Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 26

Hachette (tome IIp. 123-137).
Deuxième partie


XXVI

La cassette.


Michel eut son rire d’enfant joyeux.

« De sorte que, reprit-il, si vous ne me connaissiez pas, Mademoiselle ma femme, vous pourriez penser qu’après avoir couru un peu le monde tous ces temps-ci, je vous reviens alléché par l’odeur de votre mystérieuse fortune.

— Expliquez-vous, je vous en prie, dit la jeune fille, j’ai hâte de savoir.

— Je ne fais que cela, mon ange. Et voyez un peu comme la conduite de M. Lecoq est logique, au fond. Ne trouvez-vous pas que Blanche est trop jeune pour lui ?

— Si fait, certes, repartit Edmée qui eut presque un sourire. Mais il ne s’agit pas de Blanche.

— Il s’agit de vous. M. Lecoq sachant qu’il y a, de par le monde, une fortune qui vous appartient, et voulant peut-être se donner le droit d’entrer en campagne contre les détenteurs de cette fortune… Ah ! ah ! vous ne le connaissez pas !

— Mais où est-elle, cette fortune ? s’écria Edmée, et qui sont ses détenteurs ? »

Michel devint rêveur.

« De l’autre côté de la cour, dit-il en montrant du doigt la fenêtre de Maurice et d’Étienne, j’ai deux amis qui sont un peu fous, mais pas beaucoup plus fous que le restant de Paris. Leur folie est de tourner tout en drame et de considérer la vie réelle comme un immense répertoire de pièces propres à être représentées sur le théâtre de l’Ambigu. Il y a du vrai là dedans, je ne dis pas non. Donc, ces deux bons garçons que vous connaissez aussi bien que moi ont remué des montagnes autour de nous deux, Edmée, autour de la maison Schwartz, autour de ce que vous savez comme moi, autour de ce que nous ignorons l’un et l’autre. J’ai travaillé avec eux, collaboré comme ils disent, et parmi le monceau d’hypothèses qu’ils retournaient pour y chercher leur pâture, toujours cet antagonisme se retrouvait entre Olympe Verdier et Sophie ; Sophie, c’est vous, Olympe Verdier, c’est ma mère. Ils ne savent rien de ce dernier secret, et ils ne connaissent pas ma mère, qui ne dit son cœur qu’à Dieu. Mais leurs suppositions, rapprochées de certaines paroles de M. Lecoq, ayant trait à la fortune des Schwartz et à sa source, conduiraient à penser… Le baron Schwartz est un homme habile, et je ne réponds que de ma mère… Or, quand ma mère a épousé le baron Schwartz, il avait déjà quatre cent mille francs.

— Quatre cent mille francs ! répéta Edmée. Il avait quatre cent mille francs ! »

Puis elle ajouta comme si ce chiffre même eût augmenté son trouble :

« Je vous en prie, Michel, ne me cachez rien !

M. Lecoq, poursuivit notre héros en homme qui vide son sac, affirme que, très peu de temps avant le mariage, M. Schwartz accepta de lui à dîner dans une auberge de Caen.

— De Caen ! dit Edmée, dont la voix s’altéra.

— Ce jour-là, M. Schwartz avait faim, acheva Michel ; je dis : faim. »

Il y eut un silence, après quoi Michel reprit :

« J’ai rêvé une famille composée de nos deux mères et de toi, que nous faut-il de plus ? »

Puis avec brusquerie :

« C’est fou comme tout le reste ; ma mère n’est pas malheureuse et M. Schwartz a une réputation d’honnête homme ; quoi qu’il en soit, ne me demande pas une syllabe de plus. J’ai tout dit sur ta fortune, et je reviens à la mienne qui était à faire. Écoutes-tu ? tu n’as pas l’air. »

Edmée restait pensive.

« J’écoute, dit-elle pourtant.

— Il y a des moments, pensa tout haut Michel, où nous sommes froids comme de vieux époux. »

Edmée reposa ses beaux yeux sur les siens et dit avec une passion profonde :

« Je t’aime chaque jour un peu davantage.

