Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 23

Hachette (tome IIp. 89-101).
Deuxième partie


XXIII

Le logis de M. Bruneau.


En quittant les deux jeunes gens, M. Bruneau, évidemment pressé, prit la peine pourtant de refermer la porte. Il traversa d’un pas rapide la chambre de notre héros Michel, que nous brûlons de présenter enfin au lecteur. En passant devant la croisée, il s’arrêta court, fit un crochet et vint coller son œil aux carreaux.

La fenêtre qui faisait face, et où brillait naguère la lampe de la pauvre malade, était noire. Sans doute Mme Leber dormait, mais une lumière se montrait à la croisée voisine qui éclairait la chambre de sa fille.

Un groupe se projetait sur les rideaux, ou plutôt un couple, dessiné par la bougie unique, allumée au piano d’Edmée : une femme debout et la tête penchée, un jeune homme agenouillé.

Ce groupe était immobile et en apparence silencieux. M. Bruneau, malgré la grande hâte qui semblait le talonner désormais, resta une minute tout entière à regarder ce groupe.

Quand il s’éloigna enfin de la fenêtre, un soupir souleva sa poitrine. Une émotion grave et douce était sur son visage.

Il descendit enfin l’escalier d’un pas lourd et lent ; sa physionomie, redevenue morne, exprimait le calme engourdi de la végétation commerciale. Paris est plein de ces machines, spécialement propres à gagner un peu d’argent, qui calculent et ne pensent point. Penser perd le temps.

En tournant le palier du premier étage, M. Bruneau lança pourtant un regard oblique et assez vif à la porte sévèrement élégante qui avait à son centre une plaque de cuivre ovale, luisante comme l’or, avec ces deux mots : Agence Lecoq. Ce fut tout ; il passa. Au rez-de-chaussée, il entr’ouvrit la loge du père Rabot et dit :

« Trois-Pattes avait sommeil, le paresseux !

— Tiens ! il est donc chez lui, Trois-Pattes ? demanda le portier.

— Oui, oui… nous n’avons fait que trois cents de piquet ce soir… Pas gras chez les jeunes gens, dites donc père Rabot ?

— Ah ! ah ! vous êtes entré chez les jeunes gens ?

— Oui, oui, pour leur rappeler l’échéance… Pas gras ! »

Il referma la porte.

Une fois dans la rue, M. Bruneau prit à gauche et s’arrêta au bout de quelques pas à l’entrée de la maison voisine. Il frappa et donna un petit coup à la vitre du concierge qui lui cria sans se déranger :

« Elle n’est pas encore venue, monsieur Bruneau, la lettre qui vous apportera vos vingt-cinq mille livres de rentes !

— Elle viendra… Patience !… patience ! »

On lui répondit de la loge par un éclat de rire.

M. Bruneau monta le premier étage posément, et les trois autres avec une agilité soudaine. La porte de son logis était au quatrième étage et portait son nom écrit à la craie.

Si quelqu’un avait eu intérêt à espionner M. Bruneau, et nous verrons bientôt que ce quelqu’un existait, voici ce qu’il eût découvert en mettant son œil et son oreille à la serrure du marchand d’habits.

Les Normands sont prudents. Le premier soin de M. Bruneau en prenant possession de son logis fut de donner deux bons tours de clef, après quoi il alluma sa lampe. C’était pour lui l’heure du souper, il mangea un morceau sous le pouce ; ce repas dura juste cinq minutes et fut pris du meilleur appétit.

« À la niche ! dit-il assez haut pour être entendu de l’escalier. »

Les gens qui vivent seuls contractent cette habitude de parler avec eux-mêmes. M. Bruneau vivait absolument seul.

Sa toilette de nuit ne fut pas plus longue que son repas. On put ouïr les planches de son lit qui craquaient avec bruit.

« Bonsoir les voisins, dit-il encore tout haut et joyeusement. »

Et la lampe s’éteignit. On allait évidemment dormir de la bonne manière !

Les voisins de M. Bruneau, nous pouvons vous les nommer ; il n’y avait personne pour l’entendre dans sa propre maison, car sa chambre tenait tout un côté du carré ; elle était grande et lui servait de magasin. Mais, dans l’autre maison, celle d’où M. Bruneau sortait, il y avait, au même étage que lui, nos deux jeunes auteurs dramatiques, leur ami Michel tout court que nous ne connaissons pas encore, et l’estropié des messageries du Plat-d’Étain : Trois-Pattes.

