G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 176-190).

XXII

Mort de Jules.

Le travail régulier, la production incessante des Goncourt laissaient peu de place aux événements extérieurs. La vie des deux frères, sauf quelques courts voyages et quelques haltes fort brèves entre deux livres, à la mer ou dans la forêt de Fontainebleau, s’est passée tout entière dans l’appartement qu’ils avaient choisi au temps de leurs débuts littéraires et que leur ami, M. Ph. Burty, qui en connaissait bien le chemin, a décrit dans le bel article du Livre, sur la Maison d’un artiste : « Au quatrième du no 43 de la rue Saint-Georges, au fond de la cour, la vieille bonne qui a dû servir de maquette pour Germinie Lacerteux vous faisait entrer dans cette petite antichambre qu’ornait une grande réduction aquarellée et gouachée anciennement, d’après un Rubens violent, le Bonaventure du musée de Grenoble. La salle à manger était tendue de ces panneaux qui tendent aussi la salle à manger de la Maison d’un artiste… Là étaient accrochés des dessins du plus haut choix, entre autres de J. M. Moreau, la Revue du Roy dans la plaine des Sablons, délicieux lavis dont la gravure a popularisé la large mise en scène, les épisodes coquets, les détails précis… Dans un assez grand salon — c’était l’âge d’or, le loyer ne dépassait guère douze cents francs ! — s’étalait ce meuble de Beauvais, du salon actuel, la suite des Fables de La Fontaine, d’après Oudry, dans ses bordures originales en bois doré, sculpté, ajouré, ciselé. Au mur, de grands dessins choisis parmi les Boucher et les préparations de La Tour. Au milieu, la cheminée sur le rebord de laquelle une aquarelle d’Edmond nous a montré des pantoufles et des chaussettes écossaises au bout de jambes qui font la barre fine d’un V dont le corps déjà dodu de Jules, fumant sa pipe, enfoncé dans une bergère à housse en coutil rayé, forme la barre forte. Cette cheminée supportait une Nymphe assise de Clodion, en terre cuite, et des flambeaux en bronze d’un modèle unique. Puis, dans les angles, ces deux hauts vases en biscuit de Sèvres dont je n’ai jamais revu non plus le modèle, d’un blanc qui fait penser à une neige tassée, durcie et coupée au canif, et qui, dans leur grâce rococo, semblent être sortis des mêmes tombeaux que les figurines de Tanagra…

« Il fumait beaucoup, Jules, et de gros cigares très forts. Il paressait beaucoup aussi. Quand j’entrais dans la chambre d’Edmond, qui était le cabinet de travail, je rencontrais presque toujours le dos d’Edmond courbé sur la table tout éclairée par un jour de cour, et Jules était sur le lit plat et lardé de coups de fleurets, fumait, feuilletait des brochures, ou, les sourcils un peu froncés, laissait la rêverie brouiller le bleu sombre de ses yeux de myope… »

De 1867 à 1870, les deux frères traînèrent une vie misérable. Ils étaient tous les deux malades et continuaient pourtant leur tâche d’écrivains, avec une force de volonté, avec une ténacité admirables. Au commencement de juin 1870, Jules s’alita ; une lésion à la base du cerveau se produisit et détermina une phthisie galopante. Edmond, dans la Maison d’un artiste, a raconté son agonie : « Je le revois, mon bon et joli frère, quand je le relevai et que je l’interrogeai, et que je lui parlais sans qu’il eût l’air de m’entendre et que je lui demandais s’il ne me reconnaissait pas, et enfin qu’il me répondait par un gros rire moqueur qui semblait dire : “Crois-tu cela possible ?”

« Puis, quelques instants après, ce cri qui n’avait rien d’humain, et ces convulsions pendant deux heures, où la sueur froide de sa tête appuyée contre ma poitrine traversa mes habits, ma chemise. Et enfin cette agonie de cinq jours sans reprendre connaissance.