— Chérie ! murmura-t-il en dévorant ses mains de baisers, je ne te vaux pas, c’est vrai, mais je n’ai pas un seul péché mortel sur la conscience. C’est pour toi, pour toi seul que j’ai bien ou mal travaillé. Quoi qu’il arrive, ne prends plus jamais d’inquiétude. Je suis à toi encore plus pour moi que pour toi. Si j’ai pu vivre loin de toi, c’est que je te savais à moi. Tout me semble possible ici-bas, sauf notre séparation. Nous sommes mariés, je te le répète ; c’est ma joie et c’est ma confiance. Je réclamerais mon dû près de toi, quand même, un beau matin, tu t’éveillerais princesse, et si j’étais roi…

« Bon ! s’interrompit-il, pendant qu’elle tendait son beau front à ses lèvres. Voici la romance qui vient ! On a bien tort de se moquer des romances, qui chantent tout uniment ce que nous parlons… À nos affaires : Quand je quittai la maison Schwartz, j’avais des préjugés contre M. Lecoq ; je croyais même avoir surpris à son endroit quelque dangereux secret, car un mot de passe, qui ne m’était pas destiné tomba une fois dans mon oreille. Certaines gens, dans Paris, se reconnaissent entre eux au moyen de ces paroles en apparence insignifiantes : Fera-t-il jour demain ? Mais tous les mystères de ce genre ne sont pas criminels, la preuve, c’est que, depuis du temps déjà, ce mot de passe sert à faciliter les secrètes relations que j’ai avec ma mère. Dans le métier que fait M. Lecoq on a besoin d’étranges précautions, et ce n’est pas là le plus triste : on est forcé aussi de fréquenter, de soutenir, de payer, tranchons le mot, une clientèle interlope, pour ne rien dire de plus…

— Laisse-moi te demander, prononça Edmée tout, bas, si tu as répété ce mot de passe à M. Bruneau, à l’époque où tu croyais en lui ?

— Peut-être, répondit Michel, mais je suis bon pour régler le compte que nous avons ensemble, M. Bruneau et moi. La vérité, c’est que le métier de M. Lecoq me répugnait autant qu’il peut te déplaire à toi-même. Tu ne vas pas souvent au théâtre, ma belle petite Edmée, et tu lis peu de romans, mais tu n’es pas sans avoir entendu parler de gens qui poussent le dévouement, — ou la passion — jusqu’à accepter des rôles haïssables. Le but est quelquefois noble… quelquefois même héroïque… qui veut la fin veut les moyens : M. Lecoq avait une piste à découvrir, une piste très adroitement dissimulée ; M. Lecoq s’est fait chien de chasse. Moi, je trouve cela net, intelligent et brave. Et toi ? »

Il s’arrêta comme pour attendre une approbation ou une discussion. Edmée resta muette. Il reprit :

« Dès le début, M. Lecoq me laissa voir qu’il s’intéressait à moi. Si j’avais répondu à ses premières avances, nous serions heureux déjà. Mais, cédant à mes antipathies, renforcées encore par les demi-mots de la comtesse Corona et les calomnies de ce précieux M. Bruneau, je m’éloignai de lui complètement. Je cherchai un emploi : ma retraite de la maison Schwartz me fermait toutes les portes dans la banque et l’industrie ; il courait sur moi des bruits qui semblaient sortir de terre ; j’avais payé l’affection un peu bien romanesque de mon ancien patron par la plus noire ingratitude. Bref, pas d’emploi pour moi dans tout Paris !… Vous fûtes mon refuge alors, Edmée, vous et votre excellente mère : je vous adore trop bien pour parler de reconnaissance. Je travaillai, Dieu sait à quoi : à ceci, à cela, et puis encore à autre chose ; des extravagances qui semblent raisonnables à première vue. Je crois que je voulus être auteur, puis inventeur… un tas de sottises… Je dois noter que je n’étais pas absolument sans ressources. Une main mystérieuse, et vous avez deviné la baronne Schwartz, n’a jamais cessé d’être sur moi… À bout de folies, ma foi, je tentai le jeu…

— La plus dangereuse de toutes les folies ! dit Edmée.

