G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 163-176).

XXI

Gavarni. — La table de Magny.

Dans son Journal posthume, M. Edmond de Goncourt a senti le besoin d’affirmer à nouveau ce qu’il avait écrit autre part : « Oui, je le répète, ma profession de foi est celle-ci : les deux plus grands bonshommes du siècle sont Balzac et Gavarni ; le premier qui a fait la Comédie humaine en écriture, l’autre en dessin et le second tout aussi grand que le premier. »

En écrivant sur Gavarni leur monographie si nourrie de faits, de lettres, de confidences et de confessions dans lesquelles ils se vantent de n’avoir été que des sténographes, les Goncourt acquittaient une dette de reconnaissance et d’amitié. Gavarni avait été pour tous les deux d’une grande bonté ; il avait souri aux premiers essais d’eau-forte de Jules, encouragé ses efforts, raffermi sa marche, et, quand les jeunes gens allaient trouver le solitaire dans sa retraite du Point-du-Jour, il les accueillait par ces mots de bienvenue : « Mes enfants, vous êtes la joie de ma maison. »

Ils l’avaient connu, à la fin de 1851, au temps de la création par le comte de Villedeuil du journal l’Éclair. Tel qu’ils l’avaient vu pour la première fois alors, ils l’ont transporté dans leur livre : « Gavarni était grand, élancé. À cinquante ans… de certains jours où il était en tenue d’homme du monde, dans une redingote boutonnée jusqu’en haut, les moustaches relevées, il avait une tournure encore jeune et pleine de crânerie militaire, une tournure d’homme de trente ans. Ses cheveux, sa barbe qui, dans sa jeunesse avaient dû être d’un blond un peu ardent, on ne les voyait pas blancs : dans leur fouillis frisé, ils paraissaient couleur de poussière et empêchaient de lire son âge au-dessus de son front, un front de volonté. Sur ce front, deux grandes rides avaient été tracées à la naissance du nez par la contention du regard, l’effort de la saisie des choses, la croissance du presbytisme, l’usage du lorgnon à deux branches, la fatigue et le clignotement de ses yeux qui lui faisaient voir, pendant quelques secondes, grimaçants et pleurants, les gens qui entraient dans son atelier. Sous des sourcils épais et fournis, un œil gros, saillant, avec un blanc très blanc, rayé de filets de sang, et une prunelle devenant d’un bleu très intense lorsqu’il s’animait. Le nez fort, avec un méplat charnu et carré au bout ; un visage coloré, sanguin, ayant aux pommettes les reflets rouges et les blancheurs d’un métal chauffé à blanc ; dans le teint, l’espèce de chaleur et de ton recuit d’un vieux portrait flamand ; des traits de figure robustes, accentués, un peu peuple, mais adoucis par des charmes, des éclairs soudains, des grâces délicates de physionomie, un sourire de l’œil fin, câlin, spirituel, tendre, aimant, inoubliable pour ceux qui en ont eu la caresse. Tel était l’homme physique. »[1]

Gavarni eut sur ses jeunes amis une influence dont les trois parties du Journal, qui ont été publiées, portent une très large trace. Son nom revient à chaque page, comme à un sujet d’étude inépuisable. Au reste, une affinité d’esprit très caractérisée agrafait le dessinateur et ceux qui devaient être ses biographes. Ils étaient, comme lui, des jugeurs féroces et désenchantés. Ils avaient en commun un fond de misanthropie avivée par des curiosités de toute sorte. Car la gaieté de Gavarni a eu des dessous amers, et, quand son long séjour à Londres y aura ajouté la note bien anglaise du spleen, l’âpreté de ses légendes s’élèvera jusqu’à une philosophie âpre et cruelle, celle dont Schopenhauer en Allemagne et Leopardi en Italie ont été, depuis lui, les théoriciens. De ce temps-là datent les créations géniales de Thomas Vireloque et de Misère et ses petits, le retour offensif de l’artiste contre tout ce qu’il semblait avoir adoré : les visages fripons des grisettes et les élégances mondaines. Les jeunes femmes et les cavaliers qu’il avait montrés dans l’éclat du luxe et de la jeunesse, qu’il avait menés au bal masqué dans toutes les folies d’ajustements composés avec une fantaisie inépuisable, on les verra désormais vieillis, édentés, le corps en loques, autant que les haillons qui les couvrent, défiler, aigris et rancuniers, comme un bataillon sinistre, vaincu et dégradé par la vie.

L’esprit de Gavarni n’a pas la brutalité de l’esprit d’Hogarth et de Cruikshank dont les dessins tombent, comme à coups de poings, sur les cervelles épaisses des boxeurs et des buveurs de gin ; il n’a pas non plus le grossissement rudimentaire de Daumier qui, exagérant et simplifiant les caractéristiques, fait d’un portrait un type et pousse la caricature au dernier degré de sa puissance, si bien qu’on emporte avec soi, pour toujours, un croquis de lui qu’on n’a entrevu qu’un instant. Goya est aussi élégant que Gavarni, mais macabre, d’un faire, d’un raffinement et d’un esprit très différents. Lui s’est créé de toute pièce, dans la forme et dans le fond ; il a évoqué un monde nouveau et si ses conceptions n’ont pas toutes l’éternité des travers et des vices humains, il a donné, au moins, de son époque une image pittoresque et il en demeurera le témoin fidèle et l’historien. Paul de Saint-Victor qui l’avait connu, a dit de belles choses à ce sujet, dans le feuilleton qu’il écrivit pour le Moniteur universel du 7 juillet 1873. « Par une rencontre unique, la légende des planches de Gavarni a le relief de l’image. Elle y tient comme l’exergue tient à la médaille, empreinte dans le même métal, frappée du même coup. Le texte ne fait qu’un avec le dessin, il le concentre et il le résume, il en jaillit comme l’éclair et l’illumine d’une clarté subite. Conversation d’un temps sténographié au crayon, mots gros de pensées, effets instantanés du langage, traits soudains qui partent du caractère pressé au point juste de sa nature et de son ressort. L’esprit, les modes, les vices, les ridicules, les élégances, les folies, les conventions d’une époque y sont condensées, jugées, rédigées en un dialecte strident, où le marivaudage se mêle à l’argot, attique par la finesse, laconique par la concision. Gavarni a inventé le style lapidaire du pavé de Paris. »

Voici une lettre inédite qui fixe un point de détail dans l’œuvre de Gavarni. Elle est adressées à M. Mahérault.

24 mars 70.
Cher Monsieur,

Gavarni nous disait un soir : «  Dans le temps de ma toquade pour le fantastique, j’ai fait une planche qui devait porter pour titre la Peine de mort. Philippon m’a pris cette planche, l’a fait recaler, et l’a donnée, dans la Caricature, sous le titre de Mlle Monarchie-Félicité-Désirée. » Ainsi, au dire de Gavarