XXIV

Le siège de Paris et la Commune. — Catalogue des œuvres de Watteau et de Prud’hon.

La déclaration de la guerre à l’Allemagne, notifiée le 15 juillet 1870, suivit de quelques jours la mort de Jules. Edmond, qu’un de ses parents avait entraîné à Bar-sur-Seine, rentra à Paris, dans la maison d’Auteuil que Jules avait habitée fort peu de temps. Elle était restée dans le désordre de l’emménagement ; les meubles n’avaient pas leur place, les cadres retournés, les cartons de dessins et d’estampes gisaient aux pieds des murs, et les livres, ficelés en paquets, étaient empilés au rez-de-chaussée.

Quand, après la capitulation de Sedan, on entrevit pour Paris la menace d’un siège, les justes inquiétudes pour les richesses d’art qu’il avait laborieusement accumulées vinrent s’ajouter à la tristesse d’Edmond et aux douleurs patriotiques dont tous les Français étaient frappés ensemble. Gustave Flaubert, du Croisset, lui écrivait alors :

Mon cher Edmond,

Si je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, c’est que je vous croyais d’abord en Champagne, puis je ne sais où, depuis la guerre.

Quel renfoncement, hein ? Mais nous allons nous relever, il me semble.

Je ne fais rien du tout. J’attends des nouvelles et je me ronge, je me dévore d’impatience. Ce qui m’exaspère, c’est la stupidité des autorités locales !

Mes pauvres parents de Nogent nous sont arrivés ici, et mon toit abrite maintenant seize personnes.

Je me suis engagé comme infirmier à l’Hôtel-Dieu de Rouen, en attendant que j’aille défendre Lutèce, si on en fait le siège (ce que je ne crois pas).

J’ai une envie, un prurit de me battre. Est-ce le sang de mes aïeux les Natchez qui reparaît ?… Ah ! bien heureux ceux que nous pleurons, mon pauvre ami !

Dès que tout sera fini, il faudra que vous veniez chez moi. Il me semble que nous avons bien des choses à nous dire ? et puis je suis si seul ! — Et vous donc !

Si vous le voulez, écrivez-moi et donnez-moi des nouvelles de vous et du reste.

Je vous embrasse très fort,
Gustave Flaubert.

Alors, dans les apprêts du siège, Paris prit une physionomie nouvelle et inattendue. Tout homme valide se fit soldat et la grande ville, comme une fourmilière inquiétée, fut enfiévrée par une activité singulière. L’étrangeté du spectacle auquel assistait Edmond de Goncourt lui fit rouvrir le cahier fermé depuis la mort de Jules, et il revint à l’habitude de fixer à la hâte, comme sur un cliché de collodion, les spectacles qui le frappaient. On a pu lire quelques-uns des extraits qui vont suivre dans un supplément du Figaro, mais la plupart sont absolument inédits et sont tirés de la partie du Journal qui ne sera donnée entièrement au public que vingt ans après la mort de l’auteur :

Dimanche, 28 août 1870. — Dans le Bois de Boulogne, là où l’on n’avait guère vu jusqu’ici que de la joie entre le vert des arbres, j’aperçois un grand morceau de blouse bleue : le dos d’un berger près d’une petite colonne de fumée blanchâtre et, tout autour de lui, des moutons broutant, à défaut d’herbe, le feuillage de fascines oubliées. Partout des moutons et, dans le creux d’un sentier, couché sur le côté, un bélier mort, la tête aux cornes recourbées tout aplatie, et d’où suinte un peu d’eau sanguinolente, élargissant, petit à petit, une tache rouge dans le sable, — pauvre tête que flaire, comme dans un baiser, toute brebis qui passe.

Dans les allées des calèches, de grands bœufs hagards et désorientés, vaguent par troupes. Un moment, c’est un affolement. Par toutes les percées, par tous les trous de la feuillée, l’on aperçoit un troupeau de cent mille bêtes éperdues se ruer vers une porte, une sortie, une ouverture, semblables à l’avalanche d’un fougueux dessin de Benedetto Castiglione.

Et la mare d’Auteuil est à moitié tarie par les bestiaux buvant agenouillés parmi les roseaux.

