Éditions Édouard Garand (p. 29-31).


LE LABOUREUR


« Gloire soit aux terriens de la terre fertile

« Et bénis soient leur âme et leur sang et leurs bras. »

Alphonse Desilets.


Au loin, sur les coteaux d’où son profil s’élance,
Un vaillant laboureur promène à travers champs
Son outil nourricier, la charrue, aux penchants,
Traînée avec efforts par deux bœufs, en silence.

Là, dans le sol aride aux ferments assoupis,
Il plonge, par-delà racines et pierrailles,
Le coutre, ce facteur des prochaines semailles,
D’où vainqueurs de la mort renaîtront les épis.

L’acier, contre les rocs et les souches, s’émousse.
« Hé ! le Caille ! Rouget ! hue… ! « Et les bœufs meuglants,
Faisant craquer le joug au bruit de leurs pas lents,
Éventrent sans répit le manteau de la brousse.

Parfois sous leurs sabots jaillissent des éclairs
Quand de son aiguillon l’homme bourru les frappe.
Ils s’arc-boutent, front bas, devant le chien qui jappe
À quelque écho moqueur venu des vallons clairs

Et, les bœufs haletants, le regard plein de rêve,
Entendant la voix brève et grave du fermier,
Font saillir sur leur dos, d’un élan coutumier,
Des muscles bosselant leur peau qui se soulève.


Puis le sillon fini, chaudement éclairés,
— Comme un bronze immortel de Rodin ou de Rude —
Ils s’érigent, puissants malgré leur lassitude,
Sous les feux du soleil aux rayons azurés.

Ainsi, jusqu’à ce que la plaine disparaisse
Au sein de la pénombre envahissant les cieux,
Placides, ils iront le rêve au fond des yeux,
Sans qu’il ne leur échoie un instant de paresse.

Et quand l’homme, le soir, debout dans les labours,
Embrasse d’un coup d’œil l’œuvre encore incomplète,
Comme un vivant sosie, il voit sa silhouette
Sur le brun des sillons se mouvoir à rebours.

Par instant, il se penche, émiette quelque motte,
Soupèse tel ou tel de ces mille cailloux,
À fleur de sol, luisants comme autant de bijoux,
Et qu’il enfonce après du talon de sa botte.

Puis tout redevient calme : au loin, par les sentiers,
On entend dans le vent plein de parfums sauvages
Un beau groupe d’enfants revenant des fruitages
Rire quand l’un d’eux choit parmi les noisetiers.


Et le bon laboureur, vers sa douce chaumière,
Guidant sa marche au pas fatigué de ses bœufs,
Caresse lentement leurs flancs las et bourbeux ;
Le soir est argenté d’un reste de lumière.

Il leur parle parfois, rigide comme un roi,
Quand le long d’un fossé, l’un d’eux flaire et s’arrête.
Et l’on dirait qu’il est compris car, inquiète,
La bonne bête fuit, ses gros yeux pleins d’effroi.

Et bientôt un vieux toit dont la présence enchante,
Apparaît au regard de l’homme, et tout joyeux,
— Songeant qu’il va s’asseoir au foyer des aïeux
Puis embrasser sa femme et ses enfants — il chante !