« C’étaient des élancements qui ressemblaient à des tentatives d’envolées d’oiseau blessé ; c’étaient, sous ses draps, des blottissements épouvantés devant des visions auxquelles, une fois, il cria de sa parole retrouvée : “Va-t-en !” c’étaient des tendresses de corps pour d’autres visions qu’il appelait de ses mains tendues, leur envoyant des baisers ; c’étaient des sonorités de phrases tumultueuses, jetées avec l’air de tête, le ton ironique, le sifflant mépris d’une intelligence hautaine qui lui était particulier, quand il entendait une stupidité ou l’éloge d’une chose inférieure. Un suprême rêve délirant dans lequel revenaient, par moments, la mimique de son existence vécue, l’action de soulever des altères, avec lesquels je fatiguais ses derniers jours, le geste de mettre son lorgnon, et le simulacre de faire son métier, d’écrire sur une feuille de papier.[1]

« Et, à mesure que les jours, les heures passaient, — encore vivant, déjà il n’était plus mon frère, — ses yeux profonds, larmoyants, ténébreux, son teint enfumé et doré, le sourire indéfinissable de ses lèvres violettes, lui donnaient une ressemblance troublante avec une figure mystérieuse et non humaine du Vinci que j’avais vue en Italie, dans un coin noir de je ne sais quel tableau, de quel musée.

« Le pauvre cher enfant mort, cette expression disparut ; il lui remonta alors sur la figure, une tristesse terrestre que je n’ai encore vue sur la face d’aucune personne morte. Sur ce jeune visage on croyait voir, au delà de la vie, le désolé regret de l’œuvre interrompu. »

Jules mourut le 20 juin 1870.[2]

Dans le premier mouvement de sa douleur, quelques instants après l’événement, Edmond de Goncourt écrivait à son ami Ph. Burty :

Cher Burty,

Je viens de faire la dernière toilette au cadavre de mon frère, lavé de mes larmes.

Il est mort après une agonie de quatre jours, commencée par une terrible crise, terminée — Dieu merci ! — par un dernier soupir semblable à l’endormement d’un petit enfant.

Je vous embrasse.

Edmond de Goncourt.

L’enterrement, au cimetière Montmartre, eut lieu le surlendemain. Th. Gautier l’a raconté dans l’article nécrologique qu’il écrivit, le lundi suivant, dans le Journal officiel : « Jamais plus navrant spectacle n’a affligé nos yeux. Edmond, dans sa stupeur tragique, avait l’air d’un spectre pétrifié et la mort qui, ordinairement, met un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller comme un autre, et qu’en mourant il commettait presque un fratricide. Le mort, dans son cercueil, pleurait le vivant, le plus à plaindre des deux, à coup sûr.

« Nous avons suivi à toutes les stations de la voie douloureuse, ce pauvre Edmond qui, aveuglé de larmes et soutenu sous le bras par ses amis, butait à chaque pas, comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans un pli traînant du linceul fraternel. Comme ces condamnés qui se décomposent dans le trajet de la prison à l’échafaud, d’Auteuil au cimetière Montmartre, il avait pris vingt années, ses cheveux avaient blanchi ! On les voyait — ce n’est pas une illusion de notre part, plusieurs des assistants l’ont remarqué — se décolorer et pâlir sur sa tête à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte basse où se dit l’éternel adieu. C’était lamentable et sinistre, et jamais convoi ne fut accompagné d’une désolation pareille. Tout le monde pleurait ou sanglotait convulsivement[3] et cependant ceux qui marchaient derrière ce corbillard étaient des philosophes, des artistes, des écrivains faits à la douleur, habitués à maîtriser leurs âmes, à dompter leurs nerfs et ayant la pudeur de l’émotion. »

Un membre de sa famille voulut éviter à M. Edmond de Goncourt le retour immédiat dans la maison d’Auteuil et l’entraîna chez lui, à Bar-sur-Seine.