— Savoir ! Pour les sages et les heureux, je ne dis pas. Mais pour ceux qui sont obligés de tenter Dieu, selon l’énergique expression des casuistes, c’est différent : on aime ou on n’aime pas… Je perdis et je signai des lettres de change… non pas une, comme mes pauvres diables de camarades, les dramaturges en graine, ici près, mais plusieurs, mais beaucoup. Et, sur ma parole, mon Edmée chérie, ce fut toujours pour toi. Tu ne me crois pas ? Eh bien ! vrai, tu as tort ! sans toi je serais commis à dix-huit cents francs dans quelque bureau moisi : tu vois bien que tu es mon bon ange ! »

Edmée sourit, car elle ne s’attendait pas à cette chute. Elle dit :

« Tu aurais la paix, Michel ! Et l’espoir d’avancer.

— Ne blasphème pas ! J’ai vécu de luxe et d’orgueil dans cette maison Schwartz à l’âge où le caractère naît et se modèle. Je suis resté bon, puisque je t’aime. Mais écoute ceci, Edmée : une fois, ma mère m’a dit avec des larmes dans les yeux : Ma jeunesse fut orgueilleuse. Eh bien ! je suis le fils de ma mère ! »

Edmée baissa la tête.

« J’avais des amis, reprit Michel. Outre Étienne Roland et Maurice Schwartz qui m’ont témoigné un dévouement fraternel, j’avais ce brave Domergue qui entretenait ma vanité en me disant, à l’aide de charades qui étaient claires comme de l’eau de roche, que j’étais le fils de M. le baron Schwartz. Il le savait de science certaine, et il le croit encore dur comme fer. J’avais la comtesse Corona qui me parlait en énigmes moins naïves et me montrait la porte ouverte du jardin d’Armide ; c’était Trois-Pattes, l’estropié du Plat-d’Étain, qui m’apportait les messages de cette charmante femme. Voilà un rébus, ce couple fantastique : la comtesse et Trois-Pattes ! Elle vient le voir : tu le sais comme moi… Mais M. Lecoq seul au monde pourrait dire le mot de ce romanesque mystère. Enfin, j’avais mon escompteur normand, M. Bruneau, qui m’achetait ma garde-robe pièce à pièce et m’avançait de l’argent. Ma mère ne savait rien de tout cela, au moins ! Et il y a bien peu de jours que je l’appelle ma mère… Ne ferme pas les yeux encore, Edmée, nous voici au dénoûment.

— Je fermais les yeux, dit-elle avec son admirable sourire, pour évoquer cette suprême beauté qui m’a fait verser tant de larmes. Je suis si heureuse, Michel, chaque fois que tu prononces le nom de ta mère !

— Elle t’aimera, je t’en réponds ! si tu savais comme elle m’aime !… Dis-donc : il y a un petit secret que je voudrais bien connaître : par quelle porte ce digne M. Bruneau s’est-il introduit dans votre maison ?

— Il y a trois mois, répondit Edmée, quand je tombai malade après avoir rencontré Mme la baronne Schwartz sur le seuil de ta porte, maman venait d’envoyer de l’argent à nos créanciers : nous n’avions rien devant nous, et nous nous disions : il faudra vendre quelque chose. Un matin qu’on avait ouvert, pour donner de l’air à ma chambre, je vis à l’une des croisées qui font face l’étrange figure de Trois-Pattes, à demi cachée derrière les rideaux de son petit réduit. Il ne m’apercevait point et ne croyait pas être observé. Il regardait chez nous avec une attention singulière. Au bout de quelques instants, ne s’en reposant plus sur ses yeux, il mit au point une énorme lorgnette-jumelle et la braqua sur la chambre de maman.

— Que regardait-il ?

— Je ne savais. Il disparut et, un peu de temps après, quand maman sortit pour ses courses, M. Bruneau vint frapper à notre porte, demandant si nous n’avions rien à vendre. Je l’accueillis, car il a, dans le quartier, la réputation d’un homme juste, et en effet, il donna un bon prix des menus objets dont nous voulions nous défaire, mais ce n’était pas ces objets-là qu’il voulait acheter.