Mardi, 6 septembre. — Au dîner de Brébant, je trouve Renan assis tout seul, à la grande table du salon rouge et lisant un journal avec des mouvements de bras désespérés. Arrive Saint-Victor qui se laisse tomber sur une chaise et s’exclame : « L’Apocalypse… les chevaux pâles ! » Nefftzer, du Ménil, Berthelot, etc., se succèdent et l’on dîne dans la désolation des paroles des uns et des autres. On parle de la grande défaite, de l’impossibilité de la résistance, de l’incapacité des hommes de la Défense nationale. On stigmatise cette cruauté prussienne qui recommence Genséric. À quoi Renan dit : « Les Allemands ont peu de jouissances, et la plus grande qu’ils peuvent se donner, ils la placent dans la haine, dans la pensée et la perpétration de la vengeance !  » Et l’on remémore toute cette haine vivace qui s’est accumulée, depuis Davoust, en Allemagne, s’ajoutant à la haine léguée par la guerre du Palatinat et dont la colère expressive survivait dans la bouche de la vieille femme qui me montrait, il y a quelques années, le château d’Heidelberg.

Des choses du siège quelques-unes sont éparses dans la Maison d’un artiste. À la page 22 du tome I, l’auteur a raconté la décollation d’une poule blanche et les remords qui lui en restent. Le petit salon rouge d’Auteuil, rehaussé par ses bordures noires, sur les murs duquel vivent maintenant, d’une vie charmante et calme, les trois crayons de Watteau, les sanguines des Saint-Aubin et de Boucher, n’a pas conservé trace de l’exécution sanglante auxquels les obus prussiens qui arrachaient l’air d’un bruit strident faisaient un accompagnement tragique.

Samedi, 29 octobre. — Les guinguettes, les jeux de boule de Romainville sont fermés ; il n’y a plus, sur cette route aimée du Parisien que des chiens errants de toute race, lamentablement maigres, et tournoyant, comme affolés, à la queue les uns des autres.

Il pleut, et, au delà de la bande verte du champ que je traverse, j’aperçois ce qui est devant moi, avec les couleurs noyées et l’incertitude d’un paysage vu à travers la buée d’un carreau. Bientôt cependant, sortant de la bruine lointaine, à travers les hachures de la pluie, se dessinent des silhouettes étranges d’hommes et de femmes qui, en se rapprochant de moi, me semblent le défilé d’une Cour des Miracles ! C’est la rentrée des maraudeurs. Il y a toutes les laideurs habillées de toutes les fantaisies de la loque. On y voit des attelées d’hommes poussant de lourds chariots chargés de pommes de terre, à côté de petits enfants traînant quelque chose de vert dans une boîte à cigares attachée au bout d’une ficelle. On y voit, marchant courbées, ployées en deux, des femmes aux robes luisantes de pluie, les bas jambardés de boue jusqu’au derrière. Un y voit d’autres femmes qui, des retroussis de leurs cotillons s’étant fait des poches tout autour d’elles, mettent au jour de grands morceaux impudiques de chair. On y voit encore des fillettes qui, dans l’effort de porter un petit sac sur leurs têtes, montrent, tendu en avant, sous le placage de la robe mouillée, le dessin menu de leur petit ventre, de leurs cuisses frêles. Et un voyou qui semble avoir posé pour Gavarni dans une planche de Vireloque, ferme la marche, brandissant au bout de son bras levé en l’air, un long chat noir fraîchement écorché.

Mardi, 8 novembre. — Un ciel rose et les maisons serrées de l’autre rive, comme des blancs de dominos dans les masses violettes des arbres, et l’eau jaune avec un reflet du ciel qui la saumone, et l’île, en face, complètement rasée, avec un peu de bleuâtre dans la forêt de rejets de ses broussailles, et, d’un côté, le pont du chemin de fer d’Asnières, un fil noir dans l’air, et, de l’autre, le pont de Clichy, le tablier d’une de ses arches tombé dans l’eau. Et, dans ce paysage aux couleurs qui ne sont pas les couleurs d’un jour réel, mais des couleurs qui semblent des colorations d’opale et de nacre vues au crépuscule, — la prostitution se promène. Il y a de la femme à soldats de toutes les catégories et je marche derrière une créature à laquelle donne le bras un jeune lignard. Elle est en cheveux, les cheveux tignonnés en couronne ou plutôt en moule de pâtisserie en haut de la tête. Elle a une robe de laine noire à longue queue dont la taille est sous les seins, avec une pèlerine à la ruche lui remontant sur les épaules. Elle porte un foulard blanc au col et un panier de paille noire à la main. C’est la tenue distinguée de la fille de maison à l’usage des militaires, en l’an de grâce 1810.

