Éditions Édouard Garand (p. 25-27).


DANS LES FRICHES


De grand matin, quittant le toit de leur chaumière,
Mes voisins, père et fils, deux vaillants défricheurs.
Gagnent les abattis où du jour les blancheurs
Argentent quelque étang d’une pâle lumière.

Sur le fond cahotant des chemins poussiéreux,
Leur ombre se détache, ainsi que des fantômes,
Par une nuit sans lune égarés dans les chaumes,
Et dont la fuite émeut l’âme du sol pierreux.

Leur repas du midi rejeté sur l’épaule,
Gît dans quelque vieux sac fait de grossier coutil.
Ils vont, parfois disant des mots brefs : « C’est du mil
« Qu’il faut ensemencer par le pré du « Grand Saule… »


Bientôt ils ont franchi le dernier des pâtis
Où somnole sans cesse un groupe de taurailles.
Une perdrix s’enfuit d’un amas de broussailles
Et file en droite ligne au bord d’un abatis.

Dans la brousse, bientôt leur dur labeur commence.
Scalpant le sol, creusant, arrachant des cailloux.
Ils « serpent » les taillis où nichent les hiboux.
Où la grive aux aguets ne dit plus sa romance.

Ils luttent corps à corps avec de longs chicots
D’arbres morts ou mourants et qui, jonchant la terre
Déracinés, tordus, dans leur cœur solitaire.
Gardent encor des nids les amoureux échos.

Ils fouilleront ainsi jusqu’au soleil couchant
Le bon sein maternel et fécond de la glèbe,
Broyant de pâles fleurs, détruisant gerbe à gerbe,
Ce que le clos herbeux recèle de méchant.


Puis quand le sol meurtri saigne jusque dans l’âme,
Pour consommer leur œuvre, çà et là, ses bourreaux
Ramassent sa toison de thym et de sureaux,
Et, sans aucun remords, y projettent la flamme.

Et dans l’ombre où s’éteint un reste de bûcher,
Ils reviennent sans bruit par les prés centenaires,
Noirs, enfumés, pareils à des incendiaires
Fuyant le cri d’alarme éperdu d’un clocher.

Et qu’importe à ces gens leur œuvre surhumaine…
Afin de voir plus tôt germer d’autres sillons,
Leur cœur chante plus fort, sous leur veste en haillons,
D’avoir en la forêt agrandi leur domaine.