Dans le premier moment de stupeur, en recevant le billet navrant qu’on a lu plus haut, M. Burty, pour apprendre la nouvelle aux lecteurs du Rappel, avait publié simplement les quelques lignes tout intimes qu’il avait dans les mains. M. E. de Goncourt en fut d’abord contrarié :

Bar-sur-Seine, 28 juin 1870.
Mon cher Burty,

Je vous écris pour que vous ne pensiez pas que je garde le moindre sentiment de fâcherie de la publication de la lettre. Je vous sais trop mon ami pour n’être pas persuadé que vous seriez désolé de faire la moindre chose qui pût m’être désagréable. J’aurais mieux aimé que ce mot qui avait, hélas ! le dramatique d’une terrible émotion, ne fût pas livré au public, mais les gens qui me connaissent savent, je crois, assez combien ma douleur est profonde et sincère pour chercher à l’ébruiter dans un journal…

Connaissez-vous un peu intimement Lalanne ? Je voudrais qu’il me fît un dessin, un fusain, du fond de mon jardin, de ce coin que ses derniers jours affectionnaient et où le mourant promenait ses tristes regards sur les grands arbres habillés de lierre, les iris, le petit rocher, le dauphin de porcelaine de Saxe… Vous concevez que j’abandonne la maison charmante et maudite.

Je vous embrasse, mon ami. Présentez mes tristes amitiés à votre femme.

E. de Goncourt.

Victor Hugo, quand il apprit la mort de Jules, s’empressa d’écrire à Edmond :

H. House, 25 juin 1870.
Monsieur et cher confrère,

Pourquoi vous écrire ? — Pour vous dire qu’on souffre avec vous, car, au delà de ce partage de la douleur, il n’y a rien de possible et toute consolation échoue. Vous avez perdu votre compagnon dans la vie, votre soutien dans cette charge pesante à porter : la renommée, votre ami au milieu des ennemis, une moitié de votre âme ! Vous restez entier cependant. Présent, il secondait votre inspiration ; invisible, il s’y mêlera, et, plus d’une fois, parmi les grandes et belles pensées qui vous viennent, vous reconnaîtrez un rayon de lui et vous lui direz : « Merci ! »

Je vous serre les deux mains.
Victor Hugo.

Sous le coup de l’émotion, Paul de Saint-Victor qui, depuis quelque temps, était en froid avec les deux frères, écrivit la bonne lettre qu’on va lire :

Mon cher Edmond,

J’apprends ce matin seulement le coup qui vous frappe. Il était imprévu pour moi et j’en reçois une secousse au cœur. Tous mes anciens souvenirs d’amitié se sont réveillés avec une vivacité douloureuse. Je prends à votre deuil une part intime et profonde.

Recevez, mon cher Edmond, aussi cordialement que je vous les envoie, mes sympathies affectueuses et croyez-moi bien

Votre tout dévoué
Paul de Saint-Victor.

Et Paul de Saint-Victor fit suivre cette lettre, dans son journal, la Liberté, d’un portrait que nous avons déjà publié ailleurs[4], ainsi que la lettre de remercîments qu’elle lui valut, mais qui trouvent ici trop nécessairement leurs places pour qu’ils ne soient pas de nouveau cités.

« Jules de Goncourt est mort à trente-neuf ans, emporté par une de ces maladies mystérieuses qui frappent si souvent l’écrivain dans l’organe même du talent et de la pensée. Il est mort entre les bras du frère admirable qui, depuis son enfance, ne l’avait pas quitté un seul jour, dont l’affection virile et tendre mêlait le cœur d’une mère au dévouement d’un ami et qui avait uni si étroitement sa vie et son intelligence à la sienne, qu’à eux deux ils ne paraissaient former qu’un seul être. Il était impossible de connaître sans l’aimer, ce jeune homme au visage d’enfant, au rire facile et aimable, au regard éclatant d’esprit et de volonté, désabusé de très bonne heure sous son air candide, armé contre les illusions et les mensonges de la vie d’une clairvoyance pénétrante, mais recouvrant d’une gaieté charmante cette expérience si précoce et voilant de grâce l’ironie pensive qui était le trait de son caractère. L’art était, pour lui, une loi et un culte ; il s’y était renfermé avec son frère, comme dans un cloître à deux cellules, à peine entrouvert du côté du monde ; il y enchaînait volontairement au travail sa jeunesse qui aurait pu être si brillante et si répandue. Former son talent, le perfectionner, l’accomplir, le tailler, en quelque sorte, comme un diamant sans défaut, ce fut la seule ambition, l’absorbant souci de cette courte existence. Cette blonde et jeune tête restait des mois entiers courbée sur sa tâche. Les passions de l’esprit sont les seules dont il ait brûlé. »

