XXX

La Maison d’un artiste. — Le Grenier. — L’Académie

Il s’agit ici d’un livre intime. Le maître du logis, avec une grâce touchante et un enthousiasme latent pour les belles choses qui l’entourent, reçoit ses lecteurs dans une habitation superlativement curieuse dont il a le droit d’être fier. On l’a dit, M. de Goncourt occupe la maison qui porte le numéro 53 du boulevard Montmorency, à Auteuil. La façade toute blanche est timbrée d’un profil en bronze de Louis XV. La porte ouverte, dès le seuil, une préoccupation d’art s’impose, et, sur les murs, se faisant valoir l’un l’autre par leurs dissemblances ou par leurs affinités, vivent d’accord les deux arts qui ont le plus échappé à la contrainte, à l’imitation et au poncif : l’art de l’Extrême-Orient et l’art du dix-huitième siècle français.

Et toutes ces choses s’animent, dans le livre, sous la description pittoresque. À chaque cadre, à chaque terre cuite, à chaque porcelaine est épinglée une particularité sur son auteur, une circonstance curieuse sur la provenance, un rien de particulier, de vif et d’inattendu qui est à l’œuvre d’art ce que la mouche était au minois de nos grand’mères. Les deux salons d’en bas, tendus de rouge, murs et plafonds, sur base noire, font merveilleusement ressortir les cadres d’or éteint des pastels et des sanguines, l’étrangeté des formes, les tons rares des choses japonaises et chaque pièce du meuble de Beauvais où les bêtes, la bouche en cœur, semblent réciter les fables de La Fontaine. Qu’on lise les descriptions dans ce livre. S’il est des délicats qui l’ignorent, nous leur envions le bonheur de la découverte. Nous n’appuierons ici que sur les détails inédits, les accroissements nouveaux et les changements apportés à l’habitation depuis 1881.

Dans cette grande pièce du rez-de-chaussée qu’on trouve devant soi en entrant, M. Raffaelli a fait poser M. de Goncourt pour le portrait en pied qui fit sensation au Salon de 1888. Il a été acheté par l’État et placé au musée de Nancy. C’est l’œuvre curieuse d’un vrai peintre, mais les qualités rares qu’il a mises dans l’ambiance du tableau rachètent mal l’insuffisance de la tête souriante, contractée et sépulcrale. On n’y trouve ni forme ni modelé. L’apparence grave, mélancolique, presque sévère du modèle a été traduite en une altitude mondaine. Jamais l’auteur du Caractérisme ne s’est plus complètement trompé sur un caractère. Des mouchetures de bleu cru tachètent le personnage, du haut en bas, et — quoi qu’en disent les théoriciens de la couleur — ne se fondent pas dans l’ensemble. Ce bleu-là, la nature ne le met pas dans une tête, mais on le trouve dans les livres spéciaux, au chapitre des rapports des tons et des couleurs complémentaires. C’est là que les chimistes et les physiciens s’en délectent. L’art n’a rien à faire avec leurs formules. Les mains fines et charmantes du modèle, ces mains d’amateur dont les doigts ressemblent à des tentacules languides, qui ont des attouchements de caresses et embrassent un objet d’art comme des lèvres, ont l’air d’un écheveau de corde. Mais la vasque japonaise, le fauteuil, les tapis persans superposés, la sanguine de Watteau et les deux portraits de Gavarni sont des tâches d’exécution supérieure. Les ombres et les lumières contrastées, sans transitions, l’aspect tumultueux et désordonné de l’ensemble, n’en constituent pas moins, avec de très grandes qualités et de très grands défauts, un morceau de peinture personnel et puissant.

L’aspect est aussi la qualité principale d’un grand pastel, en largeur, de Giuseppe de Nittis. M. de Goncourt est représenté au milieu de ses livres. Là encore, tous les entours de la figure sont de main de maître, mais ne se retrouvent pas l’expression et la ressemblance. Le peintre, qui s’est essayé aussi à la sculpture, n’a pas été plus heureux dans le buste en bronze, à cire perdue, qu’il a fait de son ami.

