Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 24

Hachette (tome IIp. 102-112).
Deuxième partie


XXIV

Le rêve d’Edmée.


Dans cette pauvre chambre, où la lampe, triste, éclairait naguère le travail de la malade, il y avait deux personnes maintenant : Mme Leber, étendue sur son lit, et sa fille Edmée, assise près du chevet. La lampe brûlait toujours, répandant sa lueur économe dans ce petit intérieur d’une propreté flamande, mais qui respirait je ne sais quelle mélancolie découragée. Il n’y avait rien là dans le mobilier ni dans les rares objets d’ornement qui indiquât une fortune perdue ; tout était décent, mais médiocre, tout, excepté un très beau brassard d’acier ciselé, appartenant à l’art du quinzième siècle, qui était posé sur la modeste commode et recouvert d’une baudruche très transparente.

Sauf cet objet, qui contrastait avec tout ce qui l’entourait, l’opulence passée n’avait point laissé de débris. Il y avait des années qu’elle était morte, et comme il arrive après les catastrophes commerciales, quand le vaincu est homme d’honneur, on avait rompu complètement et tout d’un coup avec les aises de la vie ; on s’était fait pauvre résolument et franchement.

Nous pouvons parler désormais sans réticences, puisque M. Bruneau nous a dit le vrai nom de la famille Leber. Edmée et sa mère étaient tout ce qui restait de cette maison Bancelle, l’orgueil et l’envie de la ville de Caen, la riche maison de banque, la maison de banque qui avait hôtel, château et carrosses !

Vous avez vu dans quelque salle basse de ferme, à la campagne ou à Paris, dans quelque mansarde, le diplôme encadré comme une image sainte. C’est tout l’ornement de l’indigent réduit ; cela dit l’humble gloire du maître, cela coûta de longs services rendus à la patrie, beaucoup de veilles ou beaucoup de sang ; cela raconte parfois, une noble action, parfois un trait d’héroïsme. Pour une fortune, les bonnes gens qui manquent de tout ne vendraient pas ce brevet-là.

Le brassard ciselé, objet d’art délicat et précieux, n’était pas une relique d’orgueilleuse magnificence ; c’était un témoignage comme le brevet qui parle d’honneur.

M. Bancelle, avant de quitter Caen pour toujours, avait épuisé ses dernières ressources pour se procurer ce brassard, éloquence muette qui plaidait la cause de toute sa vie et constatait la force majeure, instrument de sa ruine.

C’était là, sous l’enveloppe transparente, la foudre même qui l’avait terrassé.

M. Bancelle, au moment de sa chute, avait quatre beaux enfants, une femme encore jeune et bien aimée, une vieille mère et une sœur dont il était la providence. Tout ce monde-là tint conseil ; et il fut décidé qu’on travaillerait chaque heure de chaque jour pour payer cette lourde dette que le sort mettait à la charge de la famille. C’étaient d’honnêtes gens. L’honneur commercial dont on a fait trop de bruit, depuis que le commerce est notre maître, a certes sa grandeur. Il faut l’admettre sans l’exagérer et payer justement le respect qui est dû à ce culte austère du devoir.

M. Bancelle et sa famille vinrent à Paris ; il quitta son nom qui avait été une noblesse et prit celui de sa mère pour entamer une lutte vaillante, mais ingrate. Mme Bancelle, qui était enceinte à l’heure de la catastrophe, mit au monde une fille, notre Edmée, quelques jours après l’arrivée à Paris. Ce fut une fête mouillée de larmes, un sourire qui naissait dans le deuil.

Et pourquoi raconter cette morne histoire de la bataille impossible ? M. Leber n’avait que l’habileté facile des heureux. Il n’était ni assez âpre, ni assez subtil pour faire de rien quelque chose. Il mourut bien vite à la peine.

Lui parti, et il s’en alla le premier, fixant sur ceux qui restaient son regard désespéré, la mort demeura dans la maison. Sa sœur le suivit : une pauvre demoiselle qui ne pouvait se consoler, regrettant son luxe comme on pleure un amour, puis, chose lugubre, à des intervalles presque égaux, les quatre beaux enfants.

Tout cela en trois années. La veuve était de marbre. Edmée, son dernier bien, se coucha. L’intervalle y était : ce devait être son heure. La veuve s’étendit sur le tapis et ferma les yeux ; elle ne voulait rien opposer à la condamnation de Dieu.

Mais une douce petite voix l’appela et lui dit d’avoir courage. La leçon qui vient des enfants porte haut. La pauvre mère se releva pour s’agenouiller. Elle était forte. Ce fut son premier et son dernier découragement.