Que voulait-il acheter ?

— Le brassard… le brassard ciselé… et j’ai pensé plus d’une fois que Trois-Pattes avait braqué sa grande jumelle pour mieux lorgner le brassard.

— Preuve qu’ils s’entendent comme larrons en foire ! dit Michel.

— Jamais je ne les ai vus ensemble, répliqua Edmée, M. Bruneau est revenu bien des fois, toujours en l’absence de ma mère, et je serais ingrate si je n’avouais qu’il nous a rendu des services.

— Toujours en l’absence de ta mère ! répéta Michel qui réfléchissait.

— C’est peut-être le hasard… à diverses reprises il a offert du brassard une somme considérable.

— Cela vaut donc bien de l’argent ! pensa tout haut notre héros.

— Je le crois, car M. Bruneau n’est pas le seul qui désire l’acheter.

— Trois-Pattes ? interrogea Michel.

— Non. M. Lecoq. C’est le brassard qui lui a servi de premier prétexte pour passer le seuil de notre porte. Il connaît un amateur d’armes qui en donnerait dix mille francs.

— Dix mille francs ! répéta Michel étonné. Ce brassard-là, dix mille francs ! »

Puis, il ajouta :

« Mais on cherche parfois des moyens détournés de faire du bien. »

Edmée garda le silence, mais ses beaux sourcils se froncèrent ; elle restait décidément incrédule à l’endroit des vertus de M. Lecoq.

« Nous serions loin de ma prison, reprit Michel après une pause, si M. Lecoq ne nous y ramenait. Voici trois jours entiers que je joue à cache-cache avec ce bon M. Bruneau qui a prise de corps contre moi. La partie a été rude, car j’étais seul contre trois : le Normand, Trois-Pattes et sa comtesse. Que fait celle-là dans cette intrigue avec de pareils associés ? Voilà où je jette ma langue aux chiens ! Mais elle est leur complice, je l’affirme, et c’est elle-même qui a failli me faire tomber dans le piège. Pourquoi ? Je plaide une cause et il faut tout dire : dans cette charmante femme-là, il y a un peu de Mme Putiphar… Elle sait que je t’aime ; veut-elle se venger ? Hier, je lui avais révélé l’asile où je reste confiné depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, et pour cause. La nuit dernière, j’ai reçu un message de M. Lecoq qui me disait : « Vous serez arrêté à la première heure. » Et, en effet, à la première heure, à peine avais-je pris ma volée, que le logis était cerné par les recors. Et ce gnome de Trois-Pattes, passant là justement dans son fantastique équipage, a parlé aux alguazils : je l’ai vu ! Le message de M. Lecoq me donnait un rendez-vous ; j’y ai couru. Quel malheur que ma mère ait des préventions contre lui !…

— Ah ! fit Edmée, les deux seuls cœurs qui vous aiment bien sont du même avis ! Elle et moi ! »

Michel haussa les épaules.

« Les faits parlent, dit-il. Moi, j’avoue que je crois aux faits. M. Lecoq m’a compté l’argent de ma lettre de change, principal, intérêts et frais…

— En échange de quoi ? demanda la jeune fille avec défiance.

— En échange d’un grand merci, parbleu ! Cet homme-là compte sur moi ; il m’a deviné ; il a confiance en mon avenir. Et moi aussi, mon Edmée chérie, je compte sur mon avenir ; la preuve, c’est que j’ai commencé par faire une sottise et qu’elle m’a réussi, donc la veine a tourné. J’ai du bonheur. Aussitôt que j’ai eu l’argent, une inspiration m’a poussé vers le jeu : j’ai gagné trois cents louis, veux-tu des à-compte ? »

En prononçant ces derniers mots d’un air joyeux, Michel avait plongé des deux mains, dans ses goussets qui sonnaient l’or. Il s’interrompit et changea de visage en voyant l’étrange expression qui se peignit sur les traits d’Edmée.