Les deux premiers étaient trop loin ; le troisième se trouvait absent, M. Bruneau ne pouvait l’ignorer. Quant à Trois-Pattes, il dormait, selon le propre dire de M. Bruneau. C’était donc à lui-même que M. Bruneau souhaitait ainsi le bonsoir.

Pendant plusieurs minutes, un silence complet régna dans sa chambre. Au bout de ce temps, le lit craqua pour la seconde fois, mais bien doucement, et une oreille très subtile aurait pu saisir le bruit à peine perceptible d’un pied nu qui touchait le carreau avec précaution. Puis ce fut un son de porte roulant sourdement sur ses gonds.

Où, cette porte ? La chambre de M. Bruneau n’avait, en fait de porte, que celle qui donnait sur le carré. L’architecte de la maison vous l’eût affirmé.

Mais, après tout, personne ne pouvait savoir au juste ce qui était ou ce qui n’était pas dans la chambre de M. Bruneau ; car, circonstance étrange, depuis qu’il l’avait louée, nul n’avait eu permission d’en passer le seuil. C’était un locataire tranquille, exact à payer le terme. On tolérait ses manies.

Une minute ou deux après ce bruit de porte, on battit le briquet chez Trois-Pattes. Le père Rabot vous eût dit pourtant qu’il n’avait point vu rentrer l’estropié. Il est vrai que M. Bruneau prétendait avoir fait avec lui et chez lui sa partie de piquet dans la soirée, mais ces Normands disent ce qu’ils veulent.

Une lueur passa sous la porte de Trois-Pattes. Soit qu’il fût de retour, soit qu’il quittât son lit à cette heure où l’on se couche, il était éveillé, voilà le fait certain.

En ce moment, Similor, les mains dans ses poches, et Échalot, portant Saladin comme un panier par l’anse, remontaient mélancoliquement l’escalier pour regagner leur taudis. Ils avaient fait un tour de boulevard du Temple, le long des chers théâtres, pour calmer le chagrin de leur déconvenue. Le Cirque colossal, la sensible Gaîté, les Folies-Dramatiques, Gymnase de la moyenne épicerie, Madame Saqui, les Funambules et le Petit-Lazari, avaient successivement ouvert leurs battants pour l’entr’acte sans leur apporter la moindre contre-marque.

Le public du dimanche avale le spectacle jusqu’à la lie.

Et d’ailleurs la chance n’y était pas, quoi ! Il y a des veines où rien ne réussit.

Similor roulait dans sa tête étroite des pensées tumultueuses. Échalot se sentait amoindri ; la récente tentative auprès des deux jeunes gens l’affaissait. Tuer la femme n’est déjà pas une besogne si agréable, quand on a bon cœur. Eh bien ! on ne voulait même pas de lui pour cela !

Saladin, habitué à toutes sortes de positions fâcheuses, râlait tout doucement. L’enfance de ce petit n’était pas heureuse, mais il s’accoutumait à l’agonie, comme Mithridate aux poisons. Il avait la vie dure autant que les chats orphelins. Pour le tuer il eût fallu lui casser la tête avec une pierre.

« Dire qu’il y a des particuliers qui font la poule à cette heure-ci dans tous les établissements de la capitale ! gronda Similor qui crispait ses poings fermés dans ses poches.

— Le bonheur est fait pour les chanceux ! » répondit Échalot.

Similor s’arrêta devant la porte de Trois-Pattes.

« Tiens ! fit-il, le lézard ne dort pas !

— Il a une situation, celui-là ! » soupira Échalot, qui mit Saladin sur son épaule.

Telles, dans les tableaux de grand style, envoyés par les pensionnaires de Rome, les splendides filles de l’Italie portent leurs vases étrusques en revenant de la fontaine. Leurs cruches cependant ne disent rien. Mais Saladin protestait.

« Faut-il essayer ? demanda Similor. Il a du louche dans ses mœurs, ce paroissien-là !

— Essaye si tu veux, Amédée. »

Ceci fut dit avec fatigue. L’ancien garçon de pharmacie était à bout d’espoir.

Similor gratta timidement les planches mal jointes. On ne répondit point.

« Fera-t-il jour demain ? » prononça-t-il tout bas.

