Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 25

Hachette (tome IIp. 112-123).
Deuxième partie


XXV

Edmée et Michel.


Michel était à genoux devant Edmée qui tenait à pleines mains sa tête souriante. Les fiers cheveux bouclés qu’il avait ! la belle pâleur ! le viril regard ! Elle se penchait ; les chevelures mêlaient leurs nuances amies. Il y avait une adorable joie sur le front de la jeune fille et des larmes baignaient la splendeur de ses yeux.

« Elle est ma mère, » avait dit Michel dans un baiser.

Et vous comprenez tout, comme elle avait tout compris, elle Edmée ; il suffit d’un mot pareil qui éclairé comme la foudre. La douleur enfuie faisait place à une profonde allégresse.

Sa mère, pourtant ! Elle, la baronne Schwartz, si jeune, si merveilleusement belle ! Un doute venait, et c’est le charme exquis de ces explications. Le doute prolonge la bien-aimée jouissance.

Edmée disait :

« Blanche n’a que quinze ans, et déjà Mme Schwartz me semblait trop jeune pour être la mère de Blanche ! »

En même temps elle frémissait avec délices à la pensée de ses angoisses guéries.

« Mais comme je vais l’aimer, Michel, votre mère ! »

Puis elle se souvenait : ce regard calme de la baronne, cette hautaine douceur.

« Ah ! j’aurais dû comprendre ! »

Puis encore elle doutait pour la millième fois.

« Mais dites-vous vrai ? Ne jouez pas avec cela, car j’ai rêvé de mourir ! elle est trop belle… trop jeune…

— Certes, certes, murmurait Michel en s’enivrant des virginales étincelles qu’épandait ce regard d’amante ; elle est bien jeune, elle est bien belle,… Mais comment ai-je pu rester si longtemps loin de toi, Edmée, mon âme chérie ?

— Oui, comment ?… et pourquoi, Michel, pourquoi surtout ? Ah ! je suis seule à aimer ! »

Il refoula ce blasphème d’un baiser. — Comment dire cela ? d’un baiser d’époux, bien franc et bien ferme, délicieux et chaste bâillon que les deux mains d’Edmée pressèrent passionnément sur ses lèvres.

Elles sont ainsi ces vieilles amours qui sont nées avec le cœur et dont les racines vont jusqu’à l’enfance.

Edmée restait pure comme son sourire.

« Méchante ! répliqua Michel ; je t’ai dit un secret qui ne m’appartient pas et que je ne sais pas encore tout entier. Un secret qui peut tuer tout ce que j’ai de plus cher au monde après toi… après toi ou avec toi : car sais-je laquelle j’aime le mieux de toi ou de ma mère !

— Je l’aimerai autant que toi, » murmura Edmée.

Puis ses belles petites mains blanches écartèrent les cheveux de Michel comme eût fait une mère, en vérité, une tendre mère qui a bien pleuré pendant l’absence et qui admire au retour son fils plus grand et plus mâle.

« Nous sommes donc trois ! » prononça-t-elle tout bas.

Puis se reprenant et perdant son sourire :

« Mais penses-tu que moi, elle pourra m’aimer ?

— Elle t’adorera, repartit Michel, plus tard.

— Ah ! fit Edmée, plus tard ! »

Et elle resta pensive.

Les lèvres de Michel jouaient avec le bout de ses doigts.

« J’ai assez vu le monde, reprit-elle, d’en bas ou par les portes entr’ouvertes, pour savoir que, dans le monde, rien ne ressemble à notre position. Je fais avec vous, Michel, ce que nulle famille honnête ne comprendrait. Nous voici seuls et gardés seulement par ma mère endormie : vous tout jeune et vivant Dieu sait comme… car quelle est votre vie, monsieur ?… moi, folle et faible créature…

— Et sainte aussi ! l’interrompit Michel dans une caresse respectueuse. Le monde n’a rien à faire entre nous, Edmée.

— C’est pour votre mère que le monde me fait peur. »

Il l’interrompit encore pour prononcer avec tristesse :

« Le monde n’a rien à faire entre ma mère et moi.

— C’est vrai ! dit Edmée naïvement et non sans joie, je n’avais pas songé… tu ne peux pas être le fils du baron Schwartz. »

Comme il baissait les yeux, elle lui reprit la tête à deux mains.

« Je ne sais pas ce que je dis, s’écria-t-elle. Voilà si longtemps, si longtemps que je souffre ! Ce n’est pas un reproche, mon Michel bien-aimé, c’est une excuse. Je voudrais parler souvent, parler toujours de ta mère, et ne jamais rien dire qui ne fût respect et amour…

— Elle t’adorera ! répéta Michel, j’en suis sûr.

