fureur ou plutôt une rage ? La plupart des hommes, quoique scélérats, ont des richesses immenses que leurs crimes leur ont acquises, et beaucoup d’autres, quoique très honnêtes gens, sont malheureux, n’ont pas de pain et sont obligés de passer la majeure partie de leur vie avec toi.
Oui, si Plutus peut voir un jour, il saura le moyen d’arrêter ces désordres et de procurer de plus grands biens aux hommes.
Ô vous qui, de tous les hommes, êtes les plus disposés à radoter, compagnons de radotage et d’extravagance, si ce que vous désirez arrivait, vous n’y trouveriez pas votre compte, car si Plutus voyait clair comme autrefois, il se donnerait à tous également, et il n’y aurait plus personne qui se souciât d’apprendre les arts et les métiers, ni qui voulût les exercer. Cela posé, qui voudra être forgeron, construire des vaisseaux, être tailleur, charron, cordonnier, briquetier, blanchisseur, corroyeur, ou fendre le sein de la terre avec la charrue pour recueillir les fruits de Cérés, si chacun peut vivre dans une lâche paresse et n’est point obligé de travailler ?
Tu radotes. Tout ce que tu nous dis là, nous le ferons faire par nos esclaves.
Hé ! comment en aurez-vous des esclaves ?
Nous les achèterons, vraiment.
Et qui sera celui qui en voudra vendre, s’il a de l’argent aussi bien que vous ?
Quelque marchand de Thessalie, ce pays où il y a tant de marchands d’hommes.
Mais plus personne ne voudra faire ce vilain commerce, si ce que tu dis a lieu. Car quel sera l’homme riche qui voudra mettre sa vie en danger ? De sorte que tu seras contraint de labourer toi-même, de bêcher la terre, de te livrer à mille travaux pénibles, et tu mèneras une vie beaucoup plus malheureuse que celle que tu mènes à présent.
Que toutes ces belles prédictions retombent sur ta tête.
Tu n’auras ni lit, ni tapis pour te coucher, car quel ouvrier en voudra faire, dès qu’il aura de l’or à souhait. Lorsque tu conduiras une jeune épouse dans ta demeure, tu n’auras plus d’essence pour la parfumer, plus de riches manteaux brodés et teints de brillantes couleurs pour l’en revêtir. Or, à quoi sert la richesse, si l’on est privé de tous ces avantages ? Mais, par mes soins, vous avez abondamment tout ce qui vous est nécessaire, car, comme une maîtresse habile et sévère, je ne quitte pas d’un moment les ouvriers, et, par la nécessité et l’indigence, je les contrains de chercher des moyens de gagner leur vie[21].
Quels avantages pourrais-tu offrir, si ce n’est ces taches de rousseur qu’on gagne dans le chauffoir des bains[22], les gémissements d’enfants affamés et de vieilles femmes, les poux, les puces et les cousins, qui, en quantité innombrable, bourdonnant auprès des oreilles des pauvres, les tirent du sommeil, pour qu’ils se disent : Allons, debout, quoiqu’il te faille mourir de faim. Est-ce qu’au lieu d’habits tu ne leur donnes pas de vieux haillons ? Au lieu de lit, une litière de jonc pleine de cousins qui ne les laissent point dormir ? Pour tapis, une natte pourrie ? Pour traversin, une grosse pierre ? Au lieu de pain, des racines de mauve ? Pour toute bouillie, de méchantes feuilles de raves ? Au lieu de siège, le couvercle d’une amphore brisée, et, au lieu de mortier[23], une moitié de tonneau toute fendue ? Hé bien ! ne fais-je pas voir là que tu procures de grands avantages à tous les hommes !
Ce n’est pas la vie des pauvres que tu viens de décrire, mais celle des gueux et des mendiants.
Ne disons-nous pas que la Pauvreté est la sœur de la mendicité ?
Oui, vous qui soutenez que Denys ressemble tout à fait à Thrasybule[24]. Ma vie n’est point et ne sera jamais exposée à ces terribles incommodités. La vie du mendiant dont tu parles, c’est de n’avoir jamais rien. Mais celle du pauvre, c’est de vivre d’épargne, de s’attacher à son travail, de ne manquer de rien et de n’avoir rien de superflu.
Ô par Cérés ! Tu nous parles là d’une vie fort heureuse, où, en épargnant et en travaillant, on ne laisse pas même de quoi se faire enterrer !
Tu veux railler et plaisanter, sans songer à parler sérieusement. Tu ignores que je rends les hommes et plus beaux et plus sages que ne fait Plutus. C’est Plutus qui fait qu’ils ont la goutte, un gros ventre, de grosses jambes, un embonpoint excessif. Mais moi, je les rends sveltes et légers, et redoutables à leurs ennemis.
C’est peut-être à force de les faire jeûner que tu leur donnes cette taille élancée.
Je vais maintenant vous faire voir qu’avec moi l’on trouve la modestie, et l’insolence avec Plutus.
C’est assurément une grande modestie que de voler et d’enfoncer les maisons.
Oui, par Jupiter, puisqu’il faut que le voleur se cache, n’est-ce pas de la modestie ?
Vois dans les républiques les orateurs ; tant qu’ils sont pauvres, ils ne cherchent qu’à procurer, en toute équité, le bien du peuple et de leur patrie, mais sitôt qu’ils sont devenus riches aux dépens du public, la patrie et le peuple n’ont pas de plus cruels ennemis.
Par ma foi, toute méchante que tu es, tu n’as pas menti dans ce que tu viens de dire. Mais avec tout cela, je ne t’en traiterai pas mieux, pour que tu ne te glorifies pas de ce que tu prétends nous persuader que la pauvreté est préférable aux richesses.
Tu ne saurais pourtant me convaincre, mais tu ne fais que badiner et voltiger autour de la question.
D’où vient donc que les hommes te fuient ?
Parce que je les rends meilleurs ; on peut s’en convaincre par l’exemple des enfants : ils évitent leurs pères qui leur veulent du bien. Tant il est difficile de connaître ce qui nous convient !
Tu diras donc que Jupiter ne connaît pas ce qu’il y a de meilleur, car il retient les richesses pour lui ?
Oh ! les deux vieux radoteurs, avec leur esprit du temps jadis. Je vous dis que Jupiter est pauvre, et je vous le ferai voir clair comme le jour. Quand il ordonna que de cinq en cinq ans tous les Grecs s’assembleraient pour les jeux olympiques, et qu’il fit publier qu’il couronnerait les athlètes victorieux d’une simple branche d’olivier sauvage, croyez-vous que, s’il avait été riche, il n’aurait pas beaucoup mieux aimé leur donner des couronnes d’or ?
Cela même ne te fait-il pas voir combien il estime les richesses ? Car n’est-ce pas afin de les garder toutes pour lui qu’il les épargne et donne aux vainqueurs ces bagatelles ?
Eh ! ne vois-tu pas, toi, qu’en le faisant riche et d’une avarice si sordide, tu lui attribues une qualité beaucoup plus honteuse que la pauvreté ?
Puisse Jupiter te foudroyer, après t’avoir couronné d’olivier sauvage !
Hé bien ! aurez-vous encore la hardiesse de me soutenir que tous les biens qui vous arrivent ne viennent pas de moi ?
