G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 229-236).

XXVII

La Faustin.

Le 7 avril 1881, le peintre Giuseppe de Nittis réunissait quelques amis intimes, rue Viette, dans le vaste hall que les tapis d’Orient, les foukousas, les kakémonos, les toiles sur les chevalets, les pastels ébauchés revêtaient de heurts de tons et de mosaïques harmonieuses. De minces parasols chinois captaient et caressaient la lumière des deux lustres. Sur un grand divan qu’obombrait, comme une toile de tente, un vélum de soie, la maîtresse de la maison avait fait asseoir à ses côtés Mme Alphonse Daudet, Mme José Maria de Heredia, Mme Zola et Mme Georges Charpentier. Autour d’elles, leurs maris debout et MM. Ph. Burty, Huysmans, Céard et Alexis. M. Edmond de Goncourt s’assied devant une petite table qui porte une lampe ; le cercle se referme autour de lui, et, d’une voix tremblante, saccadée, entrecoupée, il commence la lecture des parties terminées de la Fausta.

Car elle s’appela ainsi jusqu’à la veille de la publication du livre, cette Faustin agitée qui enfièvre le récit par la continuelle excitation de ses nerfs et de son esprit, et qui présente un des phénomènes rares et stupéfiants qui sont du ressort des vésanistes. Comédienne hantée impérieusement par son art, assoiffée par l’inquiétude du nouveau, elle sent tressaillir en elle une Phèdre névrotique et modernisée. L’idée lui vient de remonter aux sources grecques d’Euripide pour faire jaillir du texte même des sensations oubliées, faire passer dans ses nerfs un frisson inconnu et tenter de transfuser une vie maladive dans les périodes de Racine, bandelettes harmonieuses qui enroulent magnifiquement l’amour incestueux de sa Phèdre.

Racine lui-même, parlant de Britannicus, dans sa première préface, semble avoir défini le roman d’Edmond de Goncourt : « une action simple chargée de peu de matière et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les… sentiments et les passions des personnages. » Oui ! dans un récit sans fable, chargé de peu de matière, avec une rigueur qui pousse plus avant encore la précision d’analyse dont il avait usé dans ses autres livres, M. de Goncourt a débrouillé l’écheveau de sensations insaisissables et indescriptibles. L’analyse poussée à ce point deviendrait facilement un instrument plus scientifique que littéraire, si la témérité du tour, la langue même brusquée pour ne pas amoindrir la pensée, ne la rattachaient pas complètement à l’art. Au reste, un écrivain ne crée sa langue par ces trouvailles d’expression qui font la fortune d’une phrase, par ces mots pris dans le sens étymologique qui vivent par eux-mêmes, sans la vie factice de la comparaison, qu’à la condition d’avoir pensé par ceux qu’il fait parler et vécu leur vie psychologique. C’est l’art tout entier « à sa proie attaché » qui ouvre un sujet, le pénètre de lumière, prend son empreinte sur la chair vivante et la jette à la foule, comme une médaille de bonne frappe, sans bavure et l’arête vive.

Toute la démonstration porte sur « l’infiltration dans l’existence réelle de l’existence imaginaire » de la comédienne, sur « l’étrange conflit de deux sensibilités coexistantes en un même cœur ». Et ce conflit amène, à son point culminant, au moment de l’agonie, une scène qui a soulevé beaucoup de répugnances, bien qu’elle soit exactement calquée sur la réalité. L’auteur lui-même, dans la partie inédite de ses mémoires posthumes, a raconté son origine :

7 février 1882. — Aujourd’hui Vallès blague mon agonie sardonique… Eh bien oui, la scène de cette agonie sardonique est une invention, une imagination, mais possible, mais vraisemblable, et je ne l’aurais pas risquée sans un renseignement. Voici ce qui est arrivé à Rachel. Elle avait une vieille bonne à laquelle elle était très attachée et dont j’ai fait la Guénegaud. Cette vieille bonne tombe malade chez sa maîtresse, très gravement malade, et, une nuit, on vient réveiller la tragédienne et lui apprendre que la malade agonise. Rachel descend toute en larmes et dans l’affliction la plus vraie, mais un quart d’heure ne s’était pas passé que l’artiste était toute à l’étude de l’agonie de la femme qui était devenue pour elle une étrangère, un sujet.