La jeune fille avait d’abord écouté avec tristesse cette folle péroraison, mais tout à coup son regard s’était animé et ce n’étaient point les paroles de Michel qui avaient produit ce résultat ; Edmée fixait ses yeux agrandis sur la fenêtre. Michel se retourna vivement pour voir ce qui attirait ainsi son attention. Ils se levèrent tous les deux en même temps et brusquement.

De l’autre côté de la cour, la chambre de Michel, qui était restée noire si longtemps, venait de s’éclairer. L’absence de rideaux en montrait exactement le contenu. Étienne et Maurice étaient là, debout, dans le négligé plus qu’original de leur toilette d’intérieur. Maurice tenait la lampe à la main. Étienne courbé en deux, exécutait un profond salut devant une dame vêtue de noir et dont le visage disparaissait sous un voile de dentelles posé en double.

« Ma mère ! murmura Michel ! c’est ma mère !

— Je croyais la reconnaître, » dit Edmée, dont le cœur eut un élancement au souvenir de sa torture passée.

Michel n’avait fait qu’un bond jusqu’à la porte.

Edmée, curieuse, éteignit sa lampe et ouvrit sa fenêtre.

Mme la baronne Schwartz, car c’était bien elle, avait déjà disparu, et nos deux collaborateurs rentraient dans leur dramatique logis, cherchant sans doute le moyen de caser utilement cette surprenante visite à quelque bon endroit du drame.

Edmée se pencha sur son balcon. Derrière elle, aucune lueur ne trahissait plus sa présence. Voici ce qu’elle vit :

La cour avait trois portes pour trois escaliers, dont un de service. Elle était éclairée par une lanterne suspendue à la porte de l’escalier de service. Michel, qui avait descendu les étages quatre à quatre, se montra le premier ; presque au même instant, la femme voilée déboucha, sortant de la voûte et courant comme une personne poursuivie. Elle portait un objet sous son châle. Michel la rencontra au tournant de la voûte ; elle recula d’un pas, puis elle mit un doigt sur sa bouche. Elle ouvrit son châle d’un geste fiévreux. L’objet qu’elle portait était une cassette d’un précieux travail. Sans parler, sans hésiter davantage, elle jeta la cassette entre les mains de Michel et s’enfuit par l’escalier de service.

Comme Michel restait, abasourdi, un homme, sortant aussi de la voûte se précipita vers lui et, sans mot dire, également, voulut lui arracher la cassette. D’instinct, Michel résista. Dans la lutte, le chapeau de l’inconnu tomba et découvrit le front demi-chauve du baron Schwartz.

« C’est à moi ! dit-il alors d’une voix haletante, cette femme m’a volé ! »

Puis, reconnaissant Michel tout à coup et le prenant à la gorge des deux mains, il ajouta, râlant de colère :

« J’en étais sûr ! tu es un misérable et je vais te tuer !

— Cet homme est fou ! dit une voix douce et calme derrière le groupe qu’ils formaient. Ne lâchez pas le dépôt que je vous ai confié, monsieur Michel ! »

Ils tressaillirent et se retournèrent d’un commun mouvement. Une femme, vêtue de noir et voilée comme Mme la baronne Schwartz était debout derrière eux.

Michel eut peur et sa main se tendit pour barrer le passage au banquier.

« Prenez garde ! murmura-t-il. C’est moi qui vous tuerais ! »

La femme en noir souleva son voile, montrant la belle pâleur de son visage.

« La comtesse Corona ! balbutia M. Schwartz stupéfait. J’avais cru… »

Il n’acheva pas et passa la main sur son front.

Aucune parole ne vint aux lèvres béantes de Michel.

Il pensait seulement : « Celle-là est-elle sortie de terre ! »

M. Schwartz ramassa son chapeau et s’inclina profondément en balbutiant une excuse, puis il s’éloigna, prenant, lui aussi, l’escalier de service qui menait chez M. Lecoq.

La comtesse le regarda s’éloigner et pensa tout haut :

« Il parlera. Mais une calomnie de plus ou de moins qu’importe ?

— Madame, dit Michel, je ne m’attendais pas à vous rendre grâces… »

Il fit un pas vers l’escalier de service.