L’on n’a qu’à demander à Proserpine lequel est le meilleur d’être riche ou d’être pauvre. Elle dira que tous les mois les riches lui font un beau festin et que les pauvres l’ont plutôt enlevé qu’on ne l’a servi. Ainsi, va te faire pendre et ne dis plus rien, car tu ne nous persuaderas pas, quand même tu nous aurais persuadés.
Ô ville d’Argos, entends-tu ce qu’il ose dire[25] ?
Hé ! appelle Pauson, ton commensal.
Malheureuse que je suis ! Que deviendrai-je ?
Va aux corbeaux bien loin de nous.
En quel lieu du monde dois-je me retirer ?
Au carcan ; il n’y a point à balancer, pars en diligence.
Un temps viendra où vous me rappellerez.
Alors tu reviendras ; maintenant va-t’en. Je veux être riche, et tu n’as qu’à aller loin d’ici pleurer tes malheurs.
Et moi, par Jupiter, à présent que je vais avoir de grandes richesses, je veux faire bonne chère avec ma femme et mes enfants ; je veux me baigner, me parfumer et péter au nez des travailleurs et de la Pauvreté.
Enfin cette horrible bête s’en est allée. Allons donc ensemble promptement mener Plutus au temple d’Esculape, pour qu’il y couche.
Ne nous amusons pas davantage, de peur que quelqu’un ne vienne encore nous déranger.
Holà ! Carion, apporte des couvertures et tout ce qui est préparé au logis ; amène aussi Plutus et ne manque pas d’observer les cérémonies accoutumées.
(Lacune.)
CARION.
Oh, que vous allez être heureux, vieillards, qui, dans les fêtes de Thésée, avez souvent fait si méchante chère ! Oh, que votre sort va devenir bien meilleur ! Comme tous les gens de bien vont être contents ?
LE CHŒUR.
Qu’y a-t-il, mon brave, il me semble que tu viens nous apporter de bonnes nouvelles ?
CARION.
Le plus grand bonheur du monde est arrivé à mon maître, ou, pour mieux dire, à Plutus même, car d’aveugle qu’il était, il a présentement les plus beaux yeux ; ils sont tout brillants, et cela par la faveur du dieu Esculape.
LE CHŒUR.
Tu m’annonces une nouvelle qui me comble de joie et d’allégresse.
CARION.
Il faut se réjouir, bon gré, mal gré.
LE CHŒUR.
Nous allons chanter Esculape, père de tant de beaux enfants ; Esculape, cette lumière éclatante des hommes.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Quel est ce bruit ? M’annonce-t-il de bonnes nouvelles ? Il y a longtemps que, dans l’impatience d’en apprendre, j’attends chez moi mon esclave.
CARION.
Tôt, tôt, notre maîtresse, allons ! du vin ; il faut que tu en boives aussi ; tu ne l’y refuses guère. Oh ! je t’apporte toutes sortes de bonnes choses à la fois.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Et où sont-elles ?
CARION.
Je vais te les dire tout à l’heure.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Mon Dieu, dépêche et dis-les moi.
CARION.
Écoute donc. Car je vais t’en donner des pieds à la tête.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Ah, je ne veux rien sur ma tête.
CARION.
Tu ne veux donc pas des bonnes choses qui sont arrivées ?
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Non, pas les choses elles-mêmes.
CARION.
Sitôt que nous sommes arrivés près du dieu, avec Plutus, qui, pour lors, était le plus misérable du monde, et qui est présentement heureux et fortuné, s’il en est, nous l’avons mené à la mer et l’y avons baigné.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Oui, vraiment, ce pauvre vieillard est fort heureux, à son âge, d’être baigné dans de l’eau froide.
CARION.
Ensuite nous sommes revenus au temple du dieu, et après avoir consacré, sur l’autel, les gâteaux et la farine, avec la flamme de Vulcain, nous avons couché Plutus sur un petit lit, selon la coutume, et chacun de nous s’en est fait un pareil.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Y avait-il d’autres gens avec vous qui eussent besoin du secours du dieu ?
CARION.
Il y avait un certain Néoclidès, qui, tout aveugle qu’il est, vole avec beaucoup plus d’adresse que ceux qui voient le mieux. Il y en avait d’autres encore atteints de différentes maladies. Après que le sacrificateur du dieu a eu éteint les lampes, il nous a commandé de dormir et nous a ordonné que, si quelqu’un entendait du bruit, il ne dît rien. Chacun s’est donc tenu coi ; pour moi, je ne pouvais dormir, car, près du chevet d’une vieille, qui n’était pas loin de mon lit, il y avait une marmite de bouillie, près de laquelle j’aurais bien voulu me glisser. Mais je mets le nez hors du lit, j’aperçois le sacrificateur qui prenait, sur la table sacrée, les gâteaux et les figues sèches. Il en a fait autant autour des autels, et il a serré dans un grand sac tout ce qu’il a trouvé de restes de gâteaux. Dès l’instant j’ai cru qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de l’imiter, et j’ai sauté sur la marmite de bouillie.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Ah ! misérable ! Hé ! ne craignais-tu point le dieu ?
CARION.
Si fait, par ma foi, j’avais peur que, avec ses couronnes, il ne fût le premier à la bouillie. Car la conduite du sacrificateur m’en disait assez. Cependant la vieille, au bruit que j’ai fait, a étendu la main pour attirer son plat, et moi, en sifflant comme le serpent pareias, je l’ai mordue ; aussitôt elle l’a retirée bien vite et s’est cachée dans sa couverture, en lâchant, de peur, un vent d’une odeur plus forte que celle du chat. Ainsi donc j’ai englouti une bonne partie de la bouillie, et après m’être bien repu, je me suis recouché.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Le dieu n’était-il pas encore venu à vous ?
CARION.
Non, pas encore. Après tout cela, je me suis permis une bonne polissonnerie. Comme le dieu venait à nous, je lui ai fait une salve des plus bruyantes. Car j’avais le ventre tout enflé.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Sans doute que le dieu a eu horreur d’une pareille infamie.
CARION.
Oh ! point du tout. Mais la Jaso qui le suivait a rougi, et Panacée s’est détournée en se prenant le nez, car je n’exhale pas de l’encens.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Et le dieu ?
CARION.
Par ma foi, il ne s’en est pas embarrassé.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Tu veux donc dire que ce dieu est un grossier.
CARION.
Eh ! parbleu non, mais c’est un merdophage.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Ah, misérable !
CARION.
J’ai pourtant eu peur, et je me suis enfoncé dans mon lit ; ce dieu, d’un air grand et plein de majesté, a fait la ronde autour de tous les malades, en visitant et en considérant le mal de chacun. Un esclave lui a apporté un mortier de marbre, un pilon et une petite boîte.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
De marbre aussi ?
CARION.
Hé morbleu non ; la boîte n’était pas de marbre.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Mais, coquin, comment pouvais-tu voir tout cela, puisque tu t’étais caché dans ton lit ?
CARION.
