Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 27

Hachette (tome IIp. 137-158).
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Deuxième partie


XXVII

Dernière affaire.


Notre récit a besoin de faire un pas en arrière.

Quelques heures avant la scène que nous venons de raconter, c’est-à-dire un peu après le tomber de la nuit, et vers le moment où Edmée Leber, soutenue par la fièvre, s’éloignait à grands pas du château de Boisrenaud, une gracieuse calèche arrêta le trot de ses chevaux devant la porte cochère de ce paisible hôtel, où nous sommes entrés une fois déjà, sur les pas de M. Lecoq, commis-voyageur de la maison Berthier et Cie, pour faire connaissance avec ce respectable vieillard qu’on appelait « le colonel, » et aussi avec Mlle Fanchette, la petite fille qui n’aimait pas Toulonnais-l’Amitié.

Nous parlons de longtemps. Ce fut le jour où J.-B. Schwartz, homme de quatre cent mille francs déjà, épousa en l’église Saint-Roch cette belle étrangère, dona Giovanna Maria Reni, des comtes Bozzo.

Malgré les ans, écoulés depuis lors, l’hôtel n’avait point changé d’apparence. C’était toujours ce grand bâtiment calme et froid, rappelant par son aspect certaines maisons du faubourg Saint-Germain, bâties vers la fin du dix-septième siècle.

La rue Thérèse, aux abords de l’hôtel, et sur une longueur de quarante à cinquante pas, cachait son pavé sous une épaisse couche de paille. C’est le privilège suprême, inutile, désespéré ; c’est l’aveu navré qui dit à la foule inattentive qu’un heureux de ce monde est en train de souffrir ou de mourir.

La foule n’est pas riche et raille souvent, impitoyable qu’elle est contre le bonheur, ce dernier luxe de l’agonie opulente. Et le sage va pensant à l’inexorable niveau de la tombe.

Le cocher n’appela point. La porte s’ouvrit doucement sans cela. Une femme voilée dont la taille et les mouvements souples trahissaient la jeunesse, sauta hors de la calèche et franchit le seuil d’un pas léger. Elle était vêtue de noir avec une élégance toute parisienne.

La cour était silencieuse. Plusieurs fenêtres du premier étage brillaient, mais de cette lueur morne qui éloigne les pensées de fête.

Le concierge, debout devant sa loge, dit à voix basse :

« Je vous salue, madame la comtesse ; Monsieur n’ira pas loin désormais. »

La jeune femme hâta le pas et gagna le perron.

Au sommet des degrés, un très vieux domestique à livrée sombre et à tournure monacale, ouvrit la porte avant que Mme la comtesse eût touché le bouton de la sonnette. Il leva le flambeau qu’il tenait à la main et dit :

« Monsieur est bien bas, bien bas ! Il ne passera pas. la nuit.

— M’a-t-il demandée ? interrogea la jeune femme.

— Deux fois, avant et après sa confession.

— Ah ! fit-elle avec une expression singulière, il s’est confessé !

— Oui, oui, » répliqua le domestique à tournure claustrale d’un accent plus étrange encore.

Il eut un indéfinissable sourire et s’effaça sur ce mot pour livrer passage à la jeune femme.

« Il doit y avoir du monde à la maison ? demanda-t-elle en entrant sous le vestibule.

— Ces messieurs se sont fait servir à dîner dans le salon.

— Qui est là ?

M. le duc, l’Anglais, un nouveau qui vient d’Italie, car il a donné le signe de la Camorra, le docteur, et votre mari. »

Elle eut un frémissement court, et monta vivement l’escalier.

D’un côté du large carré sur lequel s’ouvraient les trois portes du premier étage, on entendait des voix contenues qui causaient et riaient tranquillement, accompagnées par un bruit discret de verres et de fourchettes. Ce n’était pas du tout une orgie, par le son, du moins, mais bien un repas honnête où chacun, libre d’esprit, s’adonnait à la gaieté de tous les jours en causant plaisirs ou affaires. Ce repas avait lieu à gauche.

À droite et au milieu le silence régnait.

« M. Lecoq est-il venu ? interrogea pour la troisième fois la jeune femme.

— C’est lui qui a amené le prêtre, répondit le valet.

— Il est entré ?

— Non, il a dit : je reviendrai.

— Et le prêtre ?

— Le prêtre est resté une demi-heure avec Monsieur. »

À travers la dentelle de son voile, la jeune femme regarda fixement le valet.

« Était-ce un vrai prêtre ? » demanda-t-elle tout bas.