La comtesse l’arrêta.

« Soyez tranquille, prononça-t-elle avec une froide amertume, à l’endroit où ils vont tous deux ils ne se rencontreront pas. »

Elle rabattit son voile et ajouta plus bas :

« Monsieur Michel, vous aimez vos ennemis et vous détestez vos amis ! »

Elle partit sur ces mots, demandant le cordon à voix haute et impérieuse.

Michel resta seul au milieu de la cour. Le bruit que fit la fenêtre d’Edmée en se refermant lui donna un sursaut. Son regard se porta vers l’escalier de service, comme si la pensée de s’y engager à son tour eût persisté en lui.

Au premier instant, il avait été presque dupe de la diversion opérée par la comtesse Corona, mais les dernières paroles prononcées établissaient clairement le rôle de la comtesse qui se posait en bienfaitrice vis-à-vis de sa mère. La cassette venait bien de sa mère qui, tout à l’heure, avait voulu la déposer chez lui.

Michel connaissait on ne peut mieux l’intérieur de la maison Schwartz ; il savait que le baron épiait sa femme passionnément et bourgeoisement ; il devinait ou à peu près la muette partie qui venait de se jouer entre les deux époux : le secret menacé, le fuite de Giovanna, emportant ce même secret, le mari tombant sur sa piste par hasard ou autrement, la poursuite nocturne dans les rues de Paris, et la rencontre, occasionnée par le fait même de son absence, à lui, Michel. Il comprenait bien aussi pourquoi on l’avait choisi pour dépositaire puisque la cassette, en définitive, devait renfermer sa propre existence.

Mais que de choses lui échappaient ! L’intervention inopinée de la comtesse Corona d’abord et le service rendu par cette femme qui était un adversaire ; ensuite, le dénoûment de l’aventure : la baronne s’était engagée dans l’escalier de service comme on prend un chemin connu ; le baron avait fait de même, et Michel avait encore dans l’oreille l’accent railleur que la comtesse Corona avait appliqué à ces paroles :

« À l’endroit où ils vont tous deux, ils ne se rencontreront pas ! »

Quel endroit ? la maison Lecoq ? Michel eut pour la première fois de sa vie la prudence virile.

« Mettons d’abord le dépôt en sûreté, pensa-t-il. Après, je verrai. »

Michel monta lentement l’escalier de sa demeure et vint s’asseoir pensif entre ses deux amis, Étienne et Maurice, qui, tout émus encore, entamèrent aussitôt le récit de la mystérieuse visite. Il leur imposa silence d’un geste et fit signe à Maurice de s’approcher.

« Quelqu’un a fait ta paix avec le baron Schwartz, lui dit-il. Blanche sera ta femme si tu veux.

— Si je veux ! » se récria Maurice éperdu de joie.

Car il savait bien que, sur un pareil sujet, Michel ne pouvait ni railler ni mentir.

« C’est une histoire, reprit Michel. Un conte de fées, plutôt ! Il y a encore de bons génies. »

Il appuya sa tête entre ses deux mains, et, certes, sa préoccupation triste démentait énergiquement la gaieté de ses paroles.

« Tu es pâle ! dirent en même temps les deux amis qui se rapprochèrent.

— Ce n’est rien, » répliqua-t-il.

Puis il ajouta en plaçant la cassette sur la table devant Étienne :

« Je crois que ton drame est là dedans ; un fier drame ! »

Étienne avança la main d’un mouvement fiévreux. Il eût pris son drame dans le feu, comme Raton fait pour les marrons.

Michel l’arrêta.

« C’est une chose singulière, prononça-t-il d’une voix changée, comme je suis triste malgré mes bonnes nouvelles, car j’ai de bonnes nouvelles : nous sommes riches, nous allons être heureux. Et pourtant j’ai un poids sur le cœur.

« Maurice, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la cassette, j’ai confiance en toi comme si tu étais mon frère, au cas où il m’arriverait malheur, je te laisse ce dépôt qui est sacré : c’est la vie et l’honneur d’une femme. »