Je voyais tout au travers de mon manteau, car il a d’assez beaux trous. La première chose qu’a faite le dieu, ça a été de broyer des drogues pour les yeux de Néoclidès ; il a donc pris trois têtes d’ail de Ténos et les a pilées dans le mortier, en y mêlant du suc de silphium et de lentisque, il a arrosé le tout de vinaigre sphettien ; puis il lui en a frotté le dedans des paupières, afin que la douleur fût plus cuisante. Néoclidès s’est mis à crier de toute sa force et à vouloir s’enfuir, mais Esculape lui a dit en riant : « Demeure ici, je veux t’ôter, à l’aide de mes soins, la possibilité d’anéantir par tes serments les ordonnances du peuple. »
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Que ce dieu est sage et qu’il aime le bien du peuple !
CARION.
Il s’est ensuite assis auprès de Plutus, et d’abord il lui a tâté la tête, puis il lui a essuyé les yeux avec un linge bien fin, et Panacée lui a couvert la tête et le visage d’un voile de pourpre. En même temps, Esculape a sifflé ; à ce signal deux serpents d’une grandeur extraordinaire se sont élancés du fond du temple.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Grands dieux !
CARION.
Ces serpents s’étant glissés tout doucement sous le voile de pourpre, je crois qu’ils ont léché les yeux du malade, et il a recouvré la vue et s’est levé de son lit en moins de temps, ma maîtresse, que tu n’en mettrais à boire dix hémines de vin. Moi, de la joie que j’ai eue de ce miracle, je me suis mis aussitôt à battre des mains et à réveiller mon maître. Esculape a disparu immédiatement et les serpents s’en sont retournés dans leur repaire. Mais avec quel empressement crois-tu que tous les gens, qui étaient couchés dans le même lieu que Plutus, se sont levés pour aller l’embrasser ? Ils ont veillé toute la nuit près de lui, en attendant le lever du soleil. Et pendant tout ce temps-là, je n’ai fait que louer le dieu Esculape de ce qu’en si peu de temps il avait rendu la vue à Plutus et augmenté la cécité de Néoclidès.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Ô grand Esculape, quelle puissance n’as-tu point ? Mais dis-moi un peu, où est Plutus ?
CARION.
Il arrive. Je l’ai laissé environné d’un immense concours de peuple. Ceux qui jusqu’à présent ont eu à peine de quoi vivre, parce qu’ils étaient gens de bien, l’embrassent et le saluent dans l’excès de leur joie. Mais ceux qui possèdent de grandes richesses, que leurs injustices leur ont acquises, froncent le sourcil et font tout à fait grise mine, au lieu que les autres suivent, avec des couronnes sur leurs têtes, en riant et en poussant des cris de joie. La terre retentit sous les pieds de ces bonnes gens qui s’avancent en mesure. Mais allons, que tout le monde de chez nous danse aussi, que chacun saute et qu’il ne se trouve personne qui ne soit de belle humeur, car, désormais, on ne pourra plus nous dire qu’il n’y a point de farine dans le sac.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Tu as raison ; aussi, par ma foi, je te veux faire une couronne de petits gâteaux pour la bonne nouvelle que tu m’as apportée.
CARION.
Ne tarde donc pas, car voici toute la troupe qui vient.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Eh bien, je m’en vais donc au logis, d’où j’apporterai de quoi faire les effusions[26] accoutumées sur la tête de celui qui vient de recouvrer la vue.
CARION.
Et moi, je veux aller au-devant d’eux.
LE CHŒUR.
(Lacune.)
PLUTUS.
Avant toutes choses, j’adore le soleil ; je salue ensuite la ville de la vénérable Pallas et tout le pays de Cécrops qui m’a reçu. Que je suis confus de voir avec quels hommes j’ai été sans le savoir ! Ne pouvant rien discerner, j’ai fui tous ceux que j’aurais dû chercher. Malheureux que je suis ! Dans quelle erreur j’ai été ! Mais je vais réparer tout le passé et faire voir désormais aux hommes que ce n’a pas été de mon bon gré que je me suis donné aux méchants.
CHRÉMYLE.
Allez-vous-en tous au diable. Que l’on est incommodé des amis qui nous viennent sitôt que nous sommes enrichis ! Ils me pressent et me froissent les jambes, le tout pour me fêter. Car, qui ne m’est pas venu faire compliment ! Et quelle foule de vieillards n’est pas venue m’environner dans la place !
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Ô le plus chéri de tous les hommes, sois le bienvenu, et toi aussi, mon mari ; permets que je t’offre ces fruits, car tu sais bien que c’est la coutume.
PLUTUS.
Non, je te prie, il ne convient pas qu’entrant aujourd’hui dans ta maison pour la première fois depuis que j’ai recouvré la vue, j’en emporte quelque chose ; je dois plutôt y apporter.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Quoi, tu ne veux pas recevoir ceci en témoignage d’hospitalité ?
PLUTUS.
Je le recevrai plutôt chez toi et auprès de ton feu, comme c’est la coutume ; nous éviterons, par ce moyen, la raillerie du public, car il n’est pas dans l’ordre qu’un poète comique jette devant les spectateurs des raisins, des figues, des noisettes et d’autres choses semblables, pour les faire rire.
LA FEMME DE CHRÉMYLE.
Tu as raison ; aussi bien voilà ce Dexinicus qui s’est déjà préparé pour se jeter sur les figues.
LE CHŒUR.
(Lacune.)
CARION.
Qu’il est doux, mes amis, d’être heureux, surtout quand nous n’avons rien eu à dépenser ! Un déluge de biens vient d’inonder notre maison, sans que nous ayons commis la moindre injustice. C’est ainsi qu’il est agréable de s’enrichir. La huche est remplie de farine bien blanche, et les amphores d’un vin rouge et parfumé ; tous nos coffres, ô prodige ! regorgent d’argent et d’or. La citerne est pleine d’huile, les fioles d’essences, le grenier de figues. Vinaigriers, écuelles, marmites, toute la vaisselle est en airain. Nos vieux plats à poisson si usés ne sont plus en bois, mais en argent, et notre ratière est devenue tout à coup d’ivoire. Mes camarades et moi jouons à pair ou impair avec des statères d’or, et nous sommes devenus si raffinés que nous n’employons plus de petites pierres à certain usage, mais des têtes d’ail. Mon maître, avec une couronne sur sa tête, immole présentement aux dieux un cochon, un bouc et un bélier. Pour moi, j’en suis sorti, ne pouvant plus souffrir la fumée qui me crevait les yeux et qui m’étouffait.
L’HOMME DE BIEN.
Holà ! esclave, suis-moi, afin que nous allions trouver le dieu.
CHRÉMYLE.
Hé, hé ! qui est donc celui-ci ?
L’HOMME DE BIEN.
C’est un homme qui était autrefois fort misérable et qui est aujourd’hui fort heureux.
CHRÉMYLE.
Tu es, à ce qu’il paraît, un homme de bien ?
L’HOMME DE BIEN.
Oui.
CHRÉMYLE.
Mais que désires-tu ?
L’HOMME DE BIEN.
Je viens rendre grâce à Plutus de tous les biens dont il m’a comblé. Après la mort de mon père, je me vis maître d’un assez grand bien, que j’employais à assister ceux de mes amis qui en avaient besoin, et je croyais que dans la vie on ne pouvait rien faire de mieux.
CHRÉMYLE.
Ton bien s’est donc promptement dissipé ?
L’HOMME DE BIEN.
Tu l’as dit.
CHRÉMYLE.
