G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 240-262).

XXIX

Les amitiés. — M. Ph. Burty. — Mme la Princesse Mathilde. — Giuseppe de Nittis. — Jules Vallès.

M. Philippe Burty, dans un curieux article publié dans le Livre, à propos de la Maison d’un artiste, a décrit l’endroit où son amitié avec les Goncourt avait pris naissance. C’était au 43 de la rue Saint-Georges, dans le fond de la cour, à ce quatrième étage où a été édifié l’œuvre entier des deux frères. Là M. Ph. Burty, en 1859, fut les voir pour la première fois : « En annonçant, dans la chronique de la Gazette des Beaux-Arts qui venait de se fonder, une vente de dessins qu’allait faire Frédéric Villot, je citais une Femme jouant de la harpe, une jolie sépia par Augustin de Saint-Aubin. Puis j’extrayais de l’Art du dix-huitième siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt, un portrait de ce maître, croqué en quelques lignes, d’une vivacité charmante. Peu de jours après, je recevais des auteurs le fascicule du Saint-Aubin (il ouvrait la série) et j’en rendais compte (livraison du 15 novembre 1879) avec une sympathie si peu déguisée que, le surlendemain, je décachetais ce billet :

Cher Monsieur, nous espérions vous serrer la main de vive voix, mais nous nous décidons à vous envoyer nos remerciements par la poste, et à vous écrire tout le plaisir que nous avons à trouver un ami dans un critique.

Veuillez nous croire bien sincèrement vos très dévoués et très reconnaissants.

J. de Goncourt. »

Et, peu de temps après, Edmond et Jules furent introduits dans l’intérieur charmant qu’ils ont décrit plus tard dans le Journal : « Jeudi, 16 mars 1865. — Nous avons passé la journée chez Burty, rue du Petit-Banquier, dans un quartier perdu et champêtre, qui sent le nourrisseur et le marché aux chevaux. Un intérieur d’art, une resserre de livres, de lithographies, d’esquisses peintes, de dessins, de faïences, un jardinet, des femmes, une petite fille, un petit chien, et des heures où l’on feuillette des cartons effleurés par la robe d’une jeune, grasse et gaie chanteuse, au nom de Mlle Hermann. Une atmosphère de cordialité, de bonne enfance, de famille heureuse qui reporte la pensée à ces ménages artistiques et bourgeois du dix-huitième siècle. C’est un peu une maison riante et lumineuse, telle qu’on s’imagine la maison d’un Fragonard. »

De cette amitié de trente ans qui n’a subi que les courtes intermittences, les éclipses partielles immanquables entre nerveux, lesquelles, aux jours des raccommodements, resserrent les liens du cœur en éprouvant combien ils sont solides, il reste un nombre considérable de lettres. On trouvera celles de Jules dans le volume de sa correspondance. Nous donnerons ici quelques-unes de celles d’Edmond, en bornant notre tâche d’enchâssure aux explications nécessaires :

Mercredi, septembre 1869.

Mon cher Philippe, c’est en effet moi qui vous ai parlé dudit médecin… Il a merveilleusement guéri Flaubert, il y a trois ans ; mais, en revanche, il a très mal soigné mon frère. Ce qui fait que mon frère ne l’a pas revu et qu’il est dans la plus mauvaise situation pour vous donner une lettre de recommandation. Maintenant encore, c’est le médecin qui fait faire la plus douloureuse antichambre à ses malades, qu’on ne voit pas lorsqu’on n’arrive pas à une heure moins le quart. Où diable avez-vous connu de grands médecins qui viennent faire la parlotte avec vous, comme cela ? Le titre d’homme de lettres ! ils s’en fichent pas mal. Sauf un oculiste imbécile qui, dans ma vie, m’a soigné avec beaucoup d’intérêt et n’a pas voulu recevoir d’argent, j’ai trouvé tous les médicastres rapaces de leur temps et de mon argent. Mais enfin il a merveilleusement guéri Flaubert !

Ah ! les cochonnes d’eaux ! C’est une invention moderne pour exécuter les vivants. Mon frère est toujours sur le flanc. Nous revenons hier d’une petite ville de province où il comptait passer deux mois et dont il a été chassé par le bruit du martelage des tonneaux pour la vendange. Ici, il a retrouvé un cheval mitoyen qui ébranle la maison toute la nuit, et nous pensons partir demain ou après-demain, à la recherche d’une localité idéale où il n’y aura pas de bruit. Voilà la situation des Goncourt ; elle n’est pas gaie. Si nous ne partons pas aussi tôt, nous irons vous voir.

Tout à vous tristement,
Edmond de Goncourt.

Nous nous sommes traînés aujourd’hui à l’exposition des Japonaiseries, et nous avons trouvé d’un goût supérieur la vitrine Burty.

En dehors de ses travaux de critique, à la Gazette des Beaux-Arts et au Rappel, M. Ph. Burty, en 1869, avait finement noté, dans un récit charmant, l’épisode d’un voyage au Mont-Dore. Il y avait rencontré une soubrette de la Comédie Française, morte depuis, en toute jeunesse et en plein sourire, qui grignotait alors fort gaiement la pomme d’Ève, sans permettre pourtant qu’on y mordit avec elle. Le récit de l’aventure avait été lu à Sainte-Beuve, qui, le récompensant par un sourire, avait trouvé son titre : Pas de lendemain !

L’auteur voulut parer son petit livre de toutes les élégances de la typographie moderne. M. Morin représenta, à l’eau-forte, sa scène principale ; le texte fut imprimé par Claye, dans un format carré insolite, avec des caractères cursifs relevés par un filet rouge et des culs-de-lampe congruants. Sur le titre, une grue japonaise, ailes au vent, tenait dans son bec la devise de l’auteur : Fier et Fidèle !

