LES HEROS
DE
LA GRÈCE MODERNE

III.
L’AMIRAL MIAOULIS.



I.

Vers la fin du mois d’avril 1854, je quittai à la tombée de la nuit le port de Scala di Salona[1]. Embarqué sur un petit caboteur hydriote, le Miaoulis, capitaine Leftéris, je voulais côtoyer le Péloponèse et visiter les principales îles de l’archipel grec. Le capitaine et mon guide n’avaient arrêté entre eux les conditions auxquelles le bâtiment se trouvait à mes ordres qu’à la suite d’une discussion qui n’avait pas duré moins de cinq heures, et après s’être quittés et recherchés vingt fois, en se criant l’un à l’autre d’un air de véritable fureur les choses les plus naturelles du monde en pareille circonstance. J’assistais de loin à ce curieux débat, et j’aurais pu croire à plusieurs reprises que mon guide et le pilote allaient en venir aux coups, si je n’avais su depuis longtemps que ces sortes de gens ne paraissent jamais plus disposés à s’entre-tuer qu’au moment même où ils commencent à s’entendre. Enfin, après avoir fait le geste de jeter à la mer le brave Démétrius (c’était le nom de mon guide), le capitaine Leftéris vint s’incliner devant moi en portant la main successivement de son front à son cœur suivant l’usage oriental ; cela voulait dire qu’il était content et qu’il m’appartenait, ainsi que son navire, pour toute la durée de l’excursion que je comptais faire. Nous nous éloignâmes de terre au coucher du soleil, poussés par une brise presque insensible. Leftéris, pour me faire honneur sans doute, avait revêtu son plus beau costume. Sur sa poitrine brillait la médaille décernée par le gouvernement grec aux anciens soldats de l’indépendance, et il était armé de pied en cap comme s’il se fût encore agi de donner la chasse aux Turcs. Sa figure aux traits énergiques, bien que réguliers, brûlée par le vent, bronzée par le soleil, était ornée d’une énorme moustache grise qui aurait pu rivaliser avec celle du fameux Kyriakouli[2]. À la vue de cet homme à la sombre physionomie, au costume éclatant, qui, l’une de ses mains crispée sur la surface polie du gouvernail, et l’autre fièrement posée sur une hache d’abordage pendue à sa ceinture, détournait parfois ses yeux de la mer pour jeter de mon côté un regard distrait, j’aurais pu me croire à la merci d’un de ces corsaires ioniens qui ont fourni tant de légendes et de tragiques histoires à la poésie ou au roman ; mais j’avais été trop souvent témoin de la bonne foi et de l’honnêteté que ces rudes insulaires cachent aujourd’hui sous leur extérieur de forbans pour me laisser aller à ce poétique effroi.

La nuit venue, je descendis dans une étroite cabine que le capitaine m’avait cédée. J’étais à peine endormi qu’une violente secousse, imprimée à notre embarcation, m’éveilla en sursaut ; quelques secondes après, nous étions en proie à l’une de ces tempêtes terribles et subites qui rendent si dangereuse la navigation du golfe de Lépante. Aussitôt un enfant de dix à douze ans, notre unique mousse, vint allumer dévotement un cierge devant une image de la Madone que l’obscurité m’avait empêché de remarquer ; puis il remonta en sifflant de l’air le plus brave et le plus insouciant du monde. Aux lueurs vacillantes du cierge, je distinguai un naïf simulacre de la Vierge placé entre une image de saint Nicolas, le patron des navigateurs, et celle d’un bizarre personnage plongé dans la mer jusqu’à la ceinture, vêtu du costume albanais, tenant de la main gauche l’oriflamme blanc et bleu de la Grèce, et de la droite un énorme vaisseau à trois ponts, à peu près comme Charlemagne tient le sceptre et la mappemonde. Au-dessous de cette grotesque peinture étaient écrits ces mots : Au restaurateur de notre marine. Je reconnus à cette dédicace que cette sorte de dieu marin n’était autre que le fameux Miaoulis, dont le nom se trouvait déjà inscrit à la poupe de notre petit navire. Au même instant, mon guide accourut pâle, égaré, trempé jusqu’aux os, et, se précipitant aux pieds de la Madone, il lui adressa cette singulière prière : « Sauve-nous, sauve-nous, mère de Dieu, car, si nous sommes perdus, tu es perdue, toi aussi. » Puis il me supplia d’ordonner à notre capitaine de nous mettre à l’abri dans le port de Galaxidi, dont nous n’étions séparés que par une très courte distance. Je montai rapidement sur le pont, où je retrouvai Leftéris, qui, le jarret tendu, les muscles contractés, les cheveux au vent, enlaçait le gouvernail de ses bras vigoureux. Du reste, il était calme et silencieux ; son visage ne trahissait aucune émotion. Son second se tenait près de lui et consultait la boussole. Quant au reste de l’équipage, qui se composait d’un seul matelot, il était étendu non loin de là et serrait entre ses dents l’extrémité d’une longue pipe depuis longtemps éteinte par les vagues qui balayaient à chaque instant le pont. En face de cet admirable sang-froid, je me gardai bien de manifester la moindre inquiétude et de faire part au capitaine de la pusillanime proposition de mon guide. Je regagnai ma cabine vivement ému de cette audacieuse contenance, et je résolus d’employer mon excursion dans l’Archipel à étudier sur les lieux mêmes l’histoire de quelques-uns des hardis marins dont Leftéris m’avait offert le type énergique, et parmi lesquels l’amiral Miaoulis, digne frère de Photos Tsavellas et de Marc Botzaris[3], occupe sans contredit le premier rang.

Trois petites îles, Hydra, Spezzia, Psara[4], soutinrent à elles seules, de 1821 à 1827, les efforts des nombreuses flottes ottomanes. Chacune d’elles a son héros : Psara, le brûlotier Canaris ; Spezzia, la vaillante Bobolina : Hydra, l’amiral Andréas Miaoulis Vocos. L’essor de la marine grecque et la prospérité dont ces trois îles jouissaient au moment où elles prirent part à l’insurrection nationale datent de la fin du siècle dernier. Pendant la révolution française et les guerres qui suivirent, comme plus tard pendant la disette de 1816, les navires de l’Archipel furent à peu près les seuls qui approvisionnèrent la France des blés de la Mer-Noire, de l’Asie et de la Grèce. Encouragés par le brillant résultat de ces spéculations, les possesseurs de ces navires, la plupart Hydriotes, augmentèrent le nombre et le calibre de leurs bâtimens, à la coupe aussi solide que légère, aux voiles élégamment taillées. Souvent attaqués par les vaisseaux des puissances belligérantes, et surtout par les pirates d’Alger et de Tunis, ces hardis pourvoyeurs furent à leur tour obligés de s’armer, en sorte que leurs courses, aussi périlleuses que lucratives, leur procurèrent tout à la fois la fortune, l’expérience de la guerre et la science de la navigation. Quand Hydra déploya l’étendard de la révolte, dont Spezzia, sa voisine, avait donné le premier signal, toute sa marine marchande put se transformer comme par enchantement en une marine militaire véritablement éprouvée.

En s’associant à l’œuvre de l’émancipation hellénique, les Hydriotes firent avant tout preuve de désintéressement. Ils n’avaient en effet à déplorer pour eux-mêmes aucune des calamités dont les Turcs accablaient les Grecs du continent. Ils jouissaient d’une sécurité et d’une liberté complètes ; la domination du grand-seigneur se faisait uniquement sentir à eux par le modique tribut que le capitan-pacha venait chaque année recueillir dans leur port, et par le petit contingent de matelots qu’ils étaient tenus d’envoyer à Constantinople. Hydra avait grandi sous les lois qu’elle s’était seule données ; son gouvernement, sorte de régime aristocratique, consistait en une assemblée de primats recrutés parmi les armateurs les plus nobles et les plus opulens, tels que les Condouriottis, les Tombazis, les Miaoulis, qui se trouvaient de temps immémorial à la tête de la chose publique. Ce conseil nommait les magistrats subalternes, et dans les circonstances graves il prenait l’avis des pilotes les plus vieux et les plus expérimentés. Les primats étaient désignés sous le nom de nykokyires, d’un mot grec qui signifie propriétaire[5]. Ils possédaient en effet tous les bâtimens de la marine hydriote, et ils en confiaient le commandement à des capitaines qui avaient, ainsi que tous les hommes de leurs équipages, à des degrés divers, une part dans les bénéfices de leurs entreprises commerciales. Il existait de cette façon entre le peuple et ses gouvernans une communauté d’intérêts et une solidarité qui contribuaient puissamment à la prospérité publique.