Et après cela tu fus misérable ?
L’HOMME DE BIEN.
Oui. Je croyais que ceux que j’avais secourus dans le malheur me rendraient la pareille, si jamais j’en avais besoin, et je ne doutais point que je n’eusse en eux des amis à toute épreuve. Mais tous m’ont fui, et, lorsqu’ils passaient près de moi, ils ne faisaient pas semblant de me voir.
CHRÉMYLE.
Et, sur ma parole, ils se moquaient encore de toi, n’est-ce pas ?
L’HOMME DE BIEN.
Oui. Ils riaient de ce que j’avais vendu tous mes meubles.
CHRÉMYLE.
Ma foi, ils n’auront plus tant de quoi rire.
L’HOMME DE BIEN.
C’est là tout le sujet de ma visite, je viens remercier Plutus.
CHRÉMYLE.
Mais que veux-tu faire de ce manteau tout percé que porte ton esclave ? Dis-le-moi.
L’HOMME DE BIEN.
Je veux le consacrer à Plutus.
CHRÉMYLE.
N’est-ce pas le manteau que tu avais quand tu fus initié aux grands mystères ?
L’HOMME DE BIEN.
Non, il n’y a que treize ans que je me gèle avec ce manteau.
CHRÉMYLE.
Et ces souliers ?
L’HOMME DE BIEN.
Je les eus en même temps que le manteau.
CHRÉMYLE.
Est-ce que tu veux aussi les consacrer ?
L’HOMME DE BIEN.
Oui.
CHRÉMYLE.
Ma foi, voilà de beaux présents que tu viens faire au dieu !
LE SYCOPHANTE.
Ah, misérable que je suis ! Me voilà perdu, hélas ! Oh, trois, et quatre, et cinq, et douze, et dix mille fois malheureux que je suis ! Ah ! ah ! faut-il que je sois en butte à tant de maux !
CHRÉMYLE.
Ô Apollon conservateur, et vous, dieux tutélaires, quel mal peut avoir ce pauvre homme ?
LE SYCOPHANTE.
N’ai-je pas reçu le coup le plus affreux, moi, à qui ce beau dieu vient de faire perdre dans un moment tout le bien que j’avais gagné ? Mais ou il n’y aura point de justice au monde, ou il redeviendra aveugle comme il était.
L’HOMME DE BIEN.
Je pense que je sais à peu près de quoi il s’agit, car celui qui vient ici a la mine de n’être pas un homme de bien et d’être mal dans ses affaires.
CHRÉMYLE.
Oh ! par ma foi, oui, et c’est fort justement qu’il est misérable.
LE SYCOPHANTE.
Où est, où est présentement ce beau dieu qui promettait si bien de nous faire tous riches, s’il pouvait avoir la vue aussi bonne qu’autrefois ? Cependant il en a rendu quelques-uns plus malheureux qu’ils n’étaient.
CHRÉMYLE.
Et encore, qui a-t-il donc rendu si malheureux ?
LE SYCOPHANTE.
Moi-même.
CHRÉMYLE.
Étais-tu donc un de ces scélérats et de ces enfonceurs de maisons ?
LE SYCOPHANTE.
Oui, par Jupiter, vous êtes tous les deux dépourvus de sens commun, et il est impossible que vous n’ayez mon bien.
CARION.
Ô grande Cérés ! Quel furieux sycophante s’est introduit ici ! Il paraît qu’il meurt de faim.
LE SYCOPHANTE.
Tu vas dans l’instant comparaître dans le forum : c’est là que, vivement fustigé sur la roue[27], tu seras contraint d’avouer tes crimes.
CARION.
Cependant, pleure tes disgrâces.
L’HOMME DE BIEN.
Par le grand Jupiter, Plutus est un dieu que les Grecs doivent bien honorer, puisqu’il traite aussi mal ces maudits sycophantes.
LE SYCOPHANTE.
Ah, que je suis malheureux ! Quoi ! Tu te moques de moi, toi qui n’es point exempt de vol ? Et où as-tu pris ce bel habit ? Hier, je te vis encore un méchant manteau tout percé.
L’HOMME DE BIEN.
Je ne te crains point ; tiens, je porte au doigt un anneau que j’ai eu d’Eudamus pour une drachme.
CHRÉMYLE.
Mais cet anneau ne peut rien contre la dent d’un sycophante.
LE SYCOPHANTE.
N’est-ce pas là une injure effroyable? Vous prenez plaisir à m’offenser, et vous ne me dites point ce que vous faites ici. Vous n’y êtes pas assurément pour y faire rien de bon.
CHRÉMYLE.
Non, parbleu, ce n’est rien de bon pour toi, sois-en bien persuadé.
LE SYCOPHANTE.
Vous allez faire bonne chère à mes dépens.
CHRÉMYLE.
Plût à Dieu que tu disses la vérité, et que, le voyant de tes deux yeux, tu pusses mourir de rage et de faim avec le brave témoin que tu as là.
LE SYCOPHANTE.
Vous le niez ? Mais je sais bien, scélérats, qu’il y a là dedans quantité de beaux poissons coupés en morceaux et de viandes rôties. (Il a l’air de sentir la fumée des mets.) Uhu, uhu, uhu, uhu, uhu, uhu.
CHRÉMYLE.
Flaires-tu quelque scélératesse ?
L’HOMME DE BIEN.
Ma foi, je pense que c’est le froid qu’il sent le plus avec ce beau manteau.
LE SYCOPHANTE.
Ô Jupiter et tous les autres dieux, cela est-il supportable de voir la manière outrageante dont ils me traitent ! Ah ! voilà ce que je souffre, et le désespoir où on me réduit pour avoir été honnête homme et zélé pour ma patrie.
CHRÉMYLE.
Toi, homme de bien et zélé pour ta patrie ?
LE SYCOPHANTE.
Oui, assurément, autant que personne.
CHRÉMYLE.
Mais réponds à ce que je vais te demander.
LE SYCOPHANTE.
Qu’est-ce ?
CHRÉMYLE.
Es-tu laboureur ?
LE SYCOPHANTE.
Me crois-tu assez fou pour cela ?
CHRÉMYLE.
Es-tu donc marchand[28] ?
LE SYCOPHANTE.
Je fais semblant de l’être quand mes affaires le demandent.
CHRÉMYLE.
Quoi donc ? As-tu appris quelque métier ?
LE SYCOPHANTE.
Non, parbleu.
CHRÉMYLE.
Comment, et de quoi peux-tu donc vivre en ne faisant rien ?
LE SYCOPHANTE.
Je prends soin des affaires de la république et des particuliers.
CHRÉMYLE.
Toi ? Et de quel droit ?
LE SYCOPHANTE.
Parce que tel est mon bon plaisir.
CHRÉMYLE.
Comment donc, pendard, serais-tu homme de bien, toi qui t’attires la haine de tout le monde, en te mêlant des affaires qui ne te regardent point ?
LE SYCOPHANTE.
Quoi donc, sot animal, est-ce qu’il ne faut pas que je travaille au bien de ma patrie autant qu’il m’est possible ?
CHRÉMYLE.
Est-ce travailler au bien de sa patrie que de se mêler des affaires des autres ?
LE SYCOPHANTE.
Oui, sans doute, si l’on veille à maintenir les lois, à ne pas souffrir qu’on les viole impunément.
