LES HEROS
DE
LA GRÈCE MODERNE

I.
PHOTOS TSAVELLAS.



De tous les événemens qui au début de ce siècle ont signalé la profonde désorganisation intérieure de la puissance musulmane, le plus considérable est à coup sûr la résurrection de la Grèce. Jusqu’à présent, on ne l’a guère étudiée que dans les guerres de l’indépendance, qui en forment la dernière et, à vrai dire, la plus brillante phase. Cependant la Grèce protesta contre la domination étrangère bien longtemps avant le jour où l’Europe la vit se lever tout entière pour reconquérir sa nationalité. En 1821, l’insurrection des Grecs datait déjà de plusieurs siècles, isolée, obscure, mal dirigée, étouffée d’un côté, renaissant de l’autre, mais suffisante pour établir d’une façon certaine l’indestructible vitalité de la nation, et pour maintenir en elle un ardent foyer de patriotisme et de liberté.

Dès que l’Albanie et la Morée furent définitivement conquises par Mahomet II (1467), les Turcs firent peser un joug si écrasant, exercèrent une si barbare oppression sur les malheureuses provinces grecques, que les chrétiens, résolus à ne pas abjurer leur foi, évacuèrent en foule les villes et les campagnes. Les sommets jusqu’alors inhabités de l’Olympe, du Pinde, du Parnasse, du Taygète, les solitudes les plus sauvages et les moins accessibles, se peuplèrent d’hommes au cœur d’airain, à l’âme indomptable, qui aimèrent mieux, ainsi que le disent leurs chansons populaires, vivre en compagnie des bêtes féroces que des Turcs. Bientôt chaque montagne eut son armatole, chaque rocher son klephte. Le grand travail de l’émancipation commence, et trois périodes distinctes mènent la Grèce des luttes de montagne qui préparent son indépendance aux combats et aux victoires maritimes qui la consacrent, La première, celle qui s’ouvre dès le lendemain de la conquête pour se continuer jusqu’au début de ce siècle, a eu peu de retentissement dans l’histoire; pourtant ce fut une guerre permanente de la montagne contre la plaine. Cette époque se termine avec la tragique histoire de la montagne de Souli, qui la caractérise en traits saisissans, et qui a fourni à la poésie populaire de la Grèce ses plus romanesques légendes. Photos Tsavellas en est la plus grande figure. — dans la seconde période, l’insurrection de la montagne gagne peu à peu la plaine et les villes. À ce moment, la guerre change de face; d’isolée, elle devient générale; les tribus s’unissent; les provinces insurgées se donnent la main et combinent leurs efforts pour le salut commun; l’unité de la nation, un instant brisée, se reforme au bruit des combats, et se cimente par le sang répandu. Les Grecs livrent des batailles rangées, opèrent de brillantes retraites, soutiennent de longs sièges, prennent des villes. Le nom de Missolonghi, où le plus grand héros de la Grèce moderne et le plus grand poète peut-être de ce siècle trouvèrent la mort, domine cette glorieuse époque. L’empire ottoman est ébranlé, et la Grèce sort vivante et régénérée des tombeaux de Botzaris et de Byron. — Enfin, dans la troisième période, la mer prête l’immensité de ses plaines aux derniers épisodes de cette longue lutte. Quelques bâtimens de cabotage se mesurent hardiment avec les gros vaisseaux turcs; une flottille mal équipée, mais dirigée par un homme plein de génie et d’audace, Miaoulis Vocos, met en déroute les grandes flottes ottomanes, et l’anéantissement de la puissance maritime des Turcs consomme l’œuvre de l’affranchissement des Hellènes.

Trois hommes ont personnifié glorieusement ces trois époques. La guerre de l’indépendance, concentrée d’abord dans les montagnes, puis dans les villes, enfin sur la mer, a pour représentans Photos Tsavellas, Marc Botzaris et l’amiral Miaoulis, qui imprimèrent tour à tour à l’insurrection grecque le caractère spécial de leur génie. C’est à Photos Tsavellas que l’ordre des temps assigne la première place dans les études qu’aidé d’informations recueillies dans le pays même, on voudrait consacrer à ces héroïques émancipateurs de la Grèce.

I.

Le canton de Souli, situé à peu près au centre de l’Épire, à douze lieues du golfe d’Ambracie et à quatorze de Janina, est une agglomération de montagnes presque inaccessibles, à travers lesquelles l’Achéron, appelé par les Grecs modernes Mavropotamo (le fleuve noir), passe en grondant au fond des abîmes. Ce pays est fermé de toutes parts, comme une gigantesque forteresse, par d’étroits et dangereux défilés. Au commencement du mois d’octobre 1853, je quittai la ville d’Arta et pénétrai dans l’intérieur du sauvage district de Souli par un sentier qui suit, tantôt à une hauteur extrême, tantôt dans le creux d’étroites gorges, le cours du Systrouni, ancien Cocyte, autre fleuve de funèbre mémoire. Rien de plus conforme aux sombres traditions mythologiques que le terrible aspect de toute la contrée. C’est un chaos de rochers à pic, de précipices, de montagnes abruptes, stériles, coupées par de profondes anfractuosités. Malgré le tableau qui m’avait été fait, à mon départ d’Athènes, de la morne tristesse et de la désolation de ces montagnes, la réalité dépassa mon attente. Le bruit sourd des torrens qui se gonflent à la moindre pluie interrompt seul le silence de cette âpre solitude. Nulle grande végétation ne repose les yeux, fatigués de sonder les abîmes et de se heurter contre les brusques saillies des rochers. Quelques touffes de lauriers-roses abritent çà et là des sources glaciales. Sur les assises élevées, de rares bouquets de plus frissonnent et murmurent au moindre vent. De loin en loin, une montagne tournée vers le midi s’abaisse en pente douce et forme une alpe verdoyante; parfois, au-dessus de cette alpe, se montre un large espace rougeâtre : c’est un bois de chênes rabougris, incendié par l’imprudence ou la barbare fantaisie des pasteurs. Ces nomades à moitié sauvages sont les seuls êtres humains qui se fixent de temps à autre au sein de ce rude séjour. Dans tout le parcours de la montagne, je ne rencontrai qu’un seul homme, un pâtre qui désertait les sommets avec son troupeau, et s’en allait prendre ses quartiers d’hiver sur les tièdes rivages du golfe d’Ambracie.

Cependant il n’y a pas soixante ans qu’un petit peuple florissait dans ces hautes régions, d’où il régnait sur une partie des contrées basses environnantes. A la fin du XVIe siècle, quelques hommes, venus de divers points de l’Épire, se rencontrèrent à l’entrée de ce pays, jusqu’alors inexploré. Ils fuyaient les Turcs, et ils comprirent qu’ils ne pouvaient abriter plus sûrement leurs familles et leur liberté qu’au fond de ces impénétrables déserts. D’autres proscrits vinrent peu à peu grossir la colonie chrétienne. Vers l’an 1700, les Souliotes étaient au nombre de trois mille, organisés en une sorte de confédération militaire[1], retranchés derrière des roches à peu près inaccessibles, et redoutés des autorités turques, qui, après avoir vainement cherché à les déloger de leurs formidables positions, furent contraints de reconnaître hautement leur indépendance. Afin de se procurer les vivres que la stérile montagne ne pouvait leur donner en suffisante quantité, les Souliotes s’emparèrent d’une partie des vallées et des plaines adjacentes, dont les habitans, au nombre de deux ou trois mille, reçurent le nom de Parasouliotes, ou Souliotes adjoints. La population de la montagne occupait quatre villages, Kiapha, Avarikos, Samoniva et Souli, situés sur de hautes plates-formes, qu’on ne peut atteindre qu’en franchissant un espace de quatre milles, entrecoupé de rochers et d’abîmes. De mille en mille, un pyrgos[2] se dressait à l’endroit le plus dangereux du défilé. Les quatre villages étaient reliés entre eux par des ponts de bois jetés sur des précipices profonds. Kiapha s’élevait, au premier mille, sur le bord d’un épouvantable ravin, par lequel les eaux pluviales se précipitent dans l’Achéron. Le pic de Kounghi, couronné par l’église dédiée à sainte Vénérande, dominait ce village, qui était la clé de toutes les autres positions. Avarikos et Samoniva étaient suspendus dans les airs au second et au troisième mille. Enfin le Grand-Souli ou Kakosouli se perdait à une hauteur plus grande encore. Ce dernier était habité par les familles les plus puissantes et les plus anciennes de la nation, notamment par les Tsavellas, les Botzaris, les Dracos, que la tradition faisait remonter à la plus haute antiquité.

Quelques amas de décombres informes, quelques pans de murs calcinés par l’incendie, m’indiquèrent seuls l’emplacement de ces villages. C’est là tout ce qui reste aujourd’hui de la fameuse tribu des Souliotes, dont le chef héroïque. Photos Tsavellas, a laissé dans le souvenir des populations de l’Épire d’ineffaçables traces. N’ayant atteint qu’après le coucher du soleil le rocher au sommet duquel s’élevait Kiapha, je dus remettre au lendemain l’ascension de Kakosouli. Nous nous installâmes tant bien que mal, ma petite caravane et moi, dans les ruines de la forteresse qu’Ali-Pacha avait fait construire en cet endroit. Ces ruines sont les seules qui laissent deviner ce que fut autrefois l’édifice, et de temps à autre une dizaine d’Albanais viennent encore monter une garde inutile entre ces vieilles murailles, qui les abritent à peine contre les intempéries de l’air.

La nuit ne tarda pas à se faire, car, dans ces contrées, le crépuscule ne dure qu’un instant, et les ténèbres succèdent à la lumière presque sans transition. Les émotions et les fatigues de la journée éloignaient de moi le sommeil : je priai mon guide de reprendre la suite des récits qu’il avait commencés à diverses reprises pendant le jour, et qu’il semblait impatient de continuer. Cet homme, que j’avais pris à Arta pour me guider dans les labyrinthes périlleux de la montagne, avait fait les dernières campagnes des guerres de l’indépendance. L’une de ses oreilles était même restée sur le terrain. Pris par les Turcs, il avait été relâché par eux sous la condition qu’il ne porterait plus les armes; mais, avant de le laisser partir, les Turcs lui avaient tranché l’oreille droite, afin de le reconnaître à ce signalement, et de ne pas l’épargner s’ils le prenaient une seconde fois les armes à la main. Il connaissait à fond l’histoire du polémarque de Souli, Tsavellas, histoire que les enfans du pays eux-mêmes savent par cœur, et qui se transmettra longtemps encore d’une génération à l’autre, tant à cause des glorieux souvenirs qu’elle réveille que de l’espoir qui s’y rattache, comme on va le voir. Mon guide en effet termina sa narration par cette péroraison : « Le combat[3] n’est pas fini; il ne finira que lorsque Tsavellas reviendra. » Comme je cherchais à obtenir de lui l’explication de cette prophétie obscure, il me répondit que, suivant une croyance accréditée dans toute l’Épire, Tsavellas n’est point mort, et qu’un jour il reviendra pour exterminer jusqu’au dernier des Turcs. Je lui demandai si l’on savait en quel lieu le héros accomplissait sa mystérieuse destinée en attendant l’époque de sa réapparition; il me dit qu’on n’en savait rien, mais que Photos était vivant et qu’il accomplirait de nouveaux prodiges. « Alors seulement, ajouta-t-il, la Grèce sera vraiment libre; il n’y aura plus un Turc ni en Épire ni ailleurs. »

Telle est la puissance de l’impression produite par les exploits du polémarque sur l’imagination des peuples de l’Épire, que leurs légendes, non contentes de l’immortalité attachée au nom de ce héros, vont jusqu’à décerner à Photos Tsavellas (comme les ballades allemandes à Frédéric Barberousse) une éternelle vie, et qu’elles veulent le faire apparaître de nouveau sur la scène du monde pour mettre la dernière main au triomphe encore inachevé de la race grecque sur la race étrangère. va fond de cette croyance, il y a quelque chose de vrai; on peut dire qu’elle est le poétique symbole de la disposition générale des esprits dans le pays. En effet, nos courses en Épire nous ont mis à même de constater que, si Tsavellas est bien réellement mort, le génie qui l’animait y est resté vivant et brûlant au fond de toutes les âmes. La haine et le mépris des Turcs y sont portés au comble. Voisins du petit royaume de Grèce, les Grecs épirotes aspirent ardemment à partager sa liberté. L’insurrection couve sans cesse parmi eux, et il n’est pas douteux que le sentiment national, qui, on se le rappelle, s’est déjà manifesté de nouveau dans ces contrées, il y a quelques années, par des révoltes partielles, ne fasse définitivement explosion le jour où l’Épire verra renaître un homme tel que Tsavellas, doué comme lui d’une trempe supérieure, d’une énergie extrême et d’un ascendant puissant sur les populations.