— Et ta sœur ! Oh ! c’était déjà une bonne petite sœur pour moi. Que de fois son rire joyeux m’a fait du bien jusqu’au fond de l’âme !… Et vas-tu laisser ce mariage s’accomplir ! Blanche ! notre cher ange ! épouser M. Lecoq ! »

Notre héros Michel prit un air important.

« Chérie, répondit-il, nous causerons de ces choses-là. Je sais pourquoi vous n’aimez pas M. Lecoq, et Dieu me garde de m’en plaindre !

— Tu sais pourquoi je n’aime pas M. Lecoq ! » répéta Edmée en pâlissant.

Elle regardait Michel avec une sorte d’effroi. Il éclata de rire.

« Qui est là ? demanda pour la seconde fois la vieille dame, réveillée en sursaut.

— C’est moi, ma bonne madame Leber, répondit encore Michel.

— Ah ! ah ! c’est toi, méchant sujet ! As-tu une place ?… Edmée ! mon enfant, la lampe et mon ouvrage. Je veux travailler un petit peu. »

On l’entendit ronfler aussitôt après.

« Sa pauvre tête devient bien faible, » dit Edmée à voix basse.

Il y avait entre Mme Leber et Michel un indissoluble lien ; c’était le souvenir de la flambée dans la mansarde. La vieille dame le voyait toujours enfant et ne pouvait prononcer son nom sans sourire.

« Il y en a tant qui n’ont pas de cœur ! » avait-elle coutume de dire.

Celui-là avait du cœur ; celui-là était un cœur !

« Quand nous allons être mariés, chérie, reprit Michel, ému sous sa gaieté, nous pourrons donner des à-compte. J’ai bien pensé à maman Leber tous ces temps-ci…

— Cela m’a fait peur, l’interrompit Edmée, quand tu as dit tout à l’heure : je suis riche.

— C’est effrayant, répliqua notre héros, tout ce que j’ai à te raconter. Ce sont de grands secrets, figure-toi ; mais est-ce que je peux te cacher quelque chose ! »

Il se leva et poussa la porte qui communiquait avec la chambre de la vieille dame.

« Que faites-vous ? » demanda Edmée.

Michel répondit d’un ton moitié railleur, moitié solennel :

« Il va être question d’affaires de vie et de mort ?

— D’abord, reprit-il en poussant la fameuse bergère auprès de sa compagne étonnée, ce Bruneau est un scélérat, et il faut lui rendre l’argent qu’il vous a prêté.

— Comment savez-vous ?… balbutia Edmée.

— J’ai la somme, dit Michel au lieu de répondre et en frappant sur son gousset en homme qui triomphe de le sentir plein par hasard.

« Ce que c’est que de nous, ajouta-t-il d’un accent piteux. J’ai des gestes, des mots et des joies de petit bourgeois, maintenant, moi qui pouvais passer pour le miroir du true gentleman, il y a six mois ! L’argent est le sang même des veines de ce siècle, c’est bien sûr. J’ai manqué d’argent, cela m’a dégradé… Où en étais-je ? Bruneau est un scélérat et la comtesse Corona ne vaut pas beaucoup mieux que lui. Sans M. Lecoq, je vous le dis sérieusement, Edmée, j’étais perdu sans ressources. »

La jeune fille détournait les yeux avec malaise chaque fois qu’on prononçait ce nom de Lecoq. Elle demanda :

« Est-ce M. Lecoq qui t’a dit du mal de M. Bruneau et de la comtesse Corona ?

— Ne vas-tu pas défendre aussi la comtesse Corona ! s’écria Michel.

— Elle t’aime ;… mais tu ne l’aimes pas, murmura Edmée. Quand je souffrais, je songeais à elle comme à une amie.

— Une amie ! répéta Michel en ricanant.

« Mais il ne s’agit pas de la comtesse Corona, se reprit-il, et nous allons revenir à ce digne M. Bruneau… Encore une fois, je sais toutes tes histoires avec M. Lecoq.

— Toutes !… fit Edmée, comme un écho.

— Toutes ! »

Edmée resta bouche béante à le regarder.

« Bien ! bien ! murmura Michel. Voyons ! calme-toi. Depuis quand est-il défendu à un honnête homme de rechercher une honnête jeune fille en mariage ?