Une fois résolus à s’opposer aux succès que la Porte, vaincue de toutes parts sur le continent, se flattait de remporter sur mer, les armateurs d’Hydra ne se contentèrent pas de mettre au service de la patrie leurs navires et leurs matelots, ils voulurent subvenir de leurs propres deniers aux énormes frais de la guerre qui se préparait. Au sortir du conseil où l’on venait de décider une première expédition, Lazare Condouriottis harangua ainsi le peuple : « Je m’estime heureux aujourd’hui de sacrifier à l’indépendance de mon pays les richesses que j’ai amassées depuis trente ans. Tous les primats d’Hydra partagent ce sentiment ; mais s’ils viennent à reculer devant la perte de leurs biens, ne vous découragez pas ; je suis en état de faire à moi seul toutes les dépenses de la marine. » La fortune des Gondouriottis était évaluée à des sommes fabuleuses ; mais il n’en est pas moins vrai que Lazare tint parole et qu’il consacra la plus grande partie de ses trésors à l’équipement et à l’entretien de la flotte. Tous les autres primats agirent de même, et les Hydriotes sortirent de cette guerre affranchis, couverts de gloire, mais à peu près ruinés.

Le 16 avril 1821, les îles annoncèrent par un manifeste la résolution qu’elles avaient prise de concourir à la délivrance de la patrie commune. La flotte hellénique se composait de cent soixante-seize navires, dont quatre-vingt-dix-huit hydriotes ; le plus considérable de ces bâtimens était une frégate de 18 canons appartenant à Miaoulis[6]. Chacune des trois îles avait son amiral ; mais celui d’Hydra conserva la direction des opérations militaires, l’escadre hydriote étant la plus nombreuse, la plus riche et la mieux équipée.

La ville d’Hydra est hardiment jetée sur le flanc presque à pic d’un haut rocher et divisée en deux quartiers par une sorte de précipice. Les maisons groupées en amphithéâtre éblouissent les regards par l’éclatante blancheur de leurs murs crépis à la chaux, et qui reflètent les feux du soleil. La ville a perdu de cette grande activité qui y régnait avant les guerres de l’indépendance ; tout le mouvement commercial s’est aujourd’hui porté vers l’île de Syra. Cependant quelques belles habitations appartenant à d’anciennes familles me rappelèrent l’opulence passée de cette petite cité ; je passai devant la demeure de Miaoulis, vaste maison d’architecture tout européenne qui est encore la propriété des fils du célèbre amiral[7]. Des rues étroites et tortueuses me conduisirent, à travers quelques places ornées de fontaines et pittoresquement situées, sur un sommet élevé d’où j’aperçus à peu près toute la surface de l’île, surface aride, violemment accidentée, privée d’ombre et de verdure, et tellement dépourvue de terre végétale que les habitans y trouvent à peine de quoi ensevelir leurs morts. Cette roche stérile, battue par la mer, brûlée par le vent, dorée par le soleil, produit une admirable race d’hommes. Les Hydriotes se distinguent en effet par la vigueur et la sculpturale beauté de leurs formes, et ils portent sur leur physionomie sévère les traces de la proverbiale austérité de leurs mœurs. L’extrême rudesse de leur caractère dégénéra plus d’une fois en cruauté dans la chaleur du combat, et ils répondirent souvent aux actes de férocité de leurs ennemis par des vengeances non moins barbares.

Miaoulis possédait à un degré supérieur les attributs et les qualités de sa race. La farouche nature de ses compatriotes était néanmoins tempérée en lui par de profondes habitudes de douceur et d’humanité. Les cruelles représailles que ses matelots exerçaient parfois contre leurs ennemis le révoltaient. On nous a raconté qu’un homme de son équipage, ayant tranché la tête à deux prisonniers turcs, se présenta audacieusement à lui avec ce hideux trophée. À cette vue, l’amiral manifesta une juste horreur, et, flétrissant la sauvage conduite de ce marin, il le chassa de son navire. « La physionomie de Miaoulis, dit un officier anglais qui navigua plus d’une fois avec lui, porte une expression remarquable d’esprit et de bienveillance. Je ne connais pas d’homme dont les manières soient plus simples et plus amicales. Il paraît être au-dessus de toute espèce de forfanterie. Il n’a qu’un but, la délivrance de son pays ; entièrement livré à ce grand dessein, il ne s’occupe ni de la malice de ses ennemis, ni des louanges que lui prodiguent ses concitoyens[8]. »

Andréas Miaoulis naquit à Hydra vers 1760, et dès l’âge de six ans il fut embarqué comme mousse sur un des navires de son père. Il se fit remarquer de bonne heure par la vivacité, l’obstination et l’indépendance de son caractère. À l’âge de seize ans, il eut, pendant une maladie que fit l’aîné de ses frères, le commandement provisoire d’un brick ordinairement dirigé par ce dernier. Il accomplit une course fructueuse et reprit le chemin de ses foyers, attristé par la perspective de rentrer sous les ordres de son frère, dont la santé s’était rétablie. En passant à Smyrne, il débarqua seul, renvoya son navire à Hydra et en acheta un autre pour son propre compte. Comme il redoutait le courroux de son père, il se garda bien de reparaître chez lui et se lança sur mer à la recherche des aventures et de la fortune. Il s’aperçut bientôt que son inexpérience lui avait fait faire un mauvais marché : son navire était vieux, lourd, mal radoubé. D’autres accidens survinrent. Il fut un jour surpris par des pirates maltais aux environs de Navarin. Abandonné de son équipage, qui se sauva sur la côte, il resta seul à bord de son petit navire, résolu à se faire tuer plutôt que de le quitter. Les Maltais, soupçonnant un piège à la vue de cette embarcation défendue par un seul homme, ne montèrent point à l’abordage sans avoir fait pleuvoir une grêle de balles sur le navire. Andréas, atteint en plusieurs endroits, fut fait prisonnier, et, après une courte délibération, on décida qu’il serait mis à mort ; mais le jeune homme fit observer aux pirates que sa mort ne leur serait d’aucun profit, tandis qu’il pourrait leur payer la rançon de sa personne et de son navire, si on lui permettait de se rendre dans un village du Péloponèse où il avait quelques amis. Les pirates accédèrent à sa proposition, et il fut conduit à terre, escorté de six hommes qui durent le garder constamment à vue. Affaibli par ses blessures, Miaoulis fut obligé de s’arrêter dans un hameau voisin de la mer. Au bout de quelques jours, ses gardiens l’abandonnèrent subitement pour rejoindre en toute hâte leur vaisseau, auquel les Grecs se disposaient à donner la chasse. Miaoulis rentra ainsi en possession de son bâtiment, reforma promptement son équipage, et entreprit de nouvelles opérations commerciales dont le résultat fut presque toujours heureux.

C’est au mois de mars 1822 qu’Andréas Miaoulis fut promu au grade de navarque ou amiral. Il était alors âgé de soixante ans environ ; mais sa puissante organisation avait admirablement résisté aux fatigues multipliées de sa vie passée. Il prit aussitôt vis-à-vis des Turcs une attitude ouvertement offensive. Jusqu’alors, les habitans des îles avaient fait sur mer une guerre analogue à celle des klephtes dans les montagnes. Chaque armateur, transformé en capitaine, agissait suivant son courage et sa fantaisie, combinait ses entreprises à son gré, associait à sa fortune deux ou trois autres capitaines, et s’en allait donner la chasse aux voiles ottomanes. Montés sur leurs bricks agiles, ils s’aventuraient au-devant des flottes ennemies, les bravaient par la légèreté de leur course, disparaissaient devant des forces supérieures, attendaient une tempête ou une nuit obscure pour attaquer les vaisseaux turcs dispersés ou maladroitement conduits. Ils abritaient encore leurs frêles embarcations derrière les récifs, dans les anses profondes, épiaient au passage les bâtimens isolés, et se jetaient sur eux à l’improviste ; parfois même ils poussaient leurs excursions jusqu’à l’entrée des Dardanelles et ravageaient les côtes d’Asie. Ces expéditions, conduites sans aucun plan, ne fournissaient pas de triomphe décisif. Miaoulis abandonna une défensive qui n’aboutissait guère qu’à tenir les Turcs en haleine, et s’efforça d’introduire dans les opérations de sa petite flotte l’ensemble et le calcul nécessaires à de sérieux succès. Aussi, tandis que les armées de terre, suivant l’impulsion donnée par Botzaris, s’organisaient et commençaient à présenter l’aspect de troupes régulières, les navires des îles se réunissaient de leur côté en escadres compactes et disciplinées sous la main du nouvel amiral.