Échalot s’était arrêté. Tous deux retinrent leur souffle pour écouter. Saladin, ayant poussé un cri, fut corrigé. Il n’y eut point encore de réponse.

« Holà ! monsieur Mathieu ! reprit Similor en élevant la voix, si quelquefois vous aviez besoin de deux jeunes gens qui sait ce que parler veut dire, pour la chose de vos ouvrages secrètes ?

— Allez au diable ! » fut-il enfin répondu.

Nos amis infortunés échangèrent un douloureux regard. Personne ne voulait d’eux. Ils continuèrent de monter l’escalier dont les marches ne sonnaient point sous leurs chaussons de lisière. Saladin ayant encore crié, Similor proposa de l’étouffer. Ce n’était pas mauvais naturel chez ce brave garçon, mais le malheur aigrit. Du reste, Échalot ne voulut pas.

Ils parvinrent aux combles de la maison, où quelques planches de bateau fermaient leur petit coin de grenier. Sur ces planches, un morceau de carton, cloué de travers, parodiait l’opulente plaque du premier étage et murmurait : Agence Échalot, comme l’autre criait : Agence Lecoq.

Misère ! étonnante misère ! et aussi miracles de l’aveugle espoir ! Échalot espérait faire des affaires. Quelles affaires, bonté du ciel ! Entre quels intérêts le pauvre diable pouvait-il servir de trait d’union ! Ne soyez pas incrédules cependant ; Paris possède des banquiers en haillons, et chaque rouerie en usage dans les salons de la haute finance se répercute au burlesque dans le ruisseau, au burlesque ou au sanglant.

Le dénûment, croyez-le, a ses études, ses cabinets, ses comptoirs, comme il a ses lieux d’orgie, ses tripots et ses salles de bal. À cent pieds au-dessous du niveau du possible, on spécule et on calcule. Le courtier de chimères ne se rencontre pas seulement aux environs de la Bourse, et cette orgueilleuse sirène que vous nommez l’industrie ne finit même pas en poisson : ses pieds hideux sont des écheveaux de polypes qui grouillent on ne sait où.

Que si cependant vous exigiez un bilan exact des ressources de l’agence Échalot, il faudrait bien vous répondre que l’essence même de cette hardie spéculation est le néant. Échalot comptait sur la chance, et ne demandait qu’à gagner un gros lot sans prendre de billets. Presque tous les malheureux qui ont bu ce poison spécial, l’abrutissement distillé par l’antique mélodrame, jouent ainsi quelque lamentable rôle. Ils vivent dans le monde des malsaines invraisemblances. L’absurde, ce garde-fou de la route commune, n’existe plus pour eux. Ce sont, la plupart du temps, on ne saurait trop le répéter, de bonnes âmes, ou du moins des âmes naïves. Que de pauvres filles ainsi perdues ! Que de braves garçons détournés du travail prosaïque et affolés jusqu’à l’admiration littéraire du vice ou du vol ! Quand l’opium se vend à deux sous en pleine rue, comment s’étonner de ces idiotes ivresses ?

Mais le fond : car on a beau discourir, tout précipice a un fond. Eh bien ! Échalot, cet abîme, en dehors de l’agence qui était sa gloire, utilisait à la sourdine ses talents pharmaceutiques et fabriquait du poil à gratter pour les charlatans de la place de la Bastille. Nous ne voulions pas vous le dire. Il avait grande honte de cela, et devant Similor lui-même il attribuait à des « trucs » les maigres bénéfices de ce labeur mystérieux. Saladin en vivait, et ce pervers Échalot n’était pas à l’abri de partager son talon de pain avec un pauvre.

Mais comme il eût tué la femme avec plaisir !

Se peut-il que le mal soit de si difficile accès, et la religion du crime imbécile rapporte-t-elle si peu à ses fervents ? Il n’y avait pas même une chandelle à l’agence Échalot. Nos deux amis se couchèrent sans souper.

La lune secourable éclairait seule leurs mouvements et le triste décor qui les encadrait. Le bouge était meublé d’une chaise, de deux banquettes en guenilles, d’une large paillasse abondamment éventrée et d’une table supportant, ma foi ! deux étages de cartons. Qu’y avait-il dans ces cartons ? les affaires de la maison Échalot, parbleu ! Deux ou trois poignées de lambeaux à l’usage de Saladin, et du poil à gratter.