Le domestique haussa les épaules et répondit :

« C’est le nouveau : celui qui vient d’Italie et qui a donné le mot de la Camorra. Il est là, à table, avec les antres. Si vous voulez voir, voyez. »

La jeune femme s’approcha de la porte de droite et mit son œil à la serrure ; pour mieux regarder, elle avait relevé son voile. Quand elle se redressa, la lampe éclaira un visage d’une singulière beauté : une tête pâle et fine, énergiquement sculptée, malgré la gracieuse délicatesse de ses contours. Il y avait là vingt-cinq ans d’âge, à peu près, marqués par le plaisir ou la douleur, dont les stigmates se ressemblent. Le trait principal de cette physionomie était le regard puissant, hardi, dominateur, que lançaient deux yeux énormes, sous la netteté sculpturale de l’arcade sourcilière. Mais ce regard lui-même parlait de fatigue et de souffrance.

À la place où nous sommes, dans le vaste escalier désert, nous vîmes une fois déjà ces yeux trop grands qui étincelaient sous une chevelure d’enfant, ébouriffée autour d’un front large comme le front qu’il faudrait à une reine. L’enfant riait alors, et un gros bouquet de fleurs mouillées, projectile insolent, partit de sa main pour frapper M. Lecoq au visage.

M. Lecoq qu’elle menaçait de faire chasser comme un laquais.

C’étaient deux ennemis déclarés, alors, M. Lecoq et cette espiègle fillette, capable de faire tête à un bandit. Depuis le temps, y avait-il eu bataille ?

La jeune femme resta un instant pensive auprès de la porte qui la séparait du festin. Son visage exprimait un froid mépris avec une tristesse morne. Elle se retourna et traversa le carré sans rabattre son voile.

« Ouvrez ! » ordonna-t-elle.

Aussitôt, le vieux valet introduisit dans la serrure de la porte de gauche une clef qu’il choisit dans son trousseau. La pièce d’entrée était libre et formait antichambre ; dans la seconde, sorte de petit salon à l’ameublement austère et démodé, une sœur de charité veillait près d’une table où deux bougies éclairaient un crucifix ; le moribond était dans la troisième : une chambre à coucher de belle largeur, mais presque nue, éclairée par une seule fenêtre, donnant sur le balcon du jardin, et percée de quatre portes, dont une seule restait ouverte : celle de la pièce où veillait la sœur.

Une table de chêne, placée au chevet du lit, soutenait diverses fioles qui mettaient dans l’atmosphère cette odeur particulière à la chambre des malades.

Auprès de ce troupeau vulgaire et multiple, connu dans les différentes zones de notre formation sociale sous le nom de « tout Paris, » l’homme qui mourait sur ce lit plat, entouré de rideaux en perse bleue fanée, avec une bordure de petits glands de coton blanc, passait pour riche. Il avait des fonds dans la maison Schwartz. Son hôtel payait de mine extérieure, et il faisait du bien, comme on dit vaguement.

Dans un certain monde mieux informé, il passait pour très riche et l’on s’y défiait un peu de sa philanthropie.

Enfin, dans le cercle restreint et spécial des gens complètement initiés au roman de sa vie et à la nature des affaires qu’il avait faites, il avait la réputation de cacher quelque part un monceau d’or et de n’être pas simplement un apôtre.

Car la vie de cet homme était, en définitive, un profond mystère. Habillé de mœurs différentes, selon les temps et selon l’âge, il avait joué le plus difficile de tous les rôles, au grand jour, en face de l’opinion commune et sous les besicles de la loi. C’était un grand comédien. Il mourait victorieux, la tête sur un tranquille oreiller, à la dernière heure de cette lutte impossible. Et, depuis près de cent ans, nul n’avait eu son secret par adresse ni par violence.

Il avait été beau, cet homme, très beau, joueur effréné, dissipateur éclatant, bourreau des crânes et des cœurs ; il avait vu, dans sa jeunesse, le grand carnaval des anciennes monarchies ; il s’était moqué de la république, plus tard, riant à gorge déployée de la gloire comme du crime ; il avait fait la guerre sous l’Empire, sa guerre à lui : une suite non interrompue de victoires et de conquêtes qu’il récompensa lui-même en s’attribuant le grade de colonel. Tout bouleversement politique facilite la besogne de ceux qui combattent dans l’ombre. Les chassés-croisés du gouvernement impérial et des deux restaurations couvrirent cette promotion interlope. À l’époque où il a été question du « colonel » pour la première fois dans ce récit, la prescription morale était solidement acquise.

Mais les brevets ? Fadaises. Un homme comme le colonel ne manque jamais d’aucune des choses qui se peuvent fabriquer par l’adresse des mains.

Nous verrons d’ailleurs, quand le dernier mot sera dit, qu’il pouvait avoir réellement un haut grade.

Ceux qui sont justes même trouveront le titre de colonel modeste pour un pareil personnage.