Miaoulis illustra le début de son commandement par un fait d’armes qui lui valut un ascendant considérable. Vers le milieu de mars 1822, il fit voile vers Patras avec une escadrille de cinquante bricks. Son intention était de cerner la flotte ottomane, alors mouillée dans ce port, et de la détruire. Par malheur, les vents étant devenus contraires, son brick, le Mars ὁ Ἄρης (ho Arês), et deux autres, ceux de Manoli Tombazis et de Kriésis, parvinrent seuls à portée de l’ennemi. Miaoulis s’étant jeté entre deux frégates turques avec une incroyable témérité, son équipage effrayé voulut le forcer à virer de bord ; l’amiral refusa : une sorte de sédition éclata, et plusieurs matelots s’avancèrent pour se saisir de leur chef. Celui-ci, qui restait habituellement assis auprès du gouvernail, les jambes croisées à la turque, se leva lentement, saisit une carabine, et, couchant en joue le groupe des récalcitrans, menaça de brûler la cervelle au premier qui prendrait la parole pour lui conseiller une lâcheté. Les matelots cédèrent. Le Mars déchargea ses deux batteries, essuya le feu de ses adversaires, et y répondit par une seconde décharge qui coula bas l’une des frégates. Après un combat de cinq heures, les trois vaisseaux grecs, ne pouvant songer à pénétrer à eux seuls dans le port de Patras, s’éloignèrent à la recherche du reste de l’escadre ; les Turcs, frappés de terreur, profitèrent de la nuit pour se sauver à Zante.

Quelques semaines plus tard, on apprit avec consternation la nouvelle des massacres de Chios, la plus belle, la plus florissante et la plus riche de toutes les îles soumises à la domination musulmane. Entraînés par l’exemple de la belliqueuse Psara, excités par de trop ardens émissaires, les habitans de Chios avaient cédé à l’enthousiasme et s’étaient révoltés. Leurs forces trahirent leur élan. En peu de temps, Chios devint une vaste solitude, inondée de sang et couverte de ruines : sur 115,000 habitans, 23,000 furent égorgés, 47,000 conduits dans les bagnes de Constantinople ou vendus comme esclaves ; le reste réussit à fuir sur les côtes d’Asie, à Psara et dans les autres îles.

La flotte d’Hydra ne se trouva pas en mesure de secourir les habitans de Chios. Les avaries survenues pendant la précédente campagne n’étaient pas réparées, et les équipages, à peine rentrés au port, avaient déserté leurs vaisseaux et regagné leurs foyers. Malgré toute son activité, Miaoulis ne put prendre la mer qu’à la fin de mai ; le 2 juin, il touchait à Psara. Dès le lendemain, il se présenta dans le détroit de Chios. Les forces de l’ennemi, qui n’avait point encore quitté ces parages, se composaient d’une soixantaine de vaisseaux, dont six de haut bord ; celles des Grecs ne dépassaient pas quarante navires de petite dimension, parmi lesquels on comptait huit brûlots. Après quelques escarmouches sans résultat, le capitan-pacha, Cara-Ali, se renferma dans le port, et Miaoulis revint à Psara, sur l’avis qu’une nouvelle escadre était sortie des Dardanelles. L’amiral assembla aussitôt un conseil, et proposa de tenter, par un rapide coup de main, la destruction de la flotte turque avant l’arrivée des renforts attendus par Cara-Ali.

À ce moment, un marin psariote se présenta et dit : « Donnez-moi deux brûlots, je réponds du reste. » Cette proposition étonna l’assemblée. Celui qui avait parlé ainsi était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, d’une naissance obscure, pauvrement vêtu, et renommé seulement parmi ses compatriotes pour la sagesse de sa conduite, la sérénité de son caractère, et la douceur extrême de ses habitudes. Ce jeune homme, obscur, tranquille et doux, qui allait en quelques heures passer de l’obscurité à la gloire, s’appelait Constantin Canaris. En voyant la surprise causée par ses paroles, il ajouta : « Je ne vous demande que deux brûlots, et je vous jure sur mon âme μὰ τῆς ψυχῆς μοῦ (ma tês psuchês moû) que notre vengeance sera complète. » Miaoulis, comme s’il eût tout à coup deviné cet homme, lui tendit la main en disant : « C’est convenu ; va faire tes préparatifs, et que Dieu te garde ! » Le lendemain, Canaris et Pépinos (ce dernier était d’Hydra) firent voile vers Chios. La population entière de Psara, réunie sur les hautes roches qui dominent le rivage, les suivit du regard et les vit, au soleil couchant, « disparaître dans un flot d’or, semblables à deux dragons de la mer[9]. » Aussitôt la foule se précipita dans l’église dédiée à saint Nicolas, et se mit à prier en proie à la plus vive anxiété. Peu après minuit, une sourde détonation se fit entendre, comparable à ces commotions vagues qui ébranlent parfois l’atmosphère sans cause définie, et au même instant une lueur rougeâtre traversa l’horizon comme un éclair dans la direction de Chios. La vengeance promise par Canaris était accomplie.

Les deux brûlotiers, dont les équipages montaient au chiffre de trente-quatre hommes, avaient employé l’après-midi à louvoyer entre Chios et la côte asiatique ; une goélette turque étant venue sur eux pour les reconnaître, ils arborèrent un pavillon ottoman et firent mine de chercher à pénétrer dans le golfe de Smyrne malgré la violence des vents contraires. Ils attendirent le soir pour virer de bord et s’avancer à toutes voiles vers le port de Chios, à l’entrée duquel ils arrivèrent une heure avant minuit. Toute la flotte ennemie s’y trouvait à l’ancre, célébrant la fête fameuse du Ramazan. Les musulmans venaient de rompre le jeûne rigoureux qu’ils observent à cette époque solennelle depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; abusant de la prescription du Koran, qui leur commande de se livrer à une sainte joie pendant la nuit, ils se dédommageaient des sévères pénitences de la journée par les plus folles orgies. Tous les vaisseaux étaient splendidement illuminés ; celui du capitan-pacha se distinguait entre tous les autres par une profusion de verres de couleurs. Le tumulte était partout ; les cris frénétiques des derviches répondaient aux chansons des matelots : on avait oublié le voisinage de la flotte grecque. Les deux brûlots se glissèrent inaperçus entre les lignes ennemies ; Canaris ne s’arrêta qu’auprès du vaisseau-amiral. Profitant de l’ombre épaisse que projetaient les énormes flancs du navire, il fit rapidement descendre dans la chaloupe les hommes de son équipage ; resté seul, il accrocha son brûlot à la poupe de l’ennemi, y mit le feu, et sauta dans la barque où ses compagnons l’attendaient ; puis il s’éloigna à toutes rames. En quelques minutes, le colossal navire devint la proie des flammes, irritées par une forte brise ; les batteries et la poudrière, atteintes par le feu, éclatèrent avec un bruit qui ébranla l’atmosphère et parvint jusqu’aux oreilles des Psariotes. Plusieurs milliers d’hommes périrent dans l’explosion. L’embarcation dans laquelle le capitan-pacha s’était jeté dès les premières lueurs de l’incendie chavira, et Cara-Ali, repêché à grand’peine par les siens, rendit le dernier soupir en touchant le rivage. Pendant ce temps, Pépinos avait accroché son brûlot à la frégate où se tenait le riala-bey[10] ; celui-ci, en proie à une terreur insensée, ordonna de lever l’ancre, sans réfléchir à la portée de cette action ; la frégate se mit en mouvement, propagea le feu dans sa marche et causa la perte de cinq ou six autres vaisseaux. Jamais les Turcs n’avaient subi un aussi terrible désastre.

Les brûlotiers, sains et saufs, se rejoignirent à la sortie du port et firent force de rames vers Psara. Canaris s’assit, mèche allumée, sur un baril de poudre, résolu à se faire sauter dans le cas où l’ennemi le poursuivrait. Au point du jour, il se trouva en vue de l’île, et il agita de loin une banderole rouge pour annoncer le succès de son entreprise. Reçu par l’amiral Miaoulis, le vengeur de Chios devint alors le héros d’une de ces fêtes populaires par lesquelles les Grecs des îles célébraient chacune de leurs victoires, et dont le caractère de religieuse grandeur et de patriotique enthousiasme rappelle les fêtes triomphales de l’antiquité. Les anciens offrirent à l’intrépide brûlotier une couronne civique, que ce dernier reçut en rougissant, car il était déjà revenu à son naturel simple et modeste[11]. Ensuite le métropolitain de l’île vint à son tour, précédé de ses prêtres, de ses bannières et de sa croix. À cette vue. Canaris s’inclina, dénoua ses chaussures et prit le chemin de l’église, pieds nus, environné de ses compagnons et suivi de tout le peuple. À peine entré dans le temple, il n’écouta plus que l’inspiration de sa naïve piété, et il alla dévotement allumer deux cierges devant l’image de saint Nicolas[12] ; puis, se dérobant aux ovations dont il était l’objet, il courut abriter sa récente gloire sous l’humble toit de sa famille, tandis que ses compatriotes achevaient les hymnes commencés en sa présence.

L’incendie de la flotte turque à Chios a été le sujet d’un grand nombre d’improvisations enthousiastes. Voici quelques fragmens de l’une de ces chansons que nous avons entendue non point en Grèce même, mais dans l’île des Princes, ravissant séjour situé à deux heures de Constantinople et habité par une petite colonie grecque qui cultive en paix et loin des Turcs ses bosquets d’orangers, de jasmins et de roses.


« La flotte est à Psara ; c’est Miaoulis, notre nouveau Thémistocle, qui l’y a conduite. Que font les capitaines ? Ils délibèrent, et quelques-uns veulent s’en aller en plein jour contre les Turcs.