Je tiens ce détail de Dinah Félix.

Ce livre de la Faustin, mes confrères ne s’aperçoivent pas que c’est un livre autre que ceux que j’ai publiés. Ils ne semblent pas se douter qu’il y a, dans ces pages, une introduction toute nouvelle de poésie et de fantastique dans l’étude du vrai, et que j’ai tenté de faire faire un pas en avant au réalisme et de le doter de certaines qualités de demi-teinte et de clair-obscur littéraires qu’il n’avait pas. En effet, les choses de la nature ne sont-elles pas tout aussi vraies vues dans un clair de lune que dans un rayon de soleil de midi ?

Oui, il y a quelque chose de neuf dans mon dernier bouquin, et il ne serait pas impossible qu’il y eût, dans une vingtaine d’années, une école autour de la Faustin, comme il y en a une aujourd’hui autour de Germinie Lacerteux.

M. Paul Bourget, qui a analysé la Faustin avec une perspicacité pénétrante, en a condensé l’essence dans les lignes qu’on va lire. Une des moindres curiosités de l’évolution intellectuelle de M. de Goncourt n’est-elle pas d’avoir créé autour de lui une critique à son image et qui applique à son œuvre les procédés que lui-même il applique à la réalité : « Charles Demailly et Manette Salomon ne sont-ils pas l’étude des procédés par lesquels l’homme de lettres et le peintre absorbent, pour en sécréter la quintessence en livres et en toiles, les menus éléments de l’existence quotidienne ? La Faustin est l’étude des procédés par lesquels un système nerveux d’actrice s’assimile le monde qui l’environne. Et ce n’est pas une fantaisie qui pousse M. E. de Goncourt à persévérer dans cette voie de la micrographie romanesque, si l’on peut dire. Par nature et par éducation, M. E. de Goncourt possède une intelligence, suraiguisée jusqu’à la maladie, de la nuance infiniment ténue et de la créature infiniment raffinée. Il n’aperçoit pas, comme Balzac, de vastes ensembles, et il n’a pas davantage l’aperception de la personne simple et saine, au fonctionnement normal, aux sensations coordonnées que montrent, avec un art exquis, certains romanciers anglais ou russes. En revanche M. de Goncourt est incomparable dans la vision par le menu, d’une suite de modifications nerveuses ou dans la peinture d’un de ces tourmentés, comme la civilisation moderne en produit trop. S’il morcelle ses récits en petits chapitres courts, c’est pour mieux rendre sensible cette vision ; s’il énerve son style jusqu’à faire se pâmer sa page, c’est pour rendre sensible ce tourment. C’est de la nosographie, objecte-t-on. Mais cette objection ne peut pas être celle du psychologue, qui, semblable en cela au physiologiste, ne fait pas de différence entre la santé et la maladie. C’est au moraliste et à l’esthéticien que le jugement du bien et du mal, du beau et du laid est réservé. Le psychologue se soucie du document et ne se soucie que de cela, et les romans de MM. de Goncourt lui apparaissent comme un incomparable trésor de documents spéciaux sur la vie cérébrale et sensuelle des artistes au dix-neuvième siècle. »[1]

La Faustin fut publiée dans les conditions les plus fâcheuses pour le livre et les plus irritantes pour l’auteur qui avait eu la malencontreuse idée d’accueillir les propositions de MM. Dumont et Laffitte, directeurs du Voltaire. Ils employèrent, pour lancer le roman, les modes de publicité les plus voyants et les plus vulgaires. D’énormes affiches, à lettres de gueules sur champ de sable, furent apposées sur les murs de Paris, des distributeurs harcelants mirent dans les mains des passants, sur les boulevards, un petit carton représentant l’héroïne, en costume tragique, essayant un fleuret dans une salle d’armes. La curiosité des lecteurs fut savamment hameçonnée par les demi-indiscrétions des reporteurs, les noms fort peu voilés des interlocuteurs du souper furent chuchotés à l’oreille. Tout cela préparait au livre un genre de succès que n’a jamais visé M. de Goncourt et dont il se plaignait à M. Daudet, dans une lettre écrite le 29 novembre 1881 :