Saladin fut déposé sur la table, entre l’écritoire desséchée et une bouteille vide, qui eût valu ses trois sous si elle n’eût été fêlée.

« Et dire, répéta Similor qui avait de vraies larmes dans la voix, que la moindre poule gagnée donne de quoi se divertir dans Paris, faire la noce avec des dames et se plonger dans l’oubli de ses propres tourments !

— Toujours des dames ! riposta Échalot avec humeur. Moi, si j’avais de l’or, je me bornerais à nous donner les plaisirs de la table. »

Mon Dieu ! ce soir, Similor se fût contenté de ce pis-aller.

« N’empêche, dit-il, pourtant qu’on en a vu qui mettaient un jeune homme dans l’aisance, des dames… À la dernière des Folies-Dramatiques, te souviens-tu de la marchande de denrées coloniales qui prenait des billets de cinq cents dans la caisse de son époux pour les fourrer à M. Théophile ?

— Autrement tourné que toi, celui-là ! » fit Échalot qui remplissait ses devoirs auprès de Saladin.

Similor se jeta sur la paillasse.

« Si on en avait les toilettes ! soupira-t-il. Gilet blanc, cravate bleu de ciel avec épingle en pierres précieuses, bagues au doigt, coiffé par le perruquier des théâtres et du fard sur les joues. La mère de Saladin était plus aristo qu’une épicière. »

Échalot haussa les épaules et dit :

« Avale, petiot, c’est moi qu’est ta vraie mère par les sentiments. »

Puis il ajouta en soupirant :

« Pauvre Joue-d’Argent ! »

C’était peut-être le nom, ou le sobriquet, de la défunte.

Ce fiévreux Similor se tournait et se retournait sur la paillasse.

« Il n’y a pas de bon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup. J’étais fait pour toutes les délices de l’existence heureuse et débauchée !

— Calme-toi, Amédée ! lui dit sévèrement son ami. Tu te fais du mal avec tes passions brûlantes. La chance, peut venir. Si on trouvait une ficelle…

— J’en ai une ! l’interrompit Similor d’un air sombre.

— Voyons voir ! »

Amédée se souleva sur le coude. Un rayon de lune éclairait son maigre visage, autour duquel ses cheveux plats tombaient comme des serpents.

« Tu ressembles au traître ! murmura Échalot épouvanté.

— Ça y est ! répondit Similor avec une froide exaltation. Je ne crois plus à rien, même aux faiblesses de la nature ! Tout le monde sait bien qu’on trouve des bourgeois impotents qui veulent perpétuer leur race pour ne pas laisser périr le nom de leurs ancêtres. Je leur colle Saladin pour cent francs comptant ! »

Échalot ne répliqua pas tout de suite ; il pressa l’enfant contre son cœur avec une véritable tendresse et mit un long baiser sur sa pauvre joue blême.

« Fais silence, Amédée ! prononça-t-il solennellement. Tu blasphèmes ! L’enfant est plus à moi qu’à toi, car je l’ai nourri de mon laitage ! J’entrerai, s’il le faut, dans une voie criminelle, pas froid aux yeux, et prêt à violer les lois arbitraires qu’est faite par les tyrans. C’est mon caractère ! Mais faudra que tu me passes au travers du corps, entendez-vous, pour nuire au petit que j’ai son plan d’éducation tout fait, et que je lui laisserai intégralement mon héritage !

— Pour sensible, tu es sensible ! dit Similor attendri. Mais si l’impotent était pair de France ? Si ça faisait le bonheur de Saladin pour tout son avenir ? et qu’il nous protégerait par la suite… Que nous irions le voir à son château, sur l’impériale, et qu’il nous mettrait des bourses dans la main, sachant le secret de sa naissance qu’on cacherait à l’univers entier. On ne ferait pas semblant de rien en entrant, mais on s’épancherait dans son cabinet, loin des regards de la foule… Bonjour, papa Similor ! Ça va bien, maman Échalot ?

— Enchanteur ! murmura ce dernier, qui pleurait et qui riait à la fois. Comme tu manies la parole avec adresse ! Pour son bonheur, vois-tu… »

Il s’arrêta et reprit :

« Mais s’il allait nous renier plus tard ?

— Incapable ! protesta Similor. Je ne te dis pas qu’il nous embrassera dans la rue. Ça ne serait pas raisonnable… mais il nous fera des petits signes amicaux du sein de son carrosse.