« Mais Miaoulis, fort comme Achille, prudent comme Ulysse, les retient en disant : Ce n’est pas Cara-AIi que vous avez à craindre, c’est Khosref-Pacha, qui est sorti des Dardanelles avec cinquante vaisseaux de ligne.

« Alors Canaris, que les âges futurs ne cesseront d’admirer, se lève et dit : Ne tirons point le canon ; n’exposons pas nos vaisseaux. Les chiens sont dans la joie, ils font le ramazan ; si vous me croyez, nous les brûlerons dans le port.


Après une description exacte de l’incendie du vaisseau amiral, cette chanson se termine ainsi :


« Canaris a remporté la victoire. C’est Dieu qui l’a voulu, afin que les nations sachent qu’il est avec nous, ses serviteurs orthodoxes et fidèles. »

Cette même pensée et cette épithète de serviteurs orthodoxes et fidèles reparaissent dans un grand nombre d’autres improvisations populaires. Les Grecs sont en effet un peuple essentiellement religieux : dans cette guerre, ils se vantaient de combattre non-seulement pour leur liberté, mais encore pour leur foi. Ajoutons qu’ils ont conservé dans leur culte une certaine empreinte de paganisme, et qu’ils ont une foule de croyances dans lesquelles il est impossible de ne pas reconnaître la plupart des superstitions antiques. Ils sont, comme leurs aïeux, épris du symbole matériel, et ils oublient parfois devant l’image sensible l’idée pure qu’elle représente. Les marins surtout se font remarquer par le grand nombre de ces croyances superstitieuses. Exposés sans cesse aux périls de la mer, ils sont plus portés que les autres à redouter les puissances surnaturelles. Ils croient encore que les flots sont peuplés d’esprits στοιχεῖα (stoicheia) funestes ou tutélaires, et ils s’imaginent souvent entrevoir pendant la nuit les Néréides Νεράϊδαι (Neraïdai) étalant leur verte chevelure à la surface des récifs, sur lesquels elles cherchent à attirer les navigateurs. Ils ont diverses cérémonies destinées à conjurer les mauvais génies. En voici une assez singulière, qui est tombée en désuétude aujourd’hui, mais qui, au temps de Miaoulis, était d’un fréquent usage dans tout l’Archipel. Lorsqu’un navire se trouvait en mer, le soir, après le dernier repas, tous les hommes de l’équipage se réunissaient sur le pont ; l’un d’eux, muni d’un encensoir fumant, faisait le tour de l’assemblée, et chaque matelot, à commencer par le capitaine, aspirait fortement une bouffée d’encens, car, suivant la foi populaire, l’encens possède une vertu propre à écarter les maléfices et les apparitions dangereuses.

Quelques mois après la glorieuse affaire de Chios, une nouvelle flotte turque franchit les Dardanelles dans la double intention d’anéantir Spezzia, dont la ruine aurait infailliblement entraîné celle d’Hydra, et de ravitailler la ville de Nauplie, vivement pressée par les Péloponésiens. Le 19 septembre au matin, les vigies de Spezzia reconnurent à l’horizon trois vaisseaux de haut bord, dix-sept frégates et quatre-vingts bricks ou corvettes. Le nouveau capitan-pacha, Abdoullah, s’était mis en campagne avec toutes les forces navales de la Turquie ; il espérait ainsi écraser les Grecs à la première rencontre. Heureusement Miaoulis se trouva en mesure d’opposer cinquante voiles à l’ennemi. Il partagea son escadre en deux divisions : l’une, dont il se réserva le commandement, alla occuper l’entrée du golfe d’Argos, tandis que l’autre, presque toute composée de Spezziotes, s’avança au-devant des musulmans, et manœuvra pour les attirer dans le bras de mer qui sépare Hydra de la terre ferme. Le pacha en effet, ayant vu ces bâtimens rapides se disperser devant lui comme une nuée d’oiseaux, continua lentement sa route vers Nauplie, plein de sécurité. Miaoulis avait en toute hâte expédié ses cinquante navires à la pointe septentrionale de Spezzia, pour y attendre les musulmans au passage. Quant à lui, il était resté seul, avec sa frégate le Mars et deux brûlots, à suivre la piste de ses adversaires. Ces derniers une fois engagés dans le détroit de Spezzia, l’amiral grec lança au milieu d’eux ses chaloupes incendiaires, dont l’une était conduite par le brave Kriésis et l’autre par Anargyros Lébésis, surnommé l’Achille. Ces capitaines réussirent à mettre le feu à deux vaisseaux, sautèrent dans leurs canots, et disparurent au sein d’un tourbillon de flamme et de fumée. Miaoulis se précipita pour les recueillir sur son bord, « pareil à l’aigle qui vole au secours de ses petits, » selon l’expression d’un poète populaire. Au même instant, il déchargea ses deux batteries à la fois, pendant que le bruit lointain du canon lui annonçait que son escadre était tombée en masse sur l’avant-garde de la flotte turque. Abdoullah, troublé par cette double attaque et voyant l’incendie se propager sur ses vaisseaux, perdit la tête, vira de bord et chercha son salut dans une fuite précipitée ; mais il ne tarda point à songer au terrible compte qu’il aurait à rendre à Constantinople, et, redoutant le courroux du grand-seigneur, courroux qui se traduisait ordinairement alors par l’envoi du cordon fatal, il revint sur ses pas. Le lendemain matin, les deux escadres se trouvèrent de nouveau en présence ; vingt-quatre heures se passèrent sans aucun engagement. Comme les Turcs ne sortaient pas de leur immobilité, Miaoulis s’avança .enfin vers eux à une portée de canon, et leur envoya quelques boulets pour les engager à la retraite ou au combat. À ce moment, un violent orage survint, et la foudre éclata sur le grand mât du vaisseau qui portait le capitan-pacha. Celui-ci, épouvanté de ce sinistre présage, leva l’ancre et s’éloigna décidément dans la direction de Mytilène, aimant mieux, après tout, courir la chance de tromper ou de fléchir le sultan que le danger d’être pris ou brûlé par les Grecs. Les habiles manœuvres de l’amiral d’Hydra avaient sauvé le Péloponèse et réduit la garnison de Nauplie à mettre bas les armes.

Nous avons entendu en deux endroits fort éloignés l’un de l’autre quelques fragmens d’un chant qui célèbre les remarquables combats dont le golfe d’Argos fut le théâtre. C’est au milieu des ruines cyclopéennes de la sauvage Tyrinthe qu’un pâtre nous a chanté, sur un air triste et monotone, ce début d’un petit poème dont nous n’avons trouvé les dernières strophes que plus tard, en traversant le Magne[13] :


« Courage, enfans de Colocotroni, la Palamède[14] ne tiendra pas longtemps ; ses murs sont jonchés de morts ; les survivans ont faim et soif.

« Ils ont écrit à Constantinople pour demander à boire et à manger, car ils ne sont pas comme les pallikares, qui mangent la poudre et le plomb…

« Le capitan-pacha leur envoie ce message plein de fanfaronnades et de mensonges, ce message que leur apporte un navire autrichien :

« Tenez bon quelques jours encore. Pour le moment, ma flotte invincible est arrêtée ; les eaux sont basses ; elles ne peuvent donner passage à mes vaisseaux victorieux. »

« Car il ne veut point leur avouer que c’est Miaoulis et les vautours hydriotes qui leur opposent une infranchissable barrière. »


Miaoulis, ne laissant pas un jour de repos à ses équipages, poursuivit sans relâche les Turcs, qui tentèrent à plusieurs reprises de jeter des troupes en Morée. Il était secondé dans cette lutte par Tsamados, à qui Miaoulis portait une amitié toute particulière, par Sachtouris, Kriésis, Pépinos, Orlando, surtout par Constantin Canaris, dont la réputation grandissait chaque jour. La tactique de l’amiral consistait principalement à lancer ses brûlots, que les jeunes capitaines réunis autour de lui dirigeaient avec une incroyable audace et un rare bonheur. Profitant du désordre causé par ces machines incendiaires et de la démoralisation qui s’emparait aussitôt de l’ennemi, il donnait la chasse à des escadres entières qui la plupart du temps ne résistaient pas à l’attaque de quelques navires. L’ardente humeur et la hardiesse de ses matelots, le petit nombre et le petit calibre de ses bâtimens, tout le portait à préférer d’ordinaire à de lentes combinaisons stratégiques une action vigoureuse soutenue par quelqu’une de ces rapides manœuvres dont il possédait le secret. Les brûlots avaient fini par inspirer une sorte de terreur superstitieuse aux officiers turcs, ignorans et crédules autant que leurs matelots. Un vaisseau à trois ponts, décoré du nom de Bourlot-Korkmaz (qui ne craint pas les brûlots), sortit à cette époque des Dardanelles. Ses flancs étaient revêtus extérieurement d’épaisses lames de cuivre destinées à le préserver de l’atteinte du feu. Dès sa première campagne, il fut incendié à Samos par Canaris.


