LES HEROS
DE
LA GRECE MODERNE

II.
MARC BOTZARIS.



I

Le nom de Marc Botzaris est un de ceux que les Grecs prononcent avec le plus de fierté. Fils de Kitzos Botzaris, que l’on a vu figurer dans la première guerre de Souli, il naquit en 1788, et passa une partie de sa jeunesse à Vourgarelli, village situé au pied des monts Djoumerca, au nord d’une petite contrée voisine de la Selléide, l’Athamanie. Après la défaite des Souliotes en 1803, Kitzos essaya vainement de sauver ceux qui s’étaient réfugiés auprès de lui. Surpris par les bandes féroces du pacha de Janina, renfermé dans un monastère avec quelques centaines de soldats, de femmes et d’enfans, il soutint pendant plusieurs semaines les assauts multipliés de cinq ou six mille Albanais. Marc Botzaris fit durant ce siège un glorieux apprentissage des armes ; mais le monastère fut pris, et ses défenseurs passés au fil de l’épée. Kitzos, Marc, une femme intrépide dont l’histoire n’a point conservé le nom, parvinrent seuls à se faire jour, l’épée à la main, à travers les Turcs, et réussirent à gagner Parga.

Marc Botzaris fut un de ceux qui se rendirent en France, où il s’enrôla. Son séjour sur la terre française n’a pas laissé de traces, et nous savons seulement qu’il passa au bout de quelques années à Corfou, pour y organiser un bataillon de Souliotes dont le gouvernement impérial lui confia la formation et le commandement. Colocotroni raconte[1] qu’il le rencontra en 1814, au moment même où un combat allait s’engager entre les Français et les Anglais. Colocotroni était à la solde de ces derniers. Ayant aperçu les Souliotes, il apostropha de loin leur chef, qu’il ne connaissait point encore, et l’invita à venir le rejoindre. Botzaris lui répondit : « Comment veux-tu que je trahisse la cause que j’ai juré de servir ? Que chacun reste de son côté ! Quand les coups de fusil seront tirés, nous nous embrasserons. » Colocotroni apprécia la fidélité de son compatriote, et, après avoir combattu contre lui, il fit de Marc son frère d’adoption, pratique usitée en Grèce entre gens qui s’aiment et s’estiment.

Le séjour de Botzaris en Europe, l’enseignement qu’il tira des grandes choses qui s’y passaient alors, lui valurent une incontestable supériorité sur tous les autres chefs de l’indépendance. Ceux-ci n’avaient pas encore dépouillé les vices fatalement enfantés chez les uns par la longue servitude qu’ils avaient subie, chez les autres par la sauvage liberté qu’ils avaient conquise. Le spectacle de leur rudesse et de leurs rivalités fut trop souvent une source de déceptions pour les Européens qu’un généreux enthousiasme poussa en Grèce de 1820 à 1824, et qui, pleins des souvenirs de l’antiquité classique, s’attendaient à retrouver un Aristide, un Miltiade, un Philopœmen, dans chacun des capitaines grecs. Botzaris seul répondit pleinement à l’attente des étrangers qui combattirent à ses côtés, et réalisa le type rêvé par eux. Les philhellènes que nous avons pu interroger, ou dont nous avons consulté les mémoires[2], s’accordent tous à rendre à cet illustre chef un même tribut d’estime et d’admiration, et leur témoignage justifie le surnom de Léonidas qui lui fut donné. De tous les grands hommes de l’antiquité, ce dernier était en effet celui dont la gloire lui paraissait la plus digne d’envie ; il en parlait sans cesse, et aspirait à trouver pour lui-même de nouvelles Thermopyles et une semblable mort.

À un ardent patriotisme, à une intrépidité sans égale, Marc joignait une vive intelligence, une facilité de parole qui s’élevait sans effort à l’éloquence, une connaissance sérieuse de l’art militaire, et un violent amour de la renommée. Il se concilia l’affection de tous ceux qui l’approchèrent par la douceur de ses habitudes, et il mérita le respect public par l’intégrité de sa conduite et par son désintéressement. On peut dire que son existence fut aussi exempte de fautes que féconde en grandes actions. Un membre du comité hellénique de Londres, Edward Blaquières, qui fit de longs séjours en Grèce, parle ainsi de Botzaris, qu’il a connu[3] : « A part les avantages que donnent la science et l’éducation, Marc Botzaris était doué de toutes les vertus auxquelles l’homme peut atteindre, et elles étaient rehaussées en lui par une simplicité de caractère dont on ne retrouve l’exemple que dans les grands hommes de Plutarque. Dès ses jeunes années, il fut l’espoir et plus tard l’admiration de son pays, comme citoyen, comme patriote, comme soldat. »

Ainsi que la plupart des hommes de la race de Souli, Marc était petit, blond, agile et robuste, et, suivant la mode grecque, il portait de longs cheveux qui retombaient en boucles sur ses épaules. Sa physionomie offrait, comme son caractère, un heureux mélange de douceur, d’énergie et de hardiesse, et sa personne était douée de je ne sais quel charme qui subjuguait tous ceux qui l’approchaient. Botzaris fut un héros dans toute l’acception du terme. L’histoire, malgré la sévérité qui doit présider à ses recherches et conseiller ses jugemens, ne jette pas une seule ombre sur le romanesque éclat et l’intérêt touchant dont les poètes de la Grèce moderne ont entouré ce nom.

C’est en 1820 que Marc débarqua sur les côtes du Chamouri avec quelques centaines de Souliotes ramenés de l’exil. À cette époque, Ali-Pacha était bloqué dans Janina, bravant depuis près de douze années les sentences de mort prononcées contre lui par le sultan. Assiégé par une vingtaine de mille hommes sous les ordres du séraskier Ismaël, il se défendait avec toute la fureur du désespoir, et ne possédait plus guère que son château du lac et la montagne de Souli, où il avait fait construire une immense forteresse garnie de canons à la place de la faible tour de Kiapha. Marc Botzaris, en touchant le sol de l’Épire, n’avait d’autre pensée que de regagner promptement les météores[4] de la Selléide, au sein de laquelle ses compagnons étaient impatiens de se retrouver. Ne jugeant pas que le moment fût encore venu de soulever efficacement la Grèce, il espérait pouvoir rester neutre entre le sultan et son vassal rebelle, et il comptait voir les forces de la Turquie s’user dans cette querelle intestine. En attendant, il voulait, comme les Russes l’avaient voulu en 1790, faire peu à peu de Souli le centre d’une conjuration puissamment organisée ; mais la marche précipitée des événemens allait rendre impossible l’exécution de ce plan.

Sur le conseil du vieux Nothi Botzaris, oncle de Marc, les Souliotes, au nombre de huit cents au plus, en y comprenant les enfans et les femmes, se présentèrent au quartier-général d’Ismaël-Pacha, sous les murs de Janina, pour réclamer de lui l’autorisation de s’emparer à leurs risques et périls des montagnes de Souli, dans lesquelles Ali tenait encore une forte garnison. Ils demandèrent en outre que le représentant du grand-seigneur leur confirmât les immunités et privilèges dont leurs ancêtres avaient joui. Ismaël leur promit tout ce qu’ils voulurent, à la seule condition qu’ils l’aideraient à prendre la ville de Prévésa, que Vély, fils d’Ali, défendait avec opiniâtreté. Prévésa tombait peu de jours après entre les mains des soldats de Botzaris, qui exigèrent aussitôt le prix de ce service. Ismaël trouva de mauvaises raisons pour ajourner l’exécution de ses promesses, et Marc acquit la certitude que le séraskier n’avait nullement l’intention de tenir ses engagemens. Les Souliotes, usant de prudence et de modération, se bornèrent à ne prendre aucune part aux travaux du siège, et ils s’établirent, à une petite distance du camp ottoman, dans le village de Saint-Nicolas, situé sur les bords du lac de Janina, au pied du mont Paktoras.

Ali, informé de leur juste mécontentement, ne négligea point cette occasion d’attirer à lui de tels auxiliaires. Le moyen qu’il imagina pour entrer en communication avec eux sans éveiller les soupçons des Ottomans mérite d’être rapporté. Pendant toute une journée, il tourna le feu de ses batteries sur le bivouac des Grecs, qu’il accabla d’une multitude de bombes. Pas une seule n’éclata. Les Grecs, surpris de ce phénomène, brisèrent avec précaution quelques-uns de ces projectiles, qu’ils n’étaient pas éloignés de croire ensorcelés. Chaque bombe était remplie de pièces d’or et contenait un billet, par lequel Ali assignait un rendez-vous dans le château du lac aux parlementaires que les Souliotes voudraient lui envoyer. Il les priait d’allumer trois feux au-dessus du village à la tombée de la nuit, afin de lui indiquer qu’ils consentaient aux pourparlers, et il engageait leurs députés à descendre aussitôt après sur la plage de la douane, où une embarcation les attendrait[5]. Marc Botzaris n’hésita point à se rendre à l’invitation du vizir avec trois autres capitaines. Ali-Pacha mit tout en œuvre pour persuader à ses anciens ennemis que leur intérêt était de s’unir étroitement à lui, et, afin de ne leur laisser aucun doute, il déroula sous leurs yeux un firman impérial récemment intercepté par ses agens dans les gorges du Pinde. Ce firman autorisait Ismaël à massacrer tous les chrétiens de l’Épire, en commençant par les Souliotes.

Les capitaines grecs se décidèrent à souscrire au traité d’alliance offensive et défensive que le vizir leur proposait : Ali s’engageait à mettre les Souliotes en pleine possession de leur pays, et le jour suivant fut fixé pour l’échange des otages. Parmi ceux des Grecs, on vit figurer le frère, la femme et les enfans de Botzaris. Ce dernier avait réclamé vainement pour lui-même le périlleux honneur de répondre auprès de leur nouvel allié de la bonne foi de ses compatriotes. Toute la tribu, qui plaçait en lui ses espérances, s’était opposée à son départ ; mais Botzaris voulut qu’on livrât en otages ses enfans et sa femme, cette Curyséis célèbre par ses vertus autant que par sa beauté. De son côté, Ali remit aux Grecs le plus jeune et le plus aimé de ses fils, Hussein-Pacha ; il posa seulement pour dernière condition que la tour de Kiapha resterait en son pouvoir, qu’elle servirait de demeure à son fils, et que les Albanais n’en seraient pas chassés. Les Souliotes acceptèrent sans difficulté cette nouvelle clause, ignorant qu’une redoutable forteresse avait remplacé la tour de Kiapha, qui autrefois n’eût pas contenu plus de cinquante hommes. La nuit suivante, ils prirent le chemin des montagnes. Marc, dont le caractère chevaleresque ne s’accommodait pas d’une fuite nocturne, refusa de quitter sa tente avant le jour, et resta avec un petit nombre de compagnons résolus. Au lever du soleil, il marcha contre les avant-postes turcs, leur envoya quelques balles pour leur annoncer sa défection, et s’élança, sans être poursuivi, sur la trace de ses compatriotes, qu’il rejoignit vers le soir (décembre 1820). La surprise et le désappointement des Souliotes furent extrêmes, lorsqu’à leur entrée dans la montagne ils aperçurent les murailles menaçantes élevées sur l’emplacement de l’ancien pyrgos de Kiapha. Ils se bornèrent à intercepter toutes les avenues de cette citadelle par des postes nombreux confiés à leurs meilleurs pallikares ; ils firent en même temps savoir au vizir qu’ils allaient tenir son fils étroitement enfermé dans Souli jusqu’à ce que les clés de Kiapha leur fussent remises.

