G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 236-240).

XXVIII

Chérie.

Elle avait fait bien du bruit dans la république des lettres cette annonce de Chérie qui clôt la préface de la Faustin : « Je veux faire un roman qui sera simplement une étude psychologique et physiologique de jeune fille, grandie et élevée dans la serre chaude d’une capitale, un roman bâti sur des documents humains. Eh bien ! au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes manquent, manquent de la collaboration féminine, et je serais désireux de l’avoir, cette collaboration, et non pas d’une seule femme, mais d’un très grand nombre. Oui ! j’aurais l’ambition de composer mon roman avec un rien de l’aide et de la confiance des femmes qui me font l’honneur de me lire. D’aventures, il est bien entendu que je n’en ai nul besoin ; mais les impressions de petite fille et de toute petite fille, mais des détails sur l’éveil simultané de l’intelligence et de la coquetterie, mais des confidences sur l’être nouveau créé chez l’adolescente par la première communion, mais des aveux sur les perversions de la musique, mais des épanchements sur les sensations d’une jeune fille, les premières fois qu’elle va dans le monde, mais des analyses d’un sentiment dans de l’amour qui s’ignore, mais le dévoilement d’émotions délicates et de pudeurs raffinées, enfin toute l’inconnue féminilité du tréfonds de la femme que les maris et même les amants passent leur vie à ignorer, voilà ce que je demande. »

Peu de femmes, à la vérité, répondirent utilement à l’appel qui leur était adressé. Les lettres envoyées contenaient surtout le récit d’aventures bizarres ou romanesques dont l’auteur avait pris soin de dire qu’il n’avait que faire. Avait-il beaucoup compté, du reste, sur des confidences lumineuses ? — Il est permis d’en douter. Plus qu’un autre il avait l’habitude de l’analyse, il avait déjà fait d’inutiles sondages dans les modèles qu’il avait rencontrés autour de lui. M. de Goncourt savait que la jeune fille est aussi voilée pour elle-même qu’elle l’est pour l’observateur.

M. de Maupassant a développé très nettement cette idée dans l’article qu’il écrivit à l’apparition de Chérie : « Il est fort difficile, presque impossible de connaître la jeune fille. Les romanciers, aujourd’hui, procèdent bien plus par observation que par intuition, et, pour raconter un cœur de jeune fille, il faut, au contraire, procéder bien plus par intuition, par divination que par observation. La jeune fille nous demeure inconnue parce qu’elle nous demeure étrangère. Nous la voyons peu, nous ne lui parlons pas, nous ne pénétrons pas ses pensées, ses rêves. Elle vit d’ailleurs loin du monde, loin de nous, cachée, comme fermée jusqu’à l’heure du mariage. Or, descendre en cette âme est d’autant plus difficile qu’elle s’ignore elle-même, qu’elle n’est point formée, pas encore épanouie, qu’elle ne peut montrer que les germes, que les ombres des sentiments, des instincts, des passions, des vertus ou des vices qui se développeront quand elle sera femme… Comment découvrir les délicates sensations que la jeune fille elle-même méconnaît encore, qu’elle ne peut ni expliquer, ni comprendre, ni analyser et qu’elle oubliera presque entièrement lorsqu’elle sera devenue une femme ?… Car la femme, après l’amour, est aussi différente de la fillette de la veille que la fleur diffère de la graine d’où elle est sortie… Écrire la vie d’une jeune fille jusqu’au mariage, c’est raconter l’histoire d’un être jusqu’au jour où il existe réellement. C’est vouloir préciser ce qui est indécis, rendre clair ce qui est obscur, entreprendre une œuvre de déblaiement pour l’interrompre quand elle va devenir aisée. Que reste-t-il de la jeune fille dans la femme, cinq ans après ? — Si peu qu’on ne le reconnaît plus. »[1]