Quand il apprit l’envoi de la mignonne plaquette, tirée à petit nombre, à l’usage des amis, M. Edmond de Goncourt écrivit :

24 novembre 1869.
Cher ami,

Envoyez la petite brochure ! Nous n’étions pas au Japon mais en voyage, à la recherche du silence. Nous ne l’avons trouvé nulle part et nous sommes revenus depuis deux ou trois jours. Jules est très souffrant. Le premier jour où je pourrai le soulever de sa paresse maladive, nous irons vous rapporter un volume de Darwin, regarder encore une fois vos Gavarni, enfin vous voir et faire un peu d’amitié. Vos clous et vos enfants vont-ils bien ?

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.
Mardi, novembre 1869.
Cher ami,

Je l’ai reçue, la petite merveille typographique que vous m’avez envoyée, mais, ces jours-ci, j’ai été tellement en l’air par un sérieux traitement hydrothérapique auquel j’ai soumis mon frère que je n’ai pas eu un moment pour vous remercier…

Il y a un paysage resserré entre la bottine de Clara et le pic de Sancy qui est un vrai bijou descriptif. D’un rien, de deux désirs qui s’effleurent, vous avez fait presque un drame, avec de vrais dialogues, ce qui n’est pas commun dans les bouquins d’aujourd’hui. C’est comme cela, ô critique d’art, que vous surprenez vos amis, par des morceaux d’autobiographie amoureuse qui se trouvent être du Dorat moderne, du Dorat dix-neuvième siècle ! C’est charmant, je vous le répète, et sensuel de la manière la plus artistique.

Quant à nous, nous travaillons à notre Gavarni qui va être fini à la fin du mois.

Du livre de Flaubert ce que nous pensons ![1] — Nous pensons que notre ami a un très grand talent, mais un talent plus propre à peindre la vie provinciale que la vie parisienne. Il nous semble trop gros, trop fort, trop bien portant pour donner le nuancé des types et des existences de la capitale de la vieille civilisation…

Croyez bien que je trouve aussi dure que vous cette vie de séparation et qu’aussitôt qu’il y aura une embellie dans le temps, si mon frère n’a pas encore retrouvé ses jambes, nous tâcherons de vous décider à faire le voyage d’Auteuil et à venir un peu causer autour d’un déjeuner ou d’un dîner, avec des malades et des gens bien tristes.

Nous vous la brisons,
Edmond de Goncourt.
Bar-sur-Seine, juillet 1870.

Cher ami,

Lalanne est on ne peut plus charmant. Je lui écrirai aussitôt mon retour à Paris, fin juillet, et nous arrangerons chez moi une journée où il fera son fusain[2] et vous regarderez les eaux-fortes de Jules.

La guerre, — car je crois qu’elle éclatera malgré tout, — c’eût été pour mon frère et pour moi, une grande tentation de la voir de près[3], car nous avions eu toujours l’ambition de faire, sur cette chose attirante et mal connue, un livre de visu. Maintenant qu’est-ce que cela me fait !

Oui, j’ai lu l’article de Monselet qui m’a presque étonné par sa sympathie. Je ne connais pas les photographies de Legé ; celle que je préfère de mon frère est celle — vous étiez là — qu’en a fait, je crois, Conteur, à Vichy.

Je me promène dans les sentiers le long de la Seine, dans les petits bois odorants de lavande d’où nous avons tiré nos descriptions de Charles Demailly. Je fume beaucoup ; je prends quelques bains froids, je me souviens et je rêvasse ; voilà toute ma vie qui me paraît éternelle. Aujourd’hui, j’ai reçu des propositions de vente de la maison d’Auteuil, et l’idée de m’en aller de cette maison où j’ai été cependant si malheureux, me déchire le cœur. C’est bête et déraisonnable, mais c’est comme cela. Je vous reverrai avec bien du plaisir

Je vous serre les deux mains,
Edmond de Goncourt.

Connaissez-vous, vos amis connaissent-ils un grand atelier avec un petit appartement à louer, dans le quartier Vintimille ou Frochot ?

Schliersée, Bavière, 10 août 1872.

Je vis en face de ce paysage[4], dans la maison qui est contre l’église. J’habite une chambre d’un chalet qui a de petites fenêtres maillées de plomb, qui a, pour rosace de plafond, une adoration de Jésus-Christ sur la croix. Je vous écris dans un gothique fauteuil, à grandes oreilles et à clous de porcelaine. Je vous écris ayant un peu perdu le sentiment de mon identité et me demandant parfois si une incarnation bavaroise n’a pas fait de moi un vieux prêtre catholique chargé d’apprendre à lire à ces affreux gamins qui se gargarisent avec des consonnes ; chargé, hélas ! aussi de confesser ces horribles femmes qui portent, par économie, des culottes toute la semaine. Ah ! fichtre, le beau sexe ici n’est pas beau ! En revanche, la nature est charmante et vos promenades dans les sapins ont toujours un ruisseau qui chante à votre droite et à votre gauche.

Quelque chose de désagréable, par exemple, c’est l’antipathie que l’on perçoit pour notre nationalité. Une espèce de bourgeois de l’endroit qui nous saluait dans les rencontres de la promenade, ne nous salue plus depuis qu’il a appris que nous étions Français. C’est curieux ! Ils nous haïssent de plus belle, absolument comme si nous les avions battus. La victoire n’apporte aucune diminution dans la rancune allemande.

Des fêtes viennent d’avoir lieu ici pour le quatre centième anniversaire de l’Université, et, dans la saoûlerie de ces fêtes, il n’y a été question que de l’extermination de l’ennemi héréditaire. Encore, Dieu merci ! le paysan est-il catholique ici, et, par cela même, moins hostile aux Français. Le séjour de nos nationaux doit être impossible dans les pays protestants.