… J’attends tous les jours avec anxiété ma déshonorante publicité !… Votre lettre, mon cher petit, est triste, triste. Ah ! quel chien de métier ! il y a toujours, même dans le succès, un tas d’embêtements sournois. Moi, je suis encore plus navré que vous et mon navrement est mêlé d’une émotion d’attente nerveuse très désagréable. Ce qui me met dans la bouche quelque chose du goût d’un fruit coupé avec un couteau d’acier.

Mes amitiés de cœur au ménage,
Edmond de Goncourt.

De tous les livres d’Edmond de Goncourt celui-ci fut le plus lu et le plus contesté. Il se leva autour de lui, même du fond de la Suède et du Portugal, une nuée inattendue d’articles. La Faustin devint le tremplin d’une lutte littéraire dont nous conservons soigneusement les traces. Elles remplissent presque un gros volume ; mais on y répandit — comme toujours — beaucoup plus d’encre que d’idées.

On a lu plus haut un court extrait de l’article que lui consacra M. Paul Bourget dans le Parlement. M. A. Daudet dans le Réveil, M. Guy de Maupassant dans le Gaulois, M. Barbey d’Aurevilly dans le Constitutionnel attaquèrent ou défendirent l’ouvrage, suivant leurs goûts ou leurs antipathies littéraires.

J’extrais de l’article paru dans le Bien public quelques lignes que M. Zola a écrites sur la Faustin : « MM. de Goncourt ont apporté une sensation nouvelle de la nature. Là est leur trait caractéristique. Ils ne sentent pas comme on a senti avant eux… Ils ont la vie du style. Tous leurs efforts tendent à faire de la phrase l’image instantanée de leur sensation. Rendre ce qu’ils sentent et le rendre avec le frémissement, le premier heurt de la vision, voilà leur but. Ils l’atteignent admirablement… MM. de Goncourt arrivent à ce prodigieux rendu par des renversements de tournures, des remplacements de mots, des procédés à eux qui sont la marque inoubliable de leur facture. Eux seuls, à cette heure, ont ces dessous de phrase où persiste l’impression des objets. Certes, ils ont des qualités dramatiques de romanciers, leurs œuvres débordent de documents humains, plusieurs de leurs créations sont fouillées par des mains d’analystes puissants, mais en ces matières ils ont des égaux. Où ils sont des maîtres indiscutables, je le dis une fois encore, c’est dans la vervosité de leur sensation et dans la langue dont ils réussissent à traduire les impressions les plus légères que personne, avant eux, n’avait notées. »[2]

Après ces discussions robustes et techniques, Karl Steen intervint avec son sentiment et son cœur[3]. Comme disait George Sand : un bouquet venant d’elle a une senteur plus délicate que le bouquet des autres. L’auteur, touché et reconnaissant, remercia Mme A. Daudet, en ces termes :

Lundi, 6 mars 1882.
Chère Madame,

Quel aimable, quel gentil, quel adorable article ! et la bonne et délicate amitié que vous mettez dans votre prose. Comment vous remercier, vous exprimer la reconnaissance que j’éprouve d’être loué par l’écrivain de talent et l’amie que vous êtes ! C’est bien de m’avoir donné un coup d’épaule de Parisienne pour la correspondance féminine. Merci ! merci ! merci !

Agréez, chère Madame, l’assurance des sentiments bien affectueux de l’auteur de la Faustin.

Edmond de Goncourt.

  1. Parlement, 23 janvier 1882.
  2. 2 avril 1877.
  3. Lire dans Impressions de Nature et d’Art, 1 vol. in-12, libr. Charpentier, la suite d’articles que Mme Daudet a écrits sur l’œuvre des deux frères. Les articles sur les Frères Zemganno et sur la Faustin feront partie d’une publication prochaine d’où ont été tirés les Fragments d’un livre inédit.