Le lendemain, je fis la rude ascension du Grand-Souli. Quelques pans de muraille, une large pierre calcinée par des feux de bergers, plusieurs petits monumens de brique indiquant, selon l’usage du pays, des tombes que les guerres et le temps ont respectées par hasard, c’est tout ce que j’y trouvai. De cet endroit, le regard plonge dans toute la montagne. Rien ne peut exprimer l’aspect terrible et grandiose de ces tristes solitudes, au sein desquelles les souvenirs d’un passé récent vous font évoquer à chaque pas d’héroïques fantômes. Je couchai de nouveau à Kiapha, et le jour suivant je sortis de la montagne. J’y étais arrivé en touriste et en curieux, vaguement préoccupé de ce que j’avais entendu dire de l’intrépidité et de la tragique fin des Souliotes, et très disposé à faire la part de l’imagination populaire dans les merveilleux exploits qui m’avaient été racontés de Photos Tsavellas, le capitaine de la sombre montagne; mais lorsque j’eus mis le pied sur le théâtre où se déroulèrent ces tragiques scènes dont tout m’attestait la réalité sanglante et le funeste dénoûment, le spectacle offert à ma vue me causa une impression qui ne s’effaça plus de ma pensée. Le drame de l’insurrection souliote, la destinée de son principal acteur, m’étaient apparus avec un caractère de grandeur que je n’avais pu qu’imparfaitement saisir même dans les récits des historiens nationaux. De retour à Athènes, je m’empressai d’interroger des personnes dignes de foi, afin de démêler l’histoire de la légende, et je n’hésitai plus dès lors à entreprendre un récit dont quelques détails m’étaient fournis par les vétérans mêmes des guerres de l’indépendance.

Vers la fin du mois de juin 1792, Ali-Pacha, dont le nom restera à jamais célèbre dans les sanglantes annales du despotisme ottoman, sortait de Janina à la tête d’une armée de dix mille hommes. Il allait, disait-il, punir la ville d’Argyrocastron[4], dont les habitans avaient récemment refusé d’ouvrir leurs portes à l’un de ses lieutenans. En réalité, cette expédition, depuis longtemps préparée par lui, était dirigée contre la montagne de Souli, dont les hôtes redoutables avaient récemment fait subir au satrape de l’Épire d’humiliantes défaites. Ali était décidé à tirer de cet affront une vengeance terrible. afin de tromper plus sûrement les Souliotes, avec lesquels il avait feint de se réconcilier, il leur demanda du secours. Ceux-ci lui envoyèrent fièrement soixante-dix hommes, commandés par leur plus vaillant capitaine, Lampros Tsavellas. Lampros se fit accompagner de son fils Photos, afin de l’initier au métier des armes pendant cette expédition.

Photos, âgé de quinze ans à peine, sortait de la montagne pour la première fois. Il ne s’était jusque-là occupé que des exercices héroïques pratiqués par les klephtes en temps de paix. Les danses guerrières, l’antique jeu du disque, les improvisations poétiques, la chasse, tels étaient les nobles délassemens auxquels les Souliotes avaient coutume de se livrer. Lampros et sa petite troupe rejoignirent le pacha sur les bords de la Thyamis, dans une grande plaine où il campait en les attendant. Le lendemain de leur arrivée, les cavaliers de l’avant-garde d’Ali se mirent en route. Ils revinrent au bout de quelques heures, annonçant un brillant avantage remporté par eux sur les postes avancés d’Argyrocastron. Ali, feignant de trouver dans le succès de cette première rencontre un heureux présage pour le reste de la campagne, fit halte, et voulut que la fin de la journée se passât en réjouissances. Lorsque le soleil eut à moitié disparu derrière les hautes cimes du Pinde, et que la chaleur du jour fut tombée, les Albanais invitèrent les Souliotes à prendre part à une sorte de course usitée en Grèce de toute antiquité. Cette course consiste à franchir d’un bond le plus large espace possible, en partant d’une limite tracée sur le terrain, et à la suite d’un impétueux élan. Les Souliotes, renommés pour leur agilité prodigieuse, consentirent, afin d’égaliser la partie, à ce que la dispute s’engageât par groupes d’un Souliote contre trois Albanais. Cet arrangement excitait au dernier point leur émulation et flattait singulièrement leur amour-propre. Les prix destinés aux vainqueurs étant fixés, tous se dépouillèrent de leurs armes, afin que rien n’entravât la rapidité de leurs mouvemens. Ali voulut être l’arbitre de la lutte; il se plaça sur un tertre élevé, d’où son regard embrassait toute la plaine. Bientôt la course commença avec un tumulte immense. Les Souliotes remportèrent dès le début de brillans avantages; Photos se distinguait entre tous par sa légèreté merveilleuse. Dans l’entraînement et l’ivresse du succès, les montagnards ne s’aperçurent pas que l’espace se resserrait insensiblement autour d’eux, et que la multitude des spectateurs, comme poussée par la curiosité, franchissait peu à peu les limites tracées autour de la lice. Le jeune Tsavellas, ayant dépassé tous les autres par un saut prodigieux, fut proclamé vainqueur. Ali-Pacha se leva en battant des mains. A ce signe, les Turcs, attentifs aux moindres gestes de leur chef, se précipitèrent en masse sur les Souliotes, exténués et sans défense, les terrassèrent et les chargèrent de chaînes.

Aussitôt Ali se dirigea à marches forcées sur Souli, qu’il espérait bien surprendre. Par bonheur, un des captifs, doué d’une vigueur peu commune, réussit à rompre ses liens pendant la nuit. Il trompa la vigilance des gardes et prit à toutes jambes le chemin de la Selléide, où il arriva assez promptement pour jeter l’alarme parmi ses compatriotes. En peu d’heures, les Souliotes eurent achevé leurs préparatifs. Ainsi que cela se pratiquait toujours en pareille circonstance, la fertile Parasouliotide fut ravagée par ses propres habitans, qui se replièrent en toute hâte dans la montagne. Aussi, lorsque le pacha eut atteint le territoire de la confédération, il trouva la plaine déserte. Les greniers étaient vides, les fermes abandonnées, les sources taries, les puits comblés, les champs moissonnés, car le soleil du mois de juillet avait récemment mûri les récoltes. Quelques chiens étaient seuls restés dans les villages; à la vue des Turcs, ils s’éloignaient en courant dans la direction de Souli, comme pour annoncer à leurs maîtres l’approche de l’ennemi. Voyant que ses adversaires étaient sur leurs gardes, Ali-Pacha voulut traiter avec eux. Il rendit donc la liberté à Lampros Tsavellas, à la condition que celui-ci persuaderait à ses compatriotes de mettre bas les armes. A peine de retour dans Souli, Lampros excita par ses discours l’enthousiasme patriotique des montagnards et prépara tout pour une vigoureuse défense, sacrifiant ainsi au salut de la chose publique son fils et les autres prisonniers qu’Ali avait gardés en otages.

Photos et ses compagnons avaient été envoyés à Janina, dont le gouverneur, Vély, fils d’Ali-Pacha, voulut ajouter aux rigueurs de la captivité réservée aux Souliotes l’horreur d’une perpétuelle attente de la mort. Il manda en sa présence Photos, qui, étant le plus jeune, lui paraissait devoir être le plus accessible à la frayeur : « Demain, lui dit-il, vous serez tous brûlés vifs. — Tu feras bien, lui répondit l’intrépide jeune homme; mon père en usera de même à l’égard de ton père et de tes frères, s’ils tombent entre ses mains[5]. » Convaincu que l’exécution suivrait de près la menace. Photos exhorta ses compagnons à mourir noblement. Après trois jours et trois nuits d’inexprimables angoisses, ces infortunés entendirent tout à coup les portes de leur prison s’ouvrir; ils s’apprêtaient à marcher au supplice. C’était au contraire l’heure de la délivrance; on les rendit à la montagne, à la liberté. Vaincu dans un combat dont les dramatiques incidens ont été souvent chantés par les poètes épirotes, Ali s’était vu contraint de signer un traité de paix avec les défenseurs de Souli, et renvoyait à regret ses prisonniers, qu’il se repentait de n’avoir pas immolés plus tôt.

Photos conçut à Janina contre le perfide auteur de sa captivité une haine que les circonstances devaient bientôt porter à son comble. Quelques mois plus tard en effet, il fermait les yeux de son père, qui succombait aux suites des blessures reçues dans la dernière bataille. Sous l’influence de cette légitime et implacable animosité, l’élément individuel et domestique devait se mêler de plus en plus à l’élément national dans les tragiques guerres provoquées par le pacha de l’Épire. Deux hommes, Ali et Photos, acharnés à la perte l’un de l’autre, allaient se trouver constamment en présence. Derrière eux, l’antagonisme des deux races faisait apparaître, à côté de l’intérêt émouvant du drame, l’intérêt plus grave de l’histoire.

Au moment de rendre le dernier soupir, Lampros Tsavellas convoqua tous les chefs de tribus dont il était lui-même le capitaine-général ou polémarque. Il leur fit de mâles adieux, et, soulevant par un dernier effort le sabre d’armatole qui était l’insigne de sa charge et dont il s’était si vaillamment servi, il le remit entre les mains de son fils. Ses compagnons d’armes comprirent le geste muet du mourant, et proclamèrent d’un commun accord Photos polémarque de Souli. Une chanson populaire a éloquemment raconté cette mort :


« Lampros a tué cinquante beys, cent agas, mille Turcs; son tour à la fin est arrivé : ses pallikares pleurent autour de lui.

« Revêtez Lampros de ses plus beaux habits; parez-le pour la fête éternelle, et placez sa tête sur un coussin de lauriers verts.

« Lampros a un fils; il lui donne sa carabine et son sabre au fourreau d’argent. — Sois capitaine, lui dit-il.

« Pose-moi debout dans ma tombe, et pratique une ouverture du côté de mon oreille droite, car j’entendrai ainsi la voix de mon mousquet dans la bataille.