II.

L’année 1824 s’ouvrit sous des auspices effrayans pour la Grèce. Le grand-seigneur signa, vers la fin du mois de janvier, un traité d’alliance avec le fameux Méhémet-Ali, pacha d’Egypte. Celui-ci promit à son suzerain de l’aider à exterminer les giaours, et reçut d’avance pour prix de ce service l’investiture des pachaliks de Candie et de Morée. Tandis que Méhémet-Ali équipait sa flotte, et en confiait le commandement à son fils Ibrahim, Topal-Pacha, successeur du timide Abdoullah, quittait Constantinople. Il avait ordre de faire disparaître l’île de Psara de la surface des mers avant d’opérer sa jonction avec les Égyptiens. Psara était la sentinelle avancée de l’Archipel ; ses habitans allaient braver les Turcs à l’entrée même des Dardanelles, et portaient leurs ravages sur le continent asiatique jusqu’aux portes de Smyrne. Leur nom était donc particulièrement exécré des populations musulmanes. Le sultan, s’étant fait apporter une mappemonde pour reconnaître la position de cette île, objet de ses perpétuelles terreurs, parut surpris du peu de place qu’elle tenait dans l’espace, et s’écria, dit-on, avec mépris : « Il faut que mon amiral efface ce petit point noir de la carte, et qu’il attache cette roche à ses vaisseaux pour me l’amener. »

Le 20 juin, Topal-Pacha se montra en vue de Psara avec une si grande quantité de navires, que la mer en était littéralement couverte, au dire d’un vieux marin qui nous a fait le récit de cette fatale journée. Les Psariotes, n’écoutant que l’inspiration du désespoir, rassemblèrent leurs vaisseaux dans le port, en rasèrent les ponts, et les convertirent en batteries, résolus à se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Tandis qu’un premier combat s’engageait en cet endroit, trois frégates turques tournèrent l’île, restée sans défense sur le versant opposé, et y débarquèrent dix mille Albanais. Les Psariotes se trouvèrent pris entre deux feux, et les épisodes de cette lutte ne sont comparables qu’à ceux qui terminent la sanglante histoire de Souli. On vit des soldats blessés ou brisés de fatigue se brûler la cervelle, afin de ne pas tomber vivans aux mains de l’ennemi, des vieillards se tuer sur le cadavre de leurs fils, des femmes se précipiter dans la mer avec leurs nourrissons[15]. Enfin douze cents braves se retranchèrent dans la haute forteresse de Palœocastron, qui contenait l’arsenal et la poudrière ; ils y laissèrent pénétrer trois mille Albanais, mirent le feu aux poudres, et se firent sauter pêle-mêle avec les assaillans. Quelques centaines de fugitifs réussirent cependant, la nuit suivante, à traverser les lignes ottomanes sur des chaloupes abandonnées ; ils passèrent à Syra, Hydra et Égine.

Pendant que s’accomplissait ce désastre, qui causa à la marine grecque d’irréparables pertes, les flottes d’Hydra et de Spezzia étaient une fois encore occupées à réparer leurs avaries. Les matelots se reposaient au sein de leurs familles, et bien peu de vaisseaux se trouvaient en état de prendre la mer. Quelques Psariotes abordèrent à Hydra et y firent connaître les calamités dont leur patrie venait d’être victime. Aussitôt le tocsin sonna dans les églises et dans les monastères, appelant la population aux armes d’un bout de l’île à l’autre. Deux heures après, Miaoulis levait l’ancre avec un nombre de navires suffisant pour tenter une rapide vengeance. Le 30 juin, il tomba sur l’arrière-garde des Turcs, qui se retiraient à Mytilène, en abandonnant à elle-même, sur le stérile rocher qu’ils venaient de conquérir, une garnison de plusieurs milliers d’Albanais ; il coula à fond neuf galiotes et pénétra hardiment dans le port de Psara. Le vieil amiral, se levant alors de la place où il se tenait habituellement assis, saisit un porte-voix et s’écria, en rappelant les mots de la devise inscrite sur le pavillon grec[16] : « À terre, à terre, mes amis ! la liberté ou la mort ! » À ces paroles, les marins s’élancèrent dans leurs canots et abordèrent sous une grêle de balles. Leur élan fut irrésistible ; ils égorgèrent ou jetèrent à la mer les Albanais, auxquels Topai n’envoya aucun secours, et ils repartirent, ne laissant après eux qu’un désert jonché de cadavres.

Cependant Ibrahim, ayant quitté Alexandrie, se dirigeait vers le Péloponèse, et Topal-Pacha se disposait à faire subir à l’île de Samos le même sort qu’à Psara. La crainte commençait à s’emparer des principaux chefs hydriotes. Le trésor public était épuisé, la plupart des navires incapables de tenir la mer. Les armateurs, appauvris et découragés, hésitaient à subvenir aux frais d’une expédition nouvelle qui menaçait d’absorber leurs dernières ressources. Toutes ces difficultés disparurent devant l’enthousiasme inspiré au peuple par la grandeur du péril. La foule, conjurant les primats de pourvoir au salut de la patrie, envahit les maisons de ceux qui paraissaient céder au découragement, et les força de se rendre au monastère de la Panagia, où l’assemblée des armateurs ne tarda pas à se trouver au complet. Le poète Alexandre Soutzo, qui assistait à cette réunion, raconte que, malgré sa grande jeunesse, il fut profondément ému à la vue de ces graves sénateurs presque tous blanchis par l’âge, célèbres par leurs vertus ou leurs grandes actions, et agitant le sort de leur pays avec une majestueuse tranquillité au milieu des cris et des démonstrations violentes de la multitude. Lazare Condouriottis démontra qu’abandonner Samos, ce serait porter à Hydra un coup mortel. Il fallait donc équiper sur-le-champ trente-cinq navires, tandis que leurs voisins de Spezzia en armeraient vingt-cinq. Les Psariotes eux-mêmes pouvaient encore fournir à la flotte une dizaine de petits bâtimens. L’assemblée, que l’exaltation populaire avait rapidement gagnée, acclama ces propositions. « Maintenant donc, s’écria Miaoulis, entrons dans nos murailles de bois ; elles ont sauvé la Grèce sous Thémistocle, elles la sauveront encore aujourd’hui. »

Les Grecs mirent à la voile au commencement du mois d’août. Le navarque gouverna sur Candie, après avoir envoyé son lieutenant Sachtouris, avec trente bricks, à la poursuite de Topal-Pacha devant Samos. La division de Miaoulis doubla vers le milieu de la nuit le cap Matapan, autrefois cap Ténare, que les anciens regardaient comme l’un des principaux soupiraux de l’enfer. De pauvres ermites se succèdent de temps immémorial dans ces lieux tourmentés par de perpétuelles tempêtes et consacrés par de sombres traditions. Les roches abruptes et dangereuses de Matapan sont encore aujourd’hui un objet de frayeur pour les pilotes de l’Archipel, qui racontent à ce propos une foule de funèbres légendes et s’imaginent souvent y voir errer des fantômes de naufragés. Aussi ne fut-ce pas sans une secrète émotion que les superstitieux Hydriotes passèrent pendant la nuit auprès du terrible promontoire. Tout à coup un immense feu illumina le sommet du rocher le plus voisin de la mer, et les Grecs distinguèrent une ombre gigantesque qui s’agitait et tendait les bras vers eux. Ils reconnurent bientôt que ce personnage, auquel les clartés vagues de la lune prêtaient des proportions colossales, n’avait réellement rien de fantastique. C’était l’ermite, génie inoffensif de ce site sauvage, qui, saisi d’une pieuse inspiration à l’approche de la flotte, la bénissait au passage du haut de sa solitude, après avoir allumé un grand feu afin d’attirer les regards sur lui. Rassurés et persuadés que cette circonstance était d’un heureux augure, les matelots s’agenouillèrent, et l’amiral répondit par une salve d’artillerie à la prière du cénobite[17].

Miaoulis rencontra Ibrahim dans les parages d’Halicarnasse, et il fut bientôt renforcé par la division de Sacthouris, qui venait de remporter un avantage près de Samos sur Topal-Pacha. Ce dernier ne tarda pas, de son côté, à rejoindre les Égyptiens. Les deux flottes musulmanes combinées offraient un effectif de 25 frégates, autant de corvettes, 50 bricks et schooners, et un nombre infini de transports, en tout près de 300 voiles, portant 80,000 matelots ou soldats, et 2,500 canons[18]. Le navarque d’Hydra n’avait à leur opposer que 70 bâtimens légers, 5,000 hommes et 700 bouches à feu[19]. Ces chiffres paraissent au premier abord inadmissibles, et ces combats, où les vainqueurs ne sont jamais qu’une poignée d’hommes en comparaison de la multitude de leurs adversaires, semblent dépasser les bornes de la vraisemblance ; mais tous les historiens grecs ou philhellènes sont d’un accord unanime sur l’énorme disproportion de forces qui existait entre les deux partis. On n’a pour s’en convaincre qu’à se reporter au temps où les hordes innombrables des Mèdes et des Perses, sortant des profondeurs de l’Asie, venaient se briser contre l’héroïsme des phalanges sacrées de la Grèce.