On voit, au musée du Luxembourg, un grand dessin très poussé, très voulu, donnant un peu l’aspect d’un travail allemand du temps d’Holbein, qu’a fait ad vivum M. Bracquemond, et qu’il a gravé à l’eau-forte avec une exactitude surprenante. Plus fidèle que les portraits précédents, malgré l’exagération évidente de l’écartement entre le nez et la bouche, la tête manque un peu d’enveloppe et de masse. Le grand clair de droite, sur lequel elle se détache, de même valeur que les lumières du front et de la joue, fige la figure et nuit à son relief. Toutes les choses d’alentour : terre cuite, meubles et porcelaines qui sont disséminées dans la maison et que le graveur a accumulées autour de la tête du modèle, sont trop poussées, trop faites, une par une, successivement, pour elles-mêmes, et sans grand souci de l’ensemble. On sent là l’œuvre d’un homme de grand talent qui a mis trop de soin et de conscience à tout montrer. Il y fallait des sacrifices. L’eau-forte, sans prétendre qu’on la limite aux effets d’improvisation et de fougue, ne nous semble pas comporter un travail aussi minutieux et aussi lent.

En somme, jusqu’ici, les portraits les plus fidèles et les plus beaux des Goncourt, sont ceux que Gavarni a dessinés sur une planche lithographique, dans la suite qui a pour titre MM. du Feuilleton.

Au premier étage de la maison d’Auteuil, couvrant les murs de haut en bas, est savamment classée une collection de livres sur le dix-huitième siècle. Il y a là beaucoup de séries uniques, de documents originaux, tous les pilotis de l’œuvre des Goncourt. L’intérêt de cette bibliothèque réside surtout dans l’inédit qu’on y trouve, dans les pièces à l’appui qu’on y a jointes. Chaque livre, la plus mince plaquette, gonflés d’autographes rapportés, de notes manuscrites, d’indications de références, renferment ainsi un peu de la collaboration des historiens[1]. Leur bibliothèque est devenue une œuvre personnelle. Tout ce que le siècle de Mme de Pompadour a émietté de curieux autour de lui, tout ce qu’on a pu sauver d’épaves dans son naufrage : lettres, manuscrits, biographies individuelles, histoire des mœurs, du théâtre ; enfin tout ce que ce titre vague comporte XVIIIe Siècle est là rassemblé. Un charmant petit meuble de Boule renferme le saint chrême de la collection : les ouvrages à images, les exemplaires aux armes des femmes de goût qui ont eu la coquetterie des livres, les exemplaires uniques, sur vélin, Hollande, Chine ou Japon que les Goncourt ont fait tirer de leurs livres, et qui, remplis, eux aussi, d’autographes, de dessins originaux et d’états d’eaux-fortes, ont été habillés par les plus illustres relieurs de notre époque.

Ces vrais artistes ont bien mérité ce solo de bravoure exécuté à leur gloire : « Que je plains les lettrés qui ne sont pas sensibles à la séduction d’une reliure, dont l’œil n’est pas amusé par la bijouterie d’une dorure sur un maroquin et qui n’éprouvent pas, en les repos paresseux de l’esprit, une certaine délectation physique à toucher de leurs doigts, à palper, à manier une de ces peaux du Levant si moelleusement assouplies ! La reliure française a été, de tout temps, un art dont les adeptes ont fait preuve d’une adresse charmante, et c’est aujourd’hui peut-être le seul art industriel où se soit conservée la main-d’œuvre des choses exquises façonnées par les artisans du seizième siècle… Les grands charmeurs que les Trautz-Bauzonnet, les Capé, les Lortic, les Duru, les Marius !… Mes reliures d’affection sont des reliures de Capé et de Lortic. Le vieux Capé était inimitable pour la résurrection des reliures riches du dix-huitième siècle et de leurs arabesques fleuries… Mais, pour moi, quand il est dans ses bons jours, Lortic, sans conteste, est le premier des relieurs. C’est le roi de la reliure janséniste, de cette reliure toute nue, où nulle dorure ne distrait l’œil d’une imperfection, d’une bavochure, d’un filet maladroitement poussé, d’une arête mousse, d’un nerf balourd, — de cette reliure où se reconnaît l’habileté d’un relieur ainsi que l’habileté d’un potier dans une porcelaine blanche non décorée. Nul relieur n’a, comme lui, l’art d’écraser une peau et de faire de sa surface polie, la glace fauve qu’il obtient dans le brun d’un maroquin La Vallière ; nul, comme lui, n’a le secret de ces petits nerfs aigus qu’il détache sur le dos minuscule des mignonnes et suprêmement élégantes plaquettes que lui seul a faites. »[2]

Enthousiasme bien légitime qui, quelques années avant l’époque de ce morceau, avait fait adresser le billet que voici à M. Philippe Burty. Il s’agit — cela va de soi — d’un artiste qui n’avait pas la haute notoriété de feu Lortic :

Mardi, 30 janvier 1872.
Cher ami,

… J’ai fait la découverte du roi des cartonneurs. C’est le rare ouvrier qui a la passion de son art, et que la faveur qu’on lui accorde de mettre un cuir japonais sur un bouquin remplit de bonheur. Vous verrez ses plaquettes… et nous le garderons pour nous deux, n’est-ce pas ?