« Et je veux que chaque soir, au retour du combat, tu me dises tout bas, en passant, le nom de ceux qui seront tombés sous tes coups, jusqu’à ce que le nom d’Ali réjouisse mon oreille[6]. »


Le valeureux capitaine fut enseveli avec toute la pompe usitée par les klephtes en pareil cas. On le revêtit de son plus riche costume, et ses armes furent placées à portée de sa main. Ses braves compagnons s’approchèrent successivement, déposèrent un baiser sur ses lèvres décolorées, et, se penchant à son oreille, lui confièrent de secrets messages pour l’autre monde. Enfin Lampros fut conduit à sa dernière demeure, paré comme pour le combat, la face découverte, étendu sur un brancard chargé de fleurs, de feuilles et de branches vertes. Dès ce jour, Photos Tsavellas n’eut d’autre pensée que celle de venger son père et de satisfaire sa propre haine. Ali de son côté songeait à réparer sa dernière défaite et à exterminer la libre montagne dont les guerriers « planaient au-dessus de sa tête comme une perpétuelle menace[7]. » Plus patient toutefois que son irascible et bouillant adversaire, il voulait se réserver les avantages de l’offensive et frapper à l’improviste et à coup sûr. Malheureusement Photos partageait les orgueilleux préjugés des Souliotes, fiers à l’excès de l’antiquité de leur race et de leur liberté. Les chrétiens de la Selléide méprisaient les chrétiens de la plaine, en apparence résignés au joug. Ils eurent en outre le tort de s’aliéner par leur conduite hautaine les grands chefs de la Thesprotie et du Chamouri, avec lesquels ils auraient pu facilement contracter une alliance, car les seigneurs albanais avaient joui d’une indépendance à peu près complète jusqu’à l’avènement d’Ali-Pacha, qui le premier avait réussi à les subjuguer. Le dénoûment d’une lutte conduite avec plus d’héroïsme que de prudence n’était ainsi que trop facile à prévoir.


II.

L’occasion que cherchait Photos lui fut offerte le 2 juin 1800. Ce jour même, Ali-Pacha fit irruption dans la Parasouliotide avec quinze mille hommes qu’il avait rassemblés à Janina depuis plusieurs mois, et par petits détachemens, afin de n’inspirer aucune défiance à ses ennemis. Devant cette brusque invasion, les Souliotes furent obligés de se jeter si précipitamment dans la montagne, qu’ils n’emportèrent avec eux aucune des provisions sur lesquelles les tribus comptaient pour soutenir un siège. Les montagnards furent consternés de la présence inopinée du pacha; ils prévoyaient une mort certaine dans la lutte inégale qu’ils allaient soutenir. Réunis sur une large plate-forme devant l’église dédiée à saint George, ils jurèrent d’oublier leurs inimitiés particulières, se donnèrent le baiser de paix, et se préparèrent à vendre chèrement leur vie. Seul, Photos ne partageait point l’émotion causée par la grandeur du péril; ce jour était pour lui le jour depuis longtemps attendu. Il procéda au dénombrement de ses forces, qui s’élevaient à dix-huit cents soldats et trente capitaines. Puis, comptant sur l’intrépidité bien connue des montagnards, il résolut de descendre au-devant de l’ennemi. A peine eut-il annoncé cette détermination, que tous les courages, un instant ébranlés, se relevèrent. L’amour de la patrie et de la liberté se ralluma dans ces cœurs énergiques et en chassa les sinistres pressentimens conçus dans un premier moment de surprise. Hommes, femmes, enfans se disputèrent l’honneur de faire partie de la troupe désignée pour le prochain combat.

Ali rapprochait peu à peu de la montagne la plus grande partie de ses troupes et préparait tout pour un grand assaut. Parmi les beys albanais, il en était un, Islam Prognio, qui n’avait pu se résigner encore à la perte de son indépendance et qui servait à contre-cœur le redoutable satrape de l’Épire; il enviait le sort des Grecs libres de la Selléide, et l’admiration qu’il éprouvait pour leur courage lui avait inspiré une secrète sympathie en faveur de leur cause. Islam dépêcha en toute hâte à Tsavellas un serviteur dévoué pour l’avertir que le pacha se préparait à livrer un assaut général, et pour lui conseiller de prévenir promptement par quelque surprise nocturne une attaque qui pouvait être funeste aux défenseurs de Souli. Photos choisit aussitôt quatre cents pallikares, les plus éprouvés et les plus propres à un vigoureux coup de main. Il descendit la montagne au coucher du soleil, et n’avança qu’avec de grandes précautions pour ne pas donner l’éveil aux Turcs, qui du reste dormaient profondément selon leur habitude. La nuit était noire, l’atmosphère pesante et orageuse; des éclairs fréquens annonçaient une tempête. Les Souliotes ouvrirent tout à coup un feu terrible. Réveillés en sursaut, les musulmans coururent aux armes et se mirent à tirer au hasard, car l’obscurité de la nuit ne leur permettait pas d’apercevoir les assaillans. Formées sur les cimes lointaines du Pinde et subitement arrêtées par un vent du sud-ouest, les nuées crevèrent sur le camp des Turcs; une grêle sèche et drue leur fouettait le visage, de telle sorte qu’ils se défendaient à peine au milieu d’une horrible confusion. Cette tempête parut aux Turcs un signe évident de la défaveur céleste. Après trois heures de combat, ils prirent la fuite, laissant aux mains des Souliotes deux cents morts, de nombreux blessés et une grande quantité de vivres, d’armes et de munitions. Les Souliotes avaient perdu trois hommes; ils revinrent chargés du butin le plus précieux en pareille circonstance : de la poudre et du pain.

La désertion se mit subitement dans les troupes du pacha. Peu soucieux de leur serment et renonçant aux récompenses promises, les soldats quittaient le camp et s’en retournaient par bandes dans leurs foyers. Ali reconnut la nécessité de modifier promptement son plan d’opérations, s’il ne voulait voir ses soldats se retirer jusqu’au dernier. Le lendemain, il annonça aux troupes qu’elles n’auraient plus à combattre les Souliotes en rase campagne, et qu’il ne s’agirait désormais que de les bloquer assez étroitement pour les priver de toute ressource extérieure. Cette tactique, tout à fait d’accord avec la pusillanimité des musulmans, arrêta la désertion et fit revenir ceux qui redoutaient la vengeance du pacha. Des camps retranchés furent établis de façon à investir complètement la vaste circonférence des montagnes de la Selléide. Les klephtes, pénétrant l’intention de l’ennemi, multiplièrent leurs agressions; pendant plusieurs mois, il ne se passa pas de jour que les Turcs ne fussent troublés dans la construction de leurs retranchemens, ou assaillis au sein même de leurs camps. Les travaux du blocus avançaient avec lenteur à travers mille obstacles, interrompus par de continuelles paniques. Photos en effet redoublait d’efforts pour prévenir l’investissement de la montagne ; partout il se signalait par des prodiges de valeur, il finit même par inspirer aux musulmans, gens crédules à l’excès, une sorte de terreur superstitieuse. Comme les Souliotes avaient adopté son nom pour cri de ralliement pendant le combat, les Albanais se persuadèrent que ce redoutable ennemi possédait le don mystérieux de se multiplier pour les anéantir. Une légende populaire que nous avons entendu répéter assure qu’il portait sur sa poitrine un talisman qui le rendait invulnérable, et que dans la mêlée le bras de ses adversaires, en se levant sur lui, retombait frappé d’impuissance. Il faut peu de temps à ce peuple, dont l’imagination, passionnément éprise du merveilleux, se plaît aux invraisemblances de la poésie, pour donner à la vérité les proportions gigantesques de la fable.

Malheureusement l’histoire contredit ici la légende. Ce fut même à cette époque que la Selléide faillit perdre son héroïque chef. Un jour que Tsavellas, suivant son habitude, s’était laissé entraîner bien loin des siens par la chaleur du combat, un soldat albanais, trop timide pour l’attaquer en face, mais très agile, le devança dans la mêlée d’une centaine de pas, se coucha derrière un débris de rocher, et, l’ajustant au passage, lui envoya une balle dans la tête. Tsavellas tomba en s’écriant : « A moi, mes amis, je suis, mort; tranchez-moi la tête, car s’ils la prennent, ils la jetteront aux chiens. » Quatre-vingts Souliotes seulement purent répondre à son appel ; un combat acharné s’engagea sur ce corps sanglant, et le champ de bataille finit par rester aux montagnards, qui emportèrent Photos en toute hâte. La blessure de ce dernier n’était pas mortelle, quoique profonde; au bout de quatre mois, il était rétabli. et lorsque le polémarque sortit pour la première fois de sa maison, ce fut dans la montagne une allégresse universelle. Les klephtes, selon leur coutume, témoignèrent leur joie en déchargeant en l’air leurs carabines pendant toute la journée et une bonne partie de la nuit. Cependant Photos ne répondit qu’avec une morne tristesse aux joyeuses démonstrations de ses compagnons d’armes. Son premier soin avait été de visiter l’entrée des défilés, et il avait reconnu avec douleur que, devant les formidables progrès du blocus, l’avenir de la Selléide était gravement compromis. En effet, outre les camps retranchés, qui n’offraient pas aux assiégeans une sécurité suffisante, Ali-Pacha avait fait construire aux diverses issues de la montagne douze grosses tours garnies de canons. Souli était enfin enfermé de toutes parts dans un infranchissable réseau de fossés et de murailles. Les sorties continuelles, les innombrables ruses, les injurieuses provocations des klephtes n’aboutissaient désormais à rien. Les Turcs n’acceptaient plus de combats, ne sortaient plus des enceintes fortifiées, et attendaient avec une impassibilité de sinistre augure le résultat de leur nouvelle tactique.

Bientôt les provisions de bouche devinrent d’une extrême rareté dans l’intérieur de la montagne. Dès lors l’intrépidité des Souliotes n’eut pas d’autre but que de se procurer des vivres. Ne pouvant se hasarder hors de leurs retraites pendant le jour, parce qu’ils auraient été foudroyés par les feux croisés de l’ennemi, ils profitaient des ténèbres pour descendre par bandes isolées et se mettre à la recherche de quelques bestiaux ou de quelques sacs de blé. Ils choisissaient de préférence, pour leur dangereuse maraude, les nuits obscures ou orageuses. Enveloppés de longues capes brunes faites de poil de chèvre, le capuchon rabattu sur leur calotte rouge, ils s’avançaient à pas lents, en silence, rampant dans les broussailles, entre lesquelles on ne pouvait les distinguer à cause de la couleur sombre de leur vêtement. Ils poussaient la prudence jusqu’à cesser de nettoyer leurs armes à l’extérieur, afin que le canon de leurs carabines et le fourreau de leurs sabres, ternis par une rouille épaisse, ne pussent réfléchir aucun rayon de lumière capable de les trahir. A l’aide de ces précautions, ils parvenaient le plus souvent à franchir la ligne du blocus. Ils se répandaient dans la plaine comme des loups affamés, pénétraient dans les villages, égorgeaient les habitans endormis, pillaient les greniers et rentraient chez eux avant le jour, chargés de provisions. Les Turcs, étonnés du succès de ces expéditions nocturnes, ébahis de l’intrépidité de ces hardis maraudeurs, leur donnèrent le sobriquet de démons de la nuit νυϰτερινὰ δαιμόνια (nukterina daimonia).