Mercredi 9 novembre. — « Hugo ! » — C’est Nefftzer qui m’a entraîné ce soir dans la cave de Frontin et qui parle : — « Hugo, je l’ai beaucoup pratiqué à la Conciergerie en 1852, quand il venait tous les jours dîner avec ses fils et Vacquerie. Proudhon et un autre de mes amis s’étaient rationnés à des dîners qui coûtaient dix sous. Notez que, pour ces dix sous, on avait trois plats, mais quels plats ! On avait du vin, mais quel vin ! Moi, je fais la distinction des bonnes et mauvaises choses, mais je me résigne aux mauvaises. Lui, Hugo, rien ! Je me rappelle un jour où il avait été en retard et où nous ne l’attendions plus. Nos restes avaient été jetés dans un coin : un infâme arlequin, un mélange de choses comme de la blanquette de veau et de la raie au beurre noir. Eh bien ! Hugo s’est jeté là-dessus. Nous le regardions avec stupéfaction, et vous savez qu’il mange… comme Polyphème !

Ce que Proudhon pensait d’Hugo, bah ! vous le demandez ! — Il avait pour lui le mépris qu’il aurait eu pour un musicien ! »

Il est dix heures et demie, et, selon l’ordonnance de la Défense nationale, un garçon éteint le gaz et apporte une chandelle sur la table. Le sous-sol a pris la physionomie d’un de ces cafés souterrains où j’ai soupé à Berlin.

« Moi, je suis Germain, — reprend Nefftzer — complètement Germain ; je défends seulement la France par devoir, mais je ne m’abuse pas. Le jour n’est peut-être pas loin où vous reverrez une république phocéenne, un grand duché d’Aquitaine, un grand duché de Bretagne ! »

Et, dans l’obscurité, de cette grosse face jordanesque, rougeoyante de la lumière crue de la chandelle qui en fait saillir la chair épaisse et les verrues, de ce baragouin par moment incompréhensible, de cette parole rétive qui sort comme d’éructations, s’échappent des observations, des pensées pleines de profondeur, des ironies, des paradoxes presque de génie. Et il finit en déclarant tout haut que M. de Bismarck est le premier des hommes d’État de tous les temps, se demandant toutefois s’il eût fait d’aussi grandes choses s’il avait rencontré les difficultés et les circonstances contraires que trouva Pitt.

Lundi, 14 novembre. — Aujourd’hui, je pousse devant moi et vais à l’aventure par des chemins déserts, à travers la banlieue abandonnée. Ce ne sont que maisons à la grille laissée grande ouverte par la visite d’un franc-tireur, maisons aux carreaux cassés d’où volètent, au dehors, des lambeaux de petits rideaux tout grippés par la pluie. Ici pendent sur le trou d’une porte absente, les brindilles d’une plante grimpante, là le vide de la niche d’un chien garde le vide d’une vacherie délaissée. Mais, parmi toutes ces bâtisses, il en est une qui me parle, je ne sais pourquoi. Une bâtisse fabriquée avec des démolitions de toutes les sortes et de toutes les époques, une bâtisse où l’on sent qu’un étrange et cocasse Parisien, après en avoir été l’architecte, y a pris ses invalides. Je pénètre dans la cour tout encombrée de choses hétéroclites, parmi lesquelles je distingue une baignoire d’enfant et un immense chapeau de paille, un chapeau de philosophe champêtre, un chapeau d’inventeur. Une moitié de vieille porte Louis XV m’introduit dans l’unique pièce du rez-de-chaussée : les meubles sont en bouillie, un buffet éventré n’a plus, des panneaux qui le formaient, que des filandres de bois pendant comme des ficelles. Chose touchante, au milieu de la dévastation qui a fait rage dans ce pauvre logis, dans un coin, sur une chaise, la seule restée intacte, est posé à plat, entr’ouvert, un vieux livre à tranche rouge, le livre tel qu’il a été laissé par le propriétaire après sa dernière lecture.

Samedi 31 décembre. — J’entre chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Je vois toute sorte de dépouilles bizarres. Il y a au mur, accrochée à une place d’honneur, la trompe du jeune Pollux, l’éléphant du Jardin d’acclimatation, et, au milieu de viandes indevinables et de cornes excentriques, un garçon offre aux clients des rognons de chameau.