CHRÉMYLE.
C’est donc en vain que la ville a établi des magistrats ?
LE SYCOPHANTE.
Qui donnera les noms des délinquants ?
CHRÉMYLE.
Qui voudra.
LE SYCOPHANTE.
Eh bien, c’est moi ; c’est donc sur moi que roulent toutes les affaires de la république.
CHRÉMYLE.
Par ma foi, la ville a trouvé là un diabolique procureur ! Mais ne préférerais-tu pas vivre en repos et sans rien faire ?
LE SYCOPHANTE.
C’est vivre en bête que de n’avoir aucune occupation.
CHRÉMYLE.
Et tu ne voudrais pas changer de vie.
LE SYCOPHANTE.
Non, assurément, quand vous me donneriez Plutus lui-même et le silphium de Battus[29].
CHRÉMYLE.
Quitte-moi donc tout de suite ton habit.
CARION.
C’est à toi qu’il parle.
CHRÉMYLE.
Quitte aussi les souliers.
CARION.
C’est à toi qu’il dit tout cela.
LE SYCOPHANTE.
Eh, que quelqu’un de vous vienne ici, celui qui voudra.
CARION.
Moi, je prendrai ce soin.
LE SYCOPHANTE.
Ah, que je suis malheureux ! quoi ! on me dépouille en plein jour !
CARION.
Ha, ha ! tu veux t’engraisser en te mêlant des affaires des autres !
LE SYCOPHANTE à son témoin.
Tu vois ce qu’on me fait. Je te prends à témoin.
CHRÉMYLE.
Mais le témoin que tu as amené a pris la fuite.
LE SYCOPHANTE.
Ah, dieux ! Je suis seul au milieu d’eux.
CARION.
Tu cries ?
LE SYCOPHANTE.
Oui, sans doute, je suis malheureux.
CARION.
Donne-moi ce méchant manteau que je le mette sur ce scélérat.
L’HOMME DE BIEN.
Non pas cela, car je l’ai consacré à Plutus.
CARION.
Mais où peut-il être mieux placé que sur les épaules de ce maraud, de cet enfonceur de maisons ? Il faut consacrer de plus beaux habits à Plutus.
L’HOMME DE BIEN.
Et que veux-tu faire de ces souliers, dis-moi un peu ?
CARION.
Je veux les ficher à son front avec des clous, comme on le fait avec des branches d’olivier dans les temples.
LE SYCOPHANTE.
Je m’en retourne, car je vois bien que je ne suis pas assez fort contre vous. Mais si aujourd’hui je puis trouver un de mes camarades, quelque faible qu’il soit, sur ma parole, ce dieu me paiera ce qu’il m’a fait. Car, sans avoir consulté ni le sénat ni le peuple, et de sa seule autorité, il entreprend, à notre barbe, de changer la forme du gouvernement.
L’HOMME DE BIEN.
Allons, puisque te voilà muni de mes armes, va vite aux bains, tiens-y le premier rang et chauffe-t’y le mieux que tu pourras ; c’est un poste que j’ai occupé autrefois.
CHRÉMYLE.
Mais le baigneur le prendra par l’endroit sensible et le jettera à la porte, car il ne l’aura pas plus tôt vu, qu’il connaîtra bien que c’est un fripon. Pour nous, allons au logis, afin que vous fassiez vos prières au dieu Plutus.
LE CHŒUR.
(Lacune.)
LA VIEILLE.
Mes amis, enseignez-moi, je vous prie, la maison de ce dieu qui demeure ici depuis quelque temps ; en suis-je encore fort loin ?
LE CHŒUR.
Non, la belle enfant, te voilà devant sa porte ; tu l’as demandé fort à propos.
LA VIEILLE.
Je vais donc faire venir ici dehors quelqu’un de ses gens.
CHRÉMYLE.
Il n’est pas nécessaire, car j’en sors à l’instant. Mais dis-nous pourquoi surtout tu viens ici.
LA VIEILLE.
Ô mon ami, j’endure les traitements les plus affreux et les plus horribles. Depuis que ce dieu a recouvré la vue, je mène une vie qui n’en est pas une.
CHRÉMYLE.
Qu’est-ce donc ? Serais-tu une délatrice parmi les femmes ?
LA VIEILLE.
Ah, nullement, Dieu m’en garde !
CHRÉMYLE.
Est-ce que le sort des lettres ne t’a point mis dans le cas de ..... boire[30].
LA VIEILLE.
Tu plaisantes. C’est fait de moi, tant je me sens enflammée.
CHRÉMYLE.
Ne te dépêcheras-tu donc pas de nous dire quel est ce beau feu ?
LA VIEILLE.
Écoute : j’aimais un jeune homme qui assurément n’est pas riche, mais il est beau ; il a l’air doux et honnête, et sitôt que je le priais de quelque chose, il le faisait de la meilleure grâce du monde. Aussi lui donnais-je tout ce qu’il me demandait.
CHRÉMYLE.
Mais encore, que te demandait-il ?
LA VIEILLE.
Pas grand’chose, car il en usait avec moi de la manière la plus respectueuse. Tantôt il me demandait vingt drachmes pour avoir un manteau, tantôt huit pour avoir des souliers, et il me faisait acheter une tunique pour ses sœurs, une vache pour sa mère et quatre médimnes de blé.
CHRÉMYLE.
En effet, ce ne sont là que des bagatelles, le pauvre garçon ! Il est bien aisé de voir qu’il avait beaucoup de respect pour toi.
LA VIEILLE.
Enfin il me disait tous les jours que ce n’était pas l’intérêt qui le portait à me demander cela, mais uniquement l’amitié, parce qu’il voulait se souvenir de moi en portant ce manteau.
CHRÉMYLE.
Tu fais là le portrait d’un homme singulièrement épris de toi.
LA VIEILLE.
Mais le perfide n’est plus pour moi ce qu’il était ; il est entièrement changé. Car tantôt, lui ayant envoyé ce gâteau avec cette pleine corbeille de fruits, et lui ayant mandé que j’irais le voir ce soir.....
CHRÉMYLE.
Qu’a-t-il fait, je te prie ?
LA VIEILLE.
Il m’a tout renvoyé, il m’a fait dire que je ne l’allasse jamais voir, et, pour comble de raillerie, il a dit au porteur : « Les Milésiens étaient braves jadis[31]. »
CHRÉMYLE.
Ce jeune homme n’est pas sot. Autrefois qu’il était pauvre, il s’accommodait de tout, mais présentement qu’il est devenu riche, il ne fait plus de cas de la simple lentille.
LA VIEILLE.
Avant ce jour, j’en prends les dieux à témoin, il était à tout moment chez moi.
CHRÉMYLE.
Pour en emporter quelque chose.
LA VIEILLE.
Oh ! point du tout : il y venait pour avoir seulement le plaisir de m’entendre parler.
CHRÉMYLE.
Et pour recevoir quelque petit présent.
LA VIEILLE.
Et lorsqu’il me voyait triste, il m’appelait tendrement : mon petit oison, ma petite colombe.
CHRÉMYLE.
Ensuite il demandait de quoi payer ses souliers.
LA VIEILLE.