Après dix mois de blocus, les choses étaient dans le même état qu’au début, et les Souliotes n’avaient point paru faiblir un instant. Les Albanais perdaient patience; les maladies et la désertion les décimaient et désorganisaient les forteresses et les camps. Les ressources de la contrée ne suffisaient plus aux besoins d’une telle agglomération d’hommes; nulle administration ne veillait aux nécessités de l’armée; les provisions, tirées de loin, arrivaient lentement et rarement. Les assiégés étaient dans une situation plus terrible encore; une affreuse disette régnait parmi eux, tout leur manquait. Leurs courses de nuit étaient devenues infructueuses dans ce pays ravagé et privé lui-même de toute subsistance, et les défenseurs de Souli étaient réduits à une ration absolument insuffisante pour réparer leurs forces. Sur ces entrefaites, Ali fit tout à coup aux Souliotes des propositions de paix, d’après lesquelles tout devait être rétabli entre eux et lui sur l’ancien pied, s’ils consentaient à ne plus commettre aucune déprédation sur ses terres, et à lui livrer, avant toute négociation, vingt-quatre otages en garantie de leur bonne foi.

Tsavellas, sacrifiant son ressentiment personnel au salut de la patrie en danger, ajourna la lutte à des temps plus propices et consentit à traiter. La montagne était aux abois; il fallait bien prendre un parti : les capitaines de Souli se décidèrent à livrer les vingt-quatre otages, sans réfléchir que la détresse à laquelle ils se trouvaient réduits rendait ces avances trop avantageuses pour qu’elles ne cachassent pas un piège. En effet, à partir de ce moment, Ali ne parla plus de négocier, et doubla les garnisons des douze forteresses. Cette manœuvre n’était qu’une de ces perfidies qui lui étaient habituelles. Il fit plonger les otages dans les prisons de Janina, comptant que leurs familles ne penseraient qu’à les tirer de ses mains, et qu’elles forceraient ainsi les défenseurs de Souli à se rendre sans conditions. Il n’en fut rien. Les Souliotes, indignés de cette trahison, ne songèrent qu’à en tirer vengeance, et firent serment de ne plus écouter aucune proposition du vizir, quelle qu’elle fût. Afin de lasser la patience des assiégeans en leur prouvant que le découragement ne s’était pas glissé dans la place, ils remplirent la montagne de chants guerriers et de bruits de fêtes pendant plusieurs jours. Lorsqu’une bonne fortune faisait tomber entre leurs mains quelques prisonniers turcs, ils proposaient par dérision les plus grotesques échanges, et rendaient un aga contre un âne, un soldat contre un porc. Il y avait en ce moment à Souli une entente héroïque qui devait tromper longtemps encore tous les calculs et toutes les espérances du pacha.

On était au mois de mai 1801, le blocus durait depuis un an. Les Grecs avaient perdu plus de cent hommes, tant tués que prisonniers : perte irréparable, puisqu’ils n’avaient aucun moyen de se recruter. Les vivres touchaient à leur fin. Photos Tsavellas reconnut la terrible nécessité de débarrasser la place des bouches inutiles. En conséquence, les blessés hors de service, les vieillards et les femmes trop âgées pour prendre part aux travaux de la défense furent réunis en un détachement qui, sans proférer un murmure, sortit en plein jour de la montagne dans l’intention de se rendre à Corfou. Les Turcs, émus peut-être à la vue de cette troupe lamentable, et craignant de pousser les Souliotes à un acte de désespoir en immolant ces expatriés inoffensifs ou en leur barrant le chemin, les laissèrent passer. Ces infortunés se rendirent dans les Iles-Ioniennes, où ils reçurent l’accueil le plus hospitalier du comte Mocénigo et de Libéral Bénaki. Ce dernier était fils d’un primat de Morée qui avait joué un rôle important en 1770.

Peu de jours après, les Souliotes se trouvaient littéralement réduits à la famine, n’ayant pour tout aliment que des herbes sauvages et l’écorce de certains arbres, bouillies et mélangées d’un peu de farine. Cette affreuse extrémité ne suggéra à personne l’idée de se rendre ; mais il fallait à tout prix se procurer des vivres. Les Souliotes tournèrent leur espoir vers Parga[8]. Les habitans de cette ville, chrétiens comme eux, libres comme eux, pouvaient venir à leur secours sans avoir rien à redouter de la vindicte musulmane, puisqu’ils se trouvaient sous le protectorat des possesseurs de Corfou. Par une nuit sombre et pluvieuse, quatre cents hommes et cent soixante femmes, conduits par Tsavellas lui-même, se rendirent à Parga, dans l’espoir de réussir à s’y approvisionner. Tsavellas était animé de la ferme résolution de mourir avec tous les siens plutôt que de revenir les mains vides. Par un bonheur providentiel, ils échappèrent à la vigilance des Turcs, dont ils franchirent les lignes sans coup férir. En arrivant au terme de leur course, ils se soutenaient à peine, tant la faiblesse et la faim leur avaient rendu pénible cette marche de quelques heures. Les Grecs de Parga reçurent ces infortunés à bras ouverts et répandirent en les écoutant des larmes d’admiration et de pitié. Les Souliotes restèrent dans cette ville quatre jours, pendant lesquels ils furent l’objet des soins les plus touchans et réparèrent leurs forces ; puis ils repartirent, accompagnés des vœux les plus ardens de leurs hôtes, surchargés de provisions de toute espèce que ceux-ci leur avaient cédées sans vouloir en accepter le prix. Les femmes marchaient au centre de la troupe, portant chacune un fardeau de quatre-vingts livres ; une centaine d’hommes les précédaient, moins chargés que les autres, afin de combattre plus facilement en cas d’attaque. Cette précaution n’était point inutile. Douze cents Turcs les attendaient à l’entrée du défilé et se disposèrent au combat ; mais, désarmés par la fière contenance de ces gens, qui rapportaient à leurs compatriotes affamés le pain et la vie, ils se tinrent immobiles et laissèrent passer le détachement. Il était grand temps que ces intrépides pourvoyeurs revinssent. Ils eurent peine à reconnaître, après cinq jours d’absence, ceux qui étaient restés dans la montagne. Souli offrait un spectacle lugubre. Ses habitans, décharnés, livides, la bouche contractée par les tortures de la faim, l’œil étincelant de cette fièvre suprême qui avoisine la mort, ressemblaient à un peuple de spectres. C’en était fait d’eux tous, si les Turcs avaient su profiter de ce moment pour livrer un assaut. Grâce aux provisions rapportées de Parga, ces corps de fer et ces cœurs inébranlables furent bientôt réparés et ranimés. La Selléide pouvait résister encore.

La nouvelle du ravitaillement de Souli provoqua chez Ali un véritable accès de rage. Le vizir accabla ses lieutenans des plus grossières injures, les accusant, non sans quelque raison, d’incurie et de lâcheté. Il fit pendre quatre officiers et refusa la paie aux troupes auxiliaires. Ces rigueurs excitèrent un vif mécontentement parmi les troupes, et surtout parmi les Albanais du Chamouri et du Musaché, qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour abandonner la fortune du pacha de Janina. Les Souliotes, informés de ce qui se passait dans le camp ennemi, profitèrent de ces dispositions pour négocier avec les mécontens. Ils songeaient alors pour la première fois à contracter avec les Albanais une alliance qu’ils auraient dû rechercher depuis longtemps. En quelques jours, les beys et quatre pachas, ceux de Delvino, de Bérat, de Paramythia et de Konispolis, conclurent une ligue offensive et défensive avec les chrétiens. Vingt mille piastres furent remises à ces derniers pour achat de vivres et de munitions; on échangea en même temps des otages, et chaque pacha eut six Souliotes pour sa part. Le polémarque se hâta de reprendre les hostilités avec vigueur, afin qu’un premier succès enflammât l’ardeur de ses alliés. Il désirait une victoire prompte et décisive, car il ne fondait pas un bien long espoir sur la durée de cette ligue à cause de la versatilité bien connue de ses nouveaux auxiliaires.

Ali, qui était rentré depuis quelques jours à Janina, laissant le soin du blocus à son fils Mouctar, ne connut la vaste conjuration ourdie contre lui que par la recrudescence des hostilités et la défection des trois quarts de ses troupes. En présence de ce grand danger, il s’arma de ruse et de prudence. A force d’argent et d’intrigues, il brisa les uns après les autres les anneaux de cette chaîne, qu’il n’aurait peut-être pas réussi à rompre de haute lutte. Il sema la division parmi les beys du Chamouri, qu’il fit battre entre eux pour de vieilles querelles adroitement réveillées par ses agens. Il alluma la guerre civile dans le canton de Paramythia, dont les habitans expulsèrent de leur territoire Islam Prognio, l’ami des Souliotes. Enfin 30,000 piastres séduisirent le gouverneur du château de Delvino, qui remit au vizir les clés de la forteresse et les six otages de Souli échus au pacha de cette ville. La tempête qui avait un instant menacé de mettre un terme à la fortune du satrape de Janina fut de la sorte apaisée presque aussitôt que formée. Tsavellas, maître pendant quelques jours des destinées de l’Épire, se trouvait une fois encore seul en face d’un ennemi plus irrité que jamais. Cependant ces alternatives de triomphes et de malheurs n’abattirent point le courage des Souliotes, et n’ébranlèrent pas un seul moment la résolution qu’ils avaient prise de vaincre ou de mourir.

Les six otages de Delvino furent transférés à Janina, et quatre d’entre eux immédiatement pendus. Ali conserva la vie aux deux autres. L’un était le frère de Photos Tsavellas, l’autre le fils de Dimos Dracos. Le vizir, sachant qu’une partie de la force des Souliotes résidait dans l’intrépide ardeur et l’infatigable énergie de ces deux chefs, voulait essayer de les vaincre en s’attaquant à leurs affections les plus chères. Inaccessibles aux séductions du pouvoir et des richesses, peut-être Photos et Dimos se décideraient-ils à composer pour sauver, l’un son fils, l’autre son frère. Ali les connaissait mal. Tsavellas et Dracos ne tardèrent pas à savoir ce qui s’était passé à Janina. Leur résolution fut bientôt prise. Ils jurèrent de laisser ignorer à la population de Souli que deux otages vivaient encore, car ils les tenaient d’avance pour morts, étant résolus à n’écouter aucune proposition du pacha. Photos assembla le peuple, et lui fit cette courte allocution : « Six de nos otages, pris à Delvino par l’ennemi, ont été traînés à Janina, pendus et privés de sépulture. Avant de les venger, prions pour eux. » À ces mots, tout le peuple s’agenouilla frémissant d’indignation, et les prêtres entonnèrent en plein air l’office des morts pour ces martyrs de la patrie. Cette imposante et funèbre cérémonie terminée, les Souliotes se relevèrent altérés de vengeance[9].


III.