Ce bel article apporta un double soulagement au cœur de M. Edmond de Goncourt qui s’empressa d’écrire à Paul de Saint-Victor :

Bar-sur-Seine, 5 juillet 1870.
Mon cher ami,

… Que je vous suis reconnaissant des lignes de cœur et de talent consacrées à mon bien-aimé. Quel charmant et ressemblant portrait moral vous avez fait du pauvre enfant, de ce doux blessé de la vie. Ah ! Saint-Victor, votre lettre, vos larmes à l’enterrement, cet article, le chaud et émotionné réveil de votre amitié me sont entrés au cœur. Je sens que je vous aime tendrement et il faut la faire revivre, cette amitié, qui chez nous était faite de tant d’atomes crochus et aimants…

Je vous embrasse.

Edmond de Goncourt.

Et Paul de Saint-Victor répondit :

Ce 6 juillet.
Mon cher ami,

Merci deux fois pour votre bonne lettre et pour celle que vous envoyez à ma chère petite. Vous parlez de notre amitié, croyez bien que la mienne n’était que rentrée au fond de mon cœur, et j’ai senti, au contre-coup de votre perte, combien elle était vive et intime. Depuis, la pensée de ce que vous souffrez est, pour moi, une sollicitude continuelle. Je ne vous dirai pas de vous consoler mais de vous rattacher à la vie par l’amitié et par le travail. Que cette douleur soit une blessure, hélas ! trop souvent rouverte et saignante, mais qu’elle ne soit pas un épuisement et une consomption de l’âme. Vous avez ici des sympathies et des affections d’une sincérité vraiment rare. J’ai pu en juger par tout ce que j’entends dire autour de moi depuis ces quinze jours. Jamais deuil na été plus cordialement senti et partagé que le vôtre. Revenez donc, mon cher Edmond, sinon guéri, au moins fortifié.

Claire[5] a été touchée beaucoup plus vivement que je ne l’aurais attendu de son âge. Tout le dimanche suivant que j’ai passé avec elle, elle n’a pas cessé de me parler de lui et de vous. Je vous envoie son baiser d’enfant.

Je vous embrasse et je suis à vous de tout cœur.

Paul de Saint-Victor.

Bien d’autres témoignages d’intérêt et d’amitié, signés des noms les plus hauts de la littérature et de l’art, ont été pieusement réunis dans un nécrologe qu’a relié Lortie et qui porte, encastré dans le plat de sa couverture, un profil d’or sombre, en émail, ouvrage admirable de M. Claudius Popelin. On lisait au revers du cuivre, avant qu’il fût caché sous le carton du plat, cette inscription dédicatoire :

À mon ami Edmond de Goncourt

j’ai fait l’image de son frère
Jules

en témoignage de vive affection.

Et le nécrologe renferme de plus les lettres de Flaubert, de Michelet, de Feydeau, de MM. Renan, Taine, Th. de Banville. J’en veux retenir seulement les deux suivantes :

Une cordiale et douloureuse poignée de main, mon pauvre enfant ! Avez-vous du courage ? — Oui, si votre vie est la continuation des travaux entrepris avec lui, aimés et désirés par lui. Il y a peut-être là un devoir, et alors vous voudrez le remplir. Où la consolation finit, on embrasse la force.

Rien ne peut vous adoucir cette douleur, je le sais ; mais on a besoin de vous dire qu’on la partage et qu’on vous plaint profondément.

George Sand.
Nohant, 27 juin 1870.
Passy, 23 juin 1870.

Hélas ! mon cher confrère, il y a des moments comme cela dans la vie. On ne sait plus que dire, on se regarde ébahis ! Je savais les malheurs de cette amitié moitié de vous-même, et qu’il était découragé, mais il était si jeune. Il vous aimait et, par toutes ses forces, il tenait à la vie. Ah ! pauvre enfant, le voilà mort !

Je suis au lit cloué par une rude attaque. Il s’en est fallu de bien peu que le mot fin, le fin de tous les livres, s’étalât sur ma tombe en petits caractères vite effacés. C’est pourquoi je n’étais pas hier au premier rang de vos amis.

Je vous serre la main bien tristement, de tout mon cœur.