Il avait un autre titre, qui était bien à lui, celui-là, un titre qui le faisait général en chef de toute une effrayante armée.

Et il se mourait là, tout seul, comme un saint ou comme un chien. Où donc était son état-major ?

Et à quoi lui servait le butin de ses innombrables victoires ?

Le plaisir n’a qu’un temps, ou plutôt il change selon l’âge. Depuis des années, le colonel avait mis une sourdine à sa bruyante existence. Diable ou non, il s’était fait ermite en devenant vieux. Depuis des années, il végétait paisiblement dans cette médiocrité aisée que le mollusque rentier, suivant l’importance de sa coquille, l’acabit de son équipage et le nombre de ses rongeurs, obtient, chez nous, avec un revenu variant de 30 à 50,000 francs.

Or, l’Habit Noir devait posséder des chapelets de millions.

Personne au monde, personne en dehors du monde, soit parmi les membres de la Camorra péninsulaire, dont il restait le chef suprême, soit, parmi les affiliés qui, à Paris, à Londres, partout, avaient prêté entre ses mains le mystérieux serment de la Merci, personne n’aurait pu dire le chiffre du trésor amassé par l’Habit-Noir.

Il était couché sur le dos, et son corps avait déjà l’attitude des cadavres. C’est à peine si la saillie de ses membres se devinait sous la couverture affaissée. Une barbe de quinze jours, très épaisse encore et blanche comme une couche de frimas, couvrait son visage osseux. Ses yeux fermés disparaissaient au fond de deux cavités dont l’arcade sourcilière et l’os de la pommette formaient les bords, arrêtés brusquement.

Il n’y avait ni amis, ni serviteurs près de lui : pas même ce caniche qui allonge son museau compatissant sur la couverture du pauvre. C’était de la pièce voisine que sa charitable gardienne guettait son souffle court et pénible. Peut-être l’avait-il voulu ainsi lui-même, car sa mort était comme sa vie : bizarre froidement. Dans cette solitude de son agonie, tantôt il pensait, bâtissant des plans pour un avenir qui ne lui appartenait plus, tantôt il délirait tout à coup, mais d’un délire calme en quelque sorte et sans transports.

Tout le monde sait quelle étonnante subtilité de sens se mêle parfois aux impuissances de la dernière heure. Au moment même où la jeune femme passait le seuil de la porte d’entrée, le moribond se dit :

« Voici Fanchette qui vient… Je savais bien que Fanchette allait venir ! »

Sur ces traits flétris, il y eut presque un sourire.

Mais ces lucidités passent comme des éclairs. L’instant d’après, le moribond divaguait tout doucement, parlant affaires, calculs, voyages. La jeune femme était déjà près de lui, debout et le contemplant avec une indéfinissable expression, qu’il n’avait pas encore conscience de sa présence.

Indéfinissable est le mot, car le regard de la nouvelle venue trahissait à la fois une curiosité presque sauvage, une compassion involontaire, les vagues reliques d’une tendresse qui semblait remonter vers le passé, et de l’horreur.

Pendant qu’elle se taisait, perdue dans sa méditation, les lèvres du mourant s’entr’ouvrirent par une sorte de mécanisme dur et sec.

« Lequel est le maître, prononça-t-il très distinctement : toi ou moi, L’Amitié ? Toute la question est là… »

Puis, d’une voix moins assurée :

« La poire est mûre dans cette maison Schwartz… As-tu la planche des billets ? Ce sera ma dernière affaire… »

La fin de la phrase resta en dedans de ses lèvres.

Celle qu’on appelait la comtesse lui mit la main sur le front, et le contact de cette chair morte la fit frissonner. Elle retira ses doigts comme si elle eût touché le froid d’un serpent.

« Est-ce toi, enfin, Toulonnais-L’Amitié ? demanda le vieillard d’un ton patelin, en ouvrant à demi ses yeux presque aveugles.

— Non, c’est moi, grand-père, » répondit tout bas la jeune femme.

Il parut assembler ses pensées avec peine et dit :

« Ah ! oui… c’est vrai… ma petite Fanchette, qui aime bien son grand-papa ! »

Puis il ajouta entre ses dents :

« Madame la comtesse Bozzo-Corona ! »

La jeune femme eut un sourire amer et demanda :

« Grand-père, n’avez-vous rien à me dire ? »

Pour la première fois, le vieillard fit un mouvement. Ses mains décharnées essayèrent de se crisper sur les plis de ses draps, comme pour se retenir à quelque chose. Ce geste instinctif, symptôme de la suprême détresse, effraye toujours ceux qui ne sont pas habitués à voir de près la mort. La comtesse tourna la tête en frémissant.