Cependant un personnage dont l’origine et le véritable nom sont restés enveloppés du plus profond mystère était apparu dans la Selléide depuis quelque temps : nous voulons parler du moine Samuel. Sa robe de religieux lui avait ouvert les portes de Souli ; l’exaltation singulière et l’éloquence étrange de ses discours, l’intrépidité qu’il déploya en plusieurs rencontres, ses allures d’apôtre et de prophète, le secret même dont il entourait son passé, lui acquirent un ascendant souverain sur l’esprit des Souliotes. Photos Tsavellas, qui commençait à craindre que le découragement ne succédât un jour ou l’autre à l’invincible constance déployée jusqu’à ce moment par ses compagnons d’armes, crut voir dans cet homme extraordinaire l’instrument qu’il fallait pour imprimer à la lutte une impulsion nouvelle et pour rajeunir l’enthousiasme de la nation. Mettant donc le bien de son pays au-dessus de toute autre considération, il supplia ses concitoyens de le laisser rentrer provisoirement au sein de la vie privée ; il désigna en même temps à leur choix Samuel comme l’homme envoyé de Dieu pour lui succéder. Sous l’influence de ce moine illuminé, la guerre de Souli ne tarda pas à prendre un caractère nouveau. Commandés par un homme qui s’appelait lui-même le jugement dernier, la trompette destinée à faire tomber les murailles de Jéricho, qui justifiait par sa conduite austère et par sa remarquable valeur ces ambitieuses qualifications, qui, par sa parole enthousiaste et mystique, flattait singulièrement leur amour des choses merveilleuses, les Souliotes n’étaient plus seulement une tribu vaillante combattant pour son indépendance et pour la libre possession de son territoire : ils se regardaient encore comme une race de justes suscitée contre les infidèles. Samuel, faisant allusion aux fonctions sacerdotales et à l’autorité militaire qu’il exerçait en même temps, ainsi qu’à la foi ardente des guerriers de la Selléide, comparait sans cesse cette petite nation à la nation juive des saintes Écritures, dont les rois étaient aussi les pontifes. Aux accens prophétiques de son nouveau chef, le peuple de Souli n’était pas éloigné de se croire appelé à offrir une seconde fois au genre humain le spectacle des miraculeuses destinées de l’ancien peuple de Dieu[10].

Photos Tsavellas prenait part à toutes les expéditions en qualité de simple soldat. N’étant plus retenu par les soins du commandement, il s’abandonnait librement à sa fougueuse intrépidité. Le sabre de Photos acquit à cette époque, parmi les Souliotes, la célébrité dont l’épée de Roland jouissait au moyen âge. Les bardes de Souli chantaient cette arme dans toutes leurs romances, et les chrétiens ne juraient plus ni par Dieu, ni par les saints accoutumés, mais par le sabre du héros. « Si je mens, disaient-ils, que le glaive de Photos tranche mes jours! » — a Quelle nuée de cavaliers et de fantassins! — dit encore un de ces chants klephtiques; — ils ne sont ni un, ni deux, ni trois, mais bien dix-huit ou dix-neuf mille. Qu’ils viennent, ces vieux Turcs, voir comment les Souliotes font la guerre, et faire connaissance avec l’épée de Photos! — Vély-Pacha leur crie inutilement de ne pas tourner le dos; ils répondent avec des larmes dans les yeux : « Ce n’est point ici Delvino, ni Chormôvo; c’est Souli le mauvais, le renommé dans le monde; c’est l’épée de Photos, rouge du sang des Turcs; elle a taillé des vêtemens noirs à toute l’Albanie et fait pleurer toutes les mères ! »

Quand, vers le milieu de l’été de l’année 1803, Ali-Pacha revint d’Andrinople, où il avait été forcé de se rendre quelques mois auparavant pour faire rentrer dans le devoir Georgim-Pacha, gouverneur de cette ville, il trouva Souli dans la même situation qu’à son départ. Après avoir accordé une semaine de repos aux bandes albanaises qu’il ramenait, il les dirigea de nouveau vers la Selléide et renforça ainsi le blocus. En voyant se resserrer autour d’eux le cercle fatal qui s’était un instant élargi pendant l’absence du pacha, les klephtes conçurent de tristes pressentimens. Déjà les vivres redevenaient rares dans la montagne. Le souvenir des horreurs de la précédente disette faisait pâlir les plus résolus. Tant d’épreuves commençaient à ébranler les plus fermes courages; il n’était pas un Souliote vivant qui n’enviât la destinée de ceux que la mort avait moissonnés sur le champ de bataille. Cependant personne ne parlait encore d’entrer en accommodement. Sur ces entrefaites, Ali entama de nouvelles négociations. Cette fois il obéissait à un ordre venu de Constantinople. Le sultan Sélim III, à qui la prospérité croissante du pacha de Janina commençait à porter ombrage, voyait dans la république de Souli un utile contre-poids à la puissance d’Ali en Épire. Il ne voulait pas que les Souliotes succombassent sous les coups d’un ennemi dont l’ambition n’avait pas de limites, et il enjoignit au pacha de leur faire sur-le-champ des conditions de paix acceptables. Ali-Pacha ne crut pas prudent d’enfreindre ouvertement ces ordres. Il envoya donc un parlementaire à Souli, offrant de mettre fin à la guerre, si les Souliotes consentaient en premier lieu à exiler Photos, en second lieu à construire chez eux une forteresse destinée à recevoir un délégué de la Sublime-Porte et une garnison de quarante Albanais. D’un côté, Ali pensait que ces conditions paraîtraient raisonnables au sultan, et de l’autre il s’attendait à les voir refusées par les Souliotes. Du reste, il était décidé à traîner les négociations en longueur de façon à lasser la patience de ses irritables ennemis. Dominé par une pensée machiavélique, le pacha fit choix d’un mandataire dont le nom devait jeter la discorde dans le sein de la petite république : c’était Christos Botzaris, fils de George Botzaris. Ce dernier s’était retiré de la montagne avec toute sa tribu à l’époque de la mort de Lampros Tsavellas; il convoitait la charge de polémarque et ne pardonnait pas à ses compatriotes de lui avoir préféré le jeune Photos[11]. Dans la pensée du vizir, quelques Souliotes devaient accueillir avec sympathie ce jeune homme rempli de qualités brillantes et innocent de la faute paternelle. Ceux au contraire qui n’avaient ni oublié, ni pardonné la défection de George, allaient sans doute opposer à la bienveillance des autres l’amertume, la colère et les reproches. De là des dissensions intestines, le plus grand danger que pût courir la confédération de Souli, qui devait surtout sa force et sa durée à l’union parfaite maintenue jusqu’alors dans son sein. Tels étaient les calculs du pacha. Les choses devaient se passer d’une façon qu’il était fort loin de prévoir.

Christos trouva les gérontes et les chefs de Souli déjà réunis pour le recevoir. Une profonde tristesse dominait cette assemblée et planait sur ses délibérations. C’était un de ces jours mauvais où les plus grands cœurs sont pris de défaillance, où les plus fermes esprits s’égarent. Les plus braves étaient sous le coup de l’abattement général : tout en s’indignant de l’injustice qu’on leur proposait, ils s’efforçaient vainement de retrouver en eux l’énergie et le courage d’autrefois. Sous l’empire de funestes appréhensions, l’exil de Photos, chose à peine croyable, fut décrété malgré les avis et les anathèmes du moine Samuel. Celui-ci, après de vains efforts pour faire revenir les gérontes sur leur résolution, s’élança hors de la salle des séances en brandissant le crucifix et l’épée dont il ne se séparait jamais, et en s’écriant : « Que les fidèles me suivent! Pour moi, mon cri sera toujours : La croix, la Grèce et la liberté! »

Dès le commencement de la séance, la population entière de Souli assiégeait les abords de la salle des gérontes, attendant avec une inexprimable anxiété le résultat d’une aussi grave délibération. Quand Samuel poussa son cri de guerre, un éclair d’enthousiasme traversa l’âme des soldats, moins découragés que les chefs. Trois cents Souliotes s’élancèrent sur ses pas et coururent s’enfermer avec lui dans le fort de Kounghi, décidés à s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité. La sœur de Photos, Chaïdo, digne fille de l’héroïne Moscho, ne tarda point à les y rejoindre. Cependant Tsavellas fut invité à se rendre au conseil, qui avait eu soin de se rassembler sans lui, afin de discuter librement la clause qui le concernait. Il parut, ignorant ce qui s’était passé, car nul n’avait encore la force de lui annoncer la vérité. La tristesse et l’émotion publiques, l’attitude mystérieuse et le silence de la foule à son approche lui inspirèrent de sombres pressentimens. L’embarras et la consternation qui se peignirent sur la figure des gérontes à son entrée dans la salle, l’absence de l’intrépide et fidèle Dracos, qui, n’ayant pas voulu voter l’exil de son ami, s’était jeté sur les pas de Samuel, par-dessus tout la présence de Christos Botzaris, révélèrent confusément au jeune chef un grand malheur. Il attendait debout qu’un mot l’éclairât. Toutes les bouches étaient muettes, nul ne se sentait la force de parler le premier. L’un des capitaines se leva enfin, et d’une voix mal assurée lui révéla la triste vérité. Tsavellas, frappé de stupeur, ne répondit pas. Sa résolution fut bientôt prise. Comprimant les tortures de son cœur et s’efforçant de dissimuler l’horrible douleur qu’il ressentait, il dit avec un accent plein d’une mâle douceur : « Je partirai. Après avoir tant de fois cherché la mort dans les combats et tant de fois versé mon sang pour la patrie, je ne veux pas compromettre aujourd’hui son salut par ma résistance; mais au nom du ciel gardez précieusement le dépôt sacré que je vous confie : la patrie et la liberté ! » Puis il sortit brusquement et se dirigea vers sa demeure. Ses parens et ses amis le suivaient en gémissant. Quant à lui, il marchait d’un pas calme et adressait de temps à autre à ses proches une parole d’espérance et de consolation ; quelques larmes glissaient furtivement sur sa rude et mâle figure.

Arrivé devant sa demeure, Photos en ouvrit la porte, et d’un geste impérieux arrêta sur le seuil ceux qui le suivaient. Il pénétra seul dans l’intérieur. Tous avaient compris qu’il lui fallait quelques instans de religieuse solitude pour dire librement adieu à l’antique foyer de sa famille, et pour prier une dernière fois devant les saintes images au pied desquelles ses pères s’étaient agenouillés depuis plusieurs siècles. Tout à coup un bruit sourd se fait entendre, une épaisse colonne de flammes et de fumée crève le toit de la maison : au même instant. Photos sort, le visage couvert d’une mortelle pâleur. Prévenant toutes les questions, il s’écrie : « Il ne sera pas dit que les Turcs auront jamais mis le pied dans la maison des Tsavellas! » Puis, désignant du doigt le village de Chorta, dont les chaumières, vivement éclairées par les rayons du soleil couchant, blanchissaient non loin de là, comme des marguerites, au sein d’une alpe verdoyante, il ajouta : « C’est là que je me rends; je veillerai sur vous, et je saurai revenir le jour où vous aurez besoin de moi. Dieu veuille que ce jour se fasse longtemps attendre! » Quand Photos eut vu sa demeure incendiée s’affaisser sur elle-même, il s’élança sur le sentier qui conduisait au lieu de son exil, suivi de vingt-cinq pallikares résolus à ne pas se séparer de lui, et à défendre sa personne contre les dangers qui l’attendaient peut-être hors du pays des klephtes.


IV.