— En mariage ! se récria Edmée dont la joue devint pourpre ; et c’est vous qui me parlez ainsi, Michel ! »

— Depuis quand, poursuivit celui-ci, la voix libre, l’œil clair et sans embarras aucun, l’honnête homme qui s’est mis en tête une idée semblable n’a-t-il plus le droit, lui puissamment riche, d’éprouver un peu la jeune fille pauvre ? On ne se marie pas pour un jour.

— Raillez-vous ? demanda Edmée stupéfaite.

— Non, sur ma parole !

— Mais vous ne m’aimez donc plus, alors !

— Si fait, de tout mon cœur… sois donc raisonnable, chérie ! Je n’aime que toi, je te le jure, et je n’aimerai jamais que toi. »

Il y avait dans ce serment une si parfaite éloquence de tendresse et de vérité, je dirais plus, une absence si complète d’emphase, qu’Edmée ne put s’empêcher de sourire.

« Le reste m’est indifférent, dit-elle. Si tu m’aimes, tout est bien. Cependant…

— Cependant ? répéta notre héros qui la guettait du coin de l’œil avec une intolérable supériorité.

— Ah ! fit-elle en frappant du pied, j’ai vu des entêtements pareils dans les comédies ! Ne te rabaisse pas trop, près de moi, Michel !

— Dans Tartufe, n’est-ce pas ? le bonhomme Orgon ?… »

Et il riait placidement, notre héros.

Un rayon de colère s’était allumé dans les beaux yeux d’Edmée.

« C’est toi qui es un délicieux petit Orgon, chérie, dit Michel. Et le Tartufe, c’est ce Bruneau, qui t’a enveloppée de ses mensonges. »

Edmée, honteuse déjà de son impatience, lui tendit son front à baiser et reprit doucement, comme on fait pour écarter un sujet sur lequel on ne peut s’entendre.

« Que nous importe tout cela ? Je t’en prie, parlons de toi.

— Ce que cela nous importe ! se récria Michel, scandalisé à son tour. Mais c’est de moi que je te parle, et de toi, et de nous ! M. Lecoq est tout uniment notre providence ! »

Edmée le regarda en face.

« Tu es fou ! prononça-t-elle presque durement.

— C’est clair, puisque nous ne sommes pas du même avis.

— Tu es fou !… Il t’a dit qu’il voulait m’épouser ?

— Avant de savoir que tu m’aimais, oui.

— Et pour colorer l’indignité de ses poursuites, il t’a parlé d’épreuves… Tu rougis, Michel !

— C’est que je t’aime… Oui, il m’a parlé d’épreuves, le front haut et les yeux dans mes yeux.

— Et ce sont les tiens qui se sont baissés !

— C’est vrai.

— Tu es fou ! »

Michel se leva, développant tout d’un coup sa haute et noble taille.

« S’il t’a insultée, dis-le ! ordonna-t-il. Cet homme est notre dernier espoir, mais s’il t’a insultée, je le tue ! »

Un instant, Edmée hésita. Puis elle prit les deux mains de son amant et y mit ses lèvres qui brûlaient.

« Merci, balbutia-t-elle. Tu me faisais peur. »

Michel attendait. Elle reprit d’une voix altérée :

« Non, il ne m’a pas insultée.

— Et elles viennent vous accuser de folie ! gronda Michel en se rasseyant. Écoute-moi bien, : tu ne comprends pas ce caractère-là. Sa tête et son cœur sont emplis par une grande pensée. Tu as eu défiance à cause de sa richesse, je conçois cela. Tout à l’heure, je vais te mettre à même de mesurer son désintéressement ! »

Il parlait avec chaleur. Edmée désormais le laissait dire. Entre ses paupières demi-closes un regard sournois glissait qui la faisait plus jolie. Sur ses lèvres plissées, on lisait distinctement cette phrase :

« Mon pauvre Michel, celui-là est plus malin que toi ! »

Quoi qu’on puisse penser de notre héros, il savait lire, car il répondit :

« Nenni, dà ! mademoiselle ; nenni, dà ! Nous ne sommes pas aveugles tout à fait ! J’ai les preuves de ce que j’avance, et si vous aviez voulu m’écouter…

— Mais enfin, on ne peut pas épouser deux femmes à la fois ! lança Edmée triomphalement. Son mariage avec Blanche est arrêté…

— Il est rompu, » riposta notre héros d’un ton péremptoire.

Edmée leva sur lui son regard étonné.

« Il a lâché sa proie ! » murmura-t-elle.