« Si fait, si fait ! prononça laborieusement le malade, j’ai bien des choses à te dire… et la force ne me manque pas encore. Comme je résiste ! Et ne crois pas que je souffre beaucoup, non, cela s’éteint en moi sans secousse. J’ai vécu sagement, j’en ai eu le bénéfice. Il y a des moments où je me figure que je durerai longtemps encore… À présent, par exemple, on dirait que le sang se réchauffe dans mes veines. Je t’aimais bien, fillette. Quand tu étais enfant, je faisais tout ce que tu voulais. J’aurais dû t’élever loin de moi… en dehors de notre atmosphère ; tu ne saurais rien ; tu serais riche et heureuse… et femme d’honnête homme.

— Que n’avez-vous fait cela ! murmura la comtesse dont les grands yeux jetaient un feu sombre.

— Certes, certes ! poursuivit le colonel. Mais ta mère savait tout ce que tu sais, et pourtant elle allait à l’église. Elle est morte les mains jointes. Nous avons de la religion ; nous sommes une secte comme les Thugs de l’Inde. Tu vois bien que je meurs tranquille. Je n’ai jamais insulté Dieu, moi, et j’ai vu, pendant ma longue vie, tous les hommes, tous, les petits, les moyens, les grands, voler, piller, assassiner, selon diverses formules qui déguisent, il est vrai, le vol, le pillage et l’assassinat. Veux-tu me dire, fillette, lequel vaut mieux du Thug, qui étrangle l’Anglais, marchand d’opium ; ou de l’Anglais, marchand d’opium, qui empoisonne le Thug ? L’un est un monstre pourtant, aux yeux abêtis de la foule, et l’autre est un négociant d’honneur, tant qu’il n’a pas fait banqueroute. Chez nous on ne vend pas d’opium ; mais on fait pis, d’un bout à l’autre de la forêt parisienne. J’ai bien vécu, puisque j’ai vécu plus de quatre-vingts ans, riche, honoré, tranquille. Dans le commerce, la banqueroute seule force la loi à sortir du fourreau. Je n’ai jamais fait banqueroute, et la loi ne me connaît pas. De quoi te plains-tu, fillette orgueilleuse et ingrate ? »

Ces paroles étaient prononcées couramment et même avec une certaine énergie. Sa tête avait viré sur l’oreiller, de sorte que ses yeux caves braquaient un regard fixe du côté de la comtesse. Les paupières de celle-ci étaient baissées et ses sourcils contractés. Elle répondit :

« Je ne vous ai jamais fait de reproches, grand-père.

— Non, mais tu as souffert ! s’écria le malade, qui reprenait vie au feu de je ne sais quel passionné caprice. C’est un reproche, cela ! Écoute, Fanchette, tu seras riche ! Toulonnais t’accuse d’être avec nos ennemis ; qu’importe cela ? je t’aime, tu auras tout ce que j’ai. Tu l’as déjà, car je suis un mort. Je ne verrai plus ni les grands bois de châtaigniers, là-bas, dans notre île, ni les maquis de myrtes, ni la mer bleue, ni le pavé de ma propre rue, recouvert de paille pour que je ne l’entende plus sonner sous les roues… As-tu de la mémoire ? s’interrompit-il soudain. Dis à L’Amitié que la poire est mûre dans la maison qu’il sait bien, mûre, parfaitement mûre. Il faut la cueillir. S’il marche rondement, je verrai encore cela, et ce sera ma dernière affaire. »

La comtesse eut aux lèvres une nuance de dédaigneuse pitié.

« Vous avez pourtant eu le prêtre ! murmura-t-elle.

— Je l’ai eu, répliqua le malade. Cela est convenable et bon pour le quartier.

— Qu’avez-vous pu dire ?…

— Ma fille, l’interrompit le colonel avec une sévérité grave, je suis d’un pays où l’on croit, et d’un temps où l’on croyait : J’ai vu les brigands calabrais et les gens de l’Encyclopédie, ils parlaient haut tant qu’ils avaient bon pied, bon œil ; mais, les uns comme les autres, ils n’étaient pas fiers pour mourir. J’ai dit ce qu’il fallait dire, tout juste…

— Mais votre pensée pèche encore ! s’écria la comtesse de bonne foi.

— Plus bas ! il y a là une sainte religieuse… pourquoi riez-vous, fillette ? L’homme pèche toujours et se repent sans cesse : voilà la conscience. »

Il ferma ses yeux fatigués et reprit haleine en un râle. Mais sa force était loin d’être à bout, car il demanda en tourmentant ses draps :

« Combien sont-ils là-bas à attendre ma mort pour défaire mon lit et fouiller ma paillasse ?

— Vous les connaissez bien, dit Fanchette froidement. Ils sont là en effet, et ils attendent cela.