Et quand j’allais aux grands mystères sur un chariot, s’il arrivait que quelqu’un me regardât, il me battait tout le jour, tant il avait de jalousie !
CHRÉMYLE.
Il était bien aise, à ce qu’il semble, d’être tout seul à manger ton bien.
LA VIEILLE.
Et mes mains ! Il disait qu’elles étaient les plus belles du monde.
CHRÉMYLE.
Oui, lorsqu’elles lui présentaient vingt drachmes.
LA VIEILLE.
Et la bonne odeur de mon corps ! Il ne pouvait se lasser d’en parler.
CHRÉMYLE.
Je le crois, quand tu te parfumais avec le Thasos.
LA VIEILLE.
Il me disait que j’avais les yeux beaux et tendres.
CHRÉMYLE.
Il n’était pas si nigaud, et il s’entendait à manger le bien d’une vieille bête amoureuse.
LA VIEILLE.
Tu vois donc bien, mon bon ami, que Plutus ne tient pas sa parole, puisqu’il avait promis de secourir tous ceux à qui l’on aurait fait tort.
CHRÉMYLE.
Que veux-tu qu’il fasse, dis-le moi, et cela sera.
LA VIEILLE.
Je veux que celui que j’ai tant obligé ne soit plus ingrat ; autrement c’est une injustice horrible que Plutus lui fasse le moindre bien.
CHRÉMYLE.
Mais, pour le bien que tu lui faisais, n’était-il pas fort assidu près de toi ?
LA VIEILLE.
Oui, mais il me jurait qu’il m’aimerait tant que je vivrais.
CHRÉMYLE.
Fort bien ; c’est qu’il ne croit pas que tu sois encore en vie.
LA VIEILLE.
Il est vrai que je suis séchée de tristesse.
CHRÉMYLE.
Non pas. Tu me parais un cadavre.
LA VIEILLE.
C’est au point que je passerais par un anneau.
CHRÉMYLE.
Oui da, s’il était aussi large que le tour d’un crible.
LA VIEILLE.
Mais voilà le jeune homme dont je me plains ; il vient ici, et il semble qu’il va à un festin.
CHRÉMYLE.
Il me le semble aussi, car il a une couronne sur la tête et il tient un flambeau à la main.
LE JEUNE HOMME.
Bonjour.
LA VIEILLE.
Que dit-il ?
LE JEUNE HOMME.
Ma chère et ancienne amie, tes cheveux sont blanchis en bien peu de temps.
LA VIEILLE.
Malheureuse que je suis ! Quel outrage !
CHRÉMYLE.
Il semble qu’il y a longtemps qu’il ne t’a vue.
LA VIEILLE.
Combien penses-tu qu’il y ait ? Il était hier chez moi.
CHRÉMYLE.
Il est donc tout le contraire de la plupart des autres : il a tout l’air d’être ivre, et il en voit plus clair.
LA VIEILLE.
Ce n’est pas cela ; c’est qu’il est devenu insolent.
LE JEUNE HOMME.
Ô Neptune marin, vieilles divinités ! Qu’elle a aujourd’hui de rides sur le visage !
LA VIEILLE.
Ha, ha ! Ne me mets pas ton flambeau dans le nez.
CHRÉMYLE.
Elle a raison, car si, par malheur, quelque étincelle allait sur elle, le feu y prendrait aussi promptement qu’à une branche sèche d’olivier.
LE JEUNE HOMME.
Veux-tu jouer avec moi un moment ?
LA VIEILLE.
Où, malheureux ?
LE JEUNE HOMME.
Ici même, tu n’as qu’à prendre des noix.
LA VIEILLE.
A quel jeu donc ?
LE JEUNE HOMME.
Je devinerai combien tu as encore de dents dans la bouche.
CHRÉMYLE.
Je le devinerai bien aussi, moi : elle en a peut-être trois ou quatre.
LE JEUNE HOMME.
Tu as perdu ; elle n’en a qu’une grosse.
LA VIEILLE.
Le scélérat ! Je crois, en vérité, que tu es fou de m’injurier ainsi devant tout le monde.
LE JEUNE HOMME.
Eh ! tu devrais être bien satisfaite si je te jette de l’eau à la figure[32].
CHRÉMYLE.
Eh ! non pas, parce qu’elle est toute couverte de fard. Si on faisait tomber cette céruse, on verrait aussitôt ses peaux pendantes.
LA VIEILLE.
Pour être si vieux, tu me parais bien fou.
LE JEUNE HOMME.
Assurément, il t’en conte et caresse tes appas ; il imagine que je ne le vois pas venir.
LA VIEILLE.
Ah, j’atteste Vénus que cela est faux ! Le scélérat !
CHRÉMYLE.
Ah, j’atteste Proserpine que je ne suis pas assez fou pour cela ! Mais sais-tu bien, jeune homme, que je ne puis souffrir davantage que tu haïsses une si belle enfant ?
LE JEUNE HOMME.
Moi la haïr ? Je l’adore.
CHRÉMYLE.
Elle se plaint pourtant de toi.
LE JEUNE HOMME.
Hé, quelles plaintes peut-elle faire ?
CHRÉMYLE.
Elle dit que tu l’as outragée et que tu lui as mandé : Que les Milésiens étaient braves jadis.
LE JEUNE HOMME.
Je n’ai pas dessein de te la disputer.
CHRÉMYLE.
Que veux-tu dire ?
LE JEUNE HOMME.
Je respecte ton âge. Assurément, je ne souffrirais pas cela d’un autre. Prends donc cette belle et sois heureux.
CHRÉMYLE.
Je vois, je vois ton idée : tu en es las.
LA VIEILLE.
Serait-ce toi qui me livrerais à un autre ?
LE JEUNE HOMME.
Pourrais-je rechercher une vieille qui mène une vie de prostituée depuis treize mille ans ?
CHRÉMYLE.
Si tu en as bu le vin, il me semble que tu en devrais boire aussi la lie.
LE JEUNE HOMME.
Mais cette lie est trop vieille ; elle est tout à fait gâtée.
CHRÉMYLE.
Il faut trouver quelque accommodement et vous remettre bien ensemble.
LE JEUNE HOMME.
Entrons chez vous, car je veux offrir à Plutus les couronnes que vous me voyez.
LA VIEILLE.
J’ai aussi quelque chose à lui dire.
LE JEUNE HOMME.
Je n’entre donc pas.
CHRÉMYLE.
Ne crains rien, entre seulement ; parbleu, elle ne te prendra pas de force.
LE JEUNE HOMME.
Je pense que tu as raison, car j’ai eu assez longtemps faire avec elle.
LA VIEILLE.
Entre, je te suivrai bientôt.
CHRÉMYLE.
Ô ciel, cette vieille tient à ce jeune homme aussi fortement que l’huître est attachée au rocher.
CARION.
Qui est-ce donc qui heurte à la porte ? Qu’est-ce ? personne ne parait. La porte aurait-elle fait ce bruit d’elle-même ?
MERCURE.
Carion, c’est à toi que je parle, arrête.
CARION.
Ho, ho ! dis-moi un peu, est-ce toi qui as heurté si fort ?
MERCURE.
Ma foi, non, mais je voulais le faire, si tu n’avais ouvert. Cependant cours promptement et fais descendre ton maître, sa femme, ses enfants, tous les valets, le chien, toi-même et le cochon.