Michel répondit du bout des lèvres :

« M. Lecoq est à la source de toutes les informations… Souriez tant que vous voudrez, chérie. Vous ne sourirez plus quand je vous aurai dit pourquoi M. Lecoq a choisi ce genre d’occupations qui n’est pas de votre goût. M. Lecoq en sait long. Certes, la fortune du baron Schwartz est colossale ; mais la source de cette opulence… enfin, je m’entends.

— Cet excès de délicatesse, commença Edmée, de la part de M. Lecoq…

— Il y a de cela, l’interrompit Michel. Il y a aussi une noble et paternelle bonté. M. Lecoq a su par moi les gentilles amours des deux enfants : Blanche et Maurice. Il n’a fallu qu’un mot… Grâce à lui, c’est un mariage qui se fera. »

Comme le charmant visage d’Edmée exprimait énergiquement son incrédulité, notre héros Michel leva les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à ses lèvres, et y déposa un baiser protecteur.

« Veux-tu toujours mieux voir que moi, chérie ? demanda-t-il. Il faut le dire ! »

Puis il ajouta sérieusement :

« Vous êtes la meilleure petite âme que je connaisse ; mais la meilleure petite âme du monde, quand elle est femme, la plus modeste, la plus naïve, la plus loyale, a toujours pour un peu la prétention d’être fée. C’est votre fatuité à vous autres. Comme la fatuité est le plus dur des entêtements, je vais frapper sur la tienne à tour de bras, du premier coup. Réponds à une simple question : Si M. Lecoq avait sur toi, et par conséquent sur moi, les mauvais desseins que tu lui supposes, ne serait-il pas très avantageux pour lui de me voir sous les verrous ? hein ?

— Que dis-tu là ? murmura Edmée qui bondit sur son siège.

— Réponds… c’est clair comme le jour, ce raisonnement-là. Je suis un obstacle ; un obstacle qu’il serait dangereux de mépriser. Eh bien ! à l’heure qui est, sans M. Lecoq, je serais en prison. »

Edmée répéta, laissant voir son effroi.

« En prison, toi, Michel ! Et pourquoi ?

— Parce que, répliqua notre héros un peu déconcerté, mais souriant a la naïveté de son explication, parce que j’ai eu la fantaisie de faire fortune tout un coup. Voilà ! »

Puis s’interrompant et laissant parler cette juvénile franchise qui était son charme :

« Oh ! dit-il, ce n’est pas précisément l’amour de l’or : à cet égard-là, ma vocation tarde à se montrer. C’était pour vous, Edmée, que je voulais être riche.

— Je n’ai pas besoin d’être riche, déclara la jeune fille avec quelque sévérité.

— Prenez garde !… et les à-compte de maman Leber ?…

— Oui, oui, garçon, deviens riche ! dit une voix grelottante de l’autre côté de la porte. J’ai compté que tu deviendrais riche. »

Edmée s’élança, Mme Leber était là, pieds nus. Edmée la prit à bras-le-corps pour la reconduire à son lit. La vieille dame toussait creux et allait répétant :

« Comment suis-je là ? n’a-t-il pas parlé d’être riche ? »

Edmée avait fermé la porte, laissant Michel seul dans sa chambre. Michel s’approcha de la fenêtre. Dans l’atelier de collaboration, qui n’avait point de rideaux, Étienne et Maurice gesticulaient comme des diables. Notre héros eut un sourire orgueilleux et pensa :

« Ce sont des enfants. »

Certes, il était, lui, un homme raisonnable !

Quand Edmée rouvrit la porte, il entendit la vieille dame qui criait :

« De la lumière et mon ouvrage ! Je vais travailler un petit peu. »

Edmée avait les larmes aux yeux.

« Sa tête va se perdant ! murmura-t-elle. Pauvre mère ! »

Michel vint se rasseoir à côté d’elle et dit :

« Vous voyez bien qu’il nous faut être riches. La maladie qu’elle a se guérirait avec un peu d’or. »

Edmée soupira :

« Parlons de vous, Michel, et parlons sérieusement.

— Je suis venu pour cela, chérie, répliqua-t-il. Je suis un homme d’affaires quand je veux, vous savez. J’ai une étoile au ciel, c’est évident, voyez plutôt : je tombe amoureux fou d’une jeune fille adorable, mais très pauvre, et il se trouve que cette jeune fille, sans le savoir elle-même, est riche, très riche… »

Edmée le regarda bouche béante. Au lieu d’une réponse incrédule, elle fit seulement cette question :

« Est-ce M. Lecoq qui vous a dit cela, Michel ? »