Le théâtre sur lequel la guerre allait se trouver transportée demande une description rapide. La Selléide, où s’était illustré Photos Tsavellas, est bornée à l’ouest par une contrée aussi riante que les rochers de Souli sont sauvages, coupée par de nombreux cours d’eau qui la fécondent, couverte de belles forêts, accidentée par de hautes et vertes collines. Cette contrée, que les Turcs appellent le Chamouri, comprend tout le pays entre la Thyamis et l’Achéron, depuis la mer de Corfou au sud jusqu’aux monts Olychiniens[6] au nord. La partie septentrionale du Chamouri s’appelait autrefois la Thesprotie ; celle qui avoisine la mer portait les noms de Cestrine et d’Aïdonie. De sombres traditions mythologiques consacrent l’Aïdonie ; c’est là que les anciens plaçaient le royaume de Pluton, et qu’on retrouve le fameux lac Achérusien, à quelques lieues au-dessus du port Glykys. Lorsqu’on remonte le cours de l’Achéron en sortant de ce port, on suit précisément l’itinéraire que parcouraient autrefois les théories de pèlerins qui allaient consulter en tremblant l’oracle de Dodone. Si, de ce même port Glykys, on longe les côtes de la mer dans la direction du midi, on entre dans le canton de Rogoux, désignation albanaise de l’ancienne Cassiopie. Ce pays est couvert de collines, dont quelques-unes offrent une assez riche végétation, et où les pâtres épirotes viennent passer l’hiver. Il est borné à l’est par l’Arachtus (aujourd’hui Lourcha), sur les bords duquel est construite la ville de Loroux, non loin de l’emplacement qu’occupait l’ancienne cité d’Ambracie, dont il n’existe plus que de méconnaissables vestiges. On passe de là dans la province d’Arta (ancienne Amphilochie), qui s’étend sur les rives du golfe Ambracique, en face de l’Acarnanie. Cette riche province forme une vaste plaine toute parsemée de prairies et de bois ; elle s’élève au nord jusqu’aux montagnes abruptes qui forment le défilé de Variadès et celui des Cinq-Puits, à huit lieues environ du golfe d’Arta. Ali-Pacha avait construit aux Cinq-Puits un caravansérail fortifié, et ce poste était un de ceux dont la possession importait le plus aux Souliotes, car il commande la route de Janina à la mer, et n’est séparé que par une courte distance des monts Djoumerca[7], refuge des klephtes les plus aguerris de l’Épire. Le voyageur qui redescend par ce défilé de la Selléide vers Arta jouit d’un panorama féerique, lorsque rien ne trouble la pureté de l’atmosphère : au premier plan se dressent les pics aigus, les sombres anfractuosités, les abîmes profonds et les hautes montagnes- de neige de Souli ; aux pieds du voyageur, la riante plaine d’Arta se déroule jusqu’à la mer, qui la baigne de ses flots calmes et bleus ; au-delà, les montagnes de l’Acarnanie terminent l’horizon. Enfin, à l’est, on aperçoit, par-dessus les alpes verdoyantes des monts Djoumerca, les hauts sommets du Pinde, dont la masse imposante imprime à ce merveilleux tableau un cachet de grandeur et d’austère mélancolie.

Afin de donner à la guerre qui, selon toute apparence, ne tarderait pas à se concentrer autour de la Selléide un caractère de nationalité en même temps que des élémens nouveaux de succès, Botzaris s’empressa de traiter avec les chrétiens de la Thesprotie. Les Souliotes, renonçant enfin à leurs antiques préjugés de race et redoutant l’isolement qui avait causé leur ruine, consentirent à admettre dans leur confédération tous les Grecs des contrées environnantes, et à les traiter sur le pied d’une entière égalité. C’était la première fois que la montagne s’unissait aussi étroitement à la plaine, et la république de Souli, sortant des limites qu’une imprévoyante fierté lui avait autrefois imposées, s’étendit dès ce moment de Janina au canton de Loroux, voisin de la mer. Botzaris se trouva ainsi à la tête de trois mille cinq cents combattans.

Contraint, par la mauvaise foi d’Ismaël, à prendre les armes plus tôt qu’il n’aurait voulu, Marc songea tout d’abord à couper les communications entre le camp impérial et l’importante ville d’Arta, capitale de l’Amphilochie. Dans cette pensée, il s’empara du caravansérail fortifié qui commandait l’entrée du défilé des Cinq-Puits, à sept lieues sud-est de Janina. De ce poste avancé, il pouvait en outre donner la main aux klephtes belliqueux des monts Djoumerca, dont quelques-uns ne tardèrent pas à le rejoindre. Les échos de l’Épire retentirent alors pour la première fois du Δεΰτε, παίδες, τών Ελλήνων (allons, enfans des Hellènes), hymne patriotique et guerrier composé sur l’air de la Marseillaise, et introduit en Grèce par les Souliotes qui avaient servi sous les drapeaux de la France. Ce chant se propagea rapidement parmi les Grecs, et servit de prélude à quelques-unes de leurs plus belles victoires[8]. La perte du défilé des Cinq-Puits, jointe à celle de plusieurs caravanes remontant du golfe d’Ambracie et capturées par les Souliotes, jeta l’alarme dans le camp d’Ismaël. Les Turcs n’eurent rien de plus pressé que de choisir trente-six officiers qui durent réciter le premier chapitre du Koran quatre-vingt-douze fois par jour, et trente-six derviches qui fuient obligés de recevoir dans le même espace de temps quatre-vingt-douze coups de discipline de la main de leur supérieur. Cette première satisfaction donnée à la colère du prophète, trop clairement manifestée par les succès des chrétiens, cinq mille hommes d’infanterie et de cavalerie furent envoyés pour reprendre le caravansérail, occupé par deux cent cinquante Souliotes. Ceux-ci, avertis de cette attaque par Ali-Pacha, laissèrent approcher l’ennemi jusqu’au pied de la petite forteresse, et l’accueillirent par une fusillade à bout portant. Les musulmans n’en montèrent pas moins à l’assaut, mais au même instant Botzaris, embusqué dans les montagnes environnantes, se jeta sur eux avec une poignée d’hommes, les culbuta et les poursuivit jusqu’au défilé de Tyriaki. Après ce succès, Marc revint en toute hâte au défilé des Cinq-Puits, afin d’arracher les prisonniers qu’on avait faits au sort qui leur était réservé. Déjà les Souliotes en avaient décapité plusieurs, et formaient un trophée de leurs têtes. Botzaris mit fin à cette exécution sanglante ; il ne laissa jamais ternir l’éclat de ses triomphes par de semblables barbaries. Une de ses plus grandes préoccupations fut d’introduire dans ses petites armées la discipline qu’il avait apprise sur les champs de bataille de l’Europe. Aussi les guerres de l’indépendance hellénique prennent-elles avec Botzaris un caractère élevé qu’elles n’avaient point eu jusqu’à lui ; elles cessent d’être une suite incohérente de luttes isolées, d’épisodes épars, de victoires sans résultat, de triomphes sans lendemain. Le nouveau chef les dirige vers un but déterminé, qui est l’expulsion des Turcs, non plus comme autrefois d’un village, d’une montagne, d’une province même, mais de tout le territoire hellénique.

Grâce aux succès de Botzaris, l’insurrection gagna rapidement du terrain. La Cassiopie se souleva tout entière. Les Albanais[9] eux-mêmes commencèrent à se dégoûter du service d’Ismaël. Deux de leurs principaux chefs, Tahir-Abbas et Hagos-Bessiaris, tour à tour alliés d’Ali ou du sultan, passèrent aux Souliotes. Le séraskier, dont l’armée avait fait des pertes considérables que nul renfort n’avait encore réparées, enjoignit à Békir-Djocador, son lieutenant, d’entrer en pourparlers avec les Grecs de la Selléide (février 1821). Ceux-ci consentirent à un armistice d’un mois. Le polémarque, inquiet de l’inaction de la Grèce méridionale, profita de cette suspension d’armes pour expédier dans les villages de la Hellade et du Péloponèse des émissaires chargés d’y répandre le bruit de ses victoires. Au bout de quelques semaines, les envoyés de Souli revinrent avec de grandes nouvelles : Germanos, métropolitain de Patras, par un manifeste daté du 26 mars 4821, avait proclamé les droits de la Grèce à l’indépendance, arboré l’étendard de la révolte et réclamé l’assistance des puissances étrangères.

La Turquie cependant venait d’appeler Kourchid, pacha de Morèe, à remplacer Ismaël, que le divan accusait d’inertie et de lenteur. Quelques jours avant l’explosion de l’insurrection, Kourchid avait quitté Tripolitza, sa capitale, où il laissait son trésor et son harem, confiés à la garde d’une troupe d’Albanais. Il arrivait en toute hâte en Épire, et s’établissait sous les murs de Janina au moment où expirait l’armistice conclu avec les Souliotes. Ali-Pacha, effrayé, se décida enfin à rendre aux chrétiens la citadelle de Kiapha, pour les attacher plus étroitement à sa cause. Les insurgés de l’Épire, persuadés que de graves événemens ne tarderaient point à se passer, se réfugièrent en foule dans la montagne de Souli. À partir de ce jour, l’existence de Botzaris ne fut qu’une suite non interrompue de combats, que résument glorieusement trois épisodes mémorables : le siège d’Arta, la campagne de l’Épire en 1822, enfin la bataille de Karpénitzi.


II

Le siège d’Arta en 1821 fut un des faits d’armes qui contribuèrent le plus à établir la renommée de Botzaris. Arta, capitale de l’Amphilochie, est située à douze lieues de Souli et à quelques heures seulement du golfe d’Ambracie. Avec son doux climat, son sol généreux, ses jardins en fleurs, ses bosquets d’orangers et de citronniers, son golfe sillonné de vaisseaux, ses caravanes opulentes qui partaient chaque jour chargées de provisions pour les provinces du nord, avec son archevêché et ses vingt-six églises grecques, dont les coupoles byzantines figuraient d’une façon étrange et pittoresque au milieu des minarets d’or des mosquées, cette cité était alors, après Janina, la plus importante de l’Épire. Elle est bien déchue aujourd’hui de son ancienne splendeur. Le gouvernement turc, fidèle à ses traditions de négligence, n’a point cherché à la relever de ses ruines : comme dans toutes les villes situées à l’intérieur de l’empire ottoman, sauf les habitations de quelques raïas grecs enrichis par le commerce, et qui dissimulent avec soin leur aisance pour ne pas éveiller la cupidité peu scrupuleuse des lieutenans du grand-seigneur, on n’y remarque plus que les traces de la complète incurie des autorités et de la profonde misère du peuple. Cependant la beauté du ciel, qui n’a pu changer, fait encore d’Arta un délicieux séjour.

Bien qu’elle contint dix mille défenseurs et une forte artillerie, Botzaris songeait depuis longtemps à s’emparer de cette place, qui lui assurait la possession d’une plage vaste et fertile, en même temps qu’elle lui ouvrait une précieuse voie de communication avec les flottilles hydriotes et les insurgés de l’Acarnanie. Pour la première fois, les Grecs allaient assiéger une grande ville et affronter peut-être les chances d’une bataille rangée. Cette perspective souriait singulièrement à leur chef. Botzaris ne voulut rien négliger pour mener à bonne fin une entreprise aussi importante. Les cavernes profondes des montagnes furent converties en arsenaux qui reçurent des provisions d’armes et de munitions confiées à la garde des prêtres et des vieillards ; des hôpitaux s’élevèrent dans les quatre villages de la Selléide pour recevoir les blessés. Les forêts de la Thesprotie et du canton de Rogoux furent sillonnées de chemins ; de larges entailles furent faites aux troncs des plus gros arbres, afin de guider les traînards sur la trace de leurs compagnons d’armes. Des postes d’observation occupèrent le sommet des montagnes qui environnent les plaines de l’Amphilochie ; ils devaient transmettre les ordres, les nouvelles, et instruire la petite armée chrétienne des mouvemens des Turcs au moyen de signaux. La dernière précaution de Botzaris fut de fortifier le caravansérail des Cinq-Puits et d’y mettre une garnison capable d’arrêter les renforts que Kourchid ne manquerait pas d’envoyer à Arta. Enfin une attaque fut dirigée contre le fortin du défilé de Variadès pour détourner l’attention du séraskier, et Marc descendit de Souli avec six cents hommes, après avoir assigné rendez-vous aux Chamides sur la limite du canton de Rogoux. Malheureusement Botzaris avait compté sans l’éternelle versatilité des Albanais, ses alliés ; à peine était-il sorti des montagnes qu’il apprit que ces derniers s’étaient de nouveau jetés dans le parti du sultan. Loin de se décourager, il résolut de ne pas rentrer dans Souli avant d’avoir conquis une communication avec la mer. Réduit à ses propres forces et ne pouvant plus songer à s’emparer d’Arta, il se porta rapidement contre la tour de Regniassa, située en face de l’île de Paxos, sur le rivage où s’élevait l’antique Cassiopée. Après un sanglant assaut, il s’en empara et y installa une garnison ; puis, se tournant vers le nord et apparaissant à l’improviste là où les Turcs l’attendaient le moins, il prit en Athamanie le poste important de Placa, dont il voulait faire un centre d’opérations militaires. Quelques jours plus tard, il taillait en pièces un corps d’armée qui se rendait au camp de Kourchid ; il rencontrait ensuite Ismaël-Pacha dans la plaine de Passaron, au pied des monts Olychiniens, et lui faisait subir une sanglante défaite. Enfin, après de nouveaux avantages remportés sur les troupes que Kourchid envoyait de toutes parts à sa poursuite, il vint se reposer à Souli de ces rapides victoires.