Le maître-boucher pérore au milieu d’un cercle de femmes : — « C’est quarante francs la livre pour le filet et pour la trompe… Oui, quarante francs !… Vous trouvez cela cher, Mesdames, mais je vous donne ma parole que je ne sais comment je vais m’en tirer… Je comptais sur trois mille livres, et Pollux n’a produit que deux mille trois cents… Les pieds, vous me demandez le prix, c’est vingt francs ! — Ah ! permettez-moi de vous recommander le boudin ; le sang de l’éléphant, vous ne l’ignorez pas, c’est le sang le plus généreux ; son cœur, savez-vous, pesait vingt-cinq livres… et il y a de l’oignon dans mon boudin ! »

Mardi, 24 janvier 1871. — Chez Brébant, dans la petite antichambre qui précède le grand cabinet où l’on dîne, tout le monde comme brisé et épars sur le canapé, les fauteuils, parle à voix basse, ainsi que dans la chambre d’un malade, des tristes choses du jour et du lendemain qui nous attend. On se demande si Trochu n’est pas un fou. À ce propos Berthelot dit avoir eu communication d’une affiche imprimée, mais non affichée, destinée à la mobile, où Trochu parle de Dieu et de la Vierge, comme en parlerait un mystique… On se met à table ; chacun tire son morceau de pain… Un garçon place sur la table une selle de mouton.

— « Messieurs, dit Hébrard, regardant la chose, vous verrez qu’on nous servira le berger à notre prochain dîner ! »

— « Du chien ! Vous dites que c’est du chien, s’écrie Saint-Victor, avec la voix pleurarde d’un enfant en colère. — N’est-ce pas, garçon, que ce n’est pas du chien ? »

— « Mais c’est la troisième fois que vous en mangez ici, » lui jette quelqu’un.

— « Non, ce n’est pas vrai, reprend Saint-Victor. M. Brébant est un honnête homme, il nous préviendrait… Le chien est une viande impure — fait-il avec une horreur comique, — du cheval, du cheval, oui, mais pas de chien ! »

« — Chien ou mouton, s’écrie Nefftzer, la bouche pleine, je n’ai jamais mangé un si bon rôti… Mais si Brébant vous donnait du rat !… Moi, j’en ai mangé… c’est très bon… le goût est comme un mélange de porc et de perdreau ! »

Pendant cette dissertation, Renan, qui paraissait préoccupé, soucieux, pâlit, verdit, jette sa cotisation sur la table et disparaît.

Au temps du bombardement, des batteries prussiennes, établies sur les hauteurs de Clamart, avaient pris pour cible le dôme des Invalides qui, de là-haut — au dire de Th. Gautier — « se profilait sur le ciel gris, comme un casque de Sarrasin damasquiné d’or. » La région d’Auteuil, qu’habitait M. de Goncourt, se trouvait dans la ligne du tir ; sa maison et les voisines étaient devenues le rendez-vous d’obus de projection trop faible pour atteindre le but visé. La place devint intenable. M. de Goncourt écrivit alors à M. Ph. Burty :

17 janvier 1871.
Mon cher ami,

Tourneux m’apprend que vous êtes déménagé, famille et bibelots. Je vous félicite. Je suis moins heureux. Je reste dans l’ouragan des obus sans pouvoir prendre la résolution de déguerpir. Hier, le canon m’avait empêché de dormir toute la nuit, et j’étais encore dans mon lit, à onze heures, dans un engourdissement fatigué. Au milieu des tonnerres de la batterie Mortemart, je venais d’entendre du bruit au-dessus de ma tête et je croyais que Pélagie venait de déranger ou de laisser tomber quelque chose dans la chambre de mon frère, quand elle est entrée et m’a annoncé gaillardement qu’il venait de tomber un obus chez mon voisin, justement dans une chambre dont le mur est mitoyen. L’obus, ou plutôt deux fragments d’obus avaient percé le toit et étaient tombés dans une chambre où était couché un petit garçon que ses engelures empêchent de marcher. L’enfant n’a rien eu que la peur du plâtre tombé du plafond et même rien n’est cassé dans la chambre.

Tout à vous,
Edmond de Goncourt.

J’irai vous voir jeudi rue Vivienne. Du reste, d’ici là, peut-être une certaine batterie de la Porte jaune qui n’est pas démasquée, me forcera-t-elle à devenir tout à fait Parisien du centre.