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.

Les dessins de la collection d’Auteuil sont célèbres. L’auteur, au début de son livre, a écrit lui-même le catalogue tumulaire, pour le jour mémorable où elle comparaîtra devant l’aréopage d’amateurs qui la jugera d’ensemble pour la dernière fois et s’enrichira de ses dépouilles : « Cette collection est ma richesse et mon orgueil. Elle témoigne de ce qu’un pauvre diable, avec de la volonté, du temps, et en massant un rien d’argent sur une seule chose, peut faire. Une collection de tableaux est très charmante, — elle m’était possible, en ce temps-là ; — mais je sentais qu’avec ma petite fortune, je ne pouvais faire qu’une collection secondaire ; tandis qu’une collection de dessins, il m’était donné d’en rassembler une qui n’eût pas d’équivalent, qui fût la première de toutes. Et je puis dire, sans fausse modestie, que mon frère et moi l’avons réalisée, cette collection de dessins français du dix-huitième siècle ! Oui, grâce au dédain de l’époque pour cette école, aux timidités de mes concurrents, tous plus riches que moi, et à la résolution bien arrêtée de ne jamais acheter un tableau, quelque bon marché qu’on me l’offrit, j’ai pu réunir près de quatre cents dessins montrant l’École française sous toutes ses faces et presque dans tous ses spécimens, et des dessins qui sont, en général, les dessins les plus importants de chaque maître, petit ou grand. »[3]

Maîtres et petits maîtres défilent ensuite avec leur épithète caractéristique et sont bientôt suivis de leurs curieux interprètes les graveurs : « Moins riche, moins précieuse, moins unique dans son genre que la collection de dessins, cette réunion de gravures contient cependant le plus grand nombre des belles et rares pièces du dix-huitième siècle, en des états dignes d’envie, et dans une fraîcheur et avec une virginité de marges introuvables… Une particularité qui la fait aujourd’hui inestimable, cette réunion d’estampes, c’est le goût que j’ai eu des états d’eaux-fortes, au moment où personne n’en voulait, et qui m’a poussé à faire presque la collection de Watteau, de Chardin, de Baudouin, en ces esquisses, en ces souffles spirituels de gravures. »

Les énumérations, les dénombrements sabrés par des éclairs de style, se lisent aussi facilement qu’un livre suivi. L’éblouissement sagement réglé par des haltes reposantes, ne produit pas la fatigue. Les notes personnelles, les réflexions humoristiques jettent la vie dans ce répertoire animé.

À côté des dessins, des estampes et des livres s’ouvre le cabinet de l’Extrême-Orient, tout rempli lui aussi, de merveilles. Là, le monstre est Dieu. Le desservant du temple et les initiés qui s’en approchent subissent l’attraction fascinatrice qui se dégage de cette quintessence de l’imagination humaine dont il est dit, dans Idées et Sensations : « L’imagination du monstre, de l’animalité chimérique, l’art de peindre les peurs qui s’approchent de l’homme, le jour, avec le féroce et le reptile, la nuit avec les apparitions troubles, la faculté de figurer et d’incarner ces paniques de la vision et de l’illusion dans des formes et des constructions d’êtres membrés, articulés, presque viables, — c’est le génie du Japon. Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l’hallucination. On croirait voir jaillir et s’élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l’excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées, à la crinière en broussaille, mâchant une boule, avec des yeux ronds au bout d’une tige, des bêtes de vision et d’épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l’horreur, — dragons et chimères des Apocalypses de là-bas qui semblent les hippogriffes de l’opium ! Nous, Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d’invention. Notre art n’a qu’un monstre ; et c’est toujours ce monstre du récit de Théramène qui menace, dans les tableaux de M. Ingres, Angélique, avec sa langue en drap rouge. — Là-bas le monstre est partout. C’est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, jusque sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles, aux paupières fardées, le monstre est l’image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est, pour nous, la statuette d’art sur notre cheminée ; et qui sait si ce peuple artiste n’a pas là son idéal. »[4]

Le cabinet d’Extrême-Orient a été bien souvent inspirateur pour M. Edmond de Goncourt. Avant d’écrire n’importe quel morceau d’un livre, il a pris l’habitude de s’y renfermer un instant pour chercher à surprendre les souplesses de l’art japonais et accorder son style au la de ses harmonies. Parfois aussi il y ratiocine sur les questions élevées de l’art et il écrit, un jour, sur un carnet, ce morceau inédit :

Vendredi, 22 janvier 1875. — C’est paradoxal vraiment, le prix des choses ! J’ai là, devant moi, un bronze japonais, un canard qui a la parenté la plus extraordinaire avec les animaux antiques du Vatican. Si on en trouvait un comme cela dans une fouille d’Italie, il se paierait peut-être dix mille francs. Le mien m’a coûté cent vingt francs.