L’amour de la patrie n’était pas le seul mobile qui guidât Botzaris sur le champ de bataille. On se souvient que Chryséis et ses enfans se trouvaient comme otages chez le perfide Ali, et que leur délivrance dépendait du salut de ce dernier. Marc éprouvait pour cette femme jeune, belle et dévouée, une tendresse passionnée, bien différente de l’affection stoïque que les Souliotes portaient à leurs fières compagnes. Les femmes de Souli, remarquables surtout par leur intrépidité, aussi habiles que les hommes à manier les armes, avaient une âme toute virile, dans laquelle le patriotisme, l’honneur, la haine des Turcs ne laissaient aucune place à de plus doux sentimens. Chryséis, élevée à Corfou, était au contraire douée de tous les charmes et de toutes les grâces de son sexe. L’amour que Botzaris avait pour elle, les cruelles angoisses et la douleur que lui causait sa périlleuse captivité, ont laissé des traces dans les poésies populaires de cette partie de la Grèce. Les improvisateurs de l’Épire semblent avoir compris ce côté intime de l’existence de leur héros de prédilection et deviné la source de ses secrètes tristesses. Ils ont chanté la bravoure et les faits d’armes des Moscho et des Chaïdo[10], mais ils ont consacré à Chryséis leurs plus touchantes complaintes et leurs plus mélancoliques accens :


« Chryséis est assise auprès de son métier doré, mais ses yeux ne suivent point sa broderie : ils regardent les nuages et courent après eux.

« Mon cœur est fermé maintenant, il ne s’ouvre plus et ne rit plus comme autrefois ; mes yeux répandent des pleurs, ils forment un lac, une mer. »

« Apportez-moi mes habits de deuil (dit une autre chanson) ; depuis trois mois, je n’ai pas eu de ses nouvelles. Il est mort, ou il m’oublie.

« Un petit oiseau s’arrête sur un cyprès : — Il n’est pas mort et il ne t’oublie point. Il combat les Turcs à Variadès, à Systrani, à Lelôvo. Il a promis dix mille têtes au pacha pour te ravoir ; six mille sont déjà tombées sous ses coups. Ali pleurera bientôt en te voyant partir. »


Ces derniers mots semblent indiquer que le vizir devint amoureux de sa captive. Nous avons recueilli un détail plus significatif à ce sujet de la bouche de l’un de ces bergers que l’on rencontre faisant paître leurs troupeaux à l’ombre de la forêt d’oliviers séculaires qui environne Athènes. Malheureusement nous n’avons pu retenir et inscrire sur nos tablettes qu’un court fragment de la chanson qu’il nous fit entendre : il montre avec quel légitime orgueil Chryséis traitait le redoutable pacha.


« Verse-moi à boire, lui dit Ali, et laisse-moi te contempler tandis que je viderai la coupe que tu m’auras remplie.

« Chryséis rougit de honte et de colère. — Je ne suis point ton esclave pour te verser à boire, dit-elle ; je suis petite-fille et fille de primats, et femme de Botzaris ! »

Celui-ci, tout impatient qu’il était de consommer la ruine des Ottomans et de revoir l’objet de son affection, ne put reprendre son projet contre Arta qu’au mois de novembre 1821. Obligé de renoncer à contracter avec les Albanais une alliance plus que douteuse, il modifia ses plans. Former selon les règles de l’art le siège d’une ville aussi bien défendue lui parut cette fois une entreprise téméraire ; il craignait surtout que ses soldats, avides de mouvement, d’imprévu, de liberté, n’eussent point la patience et le calme que réclament les travaux d’un siège régulier. Il résolut de recourir à l’un de ces coups de main qui flattaient l’humeur entreprenante de ses compatriotes, et qui étaient tout à fait conformés à leur génie militaire. Botzaris s’entendit avec le chef des Acarnaniens, Karaïskos, qui promit de lui amener mille hommes, et il quitta Souli le 11 novembre 1821, à la tête de trois cents pallikares. Il comptait arriver pendant la nuit dans les plaines de l’Amphilochie, se jeter sur les Turcs au point du jour, culbuter un ennemi déconcerté par la surprise, et donner la main à Karaïskos au centre même de la place, que celui-ci devait attaquer du côté du midi. Ce projet, s’il était hardi, ne reposait pas moins sur une base sérieuse, quand on songe avec quelle facilité les Turcs lâchaient pied devant leurs fougueux adversaires. Par malheur, des pâtres turcomans, ayant remarqué le mouvement des Souliotes, jetèrent l’alarme dans Arta. Plusieurs milliers d’Albanais coururent aussitôt défendre le pont fortifié qui traversait alors l’Inachus, et dont Botzaris devait nécessairement s’emparer pour s’approcher de la ville. Marc n’hésita pas néanmoins à forcer le passage. Malgré les instances de leur chef et l’ardeur qui les animait, les Grecs ne dérogèrent point en cette occasion à l’antique habitude qu’ils tiennent des héros d’Homère, et qui consiste à vomir un torrent d’injures contre leurs ennemis au moment d’en venir aux mains. Les récits de batailles qu’on peut lire dans le remarquable travail de M. Tricoupi sur l’indépendance de la Grèce[11] témoignent de la ténacité de cette vieille coutume nationale ; l’auteur représente presque toujours les deux partis s’adressant au début de l’action de mutuels outrages, comme pour donner ainsi une première issue à leur colère.

Marc, désespéré de voir un temps précieux se perdre en paroles inutiles, s’efforça de mettre un terme à ces invectives, et réussit enfin à entraîner ses compagnons. À cet instant, huit cents cavaliers turcs traversent le pont de l’Inachus et fondent sur les Souliotes, qui ne peuvent résister. Ces derniers se replient rapidement sur le village de Mihourti, où ils se retranchent dans les maisons. Quatre pièces d’artillerie mitraillent les frêles habitations du village, que tourne la cavalerie, afin de couper la retraite aux chrétiens. Marc, suivi de quelques compagnons, parcourt les rues, dirige la défense avec un rare sang-froid, fait évacuer les maisons qui menacent ruine, renforce les points les plus vulnérables, et dispose habilement ses hommes, qui, dans le premier moment de désordre, s’étaient barricadés un peu partout et au hasard. Ce combat, qui devait nécessairement aboutir à l’extermination des Souliotes, durait depuis plusieurs heures, quand Nothi Botzaris déboucha inopinément sur le flanc des Turcs avec quatre cents pallikares. Ce vieux guerrier, en entendant le bruit lointain du canon, n’avait pu résister à l’envie de prendre part à la bataille ; il avait retrouvé les forces et l’agilité de sa jeunesse pour voler au secours de son neveu. À sa vue, celui-ci forme ses soldats en colonne serrée, et exécute une sortie furieuse, tandis que Nothi enfonce de son côté les lignes de l’ennemi, qui ne s’attendait nullement à cette double attaque. Le soir venu, les Souliotes étaient maîtres du terrain jusqu’au pont fortifié ; ils reçurent à ce moment un renfort aussi précieux qu’inespéré : deux mille Toxides les rejoignirent spontanément. Ces Albanais étaient commandés par Elmas-Bey, qui, longtemps à la solde de Kourchid, s’était décidé, après la prise de Tripolitza par les Moraïtes, à embrasser la cause d’Ali-Pacha et de ses alliés les Souliotes.

Deux jours après, Toxides et Souliotes, maîtres des faubourgs en quelques heures, se précipitèrent dans l’enceinte d’Arta, rencontrèrent le brave Karaïskos, qui y avait pénétré de son côté, et après une lutte acharnée restèrent possesseurs des trois quarts de la ville. La nuit sépara les combattans ; les assiégeans campèrent sur les ruines fumantes du champ de bataille au pied de l’acropole, qui contenait un château fort et les bâtimens de l’archevêché, dernier asile du pacha. L’assaut de l’acropole devait avoir lieu le lendemain, et l’on espérait chasser aisément de cette position un ennemi démoralisé par de continuelles défaites. Ce fut un singulier spectacle que celui des derviches toxides et des prêtres souliotes priant ce soir-là côte à côte et rendant grâces au ciel de leur commun triomphe. Les sommets qui s’échelonnent à diverses hauteurs depuis les collines de l’Amphilochie jusqu’aux pics aériens de la Selléide s’illuminèrent pendant la nuit les uns après les autres : cette longue traînée de feux annonça à Souli la victoire des chrétiens ; mais à la lueur même de ces feux de joie un revers de fortune inattendu se préparait. Les beys du Chamouri étaient depuis plusieurs jours assemblés à Paramythia, délibérant sur le parti qu’ils avaient à prendre. Toujours en proie aux éternelles fluctuations d’esprit qui les poussaient tour à tour d’un camp dans l’autre, ils n’étaient pas plus entraînés vers le grand-seigneur que vers les Grecs : servir l’un répugnait à leur fanatisme d’indépendance, s’allier aux autres répugnait peut-être plus encore à leur fanatisme religieux. Plusieurs envoyés de Kourchid les déterminèrent enfin par les plus magnifiques promesses à se ranger sous les drapeaux du séraskier. Les beys promirent d’user de toute leur influence auprès de leurs frères les Toxides pour leur persuader de déserter la cause des Grecs. Pendant la nuit qui suivit la prise de la ville basse d’Arta, les émissaires des Chamides réussirent à pénétrer dans la partie du camp affectée aux Albanais. Ils supplièrent Elmas, au nom de la religion du prophète, de ne plus combattre dans les rangs des ennemis de leur foi, et l’invitèrent à se réhabiliter aux yeux des vrais croyans par une prompte défection. Elmas-Bey, cédant à ces exhortations, ordonna aussitôt à ses hommes de lever le camp et de s’éloigner dans le plus grand silence ; mais il ne consentit point à tourner ses armes contre ses alliés de la veille. Quand les Souliotes, debout au point du jour, s’apprêtèrent à recommencer le combat, les Toxides avaient disparu comme par enchantement. Cependant Marc, voyant ses compagnons encore exaltés par leurs précédens triomphes, ne désespéra pas de compléter sa victoire. L’apparition des éclaireurs d’un corps d’armée que Kourchid avait envoyé au secours d’Arta par des chemins détournés dissipa cet espoir. Marc poussa néanmoins son cri de guerre et s’élança contre les bâtimens de l’archevêché. Ce mouvement, qui ne pouvait plus avoir pour but la prise de l’acropole, était destiné à concentrer sur les Souliotes l’attention des musulmans, afin de couvrir la retraite du fidèle Karaïskos. Celui-ci n’avait consenti à se retirer que sur l’ordre formel de Botzaris. Grâce à cette généreuse inspiration du héros de la Selléide, les Acarnaniens s’échappèrent et reprirent la route de leur pays. Quelques heures après, les Souliotes fuyaient à leur tour, et traversaient à la nage l’Inachus grossi par une pluie récente.

C’est ici que se place un singulier épisode que nous avons entendu raconter par les gens du pays. En arrivant au bord de l’Inachus, les Grecs virent avec effroi sur la rive opposée un escadron de cavalerie qui se disposait à leur barrer le chemin. Botzaris aperçut en ce moment même un grand troupeau de bœufs qui, ayant retrouvé la liberté dans le tumulte des combats de la veille, erraient tranquillement autour de leurs étables incendiées. Il ordonna aussitôt à ses soldats de rassembler le troupeau, de se pendre à la queue de ces animaux, et de les piquer violemment avec la pointe de leurs sabres. Les bœufs, exaspérés par la douleur et par les cris que poussaient les Souliotes, se précipitèrent dans le fleuve, entraînant après eux le fardeau dont ils ne pouvaient se débarrasser malgré tous leurs efforts ; puis ils tombèrent tête basse sur les cavaliers turcs, dont les montures effarouchées se dispersèrent en tous sens.