Aussitôt qu’Ali-Pacha fut informé du départ de Tsavellas, il enjoignit à son mandataire de traîner les négociations en longueur. En même temps il exprima le désir de voir l’ancien polémarque de Souli venir à Janina, afin, disait-il, de régler amicalement et définitivement avec lui les affaires de son pays. Il espérait que Tsavellas, irrité et séduit par l’attrait de la vengeance, prêterait une oreille complaisante à ses promesses, et qu’il se laisserait aisément persuader d’attirer hors de la montagne tous les guerriers de sa tribu. Une pareille défection, privant Souli de ses plus nombreux et de ses plus braves défenseurs, en aurait rendu la conquête prompte et facile. Photos n’était pas disposé à répondre à l’appel indirect du pacha de Janina. Il redoutait pour lui-même la perfidie de son ennemi. Ayant fait dans sa jeunesse la précoce expérience de ce qu’étaient les cachots du lac, il ne songeait pas sans une arrière-pensée d’effroi à la haine que lui portait Ali, et il pressentait que, non content d’avoir obtenu son bannissement, ce dernier lui réservait de nouvelles chaînes et de nouveaux supplices. Cependant les beys du Chamouri et les Souliotes eux-mêmes insistèrent auprès de lui pour qu’il allât trouver le pacha, afin d’établir la paix sur de nouvelles et solides bases. Photos déplorait leur confiance en une pacification qu’il jugeait impossible; mais il ne sut pas résister aux sollicitations de ses concitoyens. Ne se souvenant de leur ingratitude que pour plaindre leur faiblesse et pardonner l’outrage fait à sa personne, il consentit à s’exposer à d’inutiles dangers, et partit pour Janina. Ali, averti de l’approche de Tsavellas, envoya au-devant de lui une troupe de janissaires et les principaux officiers de sa maison. Aux portes de la capitale de l’Épire, le banni de la Selléide fut reçu avec les plus grands honneurs. Tahir-Abbas, premier ministre du vizir, le salua de la part de son maître, et lui offrit une pelisse doublée des plus rares fourrures, une veste aux larges manches chargées de broderies d’or, une paire de pistolets à la crosse ciselée et enrichis de pierres précieuses, et une carabine tout entière revêtue d’une épaisse lame d’argent artistement travaillée. Comblé de ces présens qui lui importaient peu, environné de ce brillant cortège, dont la splendeur inaccoutumée ne l’éblouissait pas et ne parvenait pas à le distraire de ses tristes pensées, Photos fut conduit au palais du vizir et introduit en sa présence. Jamais on ne vit Ali déployer tant de grâce, d’affabilité et de doucereux artifices pour séduire un ennemi. Photos Tsavellas écoutait avec une impatience difficilement contenue le torrent de paroles menteuses par lesquelles Ali s’efforçait de le captiver et d’arriver le plus adroitement possible au véritable sujet de l’entretien. Il y vint enfin, et lui demanda nettement de mettre Souli en son pouvoir.

— Ce que tu me demandes là, répondit Tsavellas, j’aurais pu le faire peut-être avant de venir ici; les Souliotes avaient alors confiance en moi. Maintenant que j’ai franchi le seuil de ton palais, je crains fort qu’ils ne me prennent pour un autre Botzaris, et qu’ils n’ajoutent plus aucune foi à mes paroles.

— Eh bien! reprit le vizir, laisse ceux qui ne voudront pas t’entendre; fais seulement sortir de Souli ta tribu et les gens qui consentiront à la suivre. J’accorderai à vos familles la résidence qui leur plaira; vous pourrez tous aller et venir à votre gré par toute l’Épire. Et alors, ajouta-t-il avec un éclair de sinistre augure dans le regard, je réponds que tous ceux qui seront restés envieront votre sort.

Photos consentit à tout, et donna au pacha sa parole qu’il reviendrait à Janina, quel que fût le résultat de sa mission. Dès qu’il fut arrivé à Souli, Tsavellas n’eut pas de peine à prouver à ses compatriotes qu’ils couraient à leur perte, et qu’Ali ne songeait qu’à les tromper. La torpeur qui s’était emparée des montagnards se dissipa en un moment. Ils confessèrent à Photos leur injustice à son égard, jurèrent de lui obéir désormais aveuglément, le supplièrent de ne plus s’éloigner d’eux, et s’engagèrent à rebâtir à leurs frais sa demeure incendiée. Renonçant aux illusions qu’ils avaient caressées, ils se préparèrent tous à combattre. En voyant ses compatriotes revenus à eux-mêmes, Photos regretta un instant le serment qu’il avait fait de retourner à Janina; mais il était lié par sa promesse, et sa résolution était irrévocable. Sourd à toutes les supplications, il reprit le chemin de la capitale de l’Épire. L’idée ne lui vint pas de se soustraire à la vengeance d’Ali. Esclave de sa parole, il cédait à sa triste destinée, et courbait la tête sans murmure sous la fatalité qui le poursuivait. Ayant mesuré froidement la grandeur de son sacrifice, il l’accomplissait avec cette force d’âme dont l’âpre montagne semblait avoir doué son fils et son héros.

A peine arrivé à Janina, Photos fut plongé dans les cachots souterrains de la citadelle. Plus préoccupé du sort de sa patrie que de ses propres dangers, il trouva le moyen de correspondre, du fond de sa prison, avec les défenseurs de Souli. Par un émissaire dévoué, il les exhortait à combattre sans relâche, à ne s’inquiéter de lui en aucune façon, et surtout à ne faire de sa délivrance le motif d’aucun traité. En même temps il recommandait secrètement à Samuel de dire des messes pour le repos de son âme, car il ne comptait cette fois ni sur les hommes ni sur les événemens pour l’arracher vivant des mains de son implacable ennemi.

La Nouvelle Pandore[12] a publié quelques fragmens d’un poème couronné à Athènes dans un concours académique, Myrsini et Photos, dont l’auteur place à cette époque de la vie de Tsavellas un épisode amoureux, et fait rompre les chaînes du captif par les mains d’une femme. Cet épisode ne peut nous arrêter : il paraît une pure fiction poétique. Ni l’histoire ni les souvenirs populaires que nous avons recueillis n’offrent de trace d’un incident de cette nature, qui semble du reste se concilier peu avec l’austère physionomie d’un homme dont toutes les pensées et toute l’énergie étaient absorbées par les soins qu’exigeaient sa vengeance personnelle et le salut de la patrie.

Cependant Ali-Pacha restait inactif, quoique toujours menaçant, sur sa ligne de blocus. Il traînait la guerre en longueur, ne se croyant pas encore assez puissant pour enfreindre ouvertement les ordres du grand-seigneur. Sur ces entrefaites, la corvette française l’Arabe[13] débarqua à Parga des provisions de guerre destinées aux Souliotes. Ce secours inattendu, qui fit renaître la confiance et l’espoir dans la montagne, devait cependant contribuer puissamment à sa perte. Ali-Pacha, toujours fidèlement servi par ses espions, ne tarda pas à être informé du motif qui avait conduit la corvette française à Parga. Il comprit aussitôt tout le parti qu’il pouvait tirer de cet incident, et se hâta d’expédier des courriers à Constantinople. Il annonça au divan que les Français, appelés par les Souliotes, venaient de débarquer subitement en Épire, qu’ils apportaient des caissons de poudre, des canons, un arsenal complet, qu’ils allaient appeler la Grèce à l’insurrection, et qu’enfin l’empire touchait à une commotion terrible et peut-être fatale, si on ne la prévenait par une prompte répression. Ali eut soin de joindre à ses accusations et à ses conseils de fortes sommes d’argent destinées aux principaux membres du divan. La Porte, prompte à s’effrayer et peu soucieuse d’approfondir les faits, répondit au vizir par un firman qui lui donnait pleins pouvoirs pour exterminer les Souliotes, devenus indignes de la clémence impériale. Ali, désormais libre d’agir et de suivre les inspirations de sa haine, publia partout cet ordre et convoqua jusqu’au dernier de ses tenanciers. A la voix du vizir, dix mille hommes de nouvelles troupes se précipitèrent comme un torrent à l’entrée de la terrible montagne par toutes les vallées environnantes. A Souli, l’enthousiasme était porté à son comble par la récente destruction de la tour de Vilia, la plus considérable de celles qu’avait fait construire le pacha. Samuel avait peine à contenir l’ardeur inconsidérée de ses soldats, qui n’entrevoyaient plus que des victoires. Après tant de merveilles accomplies, il est permis de croire que les Souliotes seraient en effet sortis triomphans de la lutte, si la trahison n’était venue détruire l’œuvre de l’héroïsme.

Koutzonicas et Pilios Goussis, les deux chefs qui avaient le plus contribué à faire décréter l’exil de Photos, voyaient avec un extrême déplaisir la reprise des hostilités. Ils ne partageaient pas la confiance générale et s’attendaient à une catastrophe; ils résolurent de la précipiter, afin de soustraire leurs personnes et leurs biens à la ruine commune. Le premier abandonna tout à coup avec la plupart de ses hommes le défilé dont la défense lui avait été confiée; le second, Pilios Goussis, poussa plus loin l’infamie : il s’entendit avec Vély-Pacha, et profita d’une nuit orageuse pour introduire deux cents Albanais dans une maison qu’il possédait au centre même de Souli. Le lendemain matin (25 septembre 1803), Vély-Pacha apparaissait inopinément avec la plus grande partie de ses troupes devant ce village, dans lequel cinquante hommes seulement se trouvaient réunis. Ces derniers furent obligés de renoncer à se défendre ; ils se replièrent sur Kounghi. Les Turcs se précipitèrent alors dans Souli, étonnés de mettre enfin le pied sur ce sol redoutable qu’ils atteignaient pour la première fois, ivres d’orgueil et de joie, comme si ce facile triomphe eût été le fruit d’un laborieux combat.

Pendant ce temps, Samuel hissait son drapeau sur la tour de Kounghi et faisait tonner le canon de la forteresse, afin d’inviter tous les habitans de la montagne à se rallier autour de lui. À ce signal, ceux d’iAarikos et de Samoniva évacuèrent leurs villages, dans lesquels ils n’espéraient plus pouvoir se maintenir. Pendant quarante jours, les Turcs s’épuisèrent en vains efforts pour s’emparer de Kiapha : les Souliotes s’y défendaient avec toute l’énergie du désespoir. Lorsque, brisés de fatigue, incapables de tenir plus longtemps leurs armes, ils cédaient à l’impérieuse nécessité de quelques heures de repos, les femmes prenaient leur place, maniaient la carabine, défendaient les remparts et exécutaient des sorties avec la même audace et le même sang-froid que les plus robustes et les plus vieux guerriers. Au mois de novembre, les Turcs n’avaient encore remporté d’autre avantage que celui que la trahison leur avait procuré; mais la famine commençait à se faire sentir parmi les assiégés.

Que devenait Tsavellas au fond de sa prison, tandis que ces graves événemens se passaient à Souli? Instruit presque jour par jour des succès ou des revers de ses compatriotes, de tous les maux qu’il endurait celui qui l’accablait le plus, c’était la vie elle-même, il semblait qu’Ali ne la lui eût laissée que par un raffinement de cruauté, afin de le rendre spectateur impuissant du désastre de sa patrie, et d’ajouter de nouvelles tortures à ses angoisses déjà si poignantes. La prise de Souli fit éprouver au pacha de Janina l’une des plus grandes joies de sa vie; mais Ali tenait à hâter le terme de son triomphe, dans la crainte que ce triomphe ne se changeât, comme par le passé, en quelque grande défaite. Il tira Photos de son cachot, jugeant que le moment était venu de mettre à profit ce précieux otage.

En voyant les traits méconnaissables, les joues creuses et la faiblesse extrême de son prisonnier, Ali feignit une pitié profonde, et, levant les deux bras au ciel, il s’écria : — Ah ! Tsavellas, si tu avais voulu me servir avec fidélité dès le commencement, je n’aurais pas dépensé tant d’argent et de sang pour prendre Souli. Et toi, tu ne serais pas réduit à ce triste état !