À côté de ce bronze, mes yeux vont à un ivoire japonais : un singe costumé en guerrier du taïcoun. La sculpture de l’armure est une merveille de fini et de perfection menue : c’est un bijou de Cellini. Suppose-t-on ce que vaudrait ce bout d’ivoire si l’artiste italien l’avait signé de son poinçon ! Il est peut-être signé d’un nom aussi célèbre là-bas, mais sa signature ne vaut encore que vingt francs en France.

Je ne suis pas fâché d’avoir introduit un peu, beaucoup de japonaiserie dans mon dix-huitième siècle. Au fond, cet art du dix-huitième siècle est le classicisme du joli ; il lui manque l’imprévu et la grandeur. Il pourrait, à la longue, devenir stérilisant. Et ces albums, et ces bronzes, et ces ivoires ont cela de bon qu’ils vous rejettent le goût et l’esprit dans le courant des créations de la force et de la fantaisie.

Et de ces choses, les Goncourt, avec Ph. Burty, ont été les premiers, en France, à subir le charme et à apprécier la délicatesse. En 1851, ils inventaient déjà, pour leur livre de début, un salon japonais qu’ils décrivaient[5]. Alors quelques pièces apportées en France par hasard, évoquaient en eux le souvenir de la petite collection que s’était faite Marie-Antoinette, à Trianon. Leur goût de l’exotisme croissait avec leurs trouvailles ; quelques curieux se mettaient à chasser sur leur piste ; les envois du Japon se multipliaient. Alors, lentement, comme un éveil, commençait cette révolution suggestive pour la peinture française qui a donné l’audace des tons clairs et de la vraie lumière, et mis au rancart, au moins pour un temps, les tonalités sirupeuses et les glacis timides de la vieille école.

Et l’histoire de l’art japonais se découvrit peu à peu. On arriva à déchiffrer les légendes et les signatures. Des œuvres et des noms de très grands artistes surgirent ; les différentes séries d’objets se complétèrent et furent décrites dans un ordre rationnel, les procédés de fabrication furent étudiés, et M. Edmond de Goncourt put faire, sur la fabrication des bronzes, ces remarques curieuses : « Les bronzes japonais comparés aux vieux bronzes chinois sont d’une matière moins sérieuse, moins profondément belle, moins savamment amalgamée. Un bronze japonais, vous arrive-t-il de le casser ? vous vous trouvez très souvent en présence d’un alliage d’étain et de plomb qui n’est pas véritablement du bronze. C’est un amalgame fait beaucoup à la diable et un peu d’instinct… Mais à ce bronze défectueux, non compact, non dense, les Japonais mettent de si séduisantes enveloppes et l’habillent de patines si charmantes !… Puis, les Japonais ont une plus grande et une plus riche imagination des formes : ils vous enchantent dans l’architecture et la conjonction des lignes d’un vase, par un imprévu, un renouveau, une fantaisie que n’ont pas les Chinois. Enfin, peut-être même la prédominance du plomb et de l’étain dans le bronze japonais donne à ce bronze une souplesse, un flou, un gras, en fait un métal dont la dureté n’a rien à l’œil du cassant européen, et semble l’onctueuse solidification de la cire qui, tout à l’heure, emplissait le moule. »[6]

Dans le jardin de la Maison d’un artiste, les beaux grands arbres du parc de Montmorency dominent des collections de fleurs rares, des variétés introuvables de roses, de lierres et de chrysanthèmes. Au sujet de ces merveilles qui tiennent tant au cœur du propriétaire, nous tombe sous la main ce court billet à M. Ph. Burty :

11 octobre 1872.
Mon cher Philippe,

… Je voulais aller vous remercier hier, dans la soirée, mais j’avais fait, dans la journée, la tournée des pépiniéristes de Bourg-la-Reine, et j’étais tellement fatigué que je me suis couché à l’heure des poules.

Connaissez-vous le magnolia soulaugiana ? — C’est assez distingué ! Quelle séduction a donc pour nous autres le rare ?…

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.