— Si j’avais voulu, murmura le colonel, je mourrais entouré de gardes comme un roi ! »

Cependant, la réponse de la comtesse le préoccupait ; il avait espéré une contradiction, car il ajouta :

« Tu ne les aimes pas, Fanchette ! Combien sont-ils ?

— Cinq. Le duc, mylord, le docteur et le comte Corona.

— Et L’Amitié ?

— L’Amitié mange déjà votre héritage. C’est un coquin lâche et ingrat.

— Il est mon élève, prononça le vieillard si bas, que la comtesse eut peine à l’entendre. Si tu l’avais pris pour mari !… Fillette, s’interrompit-il, tu n’as jamais voulu qu’on te fasse veuve !

— Je ne le veux pas encore, dit-elle, je sais souffrir.

— Quand je ne serai plus là, si tu changes d’avis, tu es de Sartène et tu es bien belle. Quelqu’un t’aimera assez pour le haïr… »

Des larmes vinrent aux yeux de la jeune femme qui balbutia :

« J’aime et je ne suis pas aimée.

— Qui donc aimes-tu, fillette ? »

Ceci fut dit avec une curiosité d’enfant.

« Michel, » laissa tomber la comtesse en un murmure.

Le colonel ouvrit ses yeux tout grands.

« Michel ! répéta-t-il, le fils de ce Maynotte ! Cette affaire-là revient toujours… toujours ! »

Puis, secouant une pensée importune, il ajouta :

« Tu ne m’as dit que quatre noms, fillette. Qui est le cinquième chacal ? »

La comtesse répondit avec une dureté glacée :

« C’est votre confesseur. »

Elle crut qu’il allait se soulever tout droit sur son séant, tant cette réponse le frappa violemment. Sa tête quitta l’oreiller, mais elle y retomba aussitôt.

« Ont-ils fait cela ? dit-il, étouffé par l’indignation. Ont-ils risqué mon salut éternel ? »

La comtesse le contemplait, stupéfaite, et songeait :

« Il pensait donc, en vérité, tromper Dieu !

— Ont-ils fait cela ? continuait le vieillard dont la voix faiblissait à mesure que croissait sa colère. Ont-ils profané la sainte robe ? Il n’y a qu’un crime sans pardon : c’est le sacrilège ! M’ont-ils fourré dans un sacrilège ? Deux sacrilèges peut-être, car celle qui veille ici près, est-ce une sœur pour tout de bon ? Ah ! les coquins maudits ! ah ! les misérables ! Ce duc ! un débauché sans cœur ! Ce lord, un pick-pocket ; ce docteur un faux savant ! Ce comte enfin, ton mari, un vrai bandit ! Vois-tu… vois-tu que j’ai bien fait de ne pas tout dire au prêtre. Le secret me reste. Dieu est bon ! Dieu est juste. J’ai toujours cru en Dieu, je l’atteste !

— Il y a donc un secret ? » interrogea la jeune femme avec une irrésistible avidité.

La colère du colonel tomba et son regard morne enveloppa la comtesse.

« Oui, fit-il avec une emphase où perçait le sarcasme ; il y a un secret. N’as-tu jamais entendu prononcer le nom que je portais, quand je marchais à la tête de toutes les Camorres ?

— Si fait, répondit la comtesse.

— Ce nom sonnait haut ! reprit le vieillard. On ne l’écrira pas sur ma tombe. Et n’as-tu jamais ouï parler du scapulaire de la Merci ? »

La jeune femme resta muette, mais ses yeux ardents suppliaient.

Le vieillard leva sa main tremblante jusqu’à ses paupières comme s’il eût voulu en écarter un voile et lire la pensée de la comtesse dans son regard.

Mais sa main retomba fatiguée.

— Je n’y vois plus ! murmura-t-il. Je n’ai pas reconnu le coquin qui m’a volé ma confession. Mais j’ai quelqu’un… Il me reste un serviteur fidèle… Ils n’auront pas le secret ! Toulonnais-l’Amitié n’a pas trempé dans cette trahison impie. C’est mon élève. Je lui donnerai le scapulaire.

— C’est lui qui a amené le faux prêtre, » dit la jeune femme sèchement.

Les yeux du malade eurent une vague lueur.

« Ne m’irrite pas, fillette, dit-il. Cela use ma dernière heure, et je suis ton grand-père ! »

Il fit un geste, dont, sans doute, elle connaissait la signification, car elle déboucha une fiole qui était sur la table de nuit et versa quelques gouttes de son contenu dans une cuillère de vermeil.

Elle mit la cuillère entre les dents du malade qui claquèrent contre le métal.

— Tu m’aimes toi, Fanchette, murmura-t-il après avoir bu. Merci.

— Je vous aime, père, répondit la comtesse. Si L’Amitié devient le Maître, il me fera du mal.