En effet, M. Ph. Burty, obligé par les obus de quitter la rue du Petit-Banquier, avait trouvé un abri provisoire dans une maison réquisitionnée par la municipalité, à l’angle de la rue Vivienne et du boulevard des Italiens, au-dessus de la Librairie nouvelle. Une ou deux pièces de l’appartement demeuraient inoccupées. M. Burty les offrit à son ami qui s’empressa d’y transporter les maîtresses pièces de ses collections et ses livres les plus précieux. Ce fut là qu’il passa les derniers jours du siège et le temps de la Commune. Ceci explique le morceau suivant du Journal posthume :

Mardi, 23 mai 1871. — Il est à peu près six heures. Les Versaillais viennent de prendre la barricade de la rue Drouot, et, répandus en ligne sur le boulevard, ouvrent le feu dans la direction de la porte Saint-Denis. Voilà ce que j’ai sous les yeux, de la maison faisant l’angle de la rue Vivienne : De l’autre côté du boulevard, dans le moment complètement désert, il y a, étendu à terre, un homme dont je ne vois que les semelles de bottes et un bout de galon doré. Près du cadavre se tiennent un garde national et un lieutenant sur lesquels les balles des Versaillais font pleuvoir les feuilles d’un petit arbre, étendant ses branches au-dessus de leurs têtes. Un détail dramatique que j’oubliais : derrière ces deux hommes, dans le renfoncement d’une porte cochère fermée, une femme tient dans une de ses mains un képi, — peut-être le képi du tué. Au milieu de la terrible fusillade, le garde national, un gros homme aux gestes violents et parlant à la cantonade, semble demander aux Versaillais de relever le mort. Les balles continuent à faire pleuvoir les feuilles sur les deux hommes. Alors le garde national dont j’aperçois la figure rouge de colère, jette son chassepot sur son dos, la crosse en l’air, et marche sur les coups de fusil, l’injure à la bouche. Soudain, je le vois s’arrêter, porter la main à son front, appuyer une seconde cette main tenant son front contre un petit arbre, puis tourner sur lui-même et tomber sur le dos, les bras en croix. Le lieutenant, lui, était resté immobile, à côté du premier mort, tranquille comme un homme qui méditerait dans un jardin. Une balle qui avait fait tomber une branchette sur lui et qu’il avait rejetée d’une chiquenaude, ne l’avait pas tiré de son immobilité. Soudain, il eut un regard, un long regard jeté sur le camarade tué et sa résolution fut prise. Sans se presser, et comme avec une lenteur dédaigneuse, il repoussa derrière lui son sabre, se baissa et s’efforça de soulever le mort. Il était grand et lourd, le mort, et, ainsi qu’une chose inerte, échappait à ses efforts et s’en allait à droite et à gauche. Enfin, il le souleva, et, le tenant droit contre sa poitrine, il l’emportait, quand une balle fit tournoyer dans une hideuse pirouette le mort et le blessé qui tombèrent l’un sur l’autre.

Je crois qu’il a été donné à peu de personnes d’être, à deux fois, témoins d’un aussi héroïque et aussi simple mépris de la mort.

Réinstallé dans sa maison, après la Commune, M. de Goncourt dut faire réparer les dégâts assez graves qu’elle avait subis et s’occuper de son installation[1]. Il fit lentement le reclassement de ses livres et de ses collections. Croyant sa vie littéraire définitivement fermée, il ne songeait plus alors qu’à clore, sans le terminer, l’Art du dix-huitième siècle commencé avec son frère, et à vivre désormais dans le repos bien gagné d’un japoniste et d’un lettré. Son esprit, du reste, après les secousses qu’il avait traversées, ne lui paraissait plus apte à la gymnastique des idées et des phrases, et, tout entier au souvenir de Jules, il écrivait alors sur son Journal :

6 août 1871. — C’est particulier comme, dans les actes de la vie que je rêve la nuit, notre fraternité ne s’est pas dissoute. Il est toujours là, prenant la moitié dans les faits de mon existence imaginative, comme s’il vivait toujours.

Et il ajoutait quelques jours après :

Jeudi, 17 août. — Mon état est un grand déliement des personnes, et des choses. Les personnes qui me sont le plus sympathiques, je ne suis plus sûr de les aimer. Quant aux choses, elles ont perdu pour moi leur attraction. Un de ces jours derniers, sur le quai, un libraire m’a offert de voir un ballot de brochures sur la Révolution. Autrefois la nuit eût eu de la peine à me chasser de chez lui ; aujourd’hui, après en avoir regardé deux ou trois, j’ai dit au libraire que j’avais des courses à faire et que je reviendrais.