Au mois de juin 1880, après le mot fin écrit au bas du tome deux de son livre, M. de Goncourt quitta Paris. Nous avons, sur l’état de son esprit et sur ce qu’il pensait de son ouvrage, la lettre curieuse que voici adressée à Mme Alphonse Daudet :

Dimanche, 5 août 1880.
Chère Madame,

Il fait bon d’avoir un tantinet de votre pensée amie et je vous en suis tout reconnaissant.

Ce que je suis devenu ? — J’ai passé un mois dans un coin de province où l’on ne vit que pour le ventre ; mais il faut dire qu’on le remplit, ce ventre, avec des choses diantrement bien cuisinées et qui sont comme le chant du cygne de la vieille cuisine lorraine. Donc, manger et regarder toute la journée, à travers les deux verres de mon pince-nez, le tremblotement et l’émouvant plongeon d’un bouchon de liège dans une jolie eau courante, ç’a été toute mon existence pendant trente jours. Je suis devenu doucement stupide et paresseux à ne pouvoir écrire une lettre à un bottier. Puis je suis retombé à Paris où le vide des amis et la déception de ne pas trouver la lettre qu’on attend toujours et qui doit contenir je ne sais quoi d’inattendu et d’heureusement bouleversant en votre vie, m’a jeté dans un noir, mais un noir à pleurer. Et, demain, je vais partir pour Saint-Gratien où je suis demandé pour une quinzaine.

Oui, le bouquin, qui en fait deux, est fini et je dois même demain recevoir le spécimen. La vente va être dure, mais tant pis ! — J’aurai fait le manuel de la Curiosité de l’avenir et je ne serai pas fâché, après avoir dit mon mot sur le grand art, dans mes Peintres du dix-huitième siècle et le Gavarni, de compléter ce travail par une machine sur l’art industriel exécutée par un catalogueur un peu poète par instant.

Au fond, j’aspire à être rentré chez moi, à être emprisonné dans mon cabinet, à me fourrer la cervelle dans mon roman[7], mais cela, je dois l’avouer, au milieu des terreurs d’un débutant. Je tremble, je tremble, j’ai peur, sans blague ! de ne plus savoir du tout comment ça se fait ! Daudet est bien heureux de ne jamais sortir du roman ; il ne connaît pas ces fichus tracs intellectuels.

Et, là-dessus, j’embrasse mon petit Daudet sur les deux joues et son collaborateur sur les deux mains.

Edmond de Goncourt.

Parmi les articles assez nombreux qui accueillirent la publication de la Maison d’un artiste, il faut citer le travail assez long, très renseigné et très personnel que M. Ph. Burty publia dans le Livre. Lui qui avait connu les auteurs presque au temps de leurs débuts littéraires, a pu glaner encore des détails curieux qui n’avaient pas trouvé place dans l’ouvrage qu’il commentait. Nous lui avons emprunté, çà et là, quelques notes significatives et quelques citations. L’auteur reconnaissant lui écrivit :

12 mai 1881.
Mon cher ami,

Je vous remercie bien de la bonne amitié déposée tout le long de votre article, dans le Livre, et je vous suis très reconnaissant de la manière émue dont vous parlez de mon frère.

Par là-dessus l’article, fort bien architecturé et d’une charmante écriture, me paraît devoir être fort intéressant pour le public.

Encore une fois mes remerciements imo corde et mes amitiés.

Edmond de Goncourt.

Sous l’empire, quand Flaubert quittant Croisset, l’hiver, venait se retremper quelques mois à Paris, ses amis avaient pris l’habitude de l’aller voir régulièrement, d’abord boulevard du Temple, puis près du parc Monceau. Il reste trace de ces après-midi du dimanche dans le Journal des Goncourt et dans les Trente années de Paris de M. Alphonse Daudet. Th. Gautier, Tourguéneff, MM. Taine, Zola, Burty étaient assidus. Ces réunions s’éteignirent naturellement à la mort de Flaubert.

MM. É. Zola et A. Daudet eurent l’idée de renouer cette tradition et pressèrent M. Edmond de Goncourt d’offrir à ses amis, le dimanche, l’occasion de se rencontrer et de recommencer les discussions littéraires dans lesquelles la grosse voix de Flaubert apportait, jadis, des arguments beaucoup plus terribles que concluants. Le second étage de la maison d’Auteuil ne contenait alors que la petite chambre où était mort Jules et des pièces de débarras. M. E. de Goncourt résolut d’y aménager un salon où les idées fussent au large. De quatre ans postérieure à la publication de la Maison d’un artiste, cette installation n’y est pas décrite.