Mme Alphonse Daudet envoya à M. de Goncourt sa contribution d’impressions lointaines et de souvenirs. Elle compléta pour son ami, les confidences déjà publiées dans l’Enfance d’une Parisienne et Ce qu’on voit à travers un voile de mousseline blanche. La lettre écrite en avril 1883, renfermait sans doute une forte bouffée de printemps puisqu’elle mérita cette réponse :

Chère Madame,

Votre lettre est bien, bien gentille et elle m’a été au cœur, surtout dans ce moment où le renouveau de la nature me rend triste à pleurer. Oui ! chers amis, puisque vous voulez toujours bien de moi, j’irai dîner chez vous jeudi et, le soir, nous ornerons le salon de Zola.

J’ai reçu une amusante lettre de Russie, d’une… fanatique de Renée Mauperin qui était venue me voir à la dernière exposition universelle. Elle m’envoie le récit, avec fragments de journal, de son premier amour ou plutôt amourette.

Agréez, chère Madame, les sentiments bien affectueux et tendres d’une vieille tête blanche.

Edmond de Goncourt.

Le livre qui commence par une étude sur le grand monde parisien du second Empire, alors que, tourbillonnant et affolé, il semble saisi de cette sorte de vertige qui, déjà, avait enfiévré la société française à la fin du règne de Louis XVI, entre bientôt dans une phase d’investigation plus douloureuse et plus spéciale. Enfant, petite fille, jeune fille, Chérie se développe successivement dans ce milieu, jusqu’au jour où, subissant en elle les désordres que le célibat prolongé produit chez la femme, surtout quand s’y mêlent une imagination ardente et des espérances déçues, elle tombe, peu à peu, dans l’excès de la sensibilité morale, dans l’exaltation particulière au nervosisme. Depuis trente ans, en France, il semble s’être développé avec une intensité croissante, comme un fléau contagieux. Le langage devient rapide, bizarre et brusque, chargé d’images et d’épithètes incohérentes ou mélancoliques. Les mots usuels ne suffisent plus à exprimer les pensées mobiles et fantasques ; il faut à la névrosiaque les vocables superlatifs de la langue, ceux qu’on ne sort du dictionnaire où ils gisent que sous le coup d’émotions violentes et de sentiments excessifs. Jusqu’au jour où, fiévreuse, minée par une excitation incessante, les yeux ardents fixés sur ses illusions ou sur ses souvenirs, la malade amaigrie s’abandonne à toutes les dépravations de l’esprit. C’est l’état appelé malacie que M. de Goncourt a étudié et décrit avec la précision et la fermeté d’un nosologiste.

Il y a cela dans le livre et rien autre chose. L’auteur l’a voulu ainsi, poursuivant le but précis d’exprimer sa pensée librement, hors du moule habituel que recouvre le mot Roman. Et, un jour qu’il cherchait une définition plus juste pour la forme nouvelle qu’il voulait créer, il écrivait sur son Journal posthume cette note inédite :

3 mars 1883. — Je cherche dans la petite Fille du maréchal (Chérie) quelque chose ne ressemblant plus à un roman. Le manque d’intrigue ne me suffit plus ; je voudrais que la contexture, la forme fût différente, que ce livre eût le caractère des mémoires d’une jeune fille écrits par une amie.

Décidément ce mot roman ne nomme plus les livres que nous faisons. Je désirerais un titre nouveau que je cherche sans le trouver, où il y aurait peut-être à introduire le mot histoires, au pluriel, avec une épithète ad hoc, mais voilà le chiendent, cette épithète…

Non ! il faudrait décidément, pour dénommer le roman du dix-neuvième siècle, un vocable unique.

Chérie parut dans le Gil Blas, au mois de mars 1884. Un peu plus tard, quand le volume fut publié, l’auteur y ajouta une préface que nous retrouverons bientôt dans le chapitre qui a pour titre : Manifestes littéraires.

  1. Le Gaulois, 27 avril 1884.