Une première victoire fut remportée le 5 septembre 1824 par la flotte grecque à la hauteur du cap Géronte, voisin de l’antique ville de Milet. Topal-Pacha, découragé et brouillé avec Ibrahim, reprit le chemin des Dardanelles. Ibrahim tenta de tenir seul la mer et de parvenir sur les côtes de Messénie ; mais le navarque, suppléant par une rare activité au petit nombre de ses vaisseaux, le tint constamment en échec, et finit par lui détruire en vue de Candie la plus belle de ses frégates et lui enlever d’un seul coup vingt transports, qu’il livra aussitôt aux flammes. Les Égyptiens rentrèrent alors à Alexandrie, et Miaoulis, ramenant son escadre à peu près intacte, reparut le 12 décembre à Hydra, où il reçut un accueil triomphal. Cette campagne est celle que le général Gordon[20] regarde comme la plus glorieuse pour les Grecs et la plus désastreuse pour les Turcs, qui, du mois de juillet au mois de décembre 1824, perdirent 3 frégates, 2 corvettes, plusieurs bricks, 50 transports et 15,000 hommes. Miaoulis avait, en divers engagemens, consommé 21 chaloupes incendiaires et perdu un seul navire.

Ibrahim, qui surpassait en courage et en habileté tous les autres amiraux turcs, résolut de braver les dangers et les difficultés d’une campagne d’hiver, afin de surprendre les Grecs. Cette hardiesse lui réussit. Il sortit d’Alexandrie dans les derniers jours de février 1825, et six semaines après il débarqua 11,000 hommes et 800 chevaux sur les côtes de Messénie, à l’endroit où s’élèvent les villes fortes de Modon et de Navarin ou Néocastron. Ayant mis le siège devant cette dernière place, il envoya 50 bricks pour s’emparer de Sphactérie, île étroite et longue qui ferme d’un bout à l’autre le vaste demi-cercle dessiné par la rade de Navarin, et qui ne permet de pénétrer dans cette rade que par deux minces passages, l’un au nord, l’autre au midi. Sphactérie avait pour toute défense 8 canons et 350 soldats sous les ordres de Tsamados, le meïlleur ami de l’amiral Miaoulis. Cette faible garnison lutta avec acharnement pendant douze heures. Vers le soir, ceux qui avaient survécu aux combats de la journée se jetèrent dans des embarcations, trompèrent la vigilance de l’ennemi, et gagnèrent les côtes de Morée pendant la nuit. Avant de s’éloigner, ils avaient inutilement exhorté leur chef à les suivre ; celui-ci leur avait répondu ces belles paroles, restées célèbres dans l’Archipel : « Fuyez, mes enfans, et dites à Hydra qu’Anastase Tsamados a fait une bonne mort. » Resté seul avec Sahinis et quelques compagnons déterminés, il s’enferma dans la citadelle, mit le feu aux poudres, et périt dans l’explosion.

À la première nouvelle de l’apparition d’Ibrahim, Miaoulis, qu’un violent accès de goutte retenait dans sa maison, s’était fait transporter à bord sur un brancard, et avait fait voile vers Navarin avec une vingtaine de bâtimens. Une affreuse tempête et des vents contraires lui interdirent constamment l’approche de Sphactérie, à laquelle il ne put porter aucun secours. Lorsqu’il apprit que Tsamados avait succombé, il éprouva une profonde douleur ; laissant tomber sa tête dans ses mains et enfonçant son bonnet pourpre jusque sur ses yeux, ce qui était chez lui le signe ordinaire d’une violente colère, il jura de venger de son propre bras la mort de son ami. Il voulait pénétrer pendant la nuit au milieu de la flotte turque et semer partout l’incendie. Vainement Kriésis et d’autres officiers s’offrirent à exécuter ce coup de main, représentant au vieil amiral que ses forces le trahiraient peut-être, et que les devoirs de son commandement autant que son âge s’opposaient à ce qu’il remplît l’office d’un simple capitaine. Miaoulis resta inébranlable. « Croyez-vous, leur disait-il en redressant sa haute taille, que ce bras ne saura pas lancer un crampon et mettre le feu aux étoupes ? Le droit de venger celui qui vient de mourir n’appartient qu’à moi ! » Néanmoins, ayant appris qu’Ibrahim avait quitté Navarin pour passer à Modon, il changea subitement d’avis, et, favorisé par une forte brise du nord, il tomba sur les Turcs à l’improviste au moment même où ils venaient d’entrer au port. Ces derniers levèrent l’ancre afin de gagner le large ; mais, contrariés par le même vent qui poussait les Grecs sur eux, ils ne purent sortir. Miaoulis leur brûla une grande frégate, 6 bricks ou corvettes et 20 galiotes ; il ne pouvait offrir aux mânes de son ami de plus magnifiques funérailles.

Pendant le cours de la même année (1825), Miaoulis ravitailla trois fois de suite Missolonghi à travers les plus grands périls. Ayant tenté de jeter une quatrième fois des hommes et des vivres dans cette malheureuse ville, contre laquelle les Turcs avaient réuni toutes leurs forces, il ne put accomplir son entreprise, et, après avoir tourné pendant plusieurs jours comme un lion furieux autour de l’ennemi, il se retira désespéré[21]. Nous n’insisterons pas sur ces opérations, parce qu’elles n’offrent aucun incident vraiment digne d’être rapporté dans cette rapide étude. Pour la même raison, nous ne suivrons point le navarque dans les nombreuses rencontres qu’il eut avec les Turcs jusqu’à la fin de l’année 1827, époque à laquelle les insulaires, ruinés et décimés par sept années consécutives de combats et de victoires, auraient fini par succomber dans cette lutte inégale, si la France, l’Angleterre et la Russie ne s’étaient enfin entendues pour soustraire la Morée au cimeterre d’Ibrahim. On sait comment la bataille de Navarin anéantit en quelques heures la puissance maritime de la Turquie.


III.

Les Hellènes, à peu près débarrassés des barbares, faillirent compromettre par des querelles intestines le fruit de leur héroïsme. Après avoir si glorieusement prouvé qu’ils n’avaient rien perdu des grandes vertus de leurs ancêtres, ils montrèrent malheureusement qu’ils en avaient aussi gardé les défauts. Les diverses provinces de la Grèce présentèrent en ce temps-là un spectacle analogue à celui qui fut tant de fois offert jadis par ces petites républiques, dont les sanglantes rivalités remplissent l’histoire. Les Rouméliotes et les Péloponésiens, n’ayant plus à verser leur sang en face de l’ennemi commun, se regardaient réciproquement presque comme des étrangers, et leurs bandes, se heurtant sur le sol ravagé de la Morée, en venaient parfois aux mains pour de futiles motifs. Les capitaines les plus célèbres par leur bravoure et leur patriotisme se disputaient le pouvoir, et l’on vit alors à Nauplie le farouche Grivas, maître de la haute forteresse de Palamède, user sa poudre et ses derniers boulets contre son ennemi personnel Stratos, qui occupait à l’entrée du port l’îlot fortifié d’Itsch-Kalé. Quant aux îles, on va voir la part qu’elles prirent à ces discordes civiles.

Miaoulis resta longtemps étranger aux factions, et lorsqu’en 1828 l’assemblée d’Hermione, voulant couper court aux disputes des chefs militaires, confia le commandement des armées de terre au général Church et celui de la flotte à lord Cochrane, il offrit spontanément sa démission, et consentit à servir comme simple capitaine. La lettre qu’il écrivit à ce sujet aux membres du gouvernement donne une haute idée de son abnégation et de son caractère. « Voilà sept ans que je ne cesse de combattre de toutes mes forces les ennemis de mon pays. Ni le sentiment de mon impuissance, ni la pesanteur du fardeau dont je me trouvais chargé, ne m’ont fait reculer devant l’accomplissement du devoir de tout bon citoyen, devoir qui consiste à coopérer de tout son pouvoir au salut de la patrie. Depuis longtemps, la nation attend un homme assez puissant pour mettre fin au grand combat qu’elle soutient. Cet homme est venu[22] ; je félicite la nation et le gouvernement de son arrivée. La marine grecque peut tout attendre de lui, et le premier je suis prêt à voler sous ses ordres à de nouveaux combats que mon âge me rendra pénibles, mais que mon cœur, qui n’a d’autre désir que le bonheur de la patrie, acceptera toujours avec joie[23]. »