Un détail fort caractéristique du catholicisme local : notre loueur de chalet a épousé une Saxonne, une protestante. Au moment de ce mariage qui faisait scandale, une députation des habitans est arrivée chez lui et lui a adressé ces simples paroles : « Ne l’épouse pas ! Nous avons fait, entre nous, deux mille florins, nous te les donnons ! » Et, pour le punir de n’avoir pas accepté, personne ne le voit et ses vaches sont condamnées à l’étable à perpétuité, n’ayant plus la permission de pâturer dans les prairies communales.

Donc ils sont catholiques et sincèrement catholiques, mais des catholiques à se faire adorer par vous-même. Ces hommes qui vivent de miel et de lait, à la façon des anciens apôtres, en ont toute la construction physique, et feraient les plus intéressants modèles pour des tableaux religieux. Ces jours-ci, je regardais, à l’Église, ces beaux profils barbares de saint Jean-Baptiste roux, avec leurs barbes et leurs cheveux tortillonnés de la peinture primitive ; et des nuques de femmes, avec leurs torsades de cheveux jaunes, sous la calotte de drap qui les coiffe, faisaient revivre, sous mes yeux, un passé moyen-âgeux qu’on ne trouve que parmi cette humanité fruste.

Et on vous la brise !… Mes hommages les plus respectueux à Mademoiselle Renée et des choses tendres à Madeleine et à Madame Burty.

Edmond de Goncourt.
Bar-sur-Seine, 18 octobre 1873.
Mon cher ami,

Qu’est-ce que devient M. de Burty ? Qu’est-ce que devient Madame ? Qu’est-ce que devient la fillette ? Qu’est-ce qui se passe dans l’art ? dans la Japonaiserie ? Quelle tête fait Paris dans le moment ?

Ayez pitié de moi ! Je ne sais rien, je m’embête et je serais depuis longtemps à Paris si l’on ne faisait pas chez moi des peintures très puantes qui n’en finissent pas.

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.
11 septembre 1874.
Cher ami,

Madame Burty se plaît donc furieusement sous les chênes pour que vous soyez encore là-bas. J’espérais vous trouver ici. Mais non… pas de Burty !

Ma foi, comme il n’y a pas un chat à Paris, que je suis dans une veine mélancolieuse, que je me sens d’une paresse à rendre des points à une couleuvre, je repars. Je m’en vas chez mon cousin ousque il y a du gibier énorme… à manger. Avez-vous fait des trouvailles, homme heureux ? Écrivez-les-moi, en me parlant un peu de vous et des vôtres.

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.

J’ai passé deux journées avec un attaché qui revient de la Chine où il a passé trois années. J’aurais voulu que vous fussiez là. Il a raconté un tas de choses intéressantes, entre autres la fabrication des grandes pièces d’émail. Pas d’outillage européen, pas de four. Ils vous font tout bonnement cuire et recuire la chose, à la porte de leurs maisons, sur une espèce de four de campagne qu’ils soufflent avec un éventail.

1er février 1875.
Cher ami,

Un admirateur provincial des Goncourt m’envoie de Sarlat, la capitale de la Truffe, quelques livres de ces tubercules ! Je vous adresse un spécimen. Mangez-les en pensant à moi qui ne vous oublie pas, mais qui suis dans un tas de petites occupations qui m’ont empêché d’aller vous voir.

Tout à vous et à un de ces jours !
Edmond de Goncourt.

Février 1875
Cher ami,

Je connais un particulier pas mal chinois : c’est le nommé Burty. Je lui envoie une dépêche où je lui dis que je ne peux pas aller dîner avec lui, parce que je suis souffrant. Depuis lors, très enrhumé, je reste enfermé chez moi. Et c’est moi qui suis froidillon ! Ah ! celle-là, elle est japonaise !

Tout à vous et au premier dégel,
Edmond de Goncourt.
24 octobre 1876.
Cher ami,

Je ne sais pas comment j’étais, mais vous !!! je vous ai trouvé glaçon, porc-épic… autant que possible ! Ça ne fait rien. Je veux bien dîner chez vous et continuer d’être abreuvé de traitements à la Saint-Victor. Je pousserai même le pardon des injures jusqu’à vous apporter un exemplaire des Créatures sur papier de Hollande.

Tout à vous, d’un cœur japonais,
Edmond de Goncourt.
1er janvier 1881.
Mon cher ami,

Vous avez prévenu mon bon an que je vous envoie du même cœur que par le passé.

Non ! je n’ai pas changé, et le pauvre… est complètement innocent du travail de destruction que vous lui prêtez. Mais vous, n’avez-vous pas eu, toute l’année, la cervelle hantée par les papillons noirs ? Voyez-vous, il faut mettre plus de calme et de pondération dans la littérature et les regains de l’amour, parce que, à nos âges, ces excitants déséquilibrent un homme, à nos âges !

Et venez déjeuner avec moi mercredi en huit.

Mes amitiés,
Edmond de Goncourt.
Château de Jean d’Heurs, Meuse, 27 juillet 1881.
Cher ami,

Où êtes-vous ? — Que devenez-vous ? Où avez-vous passé ces affreuses chaleurs ? — Ici, nous avons été littéralement rôtis et j’ai l’estomac délabré, à force d’avoir bu. Faites-vous de la villégiature juive et amoureuse ? Avez-vous le courage de travailler ? — Moi, je n’ai pas écrit une lettre de tout ce mois et je me sens d’une stérilité de désert. C’est embêtant, mais je vais donner un coup de collier terrible en rentrant à Paris. J’y serai le 4 ou le 5 et j’aurais grand plaisir à déjeuner avec vous.