CARION.
Qu’est-ce donc ? parle.
MERCURE.
Ah, pendard, Jupiter a résolu de vous mettre tous dans le même sac et de vous jeter dans le Barathre.
CARION.
Un porteur de pareilles nouvelles se paye par le sacrifice d’une langue[33]. Mais pourquoi Jupiter veut-il nous traiter si mal ?
MERCURE.
Parce que vous avez fait la plus méchante de toutes les actions. Car depuis que Plutus n’est plus aveugle, qui que ce soit ne nous a offert un seul grain d’encens, pas une branche de laurier, pas un gâteau, pas une victime, enfin pas le moindre petit présent.
CARION.
Non, parbleu, et on ne vous en fera plus à l’avenir. Car lorsqu’on vous en faisait, vous nous laissiez là sans vous soucier de nous le moins du monde.
MERCURE.
Pour ce qui regarde tous les autres dieux, ce n’est nullement ce qui m’embarrasse, mais c’est que je meurs dejà de faim.
CARION.
Tu n’es pas sot.
MERCURE.
Avant que Plutus eût recouvré la vue, les cabaretières, tous les matins, dès la petite pointe du jour, me donnaient mille bonnes choses : du pain trempé dans du vin, du miel, des figues, enfin tout ce que Mercure mange volontiers. Maintenant, accablé de besoin, je reste étendu sur le dos les pieds en l’air.
CARION.
Ne le mérites-tu pas ; tu faisais payer de fortes amendes à celles qui t’avaient donné tant de bonnes choses ?
MERCURE.
Hélas, que je suis malheureux ! Ah, gâteaux qu’on me faisait le quatrième jour du mois, où êtes-vous[34].
CARION.
Tu cherches celui qui n’est plus près de toi et tu l’appelles en vain.
MERCURE.
Épaules que je dévorais !
CARION.
À présent fais des cabrioles au milieu de cette place.
MERCURE.
Où sont les entrailles toutes bouillantes dont je me remplissais ?
CARION.
Je pense qu’en effet ton plus grand mal te vient des entrailles.
MERCURE.
Où sont ces coupes remplies d’égales portions de vin et d’eau ?
CARION.
Ne te retireras-tu pas bien vite, après avoir avalé ceci ?
MERCURE.
Serais-tu homme à rendre un bon office à un de tes amis ?
CARION.
Oui, sans doute, s’il a besoin de quelque chose qui soit en mon pouvoir.
MERCURE.
Je te prie, apporte-moi ici quelque bon pain bien cuit et un bon morceau de la viande des bêtes que vous avez sacrifiées chez vous.
CARION.
Ho ! je n’oserais ; cela n’est pas permis.
MERCURE.
Cependant toutes les fois que tu as voulu faire quelque vol à ton maître, j’ai toujours fait en sorte qu’il n’en a rien su.
CARION.
Oui dà, enfonceur de maisons, parce que tu savais bien que tu en aurais ta part, car il t’en revenait un bon gâteau.
MERCURE.
Mais tu le mangeais fort bien tout seul.
CARION.
Sans doute, car lorsque j’étais attrapé en faisant quelque friponnerie, tu n’avais pas ta part des coups que l’on me donnait.
MERCURE.
Il ne faut plus se souvenir des maux passés, quand on a fait fortune ; au nom des dieux, recevez-moi chez vous.
CARION.
Quoi ! Tu voudrais quitter les dieux et demeurer ici !
MERCURE.
Assurément, car on est beaucoup mieux chez vous.
CARION.
Mais, je te prie, penses-tu que ce soit bien fait de déserter ainsi ?
MERCURE.
La patrie est partout où l’on se trouve bien.
CARION.
Et de quoi nous servirais-tu, si tu vivais avec nous ?
MERCURE.
Chargez-moi d’ouvrir et de fermer la porte.
CARION.
D’ouvrir et de fermer ? Nous n’avons pas besoin d’homme à détours.
MERCURE.
Eh bien, faites-moi vendre votre vin.
CARION.
Mais puisque nous sommes riches, à quoi nous servira que tu tiennes cabaret ?
MERCURE.
Eh bien ! que je sois faiseur d’affaires.
CARION.
D’affaires ? Non, mon ami, nous n’avons pas besoin de faiseurs d’affaires, nous ne voulons que d’honnêtes gens chez nous.
MERCURE.
Ne vous faut-il point de guide ?
CARION.
Non, car présentement Plutus voit clair.
MERCURE.
Je serai donc l’intendant des jeux que vous ferez, car il est fort avantageux à Plutus d’en faire, soit de musique, soit de lutte. Qu’as-tu à me dire à cela ?
CARION.
Par ma foi, c’est une bonne chose que d’avoir plusieurs cordes à son arc. Le voilà qui a trouvé enfin le moyen de vivre. Ce n’est pas sans raison que tous les juges font tous leurs efforts pour être sur le tableau de plusieurs tribunaux.
MERCURE.
Hé bien ! n’entrerai-je pas maintenant ?
CARION.
Entre et va-t’en au puits laver les entrailles des victimes, afin qu’on voie si l’on pourra tirer quelque service de toi.
LE PRÊTRE.
Qui peut m’enseigner où demeure Chrémyle ?
CHRÉMYLE.
Qu’y a-t-il, mon bon ami ?
LE PRÊTRE.
Que peut-il y avoir qui ne soit fâcheux. Depuis que ce Plutus voit clair, je meurs de faim ; et, quoique je sois le prêtre de Jupiter sauveur, je n’ai pas de quoi mettre sous ma dent.
CHRÉMYLE.
Eh ! au nom des dieux, dis-moi quelle en est la cause.
LE PRÊTRE.
Personne ne fait plus de sacrifices.
CHRÉMYLE.
Pourquoi donc ?
LE PRÊTRE.
Parce que tout le monde est riche ; car lorsqu’il y avait des pauvres, un marchand qui revenait sain et sauf de sa tournée, faisait un sacrifice ; pareillement tout homme qui avait été absous par ses juges. Quelqu’un entamait-il une procédure, il conviait le sacrificateur. Mais, présentement, qui que ce soit ne fait pas le moindre sacrifice et ne vient plus dans ce temple, si ce n’est pour y faire mille ordures.
CHRÉMYLE.
Eh bien, n’en prends-tu pas ce qui t’est ordinairement destiné ?
LE PRÊTRE.
C’est pourquoi j’ai résolu d’envoyer aussi promener ce beau Jupiter et de demeurer ici avec vous.
CHRÉMYLE.
Prends courage ; tout ira le mieux du monde, s’il plaît à Dieu ; le véritable Jupiter sauveur est chez nous, il y est venu de son bon gré.
LE PRÊTRE.
Que tu me dis là une bonne nouvelle ?
CHRÉMYLE.
Attends un peu ; dans un moment nous allons mettre Plutus à la place de ce Jupiter qui garde le trésor qui est derrière le temple de la déesse. Que quelqu’un nous apporte donc des flambeaux allumés, afin que vous les portiez devant ce dieu.
LE PRÊTRE.
Fort bien, c’est ce qu’il faut faire.
CHRÉMYLE.
Qu’on fasse venir Plutus.
LA VIEILLE.
Que ferai-je donc[35] ?
CHRÉMYLE.
