G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 212-217).

XXV

La fille Élisa.

C’est un livre de vérité et de compassion qui a soulevé beaucoup de tempêtes et donné l’essor à de bien creuses déclamations. Il s’agit d’une étude sur la prostitution et sur le régime du silence absolu imposé aux prisonnières dans les maisons centrales. Inventé par l’américain Auburn, au commencement de ce siècle, mis à l’essai aux États-Unis, ce système barbare fut adopté en France, et il est maintenant en vigueur. Dans un nombre d’années limité, à des échéances qui peuvent, presque sûrement, être déterminées d’avance, ce mode de répression appliqué dans toute sa rigueur, amène chez les misérables qui le subissent, le ramollissement cérébral et l’imbécillité.

D’une visite que Jules et Edmond avaient faite ensemble à la maison centrale de Clermont, au mois d’octobre 1862, tous deux étaient revenus frappés par le triste spectacle qu’ils avaient eu sous les yeux. Sans dessein précis, ils s’étaient mis à feuilleter les livres des criminalistes, à étudier les questions pénitentiaires, à creuser autour, à amonceler des notes qui, dans leur esprit, n’avaient pas encore forme d’art quand Jules mourut. Edmond rouvrit le dossier et, remontant aux causes, il fut conduit impérieusement, par leur enchaînement, à créer une œuvre qui a tourné peu à peu à la monographie et dans laquelle l’action, presque nulle, laisse la part très grande au document et à la physiologie. Reproche-t-on à l’auteur d’avoir introduit la science dans l’art à dose très élevée, et étudié, avec trop de précision, dans son milieu obscur, le vice machinal, presque inconscient, où la tyrannie de l’éducation et de l’exemple, la toute puissance des milieux ont conduit le plus souvent ses victimes ? Il se dégage de la lecture de la Fille Élisa une profonde pitié. La visée morale est très apparente et, dans les descriptions techniques, l’auteur, domptant son émotion, emploie une modestie de facture et une réserve qu’ont dû lui reprocher bien durement ceux qui, alléchés par les promesses du titre, cherchaient seulement dans son livre de libidineuses descriptions.

L’écrivain fut le premier à souffrir de son œuvre ; il ne parle jamais qu’avec tristesse et dégoût des bas-fonds où il dut s’embourber pour pénétrer dans les dessous de son sujet. On lira dans ses mémoires posthumes inédits :

Vendredi, 20 novembre 1874. — Par le vent froid qu’il fait ce matin, en montant vers Saint-Cloud pour gagner Versailles, dans l’excitation d’une marche presque courante, mon roman (la Fille Élisa) commence à prendre une apparence de dessin dans ma cervelle. Je me résous à mettre dans le renfoncement et le vague d’un souvenir toutes les scènes de bordel et de cour d’assises que je voulais peindre dans la réalité brutale de la mise en scène ; et les trois parties de mon roman se condensent en un seul morceau.

Dimanche, 22 août 1875. — Aujourd’hui je vais à la recherche du document humain aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais, avec notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, combien le vilain et laid document avec lequel nous avons construit nos livres nous a coûté.

Ce métier d’agent de police consciencieux du roman populaire est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d’essence aristocratique. Mais l’attirant de ce monde neuf qui a quelque chose de la séduction d’une terre non explorée pour un voyageur, puis assez vite la multiplicité des observations et des remarques, l’effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d’un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l’observateur et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son observation.

Donc M. Edmond de Goncourt qui fait profession, dans la vie, des délicatesses les plus subtiles, des raffinements les plus rares, n’est descendu dans le cercle dantesque où se meut l’ignominie bestiale de la prostituée qu’en crispant ses muscles pour dompter ses répugnances. Il n’en est pas moins demeuré, sous une forme sévère, impitoyable pour la vérité, et, s’il est sorti de là « un livre d’abjection, » comme on l’a dit, M. Edmond de Goncourt n’en avait pas moins le droit d’affirmer qu’il l’avait conçu « dans un sentiment de curiosité intellectuelle et de commisération pour les douleurs humaines. » Pascal a écrit : « Je blâme également et ceux qui prennent le parti de louer l’homme et ceux qui le prennent de le divertir, et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » La Fille Élisa semble née sous l’égide de cette pensée.

Les amis de l’auteur ne s’y trompèrent pas, et, le lendemain du jour où il fit la lecture de son manuscrit à M. et à Mme Daudet, il reçut de son ami les lignes que voici :

(Janvier 1877).

Ami Goncourt, pas de papier ! Je vous écris sur une carte. La nuit a passé sur mon impression et, au lieu de me refroidir, m’a monté et chauffé en diable. Ce que vous nous avez lu de votre livre est beau, complètement beau. Allez-y ! et ne vous laissez plus distraire par rien d’étranger à Élisa. Ma bourgeoise est très exaltée, et, de chez vous au Marais, hier, on en a dit du mal de l’homme d’Auteuil, dans la petite voiture.