— Tu n’es qu’une femme ; tu ne peux pas être le Maître.

— Regardez-moi bien, dit-elle.

Sa taille souple et musculeuse se cambra. Elle avait une beauté de reine.

Le vieillard lui adressa un signe de tête admiratif et murmura :

— Tu serais plus forte que les hommes ! c’est vrai… mais nous avons le temps. »

C’était peut-être l’effet de la potion. Un peu de sang revenait aux pommettes de ses joues hâves. Il sembla écouter tout à coup un bruit qui ne parvenait point aux oreilles de sa compagne ; ses yeux, qui retrouvaient des rayons, firent le tour de la chambre et s’arrêtèrent successivement sur les trois portes fermées, d’abord, puis sur les fenêtres.

« Ils ne sont plus à table, » dit-il.

Et, comme la comtesse l’interrogeait dû regard, il ajouta : « Va voir. »

Elle obéit aussitôt. Pendant son absence, la sœur, qui veillait dans la chambre voisine, vint au seuil et glissa jusqu’au lit un regard attentif. Le malade la guettait entre ses paupières demi-closes.

Quand la comtesse fut de retour, elle reprit place auprès du lit et dit tout bas :

« Ils sont partis. »

Le malade lui fit signe d’approcher. Ses lèvres crispées ébauchaient un amer sourire. Il dit rapidement et très distinctement :

« Ils sont là… je les sens… je les vois au travers des portes ; chacun de ces battants cache un carnassier à l’affût ; la fenêtre aussi. J’ai entendu marcher sur le balcon. Ne bouge pas… ne regarde pas… je les connais : s’ils savaient ce que ma bouche dit à ton oreille, ils te tueraient ! »

Elle les connaissait aussi, car un frémissement parcourut ses veines.

« Ils ont essayé de se tromper les uns les autres, poursuivit le vieillard. C’est leur instinct. L’association, entre eux, est un combat de toutes les heures. Sans cela, il n’y aurait point de bornes à leur puissance. Chacun d’eux s’est éloigné ouvertement pour revenir à pas de loup. Ils flairent ma fin…

— Mais ils sont loin de compte, père, l’interrompit la comtesse étonnée des symptômes évidents de vitalité qui semblaient renaître dans ce corps comme dans cette intelligence. Vous êtes mieux.

— Avant un quart d’heure, répliqua froidement le colonel, je serai mort. As-tu vu la flamme que jette la lampe près de s’éteindre ? Tout va être à toi, Fanchette, le secret des Habits Noirs, le scapulaire de la Merci et la clef du trésor. Tu rougis, tes yeux brillent, tu ne m’aimais pas. Fera-t-il jour demain ? Non ! pas pour moi, pas ici. Ailleurs, je ne sais. On ne peut rien emporter là où je vais ; — où vais-je ? »

Il eut un court tressaillement qui agita sous le drap la maigreur de ses membres. Sa voix restait distincte ; mais, chez lui, le calme faisait place à une sourde détresse.

Ses yeux roulèrent, ternes et hagards dans leurs orbites creusées.

« Fera-t-il jour demain ? répéta-t-il. Pourquoi les souvenirs du passé remontent-ils en moi comme un flux ! Mon œil était plus perçant que celui de l’aigle, ma voix s’entendait par-dessus le cri des torrents, là-bas, dans la montagne où les mille fronts de la Camorra s’inclinaient devant un seul front : le mien ! Nous combattions alors des armées… Fera-t-il jour demain ? Sais-tu d’où venait ce mot ? Il était joyeux, il était guerrier ; il annonçait le péril et le butin. C’était moi qui répondais toujours à cette question de mes ténébreux soldats. Après des semaines d’orgie dans la nuit fastueuse de nos demeures souterraines, l’heure venait de revoir la lumière et la bataille. Fera-t-il jour demain ? Y aura-t-il du sang et de l’or ? Entendrons-nous le concert de la poudre ? Verrons-nous, en travers de nos selles, les blanches captives, échevelées ?… Oui, il fera jour demain.,.. Alors, c’était un long cri d’ivresse. Les femmes semblaient plus belles et le vin coulait plus ardent. Et c’était vrai ! Le lendemain, il faisait jour. Les sombres cavaliers parcouraient les sentiers de la montagne… ou bien les hardis seigneurs montraient le velours de leurs manteaux jusque dans les villes. Et il y avait un nom : le mien, qui éclatait comme le tonnerre… »

Sa voix faiblit, épuisée par cet inutile effort. La comtesse lui saisit la main.

« Père, dit-elle, si vous n’aviez pas le temps ! »

Il la regarda de son œil éteint.

« Fera-t-il jour demain ? » prononça-t-il encore une fois.