Bien que l’expédition d’Arta n’eût pas été couronnée de succès, elle n’en resta pas moins glorieuse pour celui qui l’avait conçue et dirigée. Botzaris, le premier, avait eu l’idée d’une grande opération militaire qui aurait procuré à sa patrie d’autres avantages que ceux d’une éphémère victoire. Arta pris, les Souliotes devenaient en effet maîtres des rivages du golfe d’Ambracie, et donnaient la main aux insurgés de l’Étolie, de l’Acarnanie et du Péloponèse. Quelle puissance l’insurrection n’acquérait-elle pas, réunie ainsi en un seul faisceau ? Ce projet, comme on vient de le voir, eût réussi sans la défection des Toxides.

Quelques jours après la retraite des Souliotes, la tour de Regniassa fut reprise par les Turcs. Les circonstances qui accompagnèrent ce nouvel échec montrent bien de quelle façon les austères guerriers de l’Épire comprenaient le devoir et l’honneur militaires. Cinquante-trois pallikares seulement formaient la garnison de Regniassa ; ils avaient fait serment entre les mains de Botzaris de défendre ce poste jusqu’à la mort. Achmet-Aga les investit avec une troupe de trois mille hommes ; repoussé dans un premier assaut, il jugea prudent de proposer un arrangement aux assiégés, à la tête desquels se trouvait un capitaine du nom de Timolas. Celui-ci et ses compagnons, désespérant de se maintenir en face d’un ennemi aussi nombreux, consentirent à capituler : ils posèrent pour toute condition qu’il leur serait permis de retourner dans leurs foyers avec armes et bagages. Cette clause n’ayant soulevé aucune difficulté, ils évacuèrent le poste qui leur avait été confié ; mais lorsqu’ils eurent atteint les rives de l’Achéron, ils rencontrèrent un détachement de pallikares descendus de Souli avec ordre de les désarmer et de leur interdire l’entrée du territoire de la confédération. Les montagnards avaient été indignés de la reddition de Regniassa ; ils accusaient de parjure et de lâcheté les soldats de Timolas, qui avaient juré de s’ensevelir sous les ruines de cette forteresse. Ces derniers, accablés de remords et de confusion, essayèrent vainement de fléchir le courroux de leurs compatriotes ; ils furent contraints de se laisser désarmer. Un arrêt du conseil des gérontes les retranchait du sein de la patrie. En même temps les maisons qu’ils possédaient dans les villages furent peintes en noir du haut en bas, comme s’ils étaient réellement morts, et leurs femmes se présentèrent en habits de deuil devant l’assemblée des vieillards pour demander le divorce, usant ainsi d’un droit que la rigoureuse législation de Souli leur accordait en pareille circonstance. Pendant plusieurs jours, ces malheureux errèrent autour de leurs montagnes, repentans et désolés. Enfin, sur l’invitation de Botzaris, naturellement porté à la clémence, les prêtres s’étant interposés entre le conseil des gérontes et les coupables, ces derniers recouvrèrent leurs armes ; mais la patrie ne consentit à les admettre de nouveau dans son sein que lorsqu’ils se seraient réhabilités par quelque grande action. Aussitôt les cinquante-trois capitulés se précipitèrent avec rage dans les campagnes de la Thesprotie, taillèrent en pièces plusieurs troupes qui se rendaient au camp de Rourchid, et reparurent à Souli après avoir lavé dans le sang de l’ennemi la tache faite à leur honneur.

L’intervention de Botzaris en faveur des soldats de Timolas prouve que le polémarque aurait voulu adoucir l’excessive ligueur des lois en usage chez les Souliotes. Il se révoltait surtout contre l’insouciance que ceux-ci professaient pour la vie humaine. Des champs de bataille sur lesquels s’écoulait la plus grande partie de l’existence de ces guerriers, le mépris de la mort avait passé dans leurs mœurs et dans leur dure législation, qui n’était écrite nulle part, mais qu’ils tenaient de leurs ancêtres par tradition. Il n’était guère de délit qui ne fût puni de mort, et la plupart du temps les Souliotes, négligeant de recourir à leurs démogérontes[12], se rendaient justice eux-mêmes. Un capitaine de Souli, traversant un jour la Parasouliotide, rencontre un troupeau de moutons, choisit le plus bel animal, le charge sur ses épaules, et s’éloigne sans autre formalité. Le propriétaire du troupeau accourt et réclame inutilement son bien ; une violente rixe s’engage, le berger assomme son adversaire d’un coup de massue. Les compagnons du capitaine surviennent à cet instant, et s’apprêtent à venger sur place la mort de leur chef. Cependant le meurtrier les supplie de le conduire devant Botzaris. Cette grâce lui est accordée. Le polémarque essaya vainement de persuader à ses compatriotes que cet homme avait agi légitimement en défendant sa personne et sa propriété. Ceux-ci lui répondirent que de mémoire de Souliote le meurtre d’un capitaine n’était resté impuni, et ils réclamèrent le châtiment immédiat du coupable. Marc réussit néanmoins à obtenir un sursis de quelques heures et à faire remettre l’exécution au lendemain. Le malheureux pâtre fut jeté en prison. Vers le milieu de la nuit, Botzaris, qui était décidé à le sauver, pénétra auprès de lui et lui remit une bourse bien garnie. « Voici le prix du mouton que tu as perdu, lui dit-il. Je ne te crois pas coupable, puisque tu défendais ta personne et ta vie. Tu es libre ; sauve-toi rapidement, car demain je serais forcé de lancer mes hommes à ta recherche. S’ils te retrouvent, je ne réponds plus de toi. » Et, pour plus de sûreté, il ordonna à son proto-pallikare (sorte d’aide-de-camp) d’accompagner le fugitif hors de la montagne.

III

Un mois après l’affaire d’Arta (27 mars 1822), Ali-Pacha fut enfin pris et décapité, et Kourchid, le plus actif et le plus habile des généraux turcs, se prépara à jeter par quatre points différens quarante mille hommes dans la montagne de Souli, qui semblait ainsi réservée à de tragiques infortunes. Marc Botzaris regardait le salut de la Grèce comme attaché à la conservation de la Selléide. L’Épire, au sein de laquelle l’opiniâtre vitalité de la nation grecque n’avait cessé de se manifester depuis plusieurs siècles, lui paraissait être le champ de bataille sur lequel la Grèce devait consommer l’œuvre de son émancipation ; la lutte, selon lui, était appelée à trouver son terme dans les lieux mêmes où elle avait pris naissance. Si cette pensée s’était réalisée, la Grèce aurait conquis son indépendance en peu de temps ; elle eût aussi gardé ces fertiles provinces qu’elle convoite encore, et dont la possession lui aurait assuré dès lors une importance géographique et politique, avec des élémens de force et de richesse que ses étroites limites ne peuvent aujourd’hui lui procurer. Pour accomplir ce projet, il fallait que Kiapha opposât un infranchissable obstacle aux barbares descendus en foule de Constantinople ; il était donc urgent de conjurer le danger terrible dont Kourchid, débarrassé d’Ali, menaçait la montagne de Souli, cette grande forteresse de l’insurrection dans le nord, ce puissant boulevard de l’indépendance.

Marc Botzaris se rendit en toute hâte à Corinthe ; il réclama du sénat hellénique, assemblé dans cette ville, un prompt secours, qui lui fut accordé sans difficulté, Colocotroni revit à cette occasion son frère d’armes adoptif, et l’aida de sa puissante influence auprès du sénat. Son entrevue avec le chef déjà célèbre des Souliotes fut signalée par un incident qui témoigne de la simplicité vraiment antique que Botzaris ne cessa de conserver dans ses habitudes. Colocotroni, le premier, alla trouver celui qu’il avait autrefois connu obscur, et qu’il revoyait maintenant environné d’un grand prestige. Il avait revêtu son costume le plus resplendissant : un châle précieux des Indes serrait étroitement sa taille ; un sabre au fourreau d’argent ciselé pendait à son côté, et il avait jeté sur ses épaules un de ces gilets à larges manches couverts d’épaisses broderies d’or que les armatoles se transmettaient autrefois de père en fils, et qui représentaient une valeur considérable. Marc au contraire, arrivé à Corinthe sans suite et sans faste, n’avait point quitté le modeste costume des montagnards ; il portait, comme d’ordinaire, une veste de drap bleu, l’ample capote de poil de chèvre, et des armes dépourvues de tout ornement. Son seul luxe consistait en une ceinture de lin d’une éclatante blancheur, ouvrage de sa sœur Angélique. Colocotroni, décontenancé par le contraste que la richesse de sa mise formait avec l’accoutrement austère et martial du capitaine de Souli, parla peu, s’assit à peine, et abrégea une visite qui l’embarrassait ; mais il revint le lendemain matin, portant cette fois ses anciens vêtemens de klephte : une calotte rouge posée sur le sommet de la tête, une fustanelle toute percée de balles, un cime terre rouillé, sa longue carabine passée en bandoulière. À son aspect, Botzaris courut au-devant de, lui, et le prenant dans ses bras : « À la bonne heure, frère, s’écria-t-il, te voilà comme un pallikare ; je te reconnais à présent, embrassons-nous. »

Il ne paraît pas que ces deux hommes se soient rencontrés ailleurs qu’à Gorfou et à Corinthe. Colocotroni, le plus puissant capitaine de la Morée et l’un des klephtes les plus résolus que la Grèce ait produits, n’en voua pas moins à Botzaris, malgré de grandes dissemblances de caractère, un attachement qui ne se démentit jamais. Il l’engagea à prendre le commandement des troupes, qui se disposèrent aussitôt à partir pour la Selléide. Botzaris refusa cet honneur. Le chef des Souliotes voulait que l’intervention de la Morée dans les affaires de l’Épire prît le caractère d’une grande manifestation nationale, et qu’on vît bien par là que les diverses provinces de la Grèce étaient prêtes à s’unir étroitement et ne formaient qu’un seul peuple. Aussi détermina-t-il le président du gouvernement lui-même, Mavrocordato, à se mettre à la tête de ses troupes. Peu de jours après (mai 1822), le président arrivait à Patras, passait à Missolonghi, et s’acheminait vers l’Épire avec une armée qui comptait dans ses rangs un grand nombre de philhellènes français, allemands, italiens, polonais. Cette petite armée offrait pour la première fois à son pays l’exemple d’un corps de troupes régulièrement organisé, car on y remarquait un régiment grec tout entier dressé et commandé à l’européenne. C’était un noble effort, et à coup sûr l’une des plus grandes preuves d’abnégation et de patriotisme que pussent donner ces hommes, que de renoncer à la vie libre des klephtes, à leurs habitudes d’indiscipline et à leurs goûts aventureux.

Mavrocordato s’associait pleinement à la pensée de Botzaris ; il comprenait comme lui la nécessité de sauver l’Épire et d’y concentrer la guerre. On lit en effet dans l’histoire de M. Tricoupi : « La résistance de Kiapha arrêtait seule les armées de Kourchid, prêtes à se jeter dans l’Acarnanie. La Grèce avait donc un intérêt immense à conserver ce poste avancé et à transporter le théâtre de la guerre sur le territoire de l’Épire. C’est pourquoi, à peine débarqué à Missolonghi, Mavrocordato résolut d’établir un camp au-delà du Macrinoros[13], et d’employer toutes ses forces à la délivrance de Kiapha. » Malheureusement les moyens que Botzaris et le président avaient à leur disposition ne répondaient point à un si grand dessein ; leurs troupes atteignaient à peine le chiffre de trois mille hommes. Ils s’avancèrent néanmoins sur Arta, dont la garnison était à elle seule quatre fois supérieure en nombre. Le président et les philhellènes reconnurent la nécessité de s’emparer de cette ville avant de chercher à pénétrer dans la montagne de Souli, afin de se créer une place forte dans la plaine et une communication sûre avec le reste de la Grèce ; ils ne faisaient là que reprendre le projet conçu par Botzaris quelques mois auparavant. Vers le milieu de juin 1822, les Grecs s’établissaient sur les hauteurs de Comboti, à deux heures environ de la capitale de l’Amphilochie, et bientôt les philhellènes, impatiens de se signaler aux yeux de ceux dont ils avaient embrassé la cause, s’avançaient jusqu’aux environs du bourg de Péta, afin de couper toute communication entre les défenseurs d’Arta et les troupes musulmanes occupées au siège de Souli.