Jules Janin.[6]

M. Émile Zola provoqua des confidences qui ferment naturellement le chapitre consacré à la mort de Jules. La lettre de M. É. Zola est inédite ; la réponse a déjà été publiée dans le Figaro, le 15 mars 1881.

Paris, 27 juin 1870.

Je tiens encore à vous dire combien votre frère avait des amis inconnus et je serais allé vous le dire, de vive voix, si je n’avais la religion de la souffrance.

Il est mort, n’est-ce pas, beaucoup de l’indifférence du public, du silence qui accueillait ses œuvres les plus vécues. L’art l’a tué. Quand je lus Madame Gervaisais, je sentis bien qu’il y avait comme un râle de mourant dans cette histoire ardente et mystique ; et quand je vis l’attitude étonnée et effrayée du public en face du livre, je me dis que l’artiste en mourrait. Il était de ceux-là que la sottise frappe au cœur.

Eh bien ! s’il s’en est allé découragé, doutant de lui, je voudrais pouvoir lui crier, maintenant, que sa mort a désespéré toute une foule de jeunes intelligences. Ah ! j’aurais voulu que vous fussiez là lorsque j’ai annoncé l’affreuse nouvelle à mes amis, à ceux qui ont mon âge, qui l’aimaient et l’admiraient de loin. Vous avez toute la jeunesse, entendez-vous, tout l’art de demain, tous ceux qui vivent de la vie nerveuse du siècle. « Jules de Goncourt est mort ! » et j’ai vu des larmes monter aux yeux ; j’ai mis, par ces paroles, beaucoup de tristesse autour de moi. Il n’est pas mort tout entier, et vous, vous ne restez pas seul. Voilà ce que je tenais à vous écrire.

Je veux donner un dernier adieu à votre frère dans quelque journal, mais j’attends. Je désire ne pas me trouver mêlé à la foule des chroniqueurs.

Votre ami,
Émile Zola.

M. de Goncourt répondit par cette lettre saignante :

Bar-sur-Seine, juillet 1870.

Si je n’avais pas été souffrant en arrivant dans ma famille, je vous aurais répondu plus tôt ; je vous aurais répété combien j’étais touché et reconnaissant de toutes les marques de sympathie courageuse que vous nous avez données ; je vous aurais dit combien vos deux lettres m’avaient été douces dans ma douleur ; je vous aurais demandé à échanger, selon le désir de mon frère arrêté par la maladie, la mort, nos relations lointaines et épistolaires en une amitié intime.

J’ai sous les yeux votre lettre et, devant la demande que vous me faites de la cause de sa mort, je me laisse aller à causer avec vous, à répandre, dans votre cœur ami, toutes les interrogations que je me suis adressées, toutes les suppositions que j’ai forgées avec les cruelles découvertes et les amères retrouvailles du passé, sans pouvoir toutefois m’expliquer cette mort bien plus faite pour moi que pour lui ; car moi, je suis un mélancolique, un rêvasseur, tandis que lui était fait de gaieté, de vivacité d’esprit, de logique, d’ironie.

À mon sentiment, mon frère est mort du travail, et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du style. Je le vois encore reprenant des morceaux écrits en commun et qui nous avaient satisfaits tout d’abord les retravaillant des heures, des demi-journées, avec une opiniâtreté presque colère, changeant ici une épithète, là faisant entrer dans une phrase un rythme, plus loin reprenant un tour, fatiguant et usant sa cervelle à la poursuite de cette perfection si difficile, parfois impossible de la langue française, dans l’expression des choses et des sensations modernes. Après ce labeur, je me le rappelle maintenant, il restait de longs moments brisé, sur un divan, silencieux et fumant.

Ajoutez à cela que, quand nous composions, nous nous enfermions des trois ou quatre jours sans sortir, sans voir un vivant. C’était, pour moi, la seule manière de faire quelque chose qui vaille, car nous pensions que ce n’est pas tant l’écriture mise sur du papier qui fait un bon roman que l’incubation, la formation silencieuse en vous des personnages, la réalité apportée à la fiction, et que vous n’obtenez que par les accès d’une sorte de fièvre hallucinatoire qui ne s’attrape que dans une claustration absolue. Je crois encore ce procédé de composition le seul bon pour le roman ; mais je crains bien qu’il ne soit pas hygiénique.