Puis il reprit :

« Je ne sais. Qui le sait ? Je crois en Dieu, mais on peut se tromper. J’ai bien vécu, j’ai vécu près de cent ans. Peut-être y a-t-il quelque chose à faire au delà de la tombe ; c’est à voir. N’aie pas peur, fillette, j’aurai le temps de tout dire. Ce n’est pas une minute qui me manquera au bout d’une si longue vie. Tu vas posséder le talisman ; tu seras riche et tu seras aimée. Penche-toi sur moi… fais comme si tu m’embrassais de tout ton cœur. Il y a un cordonnet autour de mon cou… tranche-le avec tes dents et tu auras le scapulaire. Comme tes yeux brillent ! Embrasse-moi encore : tu ne m’aimais pas !

— J’ai le scapulaire, dit la comtesse avec un effrayant sang-froid.

— Alors, tu ne m’embrasseras plus. Le secret des Habits Noirs est cousu dedans… »

Elle mit ses lèvres encore une fois sur le front du malade.

« Merci, murmura-t-il, c’est par-dessus le marché. Quant à l’argent… Ah ! l’argent ! il m’avait coûté cher ! Écoute bien : la poire est mûre chez le baron Schwartz ; je crois que je verrai encore cette affaire-là : ce sera ma dernière. Il n’a plus rien à moi… T’ai-je dit où était l’argent de la Camorra ?… va aux ruines de la Merci… tu le trouveras dans… »

Un second tressaillement plus brusque agita ses membres.

« Je le trouverai ! Dans quoi ? » répéta la comtesse.

Le colonel ne répondit point. Il avait les yeux et la bouche grands ouverts.

Elle lui tâta le cœur.

Puis elle fit le signe de la croix avant de décrocher un petit crucifix d’ébène suspendu à la muraille.

Elle déposa le crucifix sur les couvertures.

Ce devoir accompli, elle traversa la chambre d’un pas ferme, et dit à la religieuse qui veillait dans la pièce voisine :

« Ma sœur, le colonel Bozzo-Corona est mort. »

L’instant d’après, sa calèche roulait sans bruit sur la paille étendue au-devant de l’hôtel.

Au moment où la religieuse se levait pour entrer dans la chambre du mort, une main enveloppée d’un mouchoir de soie brisa un carreau de la fenêtre donnant sur le balcon et passa au travers pour tourner vivement l’espagnolette. C’était une main preste et sachant son métier.

La fenêtre s’ouvrit ; un homme masqué sauta du balcon sur le parquet.

Il s’approcha du lit et arracha le bouton qui serrait la chemise du mort autour de son cou amaigri, découvrant ainsi la poitrine et les épaules.

Pendant les quelques secondes que dépensa ce travail exécuté avec adresse et assurance, les trois portes fermées roulèrent doucement sur leurs gonds. Deux hommes se montrèrent à chacune des deux premières ; le faux prêtre parut à la troisième.

C’était le compte de ceux qui, tout à l’heure, étaient à table, et le mourant avait bien deviné.

Tous cinq étaient armés.

À la quatrième porte, celle de la chambre de veille, qui était restée constamment ouverte, on pouvait voir les figures avides de la religieuse et du vieux valet à tournure monastique.

Ces gens regardaient curieusement la besogne accomplie par l’homme masqué.

Celui-ci ayant rejeté le drap jusque sur la figure du mort avec un geste de colère, il y eut des rires contenus.

« Tu viens trop tard, L’Amitié ! » dit la religieuse d’une voix virile.

L’homme masqué se redressa sans témoigner ni frayeur ni surprise. Il croisa ses bras sur sa poitrine et promena lentement son regard sur ceux qui l’entouraient.

Ceux-ci s’étaient approchés et faisaient cercle. Il y avait parmi eux deux jeunes gens dont l’un surtout, bourbonien de type et ressemblant aux médaillons de Louis XV adolescent, était remarquable par sa beauté presque féminine ; d’abondants cheveux noirs, bouclés, encadraient son visage doux et fin : c’était le duc. L’autre jeune homme, celui qu’on appelait mylord, portait ses cheveux d’un blond roux brossés à l’anglaise.

Il y avait un homme aux traits énergiques, au regard dur et froid, accusant quarante ans d’âge environ, et vêtu avec une rigoureuse décence : c’était le docteur. Les autres avaient l’air de le craindre.

Il y avait ensuite deux personnages en qui la dégradation plus ancienne et plus profonde avait laissé des stigmates plus apparents : le comte Corona, une belle tête d’ange italien déchu, et le prêtre, face ravagée par le vice, mais éclairée par une diabolique intelligence.

Sa joue et le tour de ses yeux portaient encore les marques du travail de grimage, supérieurement exécuté, à l’aide duquel il avait pu tromper les yeux affaiblis du moribond.