Réduits aux abois depuis plusieurs semaines, refoulés dans les derniers escarpemens des rochers par la multitude toujours croissante de l’ennemi, dépourvus de vivres, les Souliotes envoyaient courriers sur courriers au quartier-général de Comboti pour demander un secours immédiat. À ces nouvelles, Botzaris et Mavrocordato convoquèrent un conseil qui se réunit pendant la nuit, en plein air, sur le bord du petit fleuve Potimi. À côté des officiers étrangers, on y voyait figurer des prêtres à barbe blanche, un petit nombre de Souliotes couverts de leur cape de poil de chèvre, au geste véhément, au regard audacieux, à la mine martiale, rendue plus expressive encore par leur habitude de se raser les tempes et le haut du front ; des montagnards du Pinde, à la ceinture garnie de pistolets et de gibernes de vermeil ; enfin plusieurs chefs d’Albanais auxiliaires, qui écoutaient gravement la discussion, les uns debout et le menton appuyé sur le canon de leur carabine, les autres assis sur leurs talons et fumant impassiblement des pipes longues de trois pieds. Il fut résolu que Botzaris partirait avec cinq cents hommes pour tâcher de pénétrer dans la montagne, tandis que les philhellènes, soutenus par les Albanais, opéreraient en sa faveur une diversion puissante sur le bourg de Péta. Botzaris se mit en route le lendemain matin, franchit la rivière d’Arta à deux milles au-dessus de la ville, et se tint caché dans les bois, attendant la nuit pour essayer de passer à travers les Turcs. À plusieurs reprises, sa petite troupe se heurta contre les masses épaisses de l’ennemi sans réussir à l’entamer. Vainement il se montra à l’entrée de tous les défilés, faisant nuit et jour marches sur marches, contre-marches sur contre-marches, dans l’espoir de dérouter les prévisions et de tromper la surveillance de l’ennemi : il se brisa sans cesse contre d’insurmontables obstacles. Au bout d’une semaine, navré de douleur, harassé de fatigues, il reparut à Comboti avec trente-deux hommes. Le reste avait ou succombé dans ces nombreux combats, ou fui dans la direction du Pinde.

La fortune tenait rigueur aux Grecs, et la cause de l’indépendance semblait perdre le peu de terrain conquis au prix de tant de labeurs. À ce moment, le Toxide Gogos amena mille combattans dans le camp de Mavrocordato. Ce renfort ne pouvait arriver plus à propos, et cependant le président hésitait à l’accepter. Une renommée sinistre pesait sur la tête de cet Albanais, que la voix publique accusait d’avoir assassiné Kitzos Botzaris, le père de Marc[14]. C’était un vieillard plein d’astuce, élevé à l’école d’Ali-Pacha, auquel il demeura toujours fidèle. Après la prise de Janina, Gogos avait continué à guerroyer contre Kourchid. On put donc croire, lorsqu’il se présenta à Comboti, qu’il était sincère en offrant ses services aux Hellènes contre les musulmans. Botzaris, foulant aux pieds ses ressentimens personnels, résolut, pour mettre fin à l’hésitation de Mavrocordato, de se réconcilier avec un homme dont la présence lui inspirait une juste horreur, mais dans lequel il espérait trouver pour le moment un auxiliaire utile. Il fit venir ce chef dans sa tente, et s’écria en le voyant paraître : « O mon père, s’il est vrai que cet homme fut ton ennemi, que ton ombre ne s’irrite point ! Le bien de la patrie veut que je lui pardonne. » Et il tendit la main à l’Albanais. « Désormais, ajouta-t-il, soyons frères. Si tu sers loyalement notre cause, je promets de donner la main de ma fille à ton fils. » Botzaris commit ce jour-là une erreur dont il ne faut accuser que sa grandeur d’âme. Gogos, en feignant de souscrire à cette réconciliation, méditait la ruine des Grecs ; il avait été payé par Kourchid pour les perdre. Quelques jours après en effet, une bataille s’étant engagée à Péta, ce perfide vieillard, auquel un poste important avait été assigné, s’enfuit au plus fort de l’action, et les Grecs furent vaincus à la suite d’une lutte acharnée, dans laquelle les philhellènes se signalèrent par les plus brillans faits d’armes. Dix-huit seulement d’entre eux, sur quatre-vingt seize j survécurent à ce combat.

Trois jours plus tard, on apprit que les Souliotes, accablés par le nombre, exténués par la famine et la fatigue, avaient capitulé[15]. Libres depuis plusieurs siècles au milieu de leurs compatriotes opprimés, ces précurseurs de l’indépendance grecque disparaissaient pour toujours du monde au moment même où la liberté allait s’étendre à toute leur nation. Souli tombé au pouvoir du séraskier, Mavrocordato ne pouvait plus songer à se maintenir en Épire. Il reprit le chemin de Missolonghi. Sa petite armée, diminuée d’un bon tiers par la dernière défaite, loin de se débander, s’efforça de tenir tête aux troupes victorieuses d’Omer-Brionès-Pacha, qui venait de remplacer Kourchid. Cette poignée de braves recula lentement, disputant le terrain pied à pied, se retournant contre l’ennemi dans toute position favorable, à Loutraki, à Machala, à Vrachori, à Vonitza, à Képhalovrysis ; elle fit preuve, durant toute cette longue et difficile retraite, d’un sang-froid et d’une force morale que la présence de Botzaris et des philhellènes contribuait puissamment à soutenir. Enfin, le 21 octobre, les Grecs, réduits à moins de cent hommes, poursuivis par onze mille Turcs, entrèrent à Missolonghi, dont le siège allait fournir à l’histoire de la Grèce moderne quelques-unes de ses plus belles pages, et à Botzaris son meilleur titre de gloire.

« Que je voudrais être oiseau, dit une chanson populaire, pour voler à Missolonghi, et voir comme on joue du sabre, comme on tire la carabine, comme ces invincibles vautours de Roumélie font la guerre !…

« De noirs ossemens vont s’amonceler autour de Missolonghi ; ils enfanteront des soldats, et les lions de Souli trouveront là leur joie[16]. »


IV

La petite ville de Missolonghi, dont le port ne peut guère abriter que des barques de pêcheurs, est située en face de Patras, sur la limite d’une plaine basse et marécageuse, que traversent l’Achéloüs à l’ouest et l’Évenus à l’est, et que bornent, à quatre milles au nord, les revers boisés du mont Aracynthe. Du côté de la mer, Missolonghi est, comme Venise, entourée de lagunes à travers lesquelles les Rouméliotes[17] dirigent avec une dextérité merveilleuse ces frêles embarcations qu’ils appellent monoxylons, parce qu’elles sont faites d’une seule pièce de bois, à la façon des pirogues indiennes. Sur cette partie de la côte, la mer est si basse qu’elle se retire au souffle des vents du nord, et que les tempêtes qui viennent du midi l’enflent au contraire et lui font envahir les maisons les plus rapprochées d’elle. Avant les guerres de l’indépendance, quelques familles de navigateurs enrichis par les courses lointaines, et qui voulaient jouir des magnifiques horizons du golfe, possédaient là de pittoresques résidences, plus humbles assurément que les palais vénitiens, mais construites aussi sur pilotis. Cette ville se trouve ainsi défendue d’un côté par ses lagunes, qui tiennent à distance les bâtimens de guerre, et de l’autre par ses marais, qui offrent une route difficilement praticable à une armée.

Nous avons visité Missolonghi, et c’est sur les lieux mêmes, en interrogeant quelques-uns de ses anciens défenseurs, que nous avons étudié l’histoire du mémorable siège qu’elle eut à soutenir. Une lettre de recommandation donnée par l’hégoumène du grand monastère de Mégaspiléon[18] nous servit d’introduction auprès du protopappas de Missolonghi. Ce prêtre était un ancien soldat ; il n’avait embrassé la carrière ecclésiastique qu’à la suite de la pacification de la Grèce, et après avoir vu ses deux fils tomber à ses côtés. Si l’érudition théologique de ce vieillard, qui avait servi sous Botzaris, se ressentait un peu de son éducation première et des aventures de sa jeunesse, en revanche il possédait un trésor de souvenirs dont il n’était point avare, et qu’il racontait avec une véritable éloquence, puisée dans sa haine contre les Turcs et dans la satisfaction qu’il éprouvait à parler quelquefois de ses propres prouesses.

Une antique muraille qui datait des Vénitiens, un fossé large de sept pieds et comblé en plusieurs endroits par les décombres des remparts, quatorze vieux canons de fer, tels étaient les moyens de défense que les Grecs, suivis de près par Omer-Brionès, trouvèrent à Missolonghi. En entrant dans cette place le 21 octobre 1822, Mavrocordato avait avec lui vingt-cinq soldats, Botzaris trente-cinq, et lorsque les habitans en état de porter les armes se furent joints à eux, ils atteignirent le chiffre de trois cents. La plus grande partie de la population avait fui. Justement alarmés sur le résultat d’une lutte aussi disproportionnée, quelques capitaines émirent l’avis de se jeter dans les embarcations et de gagner sans retard le Péloponèse. « Si nous partons, leur dit Mavrocordato, l’ennemi passe sans obstacle, envahit la Morée, et tout est perdu. Pour moi, je mourrai ici. — Et moi aussi ! » s’écria Botzaris. Ces paroles mirent fin à toute hésitation. « Elles furent, dit M. Tricoupi, comme la pierre fondamentale de la défense de Missolonghi. »

En quelques jours, la ville fut débarrassée des femmes, des enfans et des vieillards, qui, protégés par une nuit obscure, passèrent inaperçus à travers trois vaisseaux turcs occupés au blocus ; ils se rendirent pour la plupart dans les Sept-Iles. Après une séparation de deux années, Botzaris venait de retrouver Chryséis et ses enfans[19]. Ce bonheur fut de courte durée. Assiégé par de tristes pressentimens, il résolut d’éloigner sa famille du théâtre de la guerre et de l’envoyer à Ancône, sous la garde du vieux Nothi, son oncle et le dernier polémarque de Souli. Chryséis le supplia vainement de lui permettre de partager ses périls. « Depuis quand, disait-elle, les femmes souliotes abandonnent-elles leurs époux au moment du combat ? Ne savent-elles donc plus charger leurs armes ni panser leurs blessures ? » Marc fut inébranlable. M. Jean Zampélios, auteur d’une tragédie fort estimée en Grèce, intitulée Marc Botzaris, met dans la bouche de ce dernier ces deux vers, qui expriment énergiquement le motif de sa résolution : « En temps de paix, je serai tout à toi ; mais au combat, je veux être seul avec la patrie[20]. » Marc voulait en effet se séparer de tout ce qui pouvait le rattacher trop fortement à une vie dont il préméditait le sublime sacrifice. Après bien des larmes répandues sur le rivage qui les trouvait réunis pour la dernière fois, Chryséis et Nothi se séparèrent de Botzaris, et s’embarquèrent pour l’Italie. Par leur tristesse et leur solennité, ces adieux échangés en face de l’ennemi, à la veille du combat et sous le coup des prévisions les plus funestes, ne rappellent-ils pas à l’esprit le célèbre et touchant adieu d’Hector et d’Andromaque ?