Songez enfin que toute notre œuvre, et c’est peut-être son originalité, originalité durement payée, repose sur la maladie nerveuse, que ces peintures de la maladie, nous les avons tirées de nous-mêmes, et qu’à force de nous détailler, de nous étudier, de nous disséquer, nous sommes arrivés à une sensibilité supra-aiguë que blessaient les infiniment petits de la vie. Je dis nous, car, quand nous avons fait Charles Demailly, j’étais plus malade que lui. Hélas ! il a pris la corde depuis. Charles Demailly ! — c’est bien singulier, écrire son histoire quinze ans d’avance ! Cette histoire, cependant, n’a pas été, Dieu merci ! tout à fait aussi horrible.

Il n’y a eu jamais, chez lui, de conception déraisonnable ; il y avait surtout la perte de l’attention et comme un enfoncement de sa personne encore vivante dans un lointain mystérieux. Il était avec moi et je ne le sentais pas avec moi. Il n’y a pas bien longtemps que je lui disais : « Jules, où es-tu, mon ami ? » — Il me répondait, après quelques instants de silence : « Dans les espaces… vides ! » Et pourtant, dans nos promenades, le matin même de la crise qui l’a tué, il trouvait une expression pittoresque pour caractériser un passant, une expression peinte pour noter un effet du ciel.

Cela me soulage et semble adoucir mon chagrin de vous parler de lui, et je continue.

Je cherche encore et je trouve une autre cause. Moi, j’étais collectionneur ; j’étais souvent distrait de mon métier par une babiole, par une bêtise ; lui, beaucoup moins passionné pour la possession des choses d’art, était surtout collectionneur par déférence pour ce que j’aimais, par une touchante immolation à mes goûts. Il n’aimait ni la campagne ni le monde ; il avait une certaine paresse de corps pour les exercices violents, les armes, la chasse, le mouvement physique. Sa pensée donc n’était pas un seul moment enlevée à la littérature par un plaisir, une occupation, une passion, que sais-je ? — l’amour pour une femme ou pour des enfants ; et quand la littérature devient ainsi la maîtresse exclusive d’un cerveau, c’est triste à dire, la médecine voit, dans cette préoccupation unique et fixe, un commencement de monomanie.

Il est évident que pour être ainsi constitué, ainsi fait, ainsi amoureux des lettres, vivant uniquement sur et pour le livre qui allait paraître, un échec, une déception apportaient une blessure qu’il mettait un certain orgueil à dissimuler aux autres comme à moi-même, et il n’est pas douteux que les fortunes malheureuses d’Henriette Maréchal et de Madame Gervaisais aggravèrent un état déjà maladif.

Ce fut surtout la chute d’Henriette Maréchal qui lui fut sensible, au moment où, plein de courage et d’énergie, il présenta une nouvelle pièce écrite au milieu de crises de foie intolérables et qu’il se sentit le théâtre fermé. En effet, il croyait avoir une vocation pour le théâtre ; il croyait posséder des qualités de dialogue que j’avoue ne pas avoir, et que je trouve franchement, chez lui, supérieures à celles de ses contemporains. Et ce refus venait au moment où il comptait prendre une revanche avec Blanche de la Rochedragon (la Patrie en danger), où il rêvait de faire de grandes comédies satiriques modernes. Je me rappelle que c’était un de ses plus doux rêves, de se mettre, aussitôt son rétablissement, à une grande satire théâtrale de ce temps, sous le titre : la Blague, en même temps que nous travaillerions à un roman qui devait être le complément de Germinie Lacerteux.

Dans les causes meurtrières qui ne procèdent ni de l’intelligence, ni du moral, je ne sais rien ! Il n’a fait quelques excès de femme que tout jeune ; il ne buvait jamais un verre de liqueur. Je ne trouve, dans sa vie, que des excès de tabac, il est vrai du plus violent et du plus fort, avec lequel nous nous stupéfiions pendant les entr’actes du travail. Mais le tabac et les causes physiques ont-ils l’influence que leur prêtent certains médecins ?