Il y avait enfin la religieuse : une jolie fille à la voix rauque, au rire effronté et brutal, et le vieux domestique qui gardait, par habitude, une bonne moitié de son air cafard.

« Je vous attendais tous ici ; dit l’homme masqué. Il convenait que la haute-loge des Habits Noirs, tout entière, entourât le lit de mort du Père…

— Il manque trois têtes, dit le docteur. Nous sommes douze du premier degré en comptant le Maître. »

L’homme masqué répondit :

« Je suis le Maître. En me comptant, nous restons onze. Fanchette, M. Bruneau et Trois-Pattes sont absents. Fanchette va être jugée, M. Bruneau m’est suspect ; Trois-Pattes est mon esclave : nous pouvons délibérer. »

Un murmure avait accueilli cette déclaration : « Je suis le Maître, » l’homme masqué poursuivit.

« Il faut que les funérailles soient dignes de celui qui n’est plus. Nul n’y fera défaut, ni vous, ni ceux du second degré, ni l’armée des simples compagnons. Il fera jour demain, et l’association pourra se compter au grand soleil sous le regard des profanes.

— Bien parlé, L’Amitié, repartit en ricanant le comte Corona. Et c’est pour nous prêcher cela que tu as sauté par la fenêtre ?

— Avec un masque de carnaval ? ajouta la religieuse, qui, dépouillée de sa robe de bure, faisait sa toilette devant une glace.

— Je savais que la comtesse devait venir, répondit l’homme masqué en s’adressant à l’Italien ; tu nous dois des comptes à cet égard, et tu nous les rendras. »

Corona haussa les épaules, disant :

« Sans ce vieux diable de Père, je serais veuf depuis le lendemain de mes noces !

— A-t-il révélé quelque chose en confession ? demanda l’homme masqué au faux prêtre.

— Il a bien raconté quelques peccadilles, répliqua celui-ci, mais, pour le gros, néant. Il est mort comme un saint, parole d’honneur !

— C’était un homme, et c’était le Père ! prononça Toulonnais-l’Amitié avec emphase, faisant ainsi en deux mots l’oraison funèbre du Maître décédé.

— Mes frères, reprit-il en changeant de ton, il m’a été dit tout à l’heure : tu es arrivé trop tard. Cela est vrai en ce qui vous concerne ; pour ce qui me regarde, cela n’a pas de signification. Voici déjà plusieurs jours que j’ai reçu des mains du Père le secret des Habits Noirs, avec ses dernières instructions.

— Que cherchais-tu sous la chemise, demanda rudement le docteur, si tu as le scapulaire ?

— Montre le scapulaire ! ajouta l’italien,

— Je montrerai le scapulaire, répliqua L’Amitié, à l’assemblée qui va se réunir pour reconnaître l’héritier ; je dirai en même temps la dernière volonté du Père, et je donnerai le détail de l’immense opération dont le plan occupa sa veille suprême… moi seul puis faire cela : quelqu’un a-t-il à me démentir ?

— Que cherchais-tu sous la chemise ? répéta le docteur.

— Je cherchais un pli qui m’était annoncé et que je n’ai pas trouvé. Le Père m’avait donné son secret qui ne peut appartenir qu’à un seul, et qui m’appartient ; mais son or était à partager entre vous tous ; et cela lui coûtait de se séparer de son or. Il y a de l’enfant chez l’homme qui s’en va. Le Père ne voulait pas, lui vivant, lâcher la clef du trésor.

— Cela doit être vrai, dit le prêtre ; il conservait un vague espoir de vivre.

— Je cherchais la clef, poursuivit l’Amitié, et je cherchais le pli explicatif qui devait vous mettre en possession de votre héritage. Mais il y avait là, tout à l’heure, une femme. Nous veillions, il est vrai ; tous nos yeux étaient braqués sur elle. Qu’importe ! elle a du sang bohémien dans ses veines corses ; elle est adroite, elle est hardie… ne l’avez-vous pas vue qui se penchait pour embrasser le Père ?

— Si fait ! si fait ! dit-on de toute part, nous l’avons vue.

— Cette femme est contre nous depuis les jours de son enfance. »

On répondit encore :

« C’est vrai ! c’est vrai ! son père et sa mère n’étaient point avec nous.

— Cette femme a pris votre bien pour le porter à vos ennemis ; elle a volé ce qui vous eût fait riches tout d’un coup ; le Père n’est plus là pour mettre son amour aveugle entre elle et le châtiment. Il faut qu’elle meure. »

Les sept répliquèrent d’une seule voix :

« C’est justice : elle mourra. »

Et le comte Corona, riant d’un rire cynique, ajouta :

« Je suis jaloux, ne vous mêlez pas de cela ; je m’en charge. »