Miaoulis s’occupa énergiquement de réprimer la piraterie, à laquelle les insulaires furent tentés de se livrer, lorsque la guerre eut cessé de donner un légitime aliment à leur activité et à leur besoin d’aventures. Après avoir purgé les côtes de Messénie des forbans qui recommençaient à s’y montrer, il se retira à Hydra, dans une habitation qu’il s’était fait construire au temps de sa grande fortune, et qu’il avait ornée avec une élégance et une recherche tout européennes. Il espérait y achever tranquillement ses jours ; mais les circonstances le forcèrent à sortir du repos, et son nom retentit une fois encore dans l’Archipel, à la lueur d’un dernier et terrible incendie. Peu de mots suffiront pour expliquer les causes qui firent naître cet événement. L’administration du comte Capodistrias avait soulevé presque dès le début une opposition violente qui avait pour centre Hydra, pour principaux chefs Lazare Condouriottis et Maurocordato, et pour organe l’Apollon, journal rédigé par le virulent publiciste Polyzoïdès. Cette puissante faction accusait publiquement le gouverneur de conspirer contre la nation et de se faire le docile instrument de la politique moscovite. Miaoulis était fort ennemi des Russes. Il avait conservé le souvenir de la fatale expédition de 1770, bien qu’il fut très jeune alors, et il parlait souvent avec véhémence de la cruelle manière dont les deux Orlof s’étaient éloignés des côtes du Péloponèse, abandonnant à la vindicte musulmane les Grecs soulevés par eux. Il partageait donc toutes les craintes des primats hydriotes, dont l’opposition dégénéra bientôt en révolte ouverte. Une commission dite constitutionnelle fut instituée à Hydra et reconnue par la majeure partie de l’archipel. Capodistrias, qui avait jusqu’alors usé de patience, songea à réprimer l’insurrection par la force ; il donna ordre d’armer dans le plus bref délai la flottille de l’état réunie à Poros et composée d’une frégate de 64 canons, la Hellas, de deux corvettes, deux bateaux à vapeur et quelques brûlots. Ce petit nombre de bâtimens, achetés à grands frais dans divers ports, formait toute la puissance navale de la Grèce ; c’était le noyau d’une marine militaire régulièrement organisée et n’obéissant qu’au chef de la nation. Sur l’ordre formel des démogérontes d’Hydra, qui avaient pénétré le secret de ces préparatifs, Miaoulis partit précipitamment pour Poros[24] avec deux cents marins, et, secondé par les habitans de l’île, il s’empara de l’arsenal et des vaisseaux de l’état. Son intention était de les mettre en mesure de prendre la mer, afin de les conduire à Hydra et de les y garder jusqu’à la solution du débat élevé entre ses compatriotes et le gouverneur (28 juillet 1831). Le célèbre Canaris commandait la corvette la Spezzia ; les Hydriotes se saisirent de sa personne et le conduisirent en présence du navarque. Celui-ci essaya vainement de l’attirer dans sa cause : trouvant son ancien frère d’armes inébranlable, il lui rendit la liberté et lui tendit la main comme autrefois ; Canaris fit un geste de refus et s’éloigna. Le vieux Miaoulis, affligé de ce départ, ne put, nous a-t-on dit, s’empêcher de verser des larmes.

Les Hydriotes allaient rentrer chez eux avec leur capture, lorsqu’ils furent arrêtés par l’amiral russe Ricord, qui, en l’absence momentanée des escadres française et anglaise, se trouvait seul prêt à appuyer le gouvernement dans cette grave conjoncture. L’amiral russe leur enjoignit de renoncer à leur projet, ajoutant qu’il emploierait au besoin la force pour les faire rentrer dans le devoir. Miaoulis n’était pas homme à se laisser intimider par un tel langage. Il répondit que rien ne l’empêcherait d’accomplir les ordres qu’il tenait de la commission d’Hydra, qu’il rendrait très exactement les bâtimens capturés aussitôt que la sûreté de son île n’exigerait plus qu’il les gardât, et qu’au surplus, si on l’attaquait, il se défendrait. — Il reçut une seconde sommation plus hautaine et plus péremptoire que la première ; l’officier chargé de la lui remettre aurait été victime de la fureur des matelots grecs, si leur chef ne lui avait fait un rempart de son corps. Sans attendre l’arrivée des résidens français et anglais, dont le navarque aurait plus aisément accepté la médiation, le commandant russe débarqua des troupes dans Poros. Ce mouvement amena la soumission des habitans. Miaoulis, n’ayant pas eu le temps d’armer ses vaisseaux, ne voulut pas tenter un combat inégal ; il prit en revanche une résolution terrible. Il fit débarquer ceux de ses marins qui paraissaient hésiter à s’associer plus longtemps à son sort ; resté sur la flottille avec vingt-deux hommes et décidé à brûler ses vaisseaux plutôt que de les laisser tomber aux mains des Russes, il déclara à ceux-ci qu’il était prêt à se faire sauter à la première démonstration hostile de leur part. L’amiral Ricord ayant répondu par des boulets à cette déclaration, le navarque n’hésita pas un instant à mettre le feu à la frégate l’Hellas et à la corvette Spezzia, qui s’abîmèrent dans les flots avec un épouvantable fracas. S’étant élancé dans un canot avec ses hommes, il parvint sain et sauf par un véritable prodige à Hydra sous une grêle de projectiles.

Cet acte d’inébranlable énergie fut accueilli en ce temps-là tout à la fois par des louanges excessives et par des reproches exagérés ; il ne fut en définitive ni héroïque, comme les uns le proclamèrent, car il détruisit dans leur berceau les forces maritimes de la Grèce et porta à la nation un irréparable préjudice, ni criminel, comme les autres l’appelèrent, car l’inflexible vieillard, en agissant ainsi, exécutait des ordres qu’il tenait pour sacrés. Aujourd’hui les Grecs, tout en déplorant les funestes conséquences de cette action, la jugent plus froidement ; ils l’envisagent avec raison comme un produit fatal du doute et de l’incertitude qui accompagnent la formation des états naissans, et qui entraînent souvent à de grandes erreurs les esprits les plus portés au bien. L’incendie de Poros n’a donc point terni la gloire de Miaoulis dans l’esprit de ses compatriotes, ni diminué la reconnaissance que méritent ses immenses services.

Cet épisode termine tragiquement la carrière publique de ce célèbre marin, dont les dernières années s’écoulèrent sans incident remarquable. Il fut l’un des députés que la Grèce envoya à Munich en 1832 pour complimenter son jeune roi. La fierté de ses manières, l’austérité de ses habitudes et son imposante physionomie firent à la petite cour allemande une sensation profonde. Il mourut à Athènes en 1836, âgé de près de quatre-vingts ans, pauvre comme la plupart des chefs de l’indépendance. L’état se chargea des frais de son inhumation, et son corps fut enseveli à la pointe du Pirée, en vue de la mer, à deux pas du débris antique que les Grecs appellent le tombeau de Thémistocle. La nation ne pouvait donner à l’illustre navarque une tombe plus digne de lui. Les Athéniens montrent avec une égale fierté la pierre autour de laquelle la tradition fait errer l’ombre du vainqueur de Salamine et celle qui couvre les cendres du héros moderne de l’Archipel.