Avant mon départ, j’ai eu mille courses, mille recherches de documents et des dents à ramoner ; ce qui exige, dans le monde actuel, quatre-vingt-quinze mille pansements. Faites-moi savoir si vous êtes à Paris quand je serai revenu.

Mes amitiés au ménage,
Edmond de Goncourt.
Mercredi, 27 août 1884.
Mon cher ami,

Je n’ai pas répondu à votre flèche, parce qu’il m’a semblé que vous n’aviez pas voulu l’empoisonner mortellement. Puis, je vous trouve assez puni pour, en qualité de copain en libéralisme et républicanisme, avoir été condamné à l’éloge de l’épouvantable amateur[5] qui ordonnait de copier le nommé Chose comme un Raphaël, faisait gratter la patine de ses bronzes antiques, et devenu collectionneur d’estampes, demandait, devant moi, ce qu’était une épreuve avant les armes ! Le bruit est venu jusqu’à moi qu’il y avait, dans la collection exposée au Louvre des monstruosités de mauvais goût, de vrais objets d’art de portier.

Oui, j’ai un profond chagrin de la mort de ce pauvre de Nittis, ce peintre si peintre et j’ai passé bien des nuits et des journées cruelles, et assisté à des choses pas gaies, comme un embaumement qui est une sale et profanatoire opération.

J’avoue humblement que j’ignore le nom de l’aquafortiste qui a gravé le tombeau du diacre Paris.

Si je n’allais pas passer quelques temps à Saint-Gratien, je vous demanderais de réunir les quelques lettres intéressantes que vous pouvez avoir de mon frère, afin d’aller les copier un jeudi, chez vous. Mais ce n’est qu’ajourné à la fin du mois. Je crois vous avoir dit que nous faisions, avec Charpentier, un volume de sa correspondance.

Mes amitiés pour vous et mes compliments à Madame Burty.

Edmond de Goncourt.

Samedi soir, mai 1875.
Cher ami,

Je parie qu’hier mon ami a dit à sa femme — non ! la vente a été trop bien — mais aurait dit, si la vente avait été mal[6] : « Cet Edmond, quelle canaille, quel lâcheur ! Il ne m’a pas donné un petit coup d’épaule affectueux. » — Eh bien, l’ami se serait trompé. Je voulais vous aider à acheter des torchons et j’avais donné 330 francs de commission, malgré ma ruine, et je croyais faire beaucoup pour l’Embuscade en la payant 93 francs.

Nom d’un chien ! Comme vous vendez vos coquilles ! Mais il n’y a donc plus de chance que pour les républicains ! Au fond, la morale de la vente c’est que j’ai bien fait d’acheter 450 balles le Gavarni que je vous montrerai. Je le trouve supérieur à une lithographie, même à une lithographie de la vente Burty.

Ceci est le préambule d’une invitation par laquelle ledit Edmond convie la gens Burty, si rien de plus amusant ne lui est offert, à venir dîner dimanche, 9 mai, à Auteuil et à venir longtemps avant le dîner.

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.
Par un jour de neige de février (1873).
Cher,

Ô homme passionné ! ô adorateur ! ô fabricateur de petites chapelles devant lesquelles les passants de toute couleur doivent tirer un coup de chapeau ! ô anticatholique ! ô antimonarchique fait de la pâte enthousiaste dont sont faits les fidèles, les croyants, les apôtres, tous les sympathiques et fanatiques gogos d’une foi quelconque ! ô prêtre en chambre du nommé Hugo ! ô desservant batignollais de la religion du Crapaud ! ô homme que j’aime malgré cela et peut-être à cause de cela, vous lisez donc comme un B… ?

Voici ce que j’ai fait dire à Gavarni sur le compte de Delacroix[7] : « C’est un homme qui a tout donné, tout lâché dans l’art, et je trouve que le lâché a été ingrat pour lui ! »

C’est tout, tout, tout ! et même, entre nous, je ne trouve pas la phrase méchante à l’endroit du Dieu. J’ajoute (dans mon livre, à la ligne) : « C’était le soir d’un jour où il avait été à la grande Exposition de 1855, et, se laissant aller à témoigner son mépris pour les modernes en même temps que son admiration pour les anciens, il disait… »

Sur le vieux qui m’entend là-haut ! savez-vous qu’il n’y a qu’un tribunal de l’inquisition ou B… qui, sur cette phrase empoignant toute la peinture moderne, depuis Ingres jusqu’à Chaplin, puisse, en mauvaise conscience, nous condamner, Gavarni et moi, comme criminels de lèse-Delacroix !

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.

De 1873, les lettres que nous avons sous les yeux sautent à 1883 ; mais ici s’intercale une petite note inédite du Journal posthume qui met en scène drôlement le fin japoniste qu’est M. Ph. Burty :

Vendredi, 20 novembre 1874 — Pourquoi… me suis-je mis à penser à un empereur d’Allemagne — je ne sais plus lequel — qui, ayant demandé à son chapelain si vraiment Dieu était dans l’hostie, en fit sceller une dans un coffret. Des années, des années se passèrent, beaucoup d’années, au bout desquelles l’empereur fit ouvrir le coffret. On y trouva le cadavre d’un ver. Cela ferait une assez belle image dans un bouquin supérieur.

Mais, à propos de ver, j’ai trouvé hier mon ami Burty désolé. Il avait découvert dans ses albums japonais, un ver de l’Extrême-Orient, un ver tout enveloppé de poils blancs, comme de la soie, un ver charmant, un animal d’art enfin, et, comme il était vivant, il l’avait mis avec le plus grand soin dans une boîte et comptait le présenter à la Société d’acclimatation.