— Tu as pris Souli, répondit Tsavellas, mais tu ne tiens pas les Souliotes, et ta conquête n’est pas assurée. J’ai réfléchi, et j’ai résolu d’être tout à toi à partir de ce jour. Laisse-moi partir pour la montagne, si tu veux en être définitivement le maître.

— Comment te croire? Tu m’as déjà trompé une fois : qui me dit que tu ne veux pas me tromper encore?

— Je te donnerai mon fils pour gage de ma bonne foi, répondit Photos.

— Ce n’est pas assez, dit le vizir; je veux toute ta famille. Tsavellas ordonna sans hésiter que sa femme et ses enfans fussent remis entre les mains de Vély-Pacha pour être envoyés à Janina. C’était les perdre, car il voulait tenter un dernier effort pour sauver son pays; mais dans cette âme de Spartiate la famille n’était rien à côté de la patrie. Deux jours plus tard, il partait pour la montagne, après s’être engagé à en faire sortir trois cents hommes, qui, disait-il, n’hésiteraient pas à le suivre. Muni d’un sauf-conduit, il se rendit auprès de Vély-Pacha, afin de se concerter avec lui et d’assurer un libre passage aux transfuges. Photos fut saisi de douleur et de colère au moment où il se vit obligé d’exhiber la signature du vizir pour rentrer dans son propre village; il eut peine à contenir son indignation en présence du pacha, car ce dernier avait insolemment fait étendre son tapis sous le porche de l’église de Souli, afin d’y dormir et d’y fumer à l’ombre. Une seule chose consolait le vaillant klephte, c’est que du moins la maison des Tsavellas n’avait pu être profanée par le contact des Turcs, puisqu’il l’avait réduite en cendres.

Le lendemain, Photos entrait à Kiapha, le cœur navré par le spectacle de la situation presque désespérée de son pays. Personne ne s’attendait à le revoir; sa présence répandit parmi les montagnards une joie d’autant plus vive qu’elle était inattendue. Le terme des prospérités de Souli semblait dater du jour où ses ingrats compatriotes l’avaient banni; les sinistres prédictions de Samuel s’étaient réalisées. Les Souliotes, aussi superstitieux que braves, voyaient dans la présence inopinée de leur intrépide chef le signal du retour de la faveur céleste, ils l’entouraient comme un libérateur; oubliant leurs périls et le voisinage de l’ennemi, ils déchargeaient en l’air leurs carabines; les femmes et les enfans faisaient retentir la montagne de leurs chants et de leurs cris; c’était une fête générale dans ces lieux ravagés par la famine et les combats. Photos pourtant s’efforçait de se soustraire à cette ovation, par laquelle ses compatriotes tentaient de lui faire oublier les tristesses de son exil et les rigueurs de sa captivité. Refusant de se rendre à Kounghi auprès de Samuel et de Chaïdo, dans la crainte d’exciter les soupçons des Turcs par cette entrevue, il assembla les capitaines présens à Kiapha, et leur dit : « Le temps presse, écoutez-moi. Ali ne m’a rendu la liberté que pour vous communiquer de sa part un arrangement qui doit terminer la guerre à son profit. Il veut que je fasse sortir tous les hommes de ma tribu et tous ceux qui auront le désir de s’en aller d’ici. Il a ma promesse. Ma femme et mes enfans sont à Janina; ils répondent de moi. Or il ne s’agit pas de cela. Le moment est venu de vous débarrasser de toutes les bouches inutiles. J’ai un sauf-conduit pour trois cents hommes; renvoyons un nombre égal de femmes, d’enfans, de vieillards. Je me charge de les conduire en lieu sûr, et puis je reviendrai combattre avec vous. Hâtez-vous de préparer leur départ, afin que nous puissions fuir avant qu’Ali n’apprenne qu’il a été trompé. »

La proposition de Tsavellas fut unanimement adoptée. Avant d’effectuer cette sortie, il était nécessaire d’assurer un asile aux transfuges. Tsavellas partit le soir même pour Parga, afin d’y négocier leur passage à Corfou. Il espérait que peu de jours suffiraient pour terminer cette affaire. Les Parguinotes accordèrent à Photos tout ce qu’il voulut; ils s’estimèrent heureux de contribuer ainsi au triomphe d’une cause qu’ils regardaient avec raison comme la cause de tous les Grecs. Un exprès fut expédié à Corfou, afin d’obtenir l’assentiment du gouverneur et d’implorer sa protection en faveur des exilés de la Selléide. Le retour de cet envoyé était impatiemment attendu. Par malheur, des vents contraires le retardèrent. Tsavellas était en proie à de vives angoisses, car il comprenait que son séjour prolongé au milieu de la population chrétienne et libre de Parga ne manquerait pas d’éveiller les soupçons des Turcs. Quatorze jours se passèrent; l’émissaire parguinote n’avait pu quitter encore le port de Corfou. Tsavellas se rendit alors à Margariti pour y attendre la réponse du gouverneur des îles. En entrant dans cette dernière ville, il apprit que son projet avait été découvert. Loin de se laisser abattre par ce coup imprévu, et convaincu de la nécessité de débarrasser Souli de toutes les bouches inutiles, il résolut de payer d’audace et de braver la colère de Vély, qui avait juré de lui trancher la tête. Tsavellas repartit donc pour Souli, se présenta hardiment au pacha, et soutint avec énergie qu’il n’avait jamais formé le dessein qu’on lui imputait. Vély le crut ou feignit de le croire, de peur de pousser les Souliotes à quelque acte terrible de désespoir, s’il exécutait la sentence de mort portée par lui contre leur ancien polémarque. Pendant la nuit, Photos passa furtivement à Kiapha, où il eut la douleur de trouver les choses dans un état qui ne laissait plus d’espoir. Un autre s’était fait l’instrument docile de la volonté d’Ali; Koutzonicas avait persuadé à deux cents Souliotes de quitter la place, et les avait conduits dans le canton de Zalongos. Bien plus, les klephtes, démoralisés, avaient traité de la reddition de Kiapha, qui devait être remis aux Turcs le lendemain. Photos n’avait plus rien à faire là. Il courut se renfermer dans Sainte-Vénérande. Six cents Souliotes incorruptibles et inébranlables y luttaient encore, décidés à verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang sur le sol de la patrie qu’ils n’espéraient plus sauver.

Ali-Pacha, certain d’en finir cette fois avec ses ennemis, arriva en toute hâte de Janina; il traversa Souli et Kiapha sans s’y arrêter, et marcha sur Kounghi à la tête de plusieurs milliers d’hommes. Il voulait se donner la jouissance de remporter en personne une victoire qui lui semblait assurée. En apprenant que Photos était dans Sainte-Vénérande, le vizir se répandit en imprécations contre la maladresse de son fils Vély; il différa l’attaque de quarante-huit heures, afin de s’entourer de forces plus considérables, tant le nom seul de Tsavellas lui inspirait d’effroi. Enfin le 7 décembre 1803 il avait dix mille hommes sous la main.

Pendant la nuit. Photos, qui n’avait rien perdu de son activité, quitta Kounghi avec quatre cents pallikares et deux cents femmes. Il construisit rapidement, à une certaine distance du fort, des palissades et des retranchemens derrière lesquels sa troupe attendit les assiégeans de pied ferme. Les Turcs s’ébranlèrent bruyamment au point du jour, et se mirent en marche après que les derviches eurent salué le soleil levant de la prière accoutumée. Jamais pareille ardeur n’avait animé les troupes ottomanes. Elles jetèrent leurs fusils pour avancer plus vite, comptant bien emporter d’assaut à l’arme blanche les faibles retranchemens qu’elles avaient devant elles. Les Turcs n’étaient déjà plus qu’à dix pas des Souliotes, quand les klephtes exécutèrent une fusillade bien nourrie qui fit reculer les soldats du vizir. Cinq fois de suite, entraînés par les menaces et les promesses des chefs, les Turcs s’élancèrent contre les retranchemens des Souliotes sans parvenir à les entamer. Déjà les klephtes ne pouvaient plus se servir de leurs carabines, devenues brûlantes; ils continuèrent à se défendre à coups de pierres. Ce singulier combat, où quatre cents hommes tenaient tête à dix mille, durait depuis cinq heures, quand ceux qui étaient restés dans la forteresse prirent part à l’action, en lançant sur les masses ennemies d’énormes avalanches de troncs d’arbres et de quartiers de roches. Ces gigantesques projectiles causèrent un épouvantable ravage; les Turcs tombaient par centaines. A la fin, le découragement et la terreur se mirent dans leurs rangs décimés; ils se retirèrent à Kiapha, poursuivis par les injures et les huées des femmes souliotes. Après cet échec, Ali courut enfermer sa honte et sa colère au fond de son palais de Janina.

Malgré ces prodiges de valeur, Souli n’existait plus que par l’héroïque opiniâtreté des défenseurs de Kounghi. Pendant sept jours, Samuel, qui voyait avec douleur approcher le terme de sa mission; Tsavellas, qui n’aspirait qu’à trouver un tombeau sur cette terre aimée, au salut de laquelle il avait glorieusement, mais inutilement consacré sa vie; Chaïdo, qui dans un corps de femme possédait une âme toute virile, soutinrent par leur exemple les forces défaillantes de leurs compagnons d’armes. Jour et nuit Photos, qui semblait avoir perdu le sentiment de la fatigue, exécutait de sanglantes sorties; mais un ennemi plus inexorable et plus terrible que les Turcs, la famine, qui depuis le commencement de la guerre était l’éternelle menace suspendue sur la tête des Souliotes, préparait la reddition de Kounghi. L’eau même manquait aux montagnards. Pour calmer les cruels tourmens de la soif, ils n’avaient d’autre ressource que de lancer du haut des rochers à pic dans le lit de l’Achéron, creusé à huit cents pieds au-dessous de Sainte-Vénérande, de grandes éponges qu’ils retenaient par de longues cordes, et dans lesquelles ils introduisaient une balle pour les faire tomber plus sûrement. Ils exprimaient sur les lèvres des enfans et des femmes le peu d’eau qu’ils parvenaient à se procurer ainsi. À la fin, ils supplièrent Tsavellas de demander à Vély-Pacba une capitulation honorable. Cette résolution ne leur était pas dictée par le découragement, mais par la tendre pitié que leur inspiraient leurs vieux pères, leurs femmes, leurs petits enfans, et par la nécessité de les soustraire à la mort. D’ailleurs tout espoir était perdu. Un secours extérieur prompt et puissant aurait pu sauver Kounghi; par malheur, on était encore loin du jour où toutes les parties de la Grèce devaient s’unir pour chasser les oppresseurs. Il fallait capituler. Tsavellas écrivit donc à Vély-Pacha en lui demandant la liberté de sortir de la montagne avec armes et bagages, ainsi que la délivrance de sa famille, captive à Janina.

Vély-Pacha ne connaissait pas la situation désespérée des assiégés, qui avaient eu la force de dissimuler leur détresse jusqu’au dernier moment. Il commençait à craindre que Kounghi ne se défendît longtemps encore, et l’approche de la mauvaise saison faisait redouter à cet homme efféminé le rude séjour de la montagne. Il se hâta d’accorder aux Souliotes ce qu’ils demandaient. Par un acte solennel, daté du 15 décembre 1803 et signé de sa main ainsi que de celle de tous ses lieutenans, il accorda, aux chrétiens la vie, l’honneur, la liberté, et la permission de se retirer où bon leur semblerait avec leurs armes et tout ce qu’ils pourraient emporter ; il leur fournit même des bêtes de somme à cet effet. Il s’engagea à tenir scrupuleusement sa parole, et consentit, s’il venait à y manquer, à ne plus être compté pour un bon musulman, à être écrasé par la foudre, abandonné de toutes ses femmes et contraint à les reprendre après les avoir répudiées trois fois[14]. Sur la foi d’aussi terribles sermens, ses ennemis ne purent mettre en doute sa sincérité.