On se rappelle quelle immense popularité était, au moment même de leurs exploits, attachée aux noms des Miaoulis, des Botzaris et de quelques autres. L’Europe applaudissait en eux les véritables descendans des héros de l’antiquité. Le désenchantement et l’indifférence prirent bientôt la place de cet enthousiasme. C’est qu’on s’attendait à voir la Grèce reparaître sur la scène du monde avec toutes les gloires, toutes les vertus et toutes les splendeurs de son passé ; mais l’on oubliait trop facilement les obstacles créés par quatre siècles de servitude, d’ignorance et de barbarie que venait de traverser cette malheureuse nation. Il faut songer cependant qu’à l’effort d’héroïsme par lequel les Hellènes avaient reconquis leur indépendance succéda aussitôt un travail de régénération morale et intellectuelle, travaillent, obscur, difficile, qui ne put que s’opérer silencieusement, sans phases brillantes. Si l’on se souvient que les Turcs, expulsés de la Hellade, ne laissèrent après eux que des ruines, au milieu desquelles errait une population décimée par les batailles et luttant contre la misère après avoir lutté contre ses oppresseurs, si l’on compare enfin avec impartialité la Grèce d’aujourd’hui à celle de 1828, on reconnaîtra qu’en définitive elle a fait ce qu’elle pouvait faire dans les limites restreintes et avec les frêles élémens de progrès que lui a octroyés la diplomatie européenne. Sous le gouvernement représentatif et avec les institutions libérales qui la régissent, elle s’est relevée de ses ruines, elle a retrouvé la paix, l’ordre et la sécurité. Son commerce a grandi ; des villes telles que Patras, Missolonghi, Corinthe, Thèbes, Argos, Athènes, ont surgi des décombres, et offrent un aspect d’aisance et de progrès. La marine marchande a repris tout son essor ; cinq mille navires, occupés par quarante mille matelots, sillonnent l’Océan et la Méditerranée, et enrichissent les ports de Patras, Spezzia, Chalcis, Galaxidi, Poros, de Syra surtout, qui est le centre autour duquel gravitent aujourd’hui tous les intérêts de la marine grecque. C’est aussi par la rapidité de sa renaissance intellectuelle que la nation grecque remonte au niveau des autres nations civilisées. Les Hellènes sont vivement préoccupés de science, de littérature, de poésie, de tout ce qui intéresse la pensée, de tout ce qui sourit à l’imagination. Aussi, lorsque leurs primats s’assemblèrent sous les orangers d’Épidaure pour jeter les bases d’une constitution, ils comprirent qu’il fallait satisfaire tout d’abord à ces nobles instincts, et le second décret qu’ils promulguèrent eut pour objet l’organisation de l’instruction publique. En peu de temps, des écoles furent établies de toutes parts, et ce mouvement retentit jusque dans les classes les plus pauvres de cette société naissante[25]. La Grèce est aujourd’hui dotée de plus de quatre cents écoles ou collèges, que fréquentent cinquante mille élèves. Si le petit royaume grec, tel qu’il est constitué, ne peut aspirer à de bien vastes destins, il est du moins le centre où s’entretiennent les germes de civilisation qui renouvelleront un jour la face de l’Orient. Les Grecs vivent dans l’espoir que ce jour n’est pas éloigné d’eux ; ils sont impatiens de franchir leurs étroites frontières, et de consommer l’œuvre de l’émancipation nationale par la complète délivrance de la race hellénique répandue sur tout le territoire de la Turquie d’Europe. Quelle que soit pourtant cette impatience, et quelle que soit la tyrannie par laquelle les Turcs cherchent à étouffer dans le sein des populations chrétiennes encore soumises à leur joug la passion de liberté et de nationalité qui n’a cessé de couver en elles, le peuple grec ne peut songer à recommencer la lutte de l’indépendance, car l’Europe ne s’associerait point aujourd’hui à cette tentative, et lui reprocherait d’avoir inopportunément troublé sa précaire tranquillité. D’ailleurs la Turquie s’en va d’elle-même, le colosse ottoman s’affaisse ; la jeune Grèce doit assister froidement à cette agonie et se garder d’en précipiter le terme par une commotion violente. Son intérêt véritable est d’attendre, de laisser agir le mal sans remède qui emporte son caduc ennemi dans la tombe, et de se préparer avec calme et prudence au grand rôle qu’elle est appelée à jouer dans les destinées de l’Orient.


E. YEMENIZ.

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  1. Situé sur le golfe de Corinthe, au fond de la baie de Crissa, à quelques heures de Delphes, et en face de Vostitza (ancien Egium).
  2. Marin célèbre dont la moustache est restée proverbiale ; il pouvait, dit-on, se la nouer derrière la tête.
  3. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 juin 1859.
  4. Hydra, située en vue des côtes de l’Argolide ; Spezzia, à l’entrée du golfe de Nauplie ; Psara, à quelques milles nord-ouest de Chios.
  5. Tricoupi, Histoire de l’Insurrection des Grecs.
  6. Les Grecs ne tardèrent point à construire quelques-unes de ces chaloupes incendiaires si connues sous le nom de brûlots ; voici à quelle occasion. Leur flotte se trouvait à Psara (mai 1821), attendant les musulmans qui s’apprêtaient à sortir des Dardanelles. Les officiers, convoqués par le navarque Tombazis, délibéraient sur les moyens d’arrêter la marche de l’ennemi sans courir les chances d’un engagement général. Le navarque se souvenait qu’un Anglais lui avait autrefois parlé d’une espèce de petit bâtiment appelé brûlot, avec lequel les Russes avaient incendié bon nombre de vaisseaux turcs dans la baie de Tschesmé en 1770 ; mais Tombazis n’avait aucune idée de la manière de construire et de manœuvrer une embarcation de ce genre. Ce mot de brûlot vola aussitôt de bouche en bouche, et chacun de chercher à pénétrer le secret de cette admirable invention. Un vieux marin de Psara se présenta et dit qu’il avait préparé lui-même et dirigé plusieurs bâtimens de ce genre pour le compte des Russes. Trois chébeks furent sur-le-champ mis à la disposition de cet homme et convertis en brûlots. Le mois suivant, les Grecs en firent une expérience heureuse sur un navire ennemi surpris dans les eaux de Mytilène. Ces barques incendiaires, dont l’emploi exige surtout du sang-froid et de l’audace, devinrent en peu de temps un puissant moyen de destruction entre les mains des intrépides marins de l’Archipel.
  7. L’un est aide-de-camp du roi Othon, l’autre ministre de la marine.
  8. Tableau de la Grèce en 1825, ou Récit des Voyages de J. Emerson et du comte Specchio, p. 140. — Par un singulier hasard, nous avons trouvé à Athènes, sur l’étalage d’un libraire de la rue d’Hermès, un portrait au crayon de cet illustre personnage. Ce croquis inachevé, pris au vol et à l’insu sans doute du modèle, ne peut être que l’œuvre de quelqu’un des officiers étrangers en station à cette époque dans la mer Égée. Au bas de la feuille sont écrits ce nom et cette date : Miaoulis, 1826. La tête de l’amiral, rejetée en arrière, est fièrement posée sur de larges épaules que recouvre une pelisse bordée de fourrures. Les yeux expriment bien cette intelligence et cette douceur constatées par Emerson. Les lèvres disparaissent sous de grosses moustaches, et le nez, légèrement relevé à son extrémité, donne b. cette physionomie un air tout particulier de finesse et d’audace.
  9. Ἡ τουρϰόμαχος Ἑλλάς (Hê tourkomachos Hellas) ; poème, par Alex. Soutzo.
  10. Lieutenant du capitan-pacha.
  11. La douceur, la simplicité et la modestie sont encore les traits dominans du caractère de Canaris. Nous avons plusieurs fois rencontré ce marin célèbre à Athènes, où il vit assez retiré. Il est peu lettré ; mais la nature l’a doué d’une grande vivacité d’esprit et d’une intelligence droite et ferme. Au premier abord, rien ne fait soupçonner en lui l’homme dont la réputation est européenne. Il est âgé de soixante-sept ans, petit, large d’épaules, robustement taillé. Ses traits ne sont pas réguliers ; mais son front vaste et carré, ses pommettes saillantes, ses épais sourcils, ses narines dilatées, ses yeux, qui expriment tout à la fois la douceur et la force, donnent à son visage une frappante analogie avec la face du lion. Il n’aime point à parler de lui, et il paraît toujours surpris du retentissement que ses belles actions ont acquis à son nom.
  12. Les Grecs regardent saint Nicolas comme le souverain de la mer ; ils l’appellent le Neptune des chrétiens, ὁ Ποσειδῶν χριστιανῶν (ho Poseidôn christianôn). Ils croient que, pendant les tempêtes, il quitte le port, qu’il marche sur les flots avec des bottes faites d’herbes marines, et que de son bras invisible il conduit en lieu de sûreté les pilotes qui l’ont invoqué.
  13. Contrée située entre Sparte et la mer.
  14. Haute forteresse qui domine Nauplie.
  15. On nous a cité une femme, la tante, nous disait-on, de Constantin Canaris, qui, à l’âge de plus de cinquante ans, franchit à la nage un espace de trois milles et se sauva dans l’îlot inhabité d’Antipsara.
  16. Le pavillon grec était assez compliqué : le fond en était bleu ; une croix blanche occupait le centre ; il y avait à droite une ancre enlacée par un serpent ; à gauche, le hibou d’Athènes surmonté d’une couronne de lauriers, et ces mots pour devise : Θάνατος ἢ ἐλευθερία (Thanatos ê eleutheria), la mort ou la liberté. Ce pavillon fut ensuite remplacé par un autre qui se compose de neuf bandes horizontales blanches et bleues avec une croix au centre.
  17. Nous devons le récit de ce poétique incident au brave Leftéris, dont nous avons parlé plus haut, et qui faisait partie de cette expédition.
  18. History of the Greek Revolution, by the late Thomas Gordon, general of a division of the Greek army and a zealous promotor of the cause. London 1844.
  19. Les vaisseaux grecs les mieux armés ne comptaient pas plus de 70 à 80 hommes d’équipage, et leurs canons ne dépassaient guère le calibre de 12.
  20. Tome II, p. 168.
  21. Les Missolonghiotes, conduits par Constantin Botzaris et par Karaïskakis, ne pouvant plus défendre leur ville, firent une sortie dans laquelle ils furent en grande partie massacrés.
  22. Cochrane, revenu du Brésil depuis peu et ardemment dévoué à la cause de l’indépendance hellénique.
  23. Tricoupi, tome IV, documens officiels.
  24. Située sur la côte orientale du Péloponèse, à l’entrée du golfe Saronique, à trois lieues seulement d’Hydra.
  25. Voyez, sur l’Instruction publique en Grèce, une étude de M. Ampère, Revue du 1er avril 1843.