Mais, oh malheur ! cette bête de Julie, en faisant le salon, n’a-t-elle pas jeté la bestiole dans la cheminée !

La lettre par laquelle nous terminons ce chapitre fait allusion à des dessins du dix-huitième siècle et à des gouaches de Baudouin que M. de Goncourt avait consenti à laisser exposer rue de Sèze. On les laissa traîner, sans soins, dans le long couloir qui sert d’entrée, à deux pas du trottoir :
13 décembre 1883.
Cher ami,

Je vous remercie de l’avertissement, mais j’étais déjà informé. J’ai eu la bêtise d’être faible et la lâcheté de céder à des demandes obsédantes. J’ai reçu une forte leçon qui me guérira tout à fait des expositions dont, du reste, je n’étais guère enthousiaste.

Quant à M…, la chose a fait du bruit, et je ne crois pas que ça profite à ses expositions futures de bibelots !

Amitiés,
Edmond de Goncourt.

En 1862, au temps où les Goncourt n’avaient pas encore conquis leur situation littéraire, une personne d’une grande distinction d’esprit, qui occupait une des situations les plus en vue de l’Empire et qui désirait réunir autour d’elle le plus possible des personnalités marquantes dans la littérature, les sciences et les arts, frappée et intéressée par la nouveauté des livres des deux fières, avait manifesté le désir qu’on les lui présentât. C’est d’elle que Sainte-Beuve a peint ce portait achevé, publié, ces temps derniers, dans les Lettres et les Arts : « La princesse a le front haut et fier, fait pour le diadème ; les cheveux, d’un blond cendré, découvrent, de côté, des tempes larges et pures, et se rassemblent, se renouent en masse ondoyante, sur un cou plein et élégant. Les traits du visage nettement et hardiment dessinés, ne laissent rien d’indécis. Un ou deux grains, jetés comme au hasard, montrent que la nature n’a pas voulu pourtant que cette pureté classique de lignes se pût confondre avec aucune autre. L’œil bien encadré, plus fin que grand, d’un brun clair, brille de l’affection ou de la pensée du moment et n’est pas de ceux qui pourraient la feindre ni la voiler ; le regard est vif et perçant, il va, par moment, au-devant de vous, mais plutôt pour vous pénétrer de sa propre pensée que pour sonder la vôtre. La physionomie entière exprime noblesse, dignité et, dès qu’elle s’anime, la grâce unie à la force, la joie qui naît d’une nature saine, la franchise et la bonté ; parfois aussi le feu et l’ardeur. La joue, dans une juste colère, est capable de flamme. Cette tête si bien assise, si dignement portée, se détache d’un buste éblouissant et magnifique, se rattache à des épaules dignes du marbre. Les mains, les plus belles du monde, sont tout simplement celles de la famille ; c’est un des signes remarquables chez les Bonaparte que cette finesse de la main. La taille moyenne paraît grande parce qu’elle est souple et proportionnée ; la démarche révèle la race ; on y sent je ne sais quoi de souverain et la femme en pleine possession de la vie. »

Donc MM. Edmond et Jules de Goncourt furent invités à dîner à Saint-Gratien et la date fixée par Mme la princesse Mathilde coïncida, par hasard, avec la mort d’une domestique à laquelle ils étaient fort attachés, Rose, dont ils allaient apprendre les débordements morbides et faire Germinie Lacerteux.

À partir du jour où les deux frères connurent la princesse, des relations cordiales s’établirent entre eux. Mainte fois, dans le Journal, ils sont revenus à son portrait, appuyant un contour, ajoutant un détail d’où la femme sort toujours plus séduisante et meilleure :

28 janvier 1863. — Une physionomie curieuse que celle de la princesse, avec la succession d’impressions de toute sorte qui la traversent, et avec ces yeux indéfinissables, tout à coup dardés sur vous et vous perçant. Son esprit a quelque chose de ce regard. C’est tout à coup une saillie, une échappade, un mot peignant, à la Saint-Simon, une chose ou quelqu’un. C’est ainsi qu’elle définit je ne sais plus qui par cette phrase : « Un Monsieur qui a sur les yeux la buée d’un tableau ! »

18 janvier 1865. — Un grand éloge à faire de la princesse, c’est que la causerie avec les femmes bêtes, avec les sots, enfin que l’ennui l’ennuie, et, chose plus curieuse, lui plombe le teint, à l’instar d’une peinture du Guerchin. Rien n’était plus drolatique, ce soir, que sa figure de crucifiement se tournant vers notre conversation avec le grand et le séduisant savant qui s’appelle Claude Bernard, pendant qu’elle était obligée de répondre à deux diseuses de rien.

Et, les deux femmes parties, elle s’écrie : « Vraiment, ce serait assez de se galvauder dans le monde jusqu’à trente ans, mais, à cet âge-là, on devrait avoir sa retraite, et n’être plus bonne aux choses assommantes de la société. »

L’épisode de Henriette Maréchal, les désagréments qu’une intervention personnelle auprès du maréchal Vaillant avaient causés à la princesse, n’amoindrirent pas sa bienveillance pour les deux frères. Quand Jules mourut, elle écrivit à Edmond cette lettre désolée :

30 juin 1870, Saint-Gratien.

J’apprends à l’instant, en ouvrant mon journal, la fin de votre pauvre frère. J’ai le cœur navré en pensant à votre douleur ; la pensée de vous savoir seul, d’une existence dédoublée, me cause une véritable peine.

Quelle affreuse chose que la mort et quelle triste chose que la vie !