— Je n’en demande pas davantage ! soupira tendrement Échalot.

— Et puis d’ailleurs, crois-tu que nous ne serons pas habillés proprement, à l’époque ?

— Dam ! s’il en fait les frais généreusement…

— Il les fera, j’en réponds !… Viens te coucher. »

Échalot embrassa une dernière fois le futur pair de France et s’étendit sur la paillasse. La concorde était rétablie entre les deux amis. Pendant un quart d’heure, ils dialoguèrent leurs légitimes espérances, puis ils trouvèrent un sommeil plein de rêves où ils se virent tous deux, gras et cossus, fêtant la bombance éternelle.

De bonne foi, Saladin, héritier acheté par l’impotent, pouvait-il faire moins pour papa et maman ?

Ils ronflaient tous deux, maman et papa, pauvres estomacs creux, pauvres consciences vides. Courez le monde, fouillez l’univers, nulle part ailleurs que dans les ravins de la forêt parisienne vous ne trouverez ces végétations monstrueuses.

La lune tournait et mettait sa lumière sur la mièvre face du petit.

C’était un vieillard en miniature, et gentil pourtant. Dans les rides indécises de ce masque on devinait les rudiments d’un sourire à la Voltaire.

Comment poussent-elles ces créatures ? Les enfants scrupuleusement soignés meurent parfois, car Paris n’est pas une bonne nourrice ; mais ceux-là ne meurent jamais. Ils percent la terre sous le pied qui les devrait écraser. Ils ont la santé du champignon. S’il y avait la peste, ils en vivraient. Chance de mauvaise herbe !

La mauvaise herbe, entendons-nous bien, se compose de simples précieux et de fumier. — Que deviennent-ils, ces fils de l’impossible ?

C’est le mystère et c’est le hasard. À quoi peut servir une pareille trempe ? À tout. Leur berceau fut le vice, mais ils ont souffert. Aucune souffrance n’est perdue ici-bas, quand le patient a la force et le temps.

Parmi ces créatures, l’innombrable majorité n’a pas la force. Elles végètent, dures au mal, mais annihilées par le mal. C’est la litière de nos sociétés.

Mais d’autres… Ah ! ceux-là sont d’acier. Prenez garde ou découvrez-vous ; c’est solide pour nuire ou pour bien faire ; c’est intrépide ou c’est implacable ; cela inspire la terreur ou le respect. Les grands coquins ont cette origine, les ardents tribuns aussi, aussi les fiers poètes, aussi les magnanimes apôtres.

Sera-t-il Cartouche, cet avorton ? ou Robespierre ? ou Bernadotte ? ou Beaumarchais ? ou Vincent de Paul ?

Paris est capable de tout.

Mais qu’elle est laide au clair de la lune, cette graine d’idiot ou de héros ! Tirez !

Pendant que tout dormait dans ce trou plein d’illusions et de misère, la porte du logis de Trois-Pattes, située à l’étage au-dessous, roula doucement sur ses gonds. Le commissionnaire estropié de la cour dû Plat-d’Étain sortit de sa chambre avec précaution après avoir éteint préalablement sa lumière. Il monta l’escalier en rampant, et c’était chose pénible, mais curieuse de voir avec quelle adresse de reptile il profitait de sa roulette ou troisième patte.

Il s’arrêta devant le taudis d’Échalot et prêta l’oreille.

Puis, longeant un corridor étroit qui traversait, les combles, il rejoignit l’escalier de service et en descendit les marches à reculons, jusqu’au premier étage.

Là étaient deux portes dont l’une s’ouvrait sur les cuisines assez vastes et bien vivantes de la maison Lecoq, dont le patron était un joyeux appétit.

Ce fut à l’autre que l’estropié frappa six coups ainsi espacés : trois, deux, un.

La porte roula aussitôt sur ses gonds, et une voix de femme énergiquement enrouée dit en patois corse :

« Fa giorne, donque, aqueste, nott’, sclopat ? (Il fait donc jour, cette nuit, éclopé ?) »

Trois-Pattes passa le seuil en rampant et répondit :

« Il y a du nouveau, madame Battista. J’ai travaillé pour deux aujourd’hui, tout éclopé que je suis. Je ne dormirai pas avant d’avoir entretenu le patron.