Mets ces marmites sur ta tête[36] et porte-les avec gravité. Aussi bien tu as là un habit varié de si belles couleurs qu’il semble que tu l’aies pris exprès.
LA VIEILLE.
Mais que deviendra l’affaire pour laquelle je suis venue ?
CHRÉMYLE.
Tout ira comme tu le désires, et le jeune homme que tu aimes tant sera chez toi ce soir.
LA VIEILLE.
Ah, je porterai assurément les marmites, si tu veux me donner ta parole qu’il me reviendra voir.
CHRÉMYLE.
Ces marmites sont dans une position toute contraire, car ordinairement les vieilles sont au-dessus, et ici la vieille est au-dessous.
LE CHŒUR.
Puisque tout le monde s’en va, il n’y a pas de raison pour que nous demeurions ici davantage. Il faut que nous les suivions en chantant.
Notes :
- ↑ Plutus, dieu des richesses, était mis au nombre des dieux infernaux, parce que les richesses se tirent du sein de la terre, séjour de ces dieux. On le représentait sous la forme d’un vieillard aveugle, boiteux et ailé, venant à pas lents, mais s’en retournant d’un vol rapide, et tenant une bourse à la main.
- ↑ L’usage était, en revenant du temple d’Apollon, d’être couronné de laurier. Ceux qui portaient ces couronnes étaient presque regardés comme sacrés.
- ↑ Métaphore, remarque Suidas, tirée des personnes qui ont épuisé les flèches de leur carquois. C’est le propos des vieillards, pour exprimer qu’ils n’ont plus longtemps à vivre.
- ↑ C’est de là qu’est venu le proverbe : « Tout le monde ne peut pas aller à Corinthe. »
- ↑ Tel était le châtiment en usage en pareil cas. La loi de Solon ne renfermait aucune pénalité pour ce délit. — Carion fait allusion aux femmes qui payent leurs amants.
- ↑ Chaque citoyen se rendant à l’assemblée recevait trois oboles.
- ↑ Les trirèmes étaient équipées aux frais des citoyens les plus riches.
- ↑ Aristophane fait ici aux Athéniens un reproche qui leur a été fait, en plus d’une occasion, par Démosthène. Les Athéniens étaient devenus lâches, timides et paresseux ; au lieu d’aller à la guerre, ils y entretenaient des armées soudoyées, qui leur coûtaient fort cher. C’est ce qu’Aristophane blâme ici très ingénieusement. (brotier.)
- ↑ Il avait été exilé pour avoir détourné des fonds de l’État.
- ↑ On suppose qu’il s’agit d’une tour magnifique que faisait élever le riche Timothée.
- ↑ La même idée se trouve dans Démosthène, qui dit quelque part : « Sans argent, à la guerre, on ne peut rien entreprendre de tout ce qu’il faut faire. »
- ↑ Lyncée, un des Argonautes, renommé pour sa vue perçante.
- ↑ C’était une part de la victime que Chrémyle avait offerte.
- ↑ Mot formé par onomatopée pour imiter le son de la lyre.
- ↑ Parodie de l’aventure des compagnons d’Ulysse dans une île de Circé.
- ↑ Allusion à la manière dont Ulysse se vengea des outrages de Mélanthius.
- ↑ Proverbe qui se disait de ceux qui s’abandonnaient à la débauche et à l’impureté.
- ↑ C’est dans cet attirail, et avec ce cortège, que les criminels imploraient la clémence de leurs juges.
- ↑ Allusion au trait d’histoire peint par Pamphile, qui représentait les descendants d’Hercule implorant le secours des Athéniens contre les persécutions d’Euristée.
- ↑ Gouffre profond où l’on précipitait les criminels à Athènes.
- ↑ Théocrite a presque copié ce morceau au commencement de ses Pêcheurs.
- ↑ Pendant l’hiver, les pauvres allaient se chauffer dans les bains publics.
- ↑ On broyait autrefois son blé dans des mortiers, où, après cela, on détrempait la farine. Ceux qui ne pouvaient se procurer de mortier, se servaient d’un tonneau coupé en deux.
- ↑ Thasybule, en chassant les trente tyrans, avait sauvé sa patrie ; Denys, au contraire, avait asservi la sienne : le premier, l’an 401, le second, l’an 405 avant Jésus-Christ.
- ↑ Parodie d’Euripide.
- ↑ On appelait ainsi les noix, les noisettes, les figues, les raisins secs, etc., qu’on versait sur la tête des hôtes et des esclaves quand ils entraient, pour la première fois, dans une maison.
- ↑ Les cruautés de la question étaient une partie de la jurisprudence criminelle des Grecs.
- ↑ Les marchands, à Athènes, étaient exempts de toutes les charges publiques, à cause du service qu’ils rendaient à la république, en important le blé nécessaire pour l’approvisionnement du peuple. C’est pour cela que le sycophante déclare qu’il se donne pour marchand quand il s’agit de s’exempter des charges de l’État (BROTTIER.)
- ↑ Les Cyrénéens offrirent du silphium à Battus, fondateur de Cyrène, comme la chose la plus précieuse ; on frappa même des pièces de monnaie avec l’effigie de Battus d’un côté et du silphium de l’autre. De là le proverbe : le silphium de Battus. (brottier.)
- ↑ Allusion à la manière dont les Athéniens tiraient au sort pour déterminer les tribunaux où ils jugeraient.
- ↑ C’est la réponse que fit l’oracle à Polycrate, roi de Samos, qui demandait s’il lui serait avantageux de s’associer les Milésiens.
- ↑ Jeu de mot intraduisible : le même mot grec signifie injurier et jeter de l’eau, laver.
- ↑ Il y a équivoque dans le grec, qui signifie : on coupe la langue à ou pour un tel messager ; de là résulte, et l’idée d’arracher la langue à un pareil messager, et l’idée de lui offrir la langue d’une victime, suivant l’usage qu’on avait d’offrir les langues à Mercure. (brottier.)
- ↑ À Athènes, tous les jours du mois étaient consacrés à quelque dieu. Le quatrième jour était consacré à Mercure. (brottier.)
- ↑ La vieille, voyant partir Plutus, et n’ayant plus aucune espérance, dit par désespoir : Que ferai-je donc ! C’est-à-dire, que deviendrai-je ! Mais Chrémyle prend cela dans un autre sens, et il lui répond comme si elle avait demandé ce qu’elle pourrait faire dans cette cérémonie, et à quoi elle pourrait servir. (Mlle Le Fèvre.)
- ↑ Quand on consacrait des autels, ou qu’on plaçait les statues des dieux, on faisait porter, par de jeunes filles, de pleins pots de légumes cuits, dont on faisait les premières offrandes au dieu, pour marquer par là que ç’avait été la première nourriture des hommes. Ces filles qui portaient ces pots avaient des habits de diverses couleurs ; Aristophane se sert, avec beaucoup d’esprit de l’occasion que cette coutume lui fournit de railler ces vieilles femmes, qui, oubliant toutes les bienséances de leur âge, se mettaient comme les plus jeunes filles, pour engager encore les jeunes gens à les aimer. Ce passage est d’autant plus plaisant, qu’on voit tous les jours certaines personnes pour qui il semble avoir été fait. (Mlle Le Fèvre.)