Edmée vécut. Il y eut à la maison de mélancoliques bonheurs. La veuve avait conservé intacte la pensée de son mari. Faire de sa fille une ouvrière était le plus sûr, et Mme Leber avait assez de sagesse pour comprendre qu’en face d’une situation comme la sienne il ne fallait rien risquer ; mais le travail d’une ouvrière ne sert qu’à vivre.

Si Edmée devenait une grande artiste ! La gloire fait gagner de l’argent ; Mme Leber eut ce rêve de la réhabilitation : le nom de son mari, lavé de ces taches odieuses, exhumé de ce tombeau de honte, replacé enfin sur le piédestal où pendant toute une vie de prospérité loyale il avait mérité l’estime publique !

Edmée devint une délicieuse fille et une artiste habile. Nous savons par quel hasard enfantin sa vie modeste se trouva mêlée à l’opulente existence des Schwartz. Sans ce hasard, elle n’eût jamais percé l’enveloppe d’obscurité sous laquelle végètent à Paris tant de charmants talents. Ce fut donc un bonheur, mais ce fut un malheur aussi, parce qu’Edmée avait une âme ardente, sincère, dévouée et qu’elle aima notre héros Michel.

Certes, notre héros Michel le méritait bien. Il avait, lui aussi, le cœur dévoué, sincère, ardent, il valait beaucoup, mais rien ne valait Edmée.

Michel était d’un riche sang, doux, franc, brave ; il avait la poésie des forts, mais comment dire cela ? Sa poésie avait déteint comme font certaines couleurs dans une atmosphère viciée. M. Schwartz, qui n’était pas un homme mauvais, avait un entourage auquel il serait injuste d’appliquer une épithète directement outrageante. Patron et clientèle pouvaient être rangés dans ce monde de milieu, peuple affairé, effaré, militant à l’excès, à qui le besoin de jouer enlève toute personnalité et toute conscience. J’ai dit besoin de jouer, non pas de travailler, quoique leur jeu soit tout un travail. La poésie qui passe au travers de cette foule y perd ses ailes.

Edmée souffrait. Ce n’était peut-être pas tout à fait la faute de Michel. Il est tels secrets qui ne se peuvent confier, même à la femme aimée. Mais Edmée souffrait, et Michel ne le voyait pas assez.

Il allait, lui, notre héros, courant les aventures dans cette forêt enchantée de Paris. C’était en preux chevalier, il est vrai, avec le nom de sa dame aux lèvres et dans le cœur ; mais, encore une fois, Edmée souffrait, tandis qu’au fond, ces chevaliers errants s’amusent.

Edmée avait eu des débuts brillants comme professeur de piano. Elle s’était lancée très vite dans le monde Schwartz. Son talent très réel, doublé par le charme que toute sa personne exhalait comme un parfum, lui marquait une large place qu’elle n’avait pas prise tout à fait parce que son gain la laissait pauvre, et que, pour réussir, même en cette carrière si humble, il ne faut pas rester longtemps pauvre.

Elle était pauvre à cause du rêve de sa mère, qui allait se réalisant dans de très modestes proportions, il est vrai ; elle restait pauvre parce que le prix de ses leçons passait presque intégralement aux créanciers de son père.

Deux fois par an, le petit commerce de Caen, stupéfait, recevait de maigres à-comptes et se disait : « À ce train-là, ces gueux de Bancelle ne nous auront pas payé dans cent ans ! »

Heureusement que la bonne Mme Leber ne travaillait pas jour et nuit, se privant de tout et privant aussi Edmée avec une rigueur Spartiate, pour obtenir la reconnaissance du petit commerce de Caen !

Dans cette médiocrité toujours voisine de l’indigence, il y avait, du reste, du bonheur. Il n’est pas au monde une récompense plus large que la satisfaction de la conscience.

Nous savons comment le pauvre bonheur disparut, comment naquit l’inquiétude, comment vint la maladie du corps et de l’âme. Edmée adorait sa mère qui était sa confidente, cette mère, sanctifiée par la souffrance ; mais toute passion solitaire est en danger d’aboutir à la monomanie. Mme Leber rapportait tout à son idée fixe ; à son insu, elle voyait dans la beauté d’Edmée un à-compte futur distribué aux créanciers.