Sous l’inspiration du patron de la case, M. Frantz Jourdain fut chargé de préparer le nid des causeries dominicales. Il est formé de trois pièces, de moyenne grandeur, qui sont reliées par une vaste baie. Là encore domine la tonalité rouge de l’andrinople encadrée de noir mat. À hauteur d’appui, le long des murs, courent de petites bibliothèques qui renferment, en éditions originales, l’œuvre complet — sauf deux ou trois plaquettes indénichables — de Balzac et, sur des papiers rares, illustré d’hommages et de fragments du manuscrit des auteurs, à peu près tout ce qu’a produit de curieux la littérature contemporaine. Des aquarelles de Jules, des dessins des trois manières de Boucher, des gouaches de Gavarni règnent sur les panneaux, au-dessus de plus de deux mille épreuves de remarque, sur les trois mille qui composent son œuvre. Des taches de couleurs rares : soies brodées, kakémonos et foukousas, bronzes à formes et à patines étranges, faïences ou porcelaines calment ici, là exaspèrent l’éclat des dessous rouges, suivant la fantaisie du symphoniste qui a disposé ses effets. On est saisi, en entrant dans le Grenier, de l’ensemble harmonieux qui s’en dégage. On se sent là en plein moderne, à cent lieues, au-dessus, des arrangements vulgaires et des idées courantes.

Et, quand le salon fut digne de les recevoir, les élus reçurent cette invitation concise :

Le grenier de Goncourt ouvre des dimanches littéraires, le dimanche, 1er février 1885. Il sera honoré de votre présence.

Depuis ce temps-là, les réunions ne se sont point interrompues. L’élément jeune des lettres y est surtout représenté ; car, des anciens amis du temps de Flaubert, beaucoup sont morts, d’autres sont éloignés, quelques-uns, vieillis, digèrent leur gloire et leurs places au coin du feu et ne sortent plus d’eux-mêmes. Le Grenier est donc surtout une réunion d’espérances où il est vraisemblable que se recrutera plus tard l’Académie de Goncourt.

Car une indiscrétion révélait au public, en 1882, que M. Edmond de Goncourt, conformément au projet arrêté avec son frère, avait, par disposition testamentaire en due forme, institué une académie littéraire[8]. Elle devait se composer de dix écrivains dont il voulait assurer l’indépendance. Ils étaient désignés, une première fois, par lui, devaient, à chaque extinction, se recruter eux-mêmes dans la suite, et recevoir une pension annuelle de six mille francs. Le prix des collections, la fortune personnelle des deux frères, le profit à tirer de leurs œuvres serviraient à doter cette institution et, comme le produit, à la date de l’ouverture du testament, ne serait sans doute pas suffisant, les intérêts des sommes recueillies devraient être capitalisés pendant quatorze ans, à partir de la mort du testateur.

Nous n’avons aucune donnée certaine sur ces dispositions qui sont peut-être déjà modifiées dans la forme, mais la divulgation de ce projet souleva, dans la presse, un grand mouvement d’opinion en sens divers. Les noms des écrivains qu’on assurait devoir en être : Th. Gautier, Flaubert, Veuillot, Vallès, Paul de Saint-Victor, MM. Barbey d’Aurevilly, Zola, A. Daudet, Th. de Banville marquaient pourtant que le choix avait été fait sans prévention et que le testateur n’avait pas eu d’autre but que d’honorer les lettres, en dehors de toute préoccupation d’école et de moyens. En effet, Th. Gautier, P. de Saint-Victor, L. Veuillot, M. Th. de Banville n’ont jamais passé pour des écrivains naturalistes — tant s’en faut — et M. Barbey d’Aurevilly surtout est leur adversaire déclaré.

J. Vallès aigri, se détournant de l’indépendance qui lui était offerte si noblement, sans conditions et sans réserve, vit rouge et, repris par un accès de fureur, accumulant injures et accusations, il écrivit cette diatribe, dans le numéro du Réveil du 3 juillet 1882 :

LES DIX.

Paris littéraire n’est pas encore revenu de l’impression de stupeur qu’a produite la divulgation du secret académique d’Edmond de Goncourt.

Comment, il se moque de l’académie des Quarante et il veut fonder l’académie des Dix… Il offre une prime à la servilité. Il présente la pâtée des chiens aux loups. Il noue son bouchon de paille à la queue des pur-sang, il émascule les forts, il abailardise les virils, il promet le repos, la paix à qui a besoin, pour avoir du feu et du sang, de traverser mille aventures basses ou nobles, d’avoir souffert mort et passion.