La cicatrice du cœur ne se fermait pas. La douleur distraite un instant par les malheurs du siège et de la Commune, s’exaspérait dans la solitude, et, bien que deux ans se fussent écoulés, il écrivait :

Samedi, 1er juin 1872. — Avec les années, le vide que m’a laissé la mort de mon frère se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m’attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J’ai un éloignement pour les hommes, pour la société. Et, par moments, je suis hanté de la tentation de vendre mes collections, de me sauver de Paris, d’acheter dans quelque coin de la France favorable aux plantes et aux arbustes, un grand espace de terrain où je vivrais tout seul, en désolé et farouche jardinier.

Il semble qu’un peu d’allégement se soit produit en 1873. À cette époque, en effet, sans s’imposer encore un travail de tête et d’imagination, M. de Goncourt coordonna et compléta des notes sur les œuvres de Watteau et de Prud’hon. Les catalogues de leurs dessins, de leurs peintures et de tout ce qui s’y rattache furent publiés en 1875 et en 1876.

Mais le renouveau définitif de l’esprit de l’écrivain et le retour au travail furent produits par une nouvelle secousse causée par la maladie. La note inédite que voici en fixe la date exacte :

Vendredi, 8 janvier 1875. — Depuis deux ou trois jours, je commence à revivre et ma personnalité rentre tout doucement dans l’être vague, fluide, vide que font les grandes maladies.

J’ai été bien malade. J’ai manqué mourir. À force de promener, le mois dernier, un rhume dans les boues et le dégel de Paris, un beau matin, je n’ai pu me lever. Trois jours je suis resté couché avec une fièvre terrible et une cervelle battant la breloque. Le jour de Noël, il a fallu aller à la recherche d’un médecin indiqué par le concierge de la villa. Le médecin m’a déclaré que j’avais une fluxion de poitrine, et m’a fait poser, dans le dos, un vésicatoire grand comme un cerf-volant. Et, depuis la visite du médecin, onze jours j’ai vécu sans fermer l’œil et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m’en empêcher.

Ce délire, c’était une espèce de course folle dans tous les magasins de bibelots de Paris où j’achetais tout, tout, tout… et l’emportais moi-même. Il y avait, dans mon esprit troublé, une déformation de ma chambre devenue plus grande et descendue du premier au rez-de-chaussée. Je me disais que c’était impossible et cependant je la voyais telle. Un jour je fus intérieurement très agité. Il me sembla que le sabre japonais qui est toujours sur ma cheminée n’y était plus. Je me figurai que l’on redoutait un accès de folie de ma part, que l’on avait peur de moi.

Dans ce délire toujours un peu conscient, l’homme de lettres voulut s’écrire, s’analyser. Malheureusement les notes que je retrouve sur un calepin sont complètement illisibles. Je ne puis en déchiffrer qu’une seule. — « Nuit du 28 décembre 1874. — Je ne sais plus, je ne peux plus dormir. Quand je le veux absolument et que je ferme les yeux, il se présente devant moi une feuille blanche avec un encadrement et une grande lettre ornée, une page toute préparée pour être remplie et qu’il faut que je remplisse absolument… et celle-ci écrite, une autre se présente, et encore une autre et toujours ainsi. »

Le retour au travail avait été naturellement provoqué par le retour aux sensations. Le journal, lui aussi, était souvent ouvert à cette époque :

Novembre 1876. — C’est bon, c’est fécondant pour les travaux d’imagination les courses que je fais dans la nuit tombée, avant dîner. Les gens qu’on coudoie, on ne voit pas leurs figures ; dans les boutiques, le gaz qui commence à s’allumer met une lueur diffuse où l’on ne distingue rien ; et la locomotion remue votre cervelle sans que les yeux soient distraits au milieu de ces choses endormies et de ces vivants à l’état d’ombres. Alors la tête travaille et enfante. Je vais aussi à travers le Bois, par la grande rue de Boulogne, et, regardant un moment dans la Seine le reflet de ce pauvre Saint-Cloud ruiné, je reviens.

Lentement alors, avec hésitations, abandons et retours fréquents, fut élaboré le premier des ouvrages d’imagination que M. Edmond de Goncourt ait écrit seul.

  1. Il écrivait, le 17 juin 1871, à Paul de Saint-Victor :
    Mon cher ami,

    Je me faisais une fête de dîner avec vous chez Brébant, mais le premier dîner tombe le 20 juin, un dur anniversaire pour moi et je ne me sens pas le courage d’aller m’asseoir entre vous.

    Oui, je dois me trouver heureux, dans l’effondrement et l’incendie presque universel d’Auteuil, d’avoir retrouvé ma maison, mais j’ai bien pour quatre ou cinq mille francs de réparations, avec une collection de morceaux d’obus et de bombes effrayante.

    Edmond de Goncourt.