Un mariage ! le rêve de toutes les mères ! La vieille dame avait supputé souvent l’à-compte que pouvait représenter la valeur intrinsèque de notre héros Michel. Elle songeait à cela en travaillant ; elle travaillait, travaillait toujours, disant, quand Edmée la grondait, disant de sa voix faible et douce : « C’est un sou de plus pour nos créanciers ! »

Ce soir, Edmée l’avait endormie comme un enfant au récit arrangé de son entrevue avec Mme la baronne Schwartz. Le récit s’était arrêté à la rencontre de M. Bruneau. Mme Leber ne connaissait pas M. Bruneau, qu’Edmée avait salué là-bas presque comme un ami. Pourquoi cette réticence ?

Edmée rêvait, la main dans les mains de la vieille dame que le sommeil avait surprise ainsi. Elle, ne regardait pas sa mère. Ses yeux secs et mornes étaient fixés sur la fenêtre au travers de laquelle ils cherchaient la croisée de Michel.

La croisée de Michel était noire. Edmée se disait : Je ne suis plus rien dans sa vie. Elle aussi avait vu la calèche de la baronne Schwartz dépassant la patache sur la route de Livry. Elle se disait encore : « Ils sont ensemble ! »

Elle se retourna parce que la vieille dame avait fait un mouvement. Sur ses lèvres pâles, qui remuaient lentement, Edmée devina ces mots, toujours les mêmes, exprimant la pensée qui la tenait dans le sommeil comme dans la veille : « Nos créanciers… »

Pour ceux-là, elle eût mendié au coin de la rue.

Edmée baissa les yeux, et ses beaux sourcils se froncèrent.

Elle retira bien doucement sa main de la main de sa mère, qui resta entr’ouverte et affaissée sur la couverture. Elle prit la broderie, où chaque fleur, hélas ! tremblait comme les doigts de la pauvre ouvrière, et la mit hors de portée, car Mme Leber se relevait souvent la nuit pour reprendre son travail, puis, déposant un baiser sur le front de la dormeuse, un baiser plus léger qu’un souffle, elle emporta la lampe dans la chambre voisine.

C’était sa chambre à elle, meublée d’un petit lit bien blanc, dont les simples rideaux avaient des plis tout gracieux, d’une bibliothèque mignonne où la musique des maîtres vivait près du génie des poètes, de deux bergères, dont une, poussée non loin du piano, semblait attendre un hôte absent, et enfin d’un beau piano, austère de formes et portant le nom d’Erard.

Ils étaient comme fiancés, Michel et notre Edmée. Michel venait là autrefois, même quand Mme Leber dormait. Cette chambre avait écouté le duo splendide des jeunes et chastes amours.

Le piano se taisait alors et le rêve parlait, chantant le poëme délicieux de l’avenir.

Cette bergère vide qui attendait marquait la place où Michel s’asseyait autrefois.

Edmée posa la lampe sur le piano et vint à la fenêtre, croisant ses mains distraites sur l’espagnolette. Sa figure était tout contre les carreaux, où son haleine fit revivre les lettres de son nom, écrit par le doigt de Michel, un jour où lui aussi attendait peut-être…

Les larmes lui vinrent aux yeux.

Il faisait nuit toujours chez Michel.

De la chambre où demeuraient Étienne et Maurice des voix tombaient. Là se continuait l’éternelle dispute dramatique.

Edmée vint se mettre à genoux devant son lit, au fond duquel était une image de la Vierge. Elle pria, mais seulement des lèvres, car les événements de cette soirée entamaient sa foi, la dernière ressource des cœurs blessés. Tout ce bonheur qui entourait la baronne Schwartz donnait pour elle un démenti à la Providence.

Sa prière, lettre morte, ne montait point vers Dieu, car ce fut en priant qu’elle eut une mauvaise pensée.

Elle se dit :

« Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de me tuer ? »

Et cela mit un baume de glace sur sa peine.

C’était une chère enfant, pourtant, je vous le dis, toute faite de douce vaillance et d’amour dévoué. Mais son entrevue avec la baronne Schwartz lui empoisonnait le cœur.

Cette femme était heureuse ! cette femme avait les baisers de sa fille, un ange ! Cette femme avait l’affection de son mari, un honnête homme, un homme fort qui la baignait de la tête aux pieds dans toutes les joies de l’opulence. Cette femme avait les respects du monde, elle qui volait à une enfant déshéritée son suprême prétexte d’espérer et de vivre, elle qui enfreignait pour cela les lois divines et humaines, elle, la comédienne hypocrite et adultère !

Edmée se leva, laissant sa prière inachevée ; elle ne savait plus qu’elle avait voulu prier. Elle s’assit auprès du piano, en face de la bergère vide et se mit à pleurer silencieusement.