À ce capitaine des idées qui s’appelle l’écrivain, il faut, pendant ses années de conscrit, le lit dur, le rata maigre, le jeûne même et la nuit à la sale étoile, passée avec des souliers troués dans la boue… La misère est la grande nourrice ! — je devrais dire la souffrance !

… Qu’est-ce donc que ce legs-là, sinon la queue dorée d’une opinion vieillotte et rancie ! Je n’avais pas besoin de savoir que M. de Goncourt était un admirateur du dix-huitième siècle, un suranné galant de Marie-Antoinette. Je l’aurais certes deviné.

Il semblerait qu’il croie que la littérature se transmet comme une couronne et qu’il y a une dynastie d’idées à défendre !… Allons donc ! le réalisme, le naturalisme crèveront après le classicisme et le romantisme. Ce serait à cracher sur la littérature si la Révolution ne l’emportait pas dans son torrent.

Une façon d’écrire serait immobilisée, sanctifiée !

Qu’on me ramène aux Quarante !!

Jules Vallès.
  1. Je tire des rayons, un peu au hasard, des volumes sur lesquels M. Edmond de Goncourt a écrit les notes initiales suivantes, sous le curieux ex libris (les deux doigts de la main E. J.) dessiné par Gavarni et gravé par Jules :

    Conférences et détails d’administration de l’Académie royale de peinture et de sculpture, rédigé (sic) et mis en ordre par M. Hulst, année MDCCXLVIII, 1 vol. in-4o, mnsc. rel. pl. veau fauve.

    Trouvaille inespérable et inespérée faite chez le bouquiniste de l’arcade Colbert. C’est le volume des conférences de l’Académie de Peinture pour l’année 1748 contenant la précieuse vie de Watteau par le comte de Caylus, qui avait échappé aux recherches des éditeurs des Mémoires de l’Académie. Indépendamment des vies de Lesueur, le Lorrain, Trémolière, etc., ce volume contient plusieurs morceaux inédits dont un journal abrégé des séances de l’Académie est des plus curieux pour la connaissance de l’histoire intérieure du vieux corps académique… Et d’où venait ce manuscrit ? — De la bibliothèque d’un portier achetée par un ferrailleur nommé Chambe, ayant son antre de ferraille rue de l’École Polytechnique et qui fit de cette bibliothèque de portier près de 12,000 francs. — E. de G.

    Vie de François René Molé, comédien français, à Paris, chez Desenne… Martinet, imprimerie de Chaignieau aîné, an XI, 1803, in-12

    Note copiée sur un exemplaire de M. Ménétrier relative à la mort de Molé (p. 215). « Ce fut avec la nommée Pouple, belle brune qui demeurait au Palais Royal, à l’entresol du no , au-dessus duquel était une maison de jeu. Elle tenait sa porte entr’ouverte et les joueurs heureux lui portaient volontiers leur offrande. Il paraît que Molé était habitué à cette fille. Dublin lui dut aussi sa fin. Je l’ai connue ; elle était fort attrayante et avait des manières fort supérieures au reste de ses camarades. »

    Restif de la Bretonne. Monsieur Nicolas, 14 vol. in-12, impr. à la maison, 1794.

    Le plus complet déboutonnage du moi intime en littérature. Curieuse dissection du jouisseur au xviiie siècle.

    Journal de la Société républicaine des arts séante au Louvre, rédigé par Détournelle, architecte, fascicules in-8o qui paraissaient en l’an II (1794).

    Journal très rare où les hommes de la République proclament officiellement que, dans les arts, le talent n’est rien, où Dufournel déclare (p. 32) que la perte du bras droit pour un peintre n’a pas d’importance. — E. de Goncourt.

    Têtes à prix, suivi de la liste de toutes les personnes avec lesquelles la Reine a eu des liaisons de débauches ; par ordre exprès de l’assemblée des Feuillants, pl. in-8o, Paris, Pierre sans Peur, 1792.

    Pamphlet imbécilement enragé, primant le meurtre et donnant, à la plume levée, 35 noms d’hommes ou de femmes avec lesquels la reine Marie-Antoinette aurait eu des relations de débauche. Ah ! la Révolution, les hommes de ce temps peuvent la blanchir ! mais j’espère que plus tard, un homme à l’indignation de talent — peut-être, hélas ! quand la grande France ne sera plus, de par la queue des hommes de 89 — apprendra au monde ce qu’il y a dans cette révolution à la fois de calomnies de portiers et de férocités homicides de garçons bouchers. — E. de G.