Julia persiste à trouver que votre arrivée, à la fin, gâte le beau paysage crayeux. Vous verrez ça quand le livre sera fini. Ce qu’il faut, c’est garder le paysage et cette agonie aux lèvres gonflées de mots qui ne sortent pas. Je vous serre la patte avec amitié et très grand respect, car elle tient un fier morceau de porte-plume.

Alphonse Daudet.

Mais le livre que l’auteur avait conçu chaste et sévère, qu’il avait pris soin d’expliquer dans une préface, qu’il avait refusé de donner par morceaux, suivant sa coutume, dans la presse quotidienne[1], lui échappa complètement, à partir du jour de la publication. Le Nain jaune qui, en dehors de l’auteur, avait jugé bon d’offrir la Fille Élisa en prime à ses abonnés, pour mieux hameçonner ses lecteurs, fit précéder l’envoi du livre par un éreintement pudibond. Le Gaulois se voila la face et M. Edmond Tarbé termina son article par cette déploration mélancolique sur un livre qu’il daignait appeler pourtant une curiosité intellectuelle :

« Sur l’exemplaire de son livre qu’il nous a envoyé, M. de Goncourt a écrit : Hommage sympathique de l’auteur.” Après quoi il a signé.

« Certes, jamais M. de Goncourt n’a eu davantage le droit de compter sur une plus grande réciprocité de sympathie que celle que nous lui avons vouée. Son caractère et son talent sont, pour nous, l’objet d’une estime toute particulière. Il est un des hommes qui honorent le plus notre profession et dont la juste gloire est la moins contestée. C’est pourquoi il nous permettra de nous affliger plus que tout autre de l’erreur où l’a entraîné sa passion de peintre et de moraliste, et c’est pourquoi il comprendra l’ardeur de la protestation que nous publions ici.

« Venant de tout autre que lui, le nom de la Fille Élisa n’eut pas même été prononcé dans ce journal. Écrit par cette plume vaillante et loyale, il est un danger que nous avons considéré comme un devoir de signaler. C’est encore lui rendre honneur que de lui témoigner noire indignation ! »[2]

Mais le journal le plus profondément atteint dans ses sentiments de modestie, de retenue et de pudeur fut le Tintamarre. Dans le numéro du 1er avril 1877, un honnête bibliothécaire, caché sous un pseudonyme, publia, dans une forme que ne rachète ni l’esprit de l’article, ni les intentions de l’écrivain, une parodie intitulée : La Fille Élisabeth, un chapitre du roman de l’année prochaine.

Cet article fit esclandre, par hasard, et plus de bruit que n’en demandait l’auteur. M. de Cassagnac qui passait, en ce temps-là, en Cour d’assises, dit charitablement, dans sa défense, qu’il lui semblait singulier qu’on l’amenât devant le jury pour insulte aux ministres alors qu’on laissait impuni l’auteur de la Fille Élisabeth qui outrageait si impudemment les mœurs.

Cette désignation retentissante fut relevée. Elle provoqua les poursuites du parquet. Le gérant du Tintamarre et l’auteur furent condamnés par le tribunal correctionnel de la Seine à cinquante et à cent francs d’amende. Comme, en vertu de la loi de 1868, cette condamnation entraînait implicitement la déchéance des droits politiques, les condamnés firent grand tapage autour de leur aventure. Ils adressèrent une supplique aux membres de la Commission parlementaire chargés de reviser la loi sur la presse.

M. de Goncourt, lui aussi, put craindre d’être inquiété et il écrivait, en ce temps-là, à M. Alphonse Daudet :


27 avril 1877.
Cher ami,

… Vous savez peut-être que le Tintamarre a mis en campagne tous ses légistes pour me faire poursuivre. Il serait curieux que le ministère, pour tenir la balance de la Justice égale, ayant poursuivi un journal républicain, poursuive, après, le livre d’un monsieur présenté comme un familier de Compiègne là ousque il n’a jamais mis les pieds, pas plus qu’aux Tuileries. Enfin, en ce temps où la politique se glisse dans tout, ça n’est pas invraisemblable !

Tout à vous deux de cœur,
Edmond de Goncourt.

Les journaux prirent fait et cause pour ou contre l’auteur de la Fille Élisabeth ; et la Fille Élisa de M. de Goncourt, qui ne tenait que de très loin à ces débats, devint un peu — comme l’avait été, douze ans avant, Henriette Maréchal — une plate-forme pour les récriminations passionnées et les duels de plume.

  1. Nous relevons dans le Journal posthume inédit la note suivante :

    Samedi, 30 janvier 1877. — Une chose dure et qui m’a été bien pénible aujourd’hui, ç’a été de signer, à la place habituelle où étaient Edmond et Jules, de signer d’un seul nom un livre sous presse.

  2. Gaulois, 28 mars 1877.