Bientôt il ne resta plus, dans la ville que quelques prêtres et quelques centaines de soldats pourvus de vivres pour un mois. Si les Turcs avaient tenté un assaut à ce moment, ils se seraient sans doute rendus maîtres de Missolonghi en peu d’heures ; mais ils ignoraient le véritable état de la place, et ils se contentèrent d’en canonner de loin les murailles. Les assiégés employèrent de leur côté toute sorte de ruses pour tromper l’ennemi sur leur petit nombre. Entre autres stratagèmes, ils faisaient à chaque instant résonner avec le plus de fracas possible quelques tambours qui leur étaient tombés sous la main. Au bruit de cet instrument, inusité en Grèce avant l’arrivée des philhellènes, les Turcs s’imaginèrent qu’un grand nombre d’étrangers se trouvaient parmi les défenseurs de la ville. Leur erreur était telle qu’au bout de peu de jours Omer-Brionès proposa d’entrer en pourparlers. Botzaris et le président saisirent avidement cette occasion de faire traîner les choses en longueur, en attendant quelques renforts qui, selon toute apparence, n’étaient retenus que par la présence des vaisseaux turcs. En conséquence, Marc d’un côté, Hagos Bessiaris de l’autre, se rencontrèrent à une portée de pistolet de la ville pour entamer les négociations. Après trois entrevues sans résultat, dans l’intervalle desquelles on continuait à se fusiller de part et d’autre, Botzaris comprit la nécessité de feindre un arrangement, afin de ne pas lasser la patience du général ottoman. Il fut convenu verbalement entre les deux plénipotentiaires que le président et ses hommes, Botzaris et trois cents familles se retireraient librement et avec tous leurs biens dans le Péloponèse, après quoi les clés de la ville seraient remises au pacha. Ce chiffre de trois cents familles n’était qu’un habile mensonge, un épouvantail destiné à maintenir l’ennemi dans son erreur et dans ses dispositions pacifiques. Une semaine fut accordée aux Grecs pour s’embarquer et passer le détroit. À partir de ce moment, les hostilités cessèrent. Dans son extrême amour de la vérité, Marc se reprochait à lui-même la légitime ruse de guerre qu’il avait imaginée pour intimider les musulmans et mener à bonne fin les négociations ; l’on nous a dit qu’en rentrant à Missolonghi il s’écria, en cachant son front dans ses mains : « O patrie, que de sacrifices tu m’as déjà coûtés ! Fallait-il donc y ajouter celui de mon honneur ! »

Les premiers jours de cette suspension d’armes furent marqués pour les Grecs par de cruelles angoisses. Les heures passaient, et les renforts espérés n’arrivaient point. Il semblait que la Grèce eût oublié Missolonghi. « Nous étions dans une terrible anxiété, me disait le vieux prêtre dont je parlais tout à l’heure ; nous craignions à chaque instant que ces chiens de Turcs (car jamais il ne prononçait ce dernier mot sans y accoler quelque épithète de cette nature), soit qu’ils revinssent sur leur résolution, soit qu’ils s’aperçussent qu’on se moquait d’eux, ne se jetassent sur nous. Qu’aurions-nous fait, trois cents contre dix mille ? Avec quelle effrayante rapidité le temps marchait ! Nos regards consultaient tous les points de l’horizon pour y découvrir une espérance de salut : rien ne paraissait, et les trois frégates turques faisaient bonne garde. Des cierges brûlaient constamment dans nos églises devant les autels de la Panagia ; nous demandions au ciel la faveur d’une nuit obscure ou d’une tempête, afin que les hardis marins d’Hydra trouvassent ainsi l’occasion de prendre la mer et de passer à traversées vaisseaux ennemis ; mais les nuits étaient semées d’étoiles, et la mer toujours calme. »

Enfin, le quatrième jour, un vent violent du sud s’éleva, et fit sortir les bâtimens turcs de leur immobilité. Les défenseurs de Missolonghi poussèrent un long cri de joie en apercevant sept voiles hydriotes qui venaient de Patras, en même temps que les vaisseaux ottomans, à moitié désemparés par la tempête, se réfugiaient en toute hâte à Ithaque. Le blocus était levé, et le lendemain la flottille grecque jeta dans la ville assiégée sept cents hommes, commandés par Pietro-Bey Mavromichalis. Les jours suivans, quinze cents Péloponésiens arrivèrent encore. La place se trouvait dès lors en état de résister (11 novembre), Omer-Brionès était resté l’impassible témoin de tous ces mouvemens ; on n’avait point eu de peine à lui persuader que la petite escadre grecque n’avait quitté Patras que pour opérer le transport des trois cents familles autorisées par le traité à sortir de Missolonghi. Aussi, les délais étant expirés, envoya-t-il demander, les clés de la ville. Botzaris lui répondit par cette parole de Léonidas aux Thermopyles : « Si tu les veux, viens les prendre[21]. »

Nous n’entrerons point dans le détail des inutiles assauts que livrèrent les Turcs, ni des brillantes sorties par lesquelles les Grecs se signalèrent. Omer, désespérant de réussir par la force, eut recours à la ruse. On approchait des fêtes de Noël. Les Grecs apportent dans leurs pratiques de dévotion une ferveur qui tient quelquefois de la superstition ; ils observent avec une extrême rigueur les nombreuses solennités et les prescriptions sévères de leur rite, et les fêtes de Noël sont de celles qu’ils célèbrent avec le plus de pompe. Il était donc probable que, pendant cette nuit, les défenseurs de Missolonghi seraient absorbés par la prière, et qu’ils quitteraient les remparts pour assister aux offices divins. Omer résolut de profiter de cette circonstance pour tenter une escalade nocturne. Au premier coup de cloche qui retentirait dans la ville, les troupes musulmanes devaient s’avancer avec précaution, tenter un assaut qui, d’après les calculs du pacha, n’offrirait ni difficultés ni péril, et massacrer les chrétiens dans leurs églises. Fort heureusement un Grec attaché au service personnel d’Omer-Pacha avertit secrètement Botzaris de ce projet la veille même de Noël. Sur l’ordre de celui-ci, toutes les cloches de la ville sonnèrent à grandes volées une heure avant minuit, et chacun courut à son poste de combat. Les Turcs, persuadés que les chrétiens répondaient à cet appel religieux, et qu’ils ne s’occupaient que de la célébration du grand anniversaire de la naissance du Christ, se mirent en route avec assurance, franchirent le fossé d’enceinte à l’endroit le moins profond, appliquèrent leurs échelles contre la muraille, et huit cents hommes montèrent ensemble à l’assaut. À peine avaient-ils atteint le dernier échelon, que les soldats de Botzaris, cachés derrière les remparts, se dressèrent, firent feu et culbutèrent les assaillans. La nuit suivante, Omer-Brionès, honteux et découragé, s’enfuit avec une telle précipitation, que les vainqueurs, entrant le lendemain dans son camp abandonné, y trouvèrent dix canons, les équipages militaires, les insignes, et jusqu’aux vêtemens de parade des pachas. Deux Grecs seulement périrent dans cette affaire, qui coûta aux Turcs l’élite de leurs troupes. Plusieurs personnes nous ont affirmé ce fait, à peine croyable, mais dont nous trouvons une preuve dans une chanson improvisée à la suite de ce grand triomphe, et qu’on attribue à un brave du nom de Mikroulis, frère de l’une des deux victimes. Ce chant, qui nous a été dicté à Missolonghi même, est trop étendu pour être rapporté ici. En voici seulement quelques passages :


« Le noir Missolonghi arrête quatre pachas et les chefs de l’Albanie avec douze mille hommes.

« Les boulets tombent comme la pluie, les bombes comme la grêle, les balles comme le sable de la mer…

« Honorons le pays qui est la fleur de la Grèce, la gloire du monde, la clé de la Roumélie, la colonne de la Morée.

« Les Turcs jurent de faire le déluge dans Missolonghi le jour de Noël. Ils sont repoussés.

« Combien ont péri dans cet assaut ? qui peut les compter ? Deux pallikares seulement ont succombé : Nicolas Kalkouris et George Mikroulis.

« Ils sont morts pour la patrie ; réjouissez-vous. Ceux qui périssent pour la nation ne meurent pas, ils laissent un beau nom et s’en vont avec gloire… »


La présence d’esprit et la prompte décision de Botzaris avaient sauvé Missolonghi et la Grèce. L’un des bastions des fortifications actuelles de la ville porte son nom : modeste hommage rendu à cette glorieuse mémoire. Mavrocordato, qui s’était acquis d’incontestables droits à la reconnaissance de la patrie par sa fermeté durant tout le cours de cette expédition, retourna alors dans le Péloponèse, où les soins du gouvernement le rappelaient. Il laissa à Botzaris le brevet de général en chef de la Grèce occidentale. Une renommée comme celle de Botzaris aurait satisfait une ambition moins noble que la sienne, mais son rêve était d’attacher à son nom une de ces impérissables gloires dont l’antiquité lui offrait plus d’un exemple. Poursuivi, on le sait, par le fantôme héroïque de Léonidas, le jeune chef aspirait à trouver, comme lui, la mort au sein d’un triomphe salutaire à son pays. Vers le milieu de l’été de l’année 1823, Mustaï, pacha de Scodra[22], sortit de l’Illyrie pour se jeter par Missolonghi dans le Péloponèse, à la tête d’une armée composée en grande partie de Guègues et de Toxides, les plus aguerris d’entre les Albanais. Les historiens portent le chiffre de cette armée de trente à quarante mille hommes. Son avant-garde, forte de quatorze mille combattans, traversa au mois d’août la Thessalie et le canton d’Agrapha, ravageant tout sur son passage et ne laissant après elle que des solitudes incendiées. Pendant ce temps, de tristes dissensions menaçaient de paralyser le peu de forces que les Missolonghiotes pouvaient opposer à cette redoutable invasion. Le commandement en chef dont Botzaris était investi n’avait pas tardé à exciter l’envie et les frivoles susceptibilités des capitaines réunis autour de lui. Ces derniers, habitués à commander en maîtres absolus dans leurs montagnes, se montraient médiocrement disposés à reconnaître l’autorité d’un chef plus jeune que la plupart d’entre eux : ils l’acceptaient pour égal, non pour supérieur. Le sénat hellénique se crut obligé d’envoyer des brevets de généraux à plusieurs de ces mécontens. C’était là une atteinte portée aux droits de Botzaris ; il pouvait se plaindre, il aima mieux garder le silence, afin de ne pas donner lieu à de regrettables disputes. On reçut à ce moment l’avis de l’approche du séraskier Mustaï. Cette nouvelle fournit à Botzaris l’occasion de sortir noblement d’une situation pénible et compromettante pour ses légitimes prérogatives. Il assembla tous les capitaines, et, tirant de son sein son brevet de général en chef, il le déchira ; puis, en ayant jeté les morceaux à terre, il s’écria : « C’est à l’ennemi qu’il faut aller demander ces diplômes. Après-demain nous verrons lesquels de vous en sont dignes. » Et il sortit de la ville avec quatre cents pallikares. Le jour suivant, toutes les troupes, excitées par l’attrait du péril, le rejoignirent. Le projet de Botzaris était d’arrêter les Turcs avant qu’ils n’apparussent dans la plaine de Missolonghi.

Par une de ces marches forcées que les Grecs exécutaient avec une rapidité merveilleuse et qui leur valurent plusieurs fois de surprenantes victoires, Marc arriva sur les limites du canton de Karpénitzi, par les défilés du mont Plocapari, en même temps que les Turcs débouchaient de l’autre côté par les gorges du Kallidrome. Les Grecs se tinrent soigneusement cachés dans les bois et laissèrent l’ennemi planter ses tentes. Botzaris reconnut l’impossibilité de se mesurer à découvert avec les douze ou quatorze mille hommes qui formaient une avant-garde commandée par le séraskier lui-même. Il donna vingt-quatre heures de repos à sa troupe. Tour à tour exaltés ou intimidés par la grandeur du péril, les Grecs allaient et venaient en tous sens dans la forêt qui leur servait d’abri, déterminés d’ailleurs à se comporter vaillamment. Leur chef conservait seul au milieu de l’agitation générale ce calme et ce sang-froid qui accompagnent dans une grande âme une résolution énergiquement prise. On en trouve la preuve dans une lettre adressée par lui, le 18 août 1823, le jour même de la bataille de Karpénitzi, à lord Byron, qui se disposait à descendre à Missolonghi. « Votre lettre, écrit Botzaris, et celle du vénérable Ignazio[23] m’ont comblé de joie. Votre excellence est exactement la personne dont nous avons besoin. Que rien ne vous empêche de venir dans cette partie de la Grèce ! Un ennemi nombreux nous menace ; mais avec l’aide de Dieu et de votre excellence il éprouvera une résistance convenable. J’aurai quelque chose à faire ce soir contre un corps d’Albanais campé près de cette place. Après-demain, je partirai avec quelques hommes d’élite pour aller au-devant de votre excellence. Ne tardez pas. Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de mes compatriotes, et j’espère que vous ne la trouverez pas mal fondée[24]. »