Quelques heures plus tard, les Souliotes, vaincus, non par les Turcs, mais par la famine et par la trahison, descendaient lentement les pentes escarpées de leur chère montagne. Ils étaient précédés de leurs prêtres, qui emportaient la croix et les vases sacrés de la chapelle de Sainte-Vénérande. Un morne silence régnait parmi eux, interrompu seulement par les sanglots dont ils ne pouvaient réprimer la violence. Toutes ces mâles figures étaient baignées de larmes, tous ces cœurs indomptables brisés de douleur. Les premières neiges de l’hiver avaient blanchi les hautes cimes de la Selléide, qui semblait prendre ainsi le deuil de ses héroïques enfans et s’associer à la suprême tristesse de ce départ. Arrivés au pied du mont, les Souliotes se retournèrent une fois encore vers Kounghi, et se l’indiquèrent d’un geste muet. C’était un rendez-vous qu’ils se donnaient là dans l’avenir. Puis ils se séparèrent, car ils allaient, suivant leurs instincts divers, prendre des routes opposées. Les uns, le plus grand nombre, sous la conduite de Tsavellas, se dirigèrent vers Parga, d’autres vers les monts Djoumerca, afin de passer de là en Thessalie et de se joindre aux bandes insoumises du belliqueux armatole Palœopoulo; d’autres encore suivirent Koutzonicas à Zalongos, car ce dernier, touché du désastre de la patrie, déplorait la faute qu’il avait commise, et fit de nobles efforts pour la racheter par le sacrifice de sa vie.

Seuls, le moine Samuel et cinq Souliotes refusèrent de prendre part à la capitulation. Après avoir disputé pied à pied l’entrée de la forteresse de Kounghi à la foule des assaillans, Samuel mit le feu aux poudres, se fit sauter avec ses compagnons, et couronna tragiquement par ce dernier fait d’armes une série d’exploits qui rappellent à l’esprit les temps héroïques de la Grèce. Une chanson populaire, recueillie par M. Zampelios, raconte avec une touchante naïveté ce glorieux sacrifice :


« Un oiseau s’envola de Souli; ses yeux étaient troublés par les pleurs; ses ailes étaient noires. Les Parguinotes lui demandèrent : — Petit oiseau, d’où viens-tu? où vas-tu, petit oiseau?

« — Je viens de Souli, et je m’en vais dans le pays des Francs.

« — Donne-nous de bonnes nouvelles, petit oiseau.

« — Tristes nouvelles! Ils ont pris Souli; ils ont brûlé le moine. »


A peine cette explosion eut-elle assuré à Vély-Pacha la possession définitive de la montagne, que cinq mille Albanais s’élancèrent à la poursuite des chrétiens sur la route de Parga, car Vély avait reçu de son père l’ordre d’envoyer Photos mort ou vif à Janina. Par bonheur, les Souliotes avaient fait diligence; quelques-uns d’entre eux seulement, parmi lesquels se trouvaient Dimos Dracos et Photos Tsavellas, étaient encore sur les terres ottomanes, à quelques pas de la frontière, quand les Albanais de Vély-Pacha les atteignirent. Vingt cavaliers se précipitant sur eux de toute la vitesse de leurs chevaux, les Souliotes se retournèrent et firent feu. Photos, comptant bien ne pas survivre à ce dernier combat, s’élança au milieu des cavaliers albanais. Heureusement Dracos le suivit, lui fit un rempart de son corps, et parvint peu à peu à le repousser sur le territoire de Parga, dont quelques pas seulement les séparaient, et sur lequel les Turcs n’osèrent les poursuivre.

Ali, furieux d’avoir manqué cette précieuse capture, tourna sa rage contre les Souliotes, qui, sur la foi des traités, s’étaient retirés paisiblement en divers lieux de l’Epire. Il déchaîna sur eux les Albanais, qui, les surprenant en détail et sans défense, en firent un massacre général, sans épargner ni l’âge ni le sexe. Deux cents infortunés à peine échappèrent à cette tuerie, rejoignirent Photos, et se rendirent peu de temps après avec lui à Corfou. Les Russes leur concédèrent des terres à cultiver; mais ces hommes ne purent s’accoutumer à une vie tranquille et régulière. Ils ne tardèrent pas à demander aux agitations qui remplissaient alors l’Europe l’aliment que réclamait leur dévorante activité. Les uns passèrent en Russie, les autres en France, d’autres en Italie. A partir de ce moment, l’histoire ne dit plus rien de Tsavellas; on sait seulement qu’il prit du service en Russie, et qu’il revint, au bout de peu d’années, à Corfou pour y rendre le dernier soupir, après avoir vainement attendu l’occasion de repasser dans sa patrie et d’y rallumer la guerre.

Photos Tsavellas restera célèbre à jamais dans les glorieuses annales de son pays. Son incomparable valeur, sa grandeur d’âme et ses tragiques infortunes, thèmes favoris des improvisateurs de l’Epire, ont fait de ce klephte la figure la plus énergiquement accentuée et en même temps la plus touchante des ballades populaires, qui, réunies et coordonnées par quelque rapsode de génie, formeront peut-être un jour l’épopée héroïque de la Grèce moderne. On put croire un instant que le mâle patriotisme qui avait animé Photos s’était éteint dans la dernière catastrophe de Souli. Loin de là : le sublime exemple donné par la montagne n’était pas perdu. La Grèce comprit la réelle faiblesse de ses barbares oppresseurs en assistant à cette lutte, où, pendant trois années consécutives, quinze ou dix-huit cents hommes s’étaient défendus intrépidement contre les nombreuses armées du plus puissant pacha de l’empire; elle apprit ainsi ce qu’elle pourrait faire le jour où elle se lèverait toute entière contre ses dominateurs, et dès lors elle commença à secouer sourdement ses chaînes. Concentrée jusque-là sur les hauts sommets et comparable à un incendie qui, du faîte de l’édifice, se transmet aux étages inférieurs, l’insurrection descendit peu à peu dans les plaines et dans les villes. Bientôt elle allait éclater sous l’impulsion d’un homme qui, aussi grand que Tsavellas par le courage, avait sur le polémarque de Souli les avantages de l’expérience, et qui sut profiter des enseignemens salutaires que renfermaient les infortunes de la Selléide. En attendant le jour où Rotzaris, succédant à Tsavellas, vint transformer la lutte de montagnes en une guerre nationale, les débris glorieux du peuple de Souli, répandus en Europe, réveillèrent, par le récit de leurs exploits et de leurs malheurs, le souvenir de la Grèce depuis longtemps oubliée. Ils semèrent ainsi les premiers germes de cette sympathie enthousiaste qui se manifesta plus tard en faveur des Hellènes, et qui contribua principalement à faire triompher l’indépendance grecque, en assurant à cette noble cause le généreux appui de la France.


E. YEMENIZ, consul de Grèce.

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  1. Les origines de la confédération souliote ont été racontées par Perrévos, Histoire de Souli et de Parga (Ἱστορία τοῦ Σουλίου καὶ τῆς Πάργας). Né dans le canton de Zagori (ancienne Perrhébie), voisin de Janina, Perrévos a été témoin des événemens qu’il raconte. Il prit une part active aux guerres de l’indépendance et fut plus tard, en récompense de ses services, promu au grade de général par le gouvernement grec. Il publia dans sa langue l’Histoire de Souli et de Parga à Venise, 1815.
  2. Sorte de tour fortifiée. On en rencontre à peu près sur toutes les positions élevées de la Grèce.
  3. Par ce mot combat, les Grecs désignent les guerres de l’indépendance en général, qui sont pour eux le combat par excellence.
  4. Chef-lieu du canton de Drynopolis.
  5. Nous tenons ce fait du neveu même de Photos, le général Kitsos Tsavellas.
  6. Le guide avec lequel j’ai fait la plupart de mes excursions en Grèce cherchait à rompre par des chansons la monotonie de nos longues heures de marche. Il affectionnait particulièrement ce chant. Un jour, je m’avisai de lui demander qui était ce Lampros, dont il prononçait si souvent le nom. À cette question, il arrêta brusquement son cheval, me regarda d’un air étonné, et me dit ces seuls mots : « Le fameux Lampros Tsavellas ὁ Λαμπρὸς ὁ ξαϰουστὸς Τσαϐέλλας (ho Lampros ho xakoustos Tsabellas) ! » — Ce ne fut pas sans peine que je le décidai à me dicter lentement cette chanson, car mon ignorance apparente au sujet de Lampros avait vivement offensé sa vanité patriotique.
  7. Allocution d’Ali à ses troupes reproduite par Perrévos.
  8. Distant de huit lieues de Souli.
  9. On trouve dans un recueil de chants héroïques et klephtiques, sans nom d’auteur, imprimé à Athènes, la chanson suivante, qui peint en quelques mots cette scène émouvante. Nous la reproduisons, bien que la traduction ne puisse rendre toute la mâle énergie et la mélodie sauvage du dialecte grec des montagnes. « Un nuage noir couvre Souli et Kiapha; tout le jour il a plu, il a neigé toute la nuit. Un messager arrive; il apporte d’amères, de sombres nouvelles : « Écoutez, enfans de Photos, pallikares de Dracos. Le perfide Delvino nous a trahis, il a livré nos six enfans ; Ali-Pacha en a tué quatre et laissé deux vivans, le fils de Dimos Dracos et le frère de Photos. » À ces paroles, Dimos et Photos éprouvent une grande douleur. Tous deux appellent le protopapas et lui disent: « Chante le psaume des morts pour nos six pallikares, pour les deux comme pour les quatre : ils sont perdus. Le tyran n’a jamais accordé la vie à un Souliote; tout Souliote entre ses mains, nous le tenons pour mort. »
  10. On trouve un écho de cette croyance dans un recueil lyrique : Ὁ Ψαλμῳδὸς τοῦ Σουλίου (Ho Psalmôdos tou Souliou) (le Psalmiste de Souli), par E. Phouskos, Athènes 1850.
  11. « Quelques mois plus tard, ajoute Perrévos, la guerre se rallumait. En entendant le canon gronder du côté de Souli, Botzaris ressentit une vive émotion; mais il n’eut pas la force d’oublier son injure et de faire taire son orgueil froissé. Cependant il éprouvait de terribles remords, et les tortures de son cœur lui devinrent de plus en plus insupportables, A la fin, ne pouvant ni pardonner à sa patrie l’ingratitude dont il l’accusait, ni soutenir les reproches qu’il s’adressait à lui-même, il se donna la mort en avalant un breuvage empoisonné. »
  12. Ἡ Νέα Πάνδωρα (Hê Nea Pandôra), intéressant recueil littéraire qui se publie à Athènes deux fois par mois. Voyez les livraisons de septembre 1857.
  13. Pouqueville, Histoire de la Régénération de la Grèce, tome Ier.
  14. Χρονολογία τῆς Ἠπείρου (Chronologie de l’Épire), par Aravantinos, Athènes 1856.