Il était là, autrefois, il lui prenait les deux mains, et il bâtissait en l’air des projets qui toujours commençaient ainsi :

« Quand tu seras ma femme… »

Edmée se sentait affaiblie jusqu’à l’angoisse. Elle entendait ces mots sortir d’un bourdonnement confus : « Quand tu seras ma femme. »

Et les larmes qui brûlaient ses pauvres yeux répondaient : « Jamais je ne serai sa femme… »

Puis l’idée d’être seule au monde et libre d’obéir aux conseils de, son désespoir lui revenait comme ces obsédants refrains qui bercent la fièvre.

Elle étendait ses mains jointes qui tremblaient vers la chambre de sa mère.

Ce ne fut point un évanouissement, car elle rêva, mais cela ne ressembla point à un sommeil. Les belles boucles de ses cheveux touchèrent le clavier qui rendit une plainte et ses yeux se fermèrent.

……Elle était dans la chambre de sa mère ; elle éprouvait une horreur morne. Déjà les cierges allumés ! Quoi ! déjà ! Le crucifix était sur le drap et les deux mains de marbre se croisaient, auprès de la broderie qui jamais ne devait s’achever.

Fermez ! oh ! fermez, par pitié, ces yeux qui avaient des regards si tendres ! Déjà la veillée du prêtre, et déjà, déjà, le cercueil !

Mais c’était à l’instant ! Mme Leber dormait…

« Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de mourir ? »

Edmée avait dit cela, agenouillée et priant. Est-ce que le ciel peut exaucer les blasphèmes de la folie ?

Quelques voisins, pas un ami. Le deuil montait vers le cimetière. Déjà, déjà !

Déjà la fosse ouverte… Oh ! Michel n’était pas là pour dire adieu à celle qu’il appelait « ma mère ! »

Michel ! — Là bas ! cette calèche emportée par deux rapides chevaux ! Michel ! et cette femme, celle qu’il aime maintenant, la baronne Schwartz !…

Il y a place pour deux ici, ma mère !

Déjà ! comme tout va vite ! déjà du gazon et des fleurs sur cette tombe ! Prie pour moi, ma mère, ma sainte mère !

Le gazon a verdi, les fleurs se sont épanouies. Déjà, mon Dieu, déjà !

La voilà seule, Edmée, dans ce logis vide. Ils sont là, tous les deux, vis-à-vis, Michel et celle qu’il aime à présent : le rideau cruel montre ces deux ombres enlacées. Tout est clos et le charbon s’allume : car la prière funeste est exaucée de point en point.

Edmée n’a plus de mère : elle est libre de mourir.

Michel ! c’est la dernière pensée ! Si, pour le retenir ou pour le rappeler, il fallait perdre ce bien qui est plus cher que la vie, s’il fallait…

Ô ma mère, prie pour moi ! Jamais il ne m’a donné ce baiser que je devine et qui me tue ! Qu’il soit béni ! Qu’elle soit maudite !

Comme ce charbon s’embrase et que cette vapeur monte bien à mon cerveau ! Est-ce donc si aisé de mourir ? Et si doux !

On lui dira demain au matin, quand il s’éveillera : « Elle est morte. » Dès que nous sommes morts, on nous pleure.

Il viendra peut-être visiter là-bas celle qu’il abandonnait si près de lui. Quand nous sommes mortes, on nous aime.

Qu’elle ne soit pas maudite ! mon Dieu, pardonnez-lui. On devient meilleur pour mourir. Je vais à toi, ma mère. Michel, adieu, bien aimé amour ! mes yeux se voilent, mais je t’aime, je meurs et je t’aime ; je n’ai plus qu’un souffle, c’est pour t’aimer ! Je t’aimerai au-delà de la vie…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Qui est là ? demanda la vieille dame, demi éveillée dans la chambre voisine…

— C’est moi, répondit une voix mâle et douce.

— Ah ! fit Mme Leber, c’est vous ! elle a bien pleuré… ne soyez pas si longtemps sans revenir. »

Elle ajouta mentalement et croyant parler :

« Approchez-moi mon ouvrage. »

Mais le sommeil pesait de nouveau sur elle.

La tête charmante d’Edmée s’inclinait sur l’épaule de Michel, que nous tenons enfin, le volage et le fugitif ! Leurs lèvres se touchaient. Edmée ouvrit ses grands yeux languissants. Sa bouche pâle eut un vague sourire.

« Es-tu donc mort aussi ? murmura-t-elle en refermant les yeux. Je ne vois pas ma mère. Sommes-nous tous dans le ciel ? »

Michel la regarda, ébahi, puis il l’enleva dans ses bras, disant :

« On ne se marie pas dans le ciel, ma belle petite Edmée. Éveillez-vous, je suis vivant, je suis riche, je suis heureux. À quand notre noce ? »