J’ai toujours dans la mémoire cette terrible proposition formulée par Béni-Barde, le médecin qui l’a soigné et qui a étudié tant de maladies nerveuses : « Dix ans d’excès de femme, dix ans d’excès de boisson, dix ans d’excès de n’importe quoi, quelquefois démolissent moins un homme qu’une heure, une seule heure d’émotion morale. »

Une proposition à méditer pour nous tous, gens de lettres, pour vous qui travaillez dans notre genre et qui êtes nerveux ! Il faut vous distraire parfois de votre métier, combattre l’excès de la pensée par la fatigue physique, vous occuper de la bête qui est en vous et lui faire prendre de la vie matérielle tout ce que vous pouvez lui donner, travailler à vous faire un épiderme de bronze. Ce sont, dans notre dur métier, les conditions pour vivre, pour durer, pour réaliser tout ce que vous êtes en droit d’obtenir de la nature de votre talent, bonheur et récompense refusés à mon frère.

Edmond de Goncourt.[7]

  1. La Maison d’un artiste, éd. Charpentier, t. II, p. 370.
  2. Préfecture de la Seine. Extrait du registre des actes de décès du seizième arrondissement,  1870.

    L’an mil huit cent soixante dix, le vingt juin, à quatre heures du soir, devant nous, officier de l’étal civil du seizième arrondissement de Paris, ont comparu : Eugène-Auguste Labille, âgé de vingt-quatre ans, propriétaire, demeurant à Bar-sur-Seine (Aube) et Édouard Lefebvre de Béhaine, âgé de quarante et un ans, premier secrétaire de l’ambassade de France, à Rome, y demeurant, tous deux cousins du défunt, lesquels nous ont déclaré que, ce matin, à neuf heures, est décédé, en son domicile, à Paris, boulevard Montmorency, 53, Jules-Alfred Huot de Goncourt, âgé de trente-neuf ans, homme de lettres, né à Paris, célibataire, fils de Charles-Antoine Huot de Goncourt et de Annette-Cécile Guérin, son épouse, décédés. Après nous être assuré du décès, nous avons dressé le présent acte que les déclarants ont signé avec nous, après lecture faite.

    (Signé) Labille, de Béhaine, baron de Bonnemains, maire.

  3. G. Flaubert écrivait à George Sand le soir même : « C’était lamentable l’enterrement de Jules de Goncourt. Théo y pleurait à seaux. » Lettres à George Sandp. 112.
  4. Paul de Saint-Victor, 1 vol. in-18, éd. Calmann Lévy, 1886.
  5. La fille de H. P. de Saint-Victor, aujourd’hui Madame Maxime Dreyfus, est la filleule de M. Edmond de Goncourt.
  6. Le nécrologe se termine par les principaux articles et les portraits parus dans la presse : Th. Gautier (Journal officiel), — Th. de Banville (Gaulois), — Paul de Saint-Victor (Liberté), — Ch. Yriarte (Moniteur universel), — J. Levallois (Opinion nationale), — E. Maillard (Presse), — Nefftzer (Temps), — Ch. Monselet (Monde illustré), — Jouvin (Figaro), — Duchemin (Peuple français), — Ph. Burty (Chronique des Arts).

    En tête du volume a été placé le portrait gravé à l’eau-forte par Rajon.

  7. De ces morts violentes et désespérées, la vie d’artiste, à Paris, avec la surexcitation nerveuse qu’elle produit et l’émulation maladive qu’elle irrite, offre des exemples nombreux. Nous extrayons d’une liasse de lettres inédites dont les notes dominantes sont l’énervement de l’effort incompris et la tristesse, ce billet de Gustave Doré mort, lui aussi, de n’avoir pas pu obtenir, dans la peinture le succès, qu’il rêvait. Il écrivait à une amie, peu de temps avant sa mort :

    Merci, merci, et encore merci pour votre mot aimable ! Ils sont encore et seront toujours rares ceux qui, le jour de l’insuccès et de l’insulte, vous crient : « Bravo » et « Courage ! » — Et c’est à eux seuls que l’on doit de ne pas défaillir, en face des coups répétés de la cabale et de l’injustice. Et je suis heureux de vous compter parmi ceux-là.

    Enfin je ne me confesse encore ni vaincu, ni mort, et « En avant ! toujours en avant ! »

    Cordialement à vous.

    Gustave Doré.