    Catalogue d’une collection précieuse de tableaux du cabinet de la citoyenne veuve Lebas-Courmont, la jeune, par A. J. Paillet, à Paris, chez A. J. Paillet, an III de la République, in-8o.

    Précieuse plaquette provenant de la bibliothèque de M. Clément de Ris, qui avait écrit sur un feuillet de garde : Cette vente fut faite le 26 mai 1795. Les prix sont marqués en assignats. Mme de Courmont est morte en 1829. J’ai payé cet exemplaire 35 fr. dans une vente publique. J’ignorais avoir pour concurrent Goncourt lui-même qui désirait acquérir cette plaquette insignifiante pour moi, et qui avait, pour lui, la valeur d’un souvenir de famille. » Et M. Edm. de Goncourt ajoute : Catalogue de ma grand’mère maternelle, Mme Lebas de Courmont, payé 83 francs à la vente du comte Clément de Ris, faite en février 1884. À l’exception de l’exemplaire de famille, conservé chez mes petits-cousins de Courmont, c’est le seul exemplaire que je crois exister. — E. de G.

    Le catalogue Lebas-Courmont porte le no 1957 dans la Bibliographie des Ventes de Duplessis.

    Michelet, ma jeunesse, 1 vol. in-12. Paris, Calmann-Lévy, 1884.

    Exemplaire lavé et encollé, à défaut de papier extraordinaire. Exemplaire dans lequel j’ai intercalé un devoir de Michelet, corrigé par Villemain, devoir qui m’a été donné par Madame Michelet. — E. de G. Michelet, de son écriture d’homme, a daté lui-même ce devoir : « octobre ou novembre 1845 ». C’est une dissertation française sur cette matière : Marius entre dans le camp de Cinna. Michelet a ajouté : M. Villemain m’encouragea vivement et je pris confiance.

    L’exemplaire des Misérables offert par Victor Hugo s’ouvre par ces lignes manuscrites : « À Messieurs Edmond et Jules de Goncourt. Gemmis pro pluribus, istum (sic) do saxum. — H. H. avril 1866.

    Les éditions originales des jeunes, emboîtées dans des Bradel rouges, renferment presque toutes, outre les hommages, quelques pages du manuscrit des auteurs. Voici le Mariage de Loti avec la suscription : M. E. de Goncourt, une grande admiration — Pierre Loti. Il contient un feuillet autographe, numéroté 353. C’est une lettre, en malais et en français, de Rarahu à son amant.

    Je tombe enfin sur un lugubre souvenir du pauvre Robert Caze : son dernier livre Grand’Mère, 1 vol. in-12, Paris, Tresse et Stock, 1886. L’exemplaire sur Hollande, no 3, porte en tête cet hommage imprimé : « À Edmond de Goncourt, au parfait gentilhomme de lettres, au représentant le plus sincère de la probité artistique, je dédie cette étude simple de la vieille femme. » Et M. de Goncourt ajoute : Ce livre à moi dédié par Robert Caze mourant d’un bêta de coup d’épée, m’a été apporté par un ami du pauvre garçon qu’il avait chargé de l’excuser près de moi de n’avoir rien écrit sur le livre, parce qu’il n’en avait plus la force. C’était la veille de sa mort.

    Lire, relire la description de la Bibliothèque dans la Maison d’un artiste. Depuis 1870, l’accroissement a porté principalement sur les albums et les objets du Japon. Le Japon a bénéficié de tous les gains littéraires de M. E. de Goncourt.

  2. La Maison d’un artiste, t. I, p. 346.
  3. La Maison d’un artiste, t. I, p. 28, et t. II, p. 113.
  4. Idées et Sensations, p. 15.
  5. En 18, éd. Dumineray, p. 124.
  6. La Maison d’un artiste, t. II, p. 264. — On conteste beaucoup à M. de Goncourt l’assertion que, sauf pour les laques, la belle époque de l’art japonais se limitant entre les dernières années du dix-huitième siècle et les vingt premières du dix-neuvième, tout ce qui précède ne provient que de l’inspiration chinoise. Ces questions n’auront une solution que quand de nouveaux termes de comparaison et des documents plus nombreux seront venus en Europe et auront été l’objet d’analyses esthétiques et de traductions avérées.
  7. La Faustin.
  8. Dans la pensée des deux frères, il s’agissait non pas de créer une académie, mais simplement de donner la vie matérielle à des hommes de lettres qui pourraient ainsi ne faire que de l’art. Un article formel excluait les grands seigneurs et les hommes politiques. Le mot académie qui s’impose aujourd’hui est donc tout à fait impropre et faux.