Je ne vous propose rien, mais sachez que vous pouvez regarder ma maison comme la vôtre. Venez-y quand vous voudrez, pour aussi longtemps que vous voudrez. Mon milieu vous est sympathique et mon affection vous est acquise.

Je vous serre tristement la main, les yeux pleins de pleurs, et espère que vous aurez le courage de souffrir vaillamment un coup si rude et malheureusement si prévu.

Votre bien affectionnée
Mathilde.

Et, depuis bientôt trente ans, aucun nuage n’est venu assombrir cette amitié noble et charmante.

Giuseppe de Nittis, le petit pâtre italien des Abruzzes, si curieusement peintre, qui débuta à Paris par une toile éclatante de soleil, donnant bien la sensation brûlante de la route blanche de Brindisi à Naples, fut hanté dès sa jeunesse par une préoccupation incessante de modernité. Il était un chercheur d’effets nouveaux et de formes rares, un fureteur d’idées et, avec un sentiment vraiment pénétrant, il a été un impressionniste sachant dessiner et peindre.

Dès qu’il connut M. Edmond de Goncourt, il se mit à nager dans son sillage ; il attrapait au vol ses idées et, après, il les refaisait voler, pour son compte, avec une finesse d’assimilation, une vivacité et un brio de Napolitain. Je me rappelle une fin de soirée, rue Tourlaque, chez Mme Henri Gréville où Nittis fut éblouissant de goncourisme[8]. Il avait surtout pris à son modèle l’horreur pour les poètes et il est vraisemblable qu’il se disait mathématicien parce que Gavarni se piquait de mathématiques et avait été l’ami des Goncourt !

Nittis n’avait pas de l’Italien du sud — si différent du Piémontais et du Romain — le geste fréquent et désordonné ; il l’avait serré et brusque. Toute sa puissance de concentration s’était logée dans l’œil qu’il avait fort expressif et qu’il clignait, comme devant un tableau, aussitôt que son attention était accrochée. Il était devenu homme du monde et, par ses pastels de high life, maître des élégances. Il est mort à Saint-Germain, le 18 août 1884.

Mme de Nittis s’empressa de télégraphier à M. Edmond de Goncourt l’annonce du malheur qui la frappait. Le corps fut rapporté à Paris et M. de Goncourt assista à toutes les cérémonies funèbres, même aux détails macabres de l’embaumement. Et, sous le coup des émotions qu’il traversait, au moment de partir pour l’église et le cimetière, il écrivit la lettre que voici à M. Alphonse Daudet :

Dimanche, 24 août 1884.
Mon cher petit,

Malgré tout le plaisir, tout le bonheur — c’est le vrai mot — que j’aurais à passer avec vous une quinzaine de jours, je me sens trop détraqué, trop vieux pour voyager. Je viens de passer des journées et des nuits bien cruelles. J’avais reçu, à Jean d’Heurs, une lettre de Madame de Nittis me disant que son mari était toujours souffrant, qu’il éprouvait dans la vue des troubles qui l’empêchaient de peindre. Aussitôt mon retour, j’allais dîner avec le ménage. Je ne le trouvais certainement pas bien, mais enfin ! Et le surlendemain, je recevais ce télégramme : « Venez vite ; M. de Nittis mort subitement. »

Vous devez penser ce que ça a dû être, le désespoir de la nerveuse femme. Et des choses épouvantables comme un embaumement, où on vous habille maintenant, après, pour la comparution devant le Père éternel, en habit noir et en cravate blanche, en tenue de valseur. C’est horrible et profanatoire de la mort ! Ça ne fait rien, c’est horrible, cet homme de talent, ce peintre si peintre mort à trente-huit ans !

Je vous quitte ici parce qu’il faut que je m’habille pour l’église, le cimetière, toutes les éprouvantes cérémonies auxquelles elle veut assister. Aussitôt de retour, écrivez-moi. Je voudrais bien passer un jour avec vous, car vous êtes maintenant le seul et unique ami de cœur qui me reste.

Amitiés tendres au ménage,
Edmond de Goncourt.

Ah ! les journaux ! Je vais au… pour faire annoncer sa mort. On me demande quelques détails sur lui. Je dis qu’il avait la gaieté enjouée et spirituelle d’un personnage de la Comédie italienne. On me fait dire de mon ami que je le regarde comme un personnage de la Comédie italienne !

Quelques jours après, le 15 septembre, M. Parodi, l’auteur de Rome vaincue, écrivait dans l’Illustrazione italiana que Nittis s’était suicidé parce que son succès faiblissait et giacche i suoi quadri vendevansi poco e male.

En réponse à cet article, M. Victor Pica, dans il Pungolo napolitain du 5 octobre, donna les derniers prix qu’avaient atteints les toiles du peintre et, pour en finir avec l’invention du suicide, il publia la belle lettre que M. Edmond de Goncourt lui avait écrite, peu de jours après la mort de leur ami commun. Cette lettre renferme quelques détails déjà notés dans la pièce précédente, mais elle l’explique et la complète :

Mardi, 26 août 1884.
Cher monsieur,

Quoique bien remué par cette mort, par les cruelles journées et les douloureuses nuits qui l’ont suivie, et par cette opération abominable qu’on appelle un embaumement, quoique bien incapable d’écrire dans le moment quoi que ce soit, je vous envoie les détails que vous me demandez.

En un récent séjour dans le département de la Meuse, j’avais reçu une lettre de Madame de Nittis qui me disait que son mari continuait à être souffrant, que le médecin qui le soignait croyait à une maladie de cœur, qu’il avait enfin éprouvé des troubles de la vue qui l’empêchaient de travailler.