Ces lignes ne témoignent-elles pas également de la simplicité et de la modestie qui faisaient le charme du caractère de Botzaris, et qui contrastaient vivement avec la sauvage arrogance et la vanité que la plupart des philhellènes ont remarquées dans les autres capitaines grecs ? Ce quelque chose qu’il avait à faire le soir, et qu’il indique si légèrement, ce n’était rien moins que le sacrifice de sa vie et le salut de son pays. Au milieu des grandes préoccupations de cette journée, le héros fut plus d’une fois attriste par la pensée de sa mort prochaine. Alexandre Soutzo, auteur d’une histoire de la révolution grecque, raconte qu’à l’approche de la nuit Botzaris se retira à quelque distance des siens, et qu’il s’assit absorbé dans une sombre rêverie. Toussas, son parent, qui l’avait suivi à son insu, le surprit versant des larmes ; il n’osa l’interroger. Marc, l’ayant aperçu, lui tendit la main ; « Que mon devoir est pénible ! dit-il ; je te recommande ma femme et mes enfans. »

Nous tenons de bonne source un épisode qui laisse bien voir quelle pieuse tristesse vint se mêler à l’inébranlable intrépidité de Marc Botzaris pendant ses derniers jours. Sur le point d’arriver à Karpénitzi, les Grecs traversèrent, quelques heures avant le lever du soleil, le petit village de Silitza, dont les habitans dormaient encore. En passant devant une humble chapelle, Marc entendit annoncer l’office divin au moyen de deux planchettes de bois frappées l’une contre l’autre, suivant la coutume de ces contrées, où l’usage des cloches n’est point admis. Il entra avec plusieurs de ses compagnons, et se mit en prière, comme ces chevaliers qui se préparaient autrefois au combat par la veille des armes. Les lampes, qui brûlent constamment dans les églises grecques aux pieds de la madone, jetaient de faibles lueurs sur les murailles grossièrement peintes du sanctuaire ; deux prêtres chantaient matines. Lorsqu’ils eurent fini, Marc s’avança vers l’un d’eux, lui donna quelques pièces d’or, et lui dit : « Voici pour les pauvres ; prie pour l’âme de Botzaris. — Serait-il mort, grand Dieu ? s’écria ce prêtre, qui ne le connaissait que par le bruit de ses exploits. — Non, répondit Botzaris ; il va mourir. »

Le romanesque fait d’armes de Karpénitzi a laissé en Grèce un profond souvenir. Nous avons eu l’occasion de l’entendre raconter par le général Kitzos Tsavellas, qui y prit part, et dont le nom se trouve dans plusieurs chants populaires relatifs à ce combat. Le général Tsavellas, mort il y a deux ans, était l’un des derniers représentans de l’héroïque tribu de Souli, et l’on reconnaissait aisément en lui le type particulier à cette antique race. D’une petite taille, d’une constitution robuste et nerveuse, l’œil bleu et perçant, la tête fièrement rejetée en arrière, les traits pleins de régularité, il avait dans l’ensemble de sa personne une certaine ressemblance avec les portraits qui nous avaient été faits de Botzaris. Du reste, les relations des historiens nationaux, comme celles des philhellènes, s’accordent toutes sur les épisodes de cette bataille, qui forme l’une des scènes les plus émouvantes des guerres de l’indépendance.

Le 18 au matin, Marc donna ses instructions pour l’attaque, qui fut fixée à la nuit suivante. Pendant le jour, Kitzos Tsavellas, le brave et fidèle Acarnanien Karaïskos, Zongos, Macris, passèrent du mont Plocapari dans les forêts du Kallidrome les uns après les autres et par de longs détours, afin de ne pas être aperçus de l’ennemi. Ils avaient ordre de s’échelonner sur le flanc des Turcs et de rester immobiles, quelque bruit qu’ils entendissent, jusqu’au signal que Botzaris devait leur donner en sonnant du cor. Botzaris ne garda auprès de lui que trois cents hommes. Son intention était de pénétrer dans le camp, de se porter droit à la tente du séraskier, et de l’immoler pendant que ses compagnons sèmeraient partout le désordre et l’épouvante. Appelant ensuite à son aide les chefs embusqués dans les bois environnans, il espérait venir facilement à bout d’une armée surprise et privée de son général. La nuit étant venue, il se mit en marche. Un instant d’hésitation se manifesta dans les rangs de sa petite troupe. « Vous êtes tous libres de rester, s’écria-t-il ; pour moi, je pars. » Et il ajouta cette belle parole, qui est restée célèbre et populaire en Grèce : « Si vous me perdez de vue dans la mêlée, courez à la tente du pacha ; vous m’y trouverez. » Electrisés par cette éloquente et laconique allocution, les trois cents pallikares tirèrent leurs sabres et en jetèrent au loin les fourreaux, montrant ainsi qu’ils ne songeaient plus qu’à vaincre ou à mourir ; puis, selon la coutume des Grecs dans les circonstances solennelles où, quelque danger de mort les menace, ils se donnèrent le baiser de paix.

De toutes les aventureuses batailles livrées par les Grecs à cette époque, celle de Karpénitzi est assurément l’une des plus remarquables. La nuit, le sauvage aspect des lieux, le petit nombre et l’héroïsme des uns, la multitude et l’imprévoyance des autres, tout prête à cette mémorable action une dramatique physionomie. Les poètes comme les historiens de la Grèce comparent à l’envi Karpénitzi aux Thermopyles, les trois cents compagnons de Botzaris aux trois cents Spartiates de Léonidas. Les faits justifient ce rapprochement. Marc et sa troupe atteignirent les avant-postes musulmans vers le milieu de la nuit. S’étant adressés en langue albanaise aux sentinelles, ils se firent passer pour des auxiliaires envoyés par Omer-Brionès. À l’aide de ce stratagème, ils entrèrent sans obstacle dans le camp, où régnait la plus parfaite sécurité. Les Turcs, plongés dans un profond sommeil, s’éveillèrent aux cris des premières victimes immolées par les Grecs. Ils coururent aux armes de tous côtés, cherchant vainement à deviner au sein de l’obscurité à quelle sorte d’ennemi ils avaient affaire. Les chefs s’imaginèrent qu’une sédition avait éclaté dans l’armée, tant ils étaient loin de s’attendre à une pareille agression ; ils ne songèrent qu’à apaiser le tumulte. Un seul, Djelelendi-Bey, lieutenant de Mustaï, reconnut Botzaris ; comme il ouvrait la bouche pour dissiper l’erreur des siens, un Souliote lui plongea son sabre dans la poitrine. Profitant du désordre et de la confusion générale, les Grecs frappaient à coups redoublés. Bientôt Guègues et Toxides firent feu les uns sur les autres. Pendant ce temps, Botzaris passait à travers les groupes effarés des soldats, et ne s’arrêtait parfois que pour demander en albanais qu’on lui indiquât la tente du séraskier ; il pénétra ainsi par mégarde dans celle d’Hagos Bessiaris, qui avait autrefois trahi les Souliotes, et qui, cette nuit, paya de sa vie sa trahison. M. Zampélios raconte que Marc tua de sa main sept des principaux généraux turcs. Une sorte de fatalité semblait soustraire à son bras la seule victime qu’il eût voulu trouver. Cependant le temps s’écoulait, le jour allait paraître, et Botzaris s’aperçut qu’une grande distance le séparait de sa troupe. Il jugea que le moment était venu d’appeler à la rescousse les capitaines embusqués dans la montagne, et d’attirer en même temps sur lui seul toute l’attention de l’ennemi, afin de dégager ses pallikares, dont le sort était en effet gravement compromis. Il sonna du cor. À ce bruit clair et vibrant qui domina un instant les rumeurs confuses de la mêlée, les Albanais devinrent immobiles de surprise et devinèrent enfin avec terreur quel redoutable ennemi ils avaient à combattre, puis ils se précipitèrent en foule du côté de Botzaris et déchargèrent leurs carabines dans cette direction sans trop savoir ce qu’ils faisaient. Pendant que cette diversion s’opérait sur le champ de bataille, Kitzos Tsavellas et les autres répondaient à l’appel de leur chef, et descendaient à toutes jambes les pentes rapides du Kallidrome. Peu d’instans après, ils prenaient part au combat. Cependant Marc, voyant un flot d’ennemis se resserrer autour de lui, reprit sa course afin d’accomplir l’œuvre qu’il s’était imposée. Un coup de feu l’atteignit dans le ventre au moment où il se dirigeait vers une grande tente pavoisée qu’il croyait être celle du séraskier. Insensible à la douleur, il fit quelques pas encore ; mais bientôt, affaibli par la perte du sang qui coulait abondamment de sa blessure, il fut obligé de mettre un genou en terre pour se soutenir. « A moi, à moi, mes amis ! » s’écria-t-il. Il se sentait mortellement atteint, et ses forces l’abandonnaient. Le jour naissait ; en promenant ses regards autour de lui, Botzaris put voir ses invincibles soldats acharnés à la poursuite de l’ennemi, qui commençait à fuir. À cet instant, il fut rejoint par son frère Constantin, qui le cherchait partout depuis le commencement de l’action. Ce dernier, en le retrouvant dans ce déplorable état, s’efforça vainement de lui persuader de s’éloigner du champ de bataille. Marc refusa : il voulait jouir jusqu’à sa dernière heure du spectacle de son triomphe, et puis il espérait peut-être pouvoir prendre part encore au combat, car, plusieurs autres de ses compagnons étant survenus, sa blessure avait été pansée à la hâte, et son extrême faiblesse semblait se dissiper. Déjà même il rechargeait sa carabine, lorsqu’une seconde balle lui fracassa la tête. Il tomba pour ne plus se relever, à l’âge, de trente-cinq ans à peine. Ses soldats, ivres de vengeance et retrouvant des forces presque surnaturelles à la vue du cadavre méconnaissable de leur chef, taillèrent en pièces l’armée du séraskier, qui fut contraint de regagner les hauteurs de la Thessalie.

Les vainqueurs reprirent aussitôt le chemin de Missolonghi, oubliant leur triomphe et ne songeant qu’à l’irréparable perte qu’ils venaient de faire. Ils rapportèrent le corps de Botzaris étendu sur un brancard et couvert des drapeaux enlevés à l’ennemi. Par une singulière coïncidence, ce funèbre cortège fit halte à Silitza, et les Grecs déposèrent leur précieux fardeau dans le sanctuaire même où Marc avait prié quelques jours auparavant. Près de Missolonghi, ils rencontrèrent une multitude immense, accourue de tous les environs et même du Péloponèse. Sur le passage du convoi, la foule jetait des monceaux de fleurs et s’agenouillait en chantant de pathétiques myriologues[25]. La nouvelle de cette mort héroïque répandit partout une immense douleur, et elle fut considérée comme une calamité publique. La statue de la Grèce enfant, due au ciseau de David d’Angers, orne le tombeau de Botzaris. Pouvait-on mieux faire que de placer l’image symbolique de la jeune Grèce sur la tombe même de l’homme qui contribua le plus à opérer le prodige de sa renaissance ?

Marc Botzaris tient dans l’histoire de son pays la place que Photos Tsavellas tient dans ses légendes. Ce n’est pas qu’il n’ait eu, lui aussi, ses poètes. Ses exploits, ses vertus, sa mort, forment le sujet d’un grand nombre de chansons populaires ; mais ces chansons, récits fidèles des faits d’armes du héros, élégies sur la triste destinée de la belle Chryséis, constamment séparée de l’homme qu’elle aimait et dont elle était aimée, exhortations à suivre les nobles exemples donnés par le vainqueur de Karpénitzi, hymnes funèbres improvisés sur sa tombe, ces chansons, dis-je, n’ont plus la couleur légendaire de celles que les actions de Photos Tsavellas ont inspirées. D’un style moins inculte que celles-ci, elles ne nous surprennent plus par les inventions merveilleuses, par les images saisissantes, inattendues, qui distinguaient le génie des bardes souliotes. C’est qu’à cette dernière époque le travail d’émancipation et de régénération qui s’accomplissait occupait toutes les intelligences comme tous les bras ; les combats étaient partout et de chaque jour ; la réalité n, e laissait plus aucune place au merveilleux. Ces chants, par leur accent de vérité, n’en témoignent donc que plus fortement de l’admiration que le défenseur de Missolonghi excitait dans toute la Grèce, et de la douleur que sa perte y répandit.

Un de ces poètes dont les œuvres se perpétuent d’elles-mêmes dans la mémoire du peuple termine une énergique description de la bataille de Karpénitzi par ces paroles naïves et touchantes qu’il met dans la bouche de Botzaris mourant : « Constantin, mon frère, n’arrête pas le combat. Souliotes, ne me pleurez point, mais écrivez à ma femme, la malheureuse femme, qui est dans le pays des Francs, à Ancône, écrivez-lui qu’elle ne pense plus qu’à nos enfans[26]. »

L’image, douce et triste de Chryséis demeure comme un touchant symbole de silencieux dévouement, de sacrifices obscurs, de secrètes souffrances, à côté des grandes actions et de la gloire de son vaillant époux. D’Ancône, elle passa à Zante, et l’on ne peut mieux donner une idée de la vie pleine de privations qu’elle y mena qu’en citant un fragment d’une lettre que le comte Capodistrias lui écrivit en 1827 :


« … Mon frère reçoit la commission de vous continuer une pension de 30 talaris par mois (environ 150 francs) jusqu’à ce que la nation puisse vous assurer une existence. Elle ne répondra pas à la dette que lui imposent les services de Marc Botzaris : cela dépasserait les ressources actuelles ; mais elle vous offrira au moins la mesure de sa reconnaissance en vous procurant les moyens d’en jouir en repos et dans le sein de votre terre natale[27]. »


De Zante, Chryséis se rendit plus tard à Athènes, où elle vit encore dans une retraite profonde, d’une pension de 6,000 francs que lui fait le gouvernement grec[28]. Nous trouvant un jour dans la rue d’Éole à l’heure où les Athéniens s’y assemblent pour discourir, en plein air et à grand bruit, de la chose publique et de leurs propres affaires, comme leurs ancêtres le faisaient sous les portiques de l’Agora, nous vîmes s’avancer une femme vêtue de noir, les pallikares se ranger aussitôt sur son passage et la saluer avec respect. — Quelle est cette femme ? demandai-je. — La veuve de Marc Botzaris, me répondit-on. — Sa taille était un peu courbée par les années ; mais le temps n’avait point effacé de son visage les traces de son ancienne beauté, et l’on reconnaissait encore, à la grande régularité de ses traits et à la douceur de sa physionomie, la Chryséis chantée par les poètes.

Le colonel Gamba raconte que Byron versa des larmes en apprenant le trépas de Botzaris, auquel il avait l’intention de consacrer tout un poème dont il ne laissa par malheur que quelques fragmens à peu près illisibles. Il est à jamais regrettable que la mort ait empêché le chantre du Giaour d’achever son œuvre. Byron paya bientôt de sa vie son généreux dévouement à la cause de l’indépendance grecque, et les habitans de Missolonghi montrent encore avec orgueil la modeste demeure où l’illustre étranger rendit le dernier soupir[29]. Et pourquoi n’a-t-on pas laissé la dépouille mortelle du poète devenu soldat reposer près du héros dont il avait voulu se faire le compagnon d’armés, sous ce beau ciel qu’il aimait avec enthousiasme et qui lui avait inspiré quelques-unes de ses plus belles pages ? Ces nobles restes appartenaient à la Grèce ; Botzaris et Byron ne devaient pas être séparés. Ces deux grandes tombes, se prêtant l’une à l’autre un romantique prestige, seraient restées aux yeux de la postérité comme un austère et poétique emblème de cette affinité mystérieuse qui entraîna le génie vers l’héroïsme.

L’année suivante, en 1824, Missolonghi succomba après une résistance désespérée, sous le coup d’une nouvelle invasion plus formidable que les premières. À peu près en même temps, le fameux Méhémet-Ali devenait l’allié du sultan, et les flottes combinées d’Alexandrie et du Bosphore s’avançaient avec l’intention de convertir le Péloponèse en un vaste désert et de transplanter ses habitans sur les bords du Nil. C’en était fait peut-être de la nation grecque, si les insulaires de l’Archipel n’avaient résolu de venger les massacres de Constantinople et de Chio. Au moment où l’Europe entière avait les yeux fixés sur ce petit coin du monde, un peuple de marins sobres, intrépides, aventureux, aussi inébranlables dans le combat que dans la tempête, se leva, et mit de toutes parts en déroute, avec de frêles embarcations, les grandes flottes ottomanes. Ces victoires donnèrent aux puissances européennes le temps d’arriver pour clore cette lutte sanglante, en reconnaissant et en appuyant ouvertement les droits d’une nationalité ressuscitée par tant d’héroïsme. Tout l’intérêt des guerres de l’indépendance se trouve à cette époque transporté sur un nouveau théâtre également fécond en dramatiques péripéties, et nous verrons le peuple des îles accomplir à son tour de merveilleux prodiges sous la conduite d’un homme qui, par son extrême audace et sa rare habileté, personnifie admirablement le génie maritime de la Grèce.


E. YEMEKIZ, consul de Grèce.

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  1. Voyez l’Histoire des Evénemens de la Grèce de 1770 à 1830, écrite sous la dictée de Théodore Colocotroni, fils de Constantin, et publiée par les soins de M. Terzetti, Athènes 1846.
  2. Parmi ces mémoires, nous citerons ceux de M. Raffenel, attaché à divers consulats de France dans le Levant pendant les guerros de l’indépendance, de M. Jourdain, officier de marine, qui, ayant passé dans l’armée grecque, y parvint au grade de colonel, de M. Maxime Raybaud, qui fut pendant quelques mois aide-de-camp du président Mavrocordato, et de M. le colonel Voutier ; tous connurent Botzaris. Quant aux philhellènes que nous avons pu interroger, deux surtout nous ont fourni des renseignemens, le docteur Dumont et le général Tourette. Le premier, après avoir longtemps résidé dans la ville de Lamia, vint habiter Athènes, où il est mort depuis peu d’années, entouré de l’estime et de la considération publiques. Le général Tourette, arrivé en Morée comme officier subalterne, se distingua par sa bravoure, resta au service du gouvernement grec, et devint successivement colonel, commandant de la place d’Athènes et général.
  3. Histoire de la Révolution actuelle de la Grèce, Leipzig 1825.
  4. De l’ancien mot grec μετέωα, qui signifie non-seulement météores, phénomènes atmosphériques, mais encore tout lieu élevé dans les airs. Ce terme est très fréquemment usité par les Grecs modernes dans cette seconde acception.
  5. Chronographie de l’Epire, par Aravantinos.
  6. Les monts Olychiniens (aujourd’hui Olytzika ) séparent le Chamouri de la Tymphéide, qui fait partie du canton de Janina, et où était située l’ancienne ville de Passaron.
  7. Les monts Djoumerca traversent l’Athamanie, qui porte aujourd’hui leur nom. Ils forment une chaîne à peu près parallèle à celle du Pinde, dont ils sont séparés par l’ancienne Dolopie.
  8. Nous avons eu souvent l’occasion de l’entendre chanter par les orophylakes, troupes irrégulières préposées à la garde des montagnes.
  9. On sait que les Albanais professent le culte musulman. Il faut rappeler, pour l’intelligence de ce récit, qu’ils se divisent en quatre grandes tribus renommées pour leur bravoure : 1° celles des Guègues ou Guegari, établis sur la côte la plus septentrionale de l’Albanie ainsi que sur les frontières du Monténégro ; 2° des Toxides ou Toxari, non moins braves, mais plus féroces que les Guègues : ils habitent le Musaché (ancienne Taulantie), dont la principale ville est Argyrocastron ; 3° des Lapes ou Japyges, pauvres et de peu de courage : ils habitent les montagnes de l’Acrocéraune, au sud des Toxides ; 4° des Chamides, braves, mais d’une astuce et d’une duplicité proverbiales : ils sont fixés dans le Chamouri, dont les principales villes sont Margariti et Paramythia.
  10. L’une, la mère de Photos Tsavellas, l’autre, sa sœur, s’étaient distinguées par leur valeur dans les précédentes guerres de Souli.
  11. Σπυρίδωνος ριχούπη Ίστρία τής ίπαναστάσεως. — Spiridon Tricoupi, Histoire de l’Insurrection grecque, 4 vol. in-8o ; Londres 1856.
  12. Composant le conseil des anciens.
  13. Chaîne de montagnes qui borne à l’est les plaines de l’Amphilochie et de la Paracheloïde.
  14. Peu d’années avant le retour des Souliotes en Épire, Kitzos, ne pouvant supporter l’exil, eut la témérité de revenir à Janina. Il fut assassiné la nuit même qui suivit son arrivée. Gogos fut unanimement désigné par les Grecs comme son meurtrier.
  15. Les uns passèrent de nouveau à Corfou, les autres obtinrent de se retirer à Missolonghi. Parmi ces derniers se trouvaient la femme, les enfans et le frère de Botzaris, qui, étant tombés entre les mains des Turcs après la chute d’Ali-Pacha, avaient été compris ensuite dans l’échange du harem de Kourchid, pris à Tripolitza. La terreur inspirée aux Turcs par le nom de Botzaris suffit à protéger sa femme contre les outrages dont elle aurait pu être victime lorsqu’elle passa au pouvoir de Kourchid. Ce dernier la traita avec les plus grands égards ; il aimait à lui parler du redoutable adversaire dont les hardis coups de main lui inspiraient une véritable admiration. Un jour, il eut la fantaisie de faire défiler ses troupes devant sa captive, et il lui demanda tout à coup si, parmi tant de soldats, il n’en était pas un qui eût quelque ressemblance avec Botzaris. Chryséis, surprise de cette question, lui désigna un Albanais dont la petite taille et la mine martiale offraient un peu d’analogie avec la tournure du polémarque de Souli. « Comment, s’écria Kourchid, qui était d’une stature gigantesque et de formes athlétiques, comment un si petit homme a-t-il pu causer tant de maux à mon armée ? »
  16. Recueil de M. Zampélios.
  17. Toute la côte du golfe de Corinthe opposée au Péloponèse porte le nom de Roumélie.
  18. Situé dans les montagnes du Péloponèse, à une journée du golfe de Corinthe.
  19. Un fils et deux filles.
  20. Οὔσης σχολῆς, θελ' εἶμαι μετὰ σοῦ πάντα.
    Ἀλλ’ οὔσης μάχης, μὲ τὴν πατρίδα μόνον.

  21. Tricoupi, t. Ier, p. 371.
  22. Scodra ou Scutari, capitale de la Haute-Albanie.
  23. Ignazio était évêque métropolitain d’Arta. Ce digne prélat soutint libéralement la femme et les enfans de Botzaris, que Blaquières rencontra à Ancône en 1824 dans un état voisin de l’indigence.
  24. Relation de l’Expédition de lord Byron en Grèce, par le comte Pierre Gamba, ex-lieutenant-colonel de la brigade organisée et commandée par sa seigneurie ; 1825.
  25. La coutume des myriologues, improvisations funèbres chantées auprès des morts, remonte à la plus haute antiquité, comme une foule d’autres coutumes populaires de la Grèce. Lorsqu’un malade a rendu le dernier soupir, les femmes de sa parenté sortent de la maison et vont prendre leurs habits de deuil dans quelque habitation du voisinage. Elles reviennent bientôt, vêtues de blanc et les cheveux épars ; elles habillent le défunt et le couchent sur un lit très bas, les mains en croix sur la poitrine et le visage tourné vers l’Orient. Puis elles expriment leur douleur par des chants improvisés ou myriologues, qui sont souvent d’une pathétique poésie. Pendant ce temps, la demeure reste ouverte, les amis du défunt entrent et l’embrassent pour la dernière fois ; ceux qu’une perte récente afflige encore lui parlent tout bas et lui confient de secrètes missions. Les myriologues accompagnent le corps à l’église ; interrompus par la célébration de l’office divin, ils recommencent aussitôt après, et ne cessent que lorsque le cercueil est descendu dans la fosse.
  26. Recueil de M. S. Zampélios.
  27. Correspondance du comte Capodistrias, recueillie par ses frères et publiée à Genève en 1839 par M. Bétant, l’un de ses secrétaires.
  28. Les deux filles de Botzaris ont été dotées en biens territoriaux. Son fils Démétrius est actuellement lieutenant-colonel et aide-de-camp du roi Othon.
  29. Les restes de Byron furent, on le sait, transportés en Angleterre.