Aussitôt mon retour à Paris, j’allai passer une demi-journée avec lui. C’était le mardi 19 août. Je trouvai mon pauvre de Nittis triste, bien triste de ce qu’il ne pouvait pas travailler, et il me peignait pittoresquement les désordres de sa vue en me disant que maintenant, s’il voulait lire, il voyait des marques dans la feuille imprimée et qu’il lui semblait qu’on avait tiré dedans un coup de fusil chargé à petit plomb. Avec cette tristesse, une grande oppression, mais rien au monde qui pouvait faire prévoir une catastrophe et une catastrophe prochaine. Il s’occupait avec un intérêt gentiment enfantin, de la mise en sacs des raisins d’une treille, et même, à l’heure du dîner, il alla surveiller la sauce d’un homard à l’américaine. Ceci se passait le soir du mardi 19 août, vous ai-je dit, et, le jeudi matin, je recevais ce télégramme de sa femme : Venez vite ; M. de Nittis mort subitement.

Il s’était réveillé à sept heures, et Dinah, la femme de chambre de sa femme, lui avait posé derrière le cou les quatre ventouses que lui faisait poser, tous les matins, le médecin de Saint-Germain ; mais les ventouses avaient mal pris et le malade était un peu nerveux. Il se rendormait cependant, se réveillait à huit heures et demie, s’habillait complètement, quand il se plaignait d’avoir, dans la tête, des choses qui lui faisaient mal, demandait à Dinah de le peigner. La femme de chambre le peignait au peigne fin, et, pendant qu’elle le peignait, voyant sa tête ne plus se soutenir, s’affaisser, tomber, elle lui demandait ce qu’il avait, s’il souffrait toujours. De Nittis lui répondait avec des soupirs douloureux en se touchant le front, puis, tout à coup, s’écriait : « Ah ! ah !… j’ai un vide dans la tête… je me meurs ! »

Dinah portait le mourant sur son lit où il ne parlait plus, n’ouvrait plus les yeux, avait seulement des contractions nerveuses des bras et des mains qui s’attachaient furieusement au corps de celle qui le soignait. Le médecin n’arrivant pas, un interne de l’hôpital, mandé par un voisin, déclarait qu’il avait déjà le côté gauche paralysé. C’était une hémiplégie, une congestion cérébrale, et tout était fini, après une horrible sueur froide qui le trempait des pieds à la tête en une demi-heure. L’embaumement nous apprenait qu’une congestion pulmonaire s’était produite en même temps ou avant la congestion cérébrale.

Amitiés,
Edmond de Goncourt.

Un artiste d’une sincérité qui ne peut pas être mise en doute, M. Frantz Jourdain, qui a beaucoup connu Jules Vallès, vient de donner de lui un portrait bien inattendu, dans un livre curieux qui a pour titre : Beaumignon. L’auteur révèle au public un Vallès tendre et timide, souffrant de toutes les délicatesses du cœur, ayant pleuré huit jours, dans une solitude complète, un père qui, méchamment et sans motif, l’avait fait enfermer dans une maison de fous.

Ce n’est pas ce Vallès-là que nous avons connu. Celui qu’il nous a été donné de rencontrer était un personnage farouche, exagéré, haineux et violent, à l’état chronique. C’est tout le contraire de ce que dit de lui M. Frantz Jourdain, mais ce contraire s’accorde, malheureusement pour le modèle, avec le caractère de son œuvre littéraire et avec la conduite qu’il a tenue dans ce qu’il croyait être de la politique. Le bon fils qu’il était aurait pu aussi ne pas écrire l’Enfant et le Bachelier où ses père et mère sont malmenés d’étrange sorte. Il semble que son plus grand défaut ait été une vanité exaspérée et turbulente, un besoin de bruit autour de son nom qui l’ont porté aux actes fort coupables et lui faisaient lancer les paradoxes les plus grossiers. Son ami cite de lui : « Victor Hugo est l’homme le plus bête de France ! » Il aimait à dire : « Homère aux Quinze-Vingts ! » Voilà la note. L’homme simple et timide n’y allait pas de main morte !

Mais tout ceci n’a rien à faire avec sa valeur littéraire qui est réelle. Il a été un artiste très personnel, très puissant, frappant toujours fort et quelquefois juste, d’une originalité sinistre et dantesque. L’âpreté habituelle de sa pensée donnait à ses images une vigueur brutale. Ce paria semblait écrire avec de l’eau-forte. Il fouettait ses indignations d’une verve ardente et sombre et d’une palpitante énergie.

Je crois que ce fut encore le besoin de bruit et l’envie lancinante de se singulariser qui fit de lui, un soir, le défenseur de Henriette Maréchal. Quand le quartier latin se rendit en foule au Théâtre Français pour faire tomber la pièce des protégés de la princesse Mathilde, Jules Vallès dut se dire que ses coups de sifflets ne seraient pas plus stridents que ceux des autres et qu’il serait plus original de se mettre du parti des auteurs. Croire qu’il avait cure de la liberté du théâtre ou que le bon sens le faisait agir serait lui faire beaucoup d’honneur. Il trouva une veine heureuse ce jour-là et il écrivit trois ou quatre fort bons articles dont nous avons cité quelques extraits.

Les Goncourt, qui ne le connaissaient pas, lui furent reconnaissants de son coup d’épaule. Ils furent séduits par l’étrangeté de son talent. Eux qu’attiraient toutes les formes du rare et de l’exception, s’entendirent sur quelques points avec lui et il leur arriva de chasser ensemble — dans le domaine littéraire, — au temps où Jules Vallès était le rédacteur en chef d’un journal appelé la Rue dans lequel il a publié la partie la plus solide de son œuvre.

Jules de Goncourt mourut. Edmond perdit de vue Vallès au temps du siège ; la Commune n’était pas faite pour les rapprocher. Vallès qui s’était improvisé le porte-voix de la sinistre aventure, réussit à échapper au châtiment et se réfugia à Bruxelles. Les terribles événements qu’il avait traversés, qu’il avait provoqués pour une large part, n’amenèrent pas, dans son esprit, des réflexions salutaires. Il n’aspirait qu’à recommencer la lutte, mais il se rendait bien compte qu’il n’y avait plus en France, après 1871, un public pour entendre exalter, sans protestations, les doctrines de la Commune. Vallès se contenta donc de relever un drapeau littéraire et il voulut faire renaître la Rue, son ancien journal. Il écrivit alors à M. Edmond de Goncourt une lettre qui, sensiblement modifiée dans le sens de la modération, parut, avec la réponse, dans le numéro du 21 décembre 1879. Nous reconstituons quelques passages tronqués du texte, d’après la lettre originale :

Adresse : M. Valles (sans accent), 69, rue Saint-Lazare, Bruxelles.

Mon cher confrère.

Quand, le 28 mai 1871, je me trouvai en pleine mare de sang, au coin d’une rue déserte, menacé de tous côtés par la mort, je cherchai dans ma tête lasse les noms de ceux qui avaient été, avec moi, des insurgés dans le champ de bataille des lettres. Je songeai à vous et pensai à aller vous demander asile. Cette idée traversa mon cerveau brisé. Il y a plus de huit ans de cela. Je vais refaire la Rue qui fut un coin de la barricade plantée par Flaubert et par vous contre l’art bête et lâche. Vous m’avez dit jadis qu’un article de moi sur Baudelaire publié dans la Rue vous avait frappé. Eh bien ! je vais recommencer une série d’études de ce genre dans mon journal ressuscité. Je signerai J. Vingtras.

Vous avez sans doute lu mon livre. Je crois qu’il est humain.

Être humain, voilà ce à quoi va viser mon journal. Les cocardes, même blanches, seront saluées par nous, si l’humanité vit, rit ou pleure dans les articles de ces porte-cocardes. Nous prendrons tout ce qui aura du sang. En tout cas, les porte-drapeaux ont leur place marquée chez nous. Vous êtes un porte-drapeau !

Le souvenir de mon rôle politique vous effraiera-t-il ? — Je ne le pense pas. À remuer l’histoire, vous avez dû apprendre à peser les cendres des morts et le cœur des échappés des grands massacres.

Aussi suis-je convaincu que, vous souvenant de l’ancien compagnon de lettres, vous voudrez bien lui serrer la main publiquement, en cette qualité.

… Je me résume ; nous allons défendre la moderne. Venez à mon secours. Séparant la politique de la littérature, mais remué par le spectacle des infirmités sociales et des assassinats du cœur, aidez-moi à indiquer la neutralité politique et à définir la fraternité littéraire… Nous allons bousculer les héros de la vieille pièce pour amener sur la scène les misères et les douleurs de ce qui, en Grèce, était le chœur antique et ce qui est maintenant la foule, le peuple.

Du reste, la première Rue vous a donné une idée de ce que sera la seconde. Nous avons versé un cautionnement pour que nos larmes puissent être sociales.

Veuillez me répondre sur le champ. Un exilé a le droit douloureux de demander des réponses promptes. En effet, je serai peut-être expulsé de Belgique un de ces matins. La Rue doit paraître irrévocablement de vendredi en huit. Vous voyez, mon cher confrère, que le temps presse. J’attends les pieds dans la boue de Bruxelles, le cœur tourné vers la France. Ô grand Paris !

Recevez l’expression de mon bon souvenir et acceptez d’avance mes remerciements d’exilé.

Jules Vallès.
Cette lettre, d’un si admirable mouvement, valut à l’auteur la réponse suivante :
Mon cher confrère,

Quoique nous soyons aux deux pôles de la politique, je suis trop reconnaissant de votre vaillant concours dans la bataille d’Henriette Maréchal, pour ne pas chercher à vous être agréable. Mais vous savez que je ne suis pas journaliste et que je ne fais pas de journalisme. Ce que je vous écris là, je l’ai dit à vos deux amis, en leur promettant de leur donner plus tard un morceau, aussitôt que j’aurai un morceau parlant un peu à tout le monde, n’ayant en ce moment de terminé de la Maison d’un artiste du dix-neuvième siècle que deux fragments donnés au Voltaire.

Agréez, mon cher confrère, mes sentiments de reconnaissance et de sympathie littéraire.

Edmond de Goncourt.

On verra plus loin, quand nous en serons à la fondation de l’Académie des Dix que J. Vallès était au nombre des membres que M. de Goncourt désignait pour en faire partie. Nul plus que J. Vingtras ne devait saluer le port honorable qu’une amitié littéraire voulait lui assurer dans l’avenir. Cela ne l’obligeait à rien qu’à un peu de reconnaissance. J. Vallès répondit par un article d’une violence farouche à l’offre d’indépendance qui lui était faite et qu’il appela une prime à la servilité.

  1. L’Éducation sentimentale.
  2. Il s’agit d’un dessin du jardin d’Auteuil. Il en a déjà été question.
  3. Le général Bataille avait promis de donner aux deux frères des places dans son état-major.
  4. Une vue de montagne, gravée, sert d’en-tête à la lettre.
  5. M. Thiers, dont les collections piteuses emplissent deux salles du Louvre.
  6. M. Ph. Burty avait fait une vente partielle de ses estampes.
  7. M. Ph. Burty a été un des amis et des exécuteurs testamentaires du maître. Il a publié, avec une préface, le catalogue de sa vente et sa correspondance.
  8. C’est goncourtisme qu’il faudrait dire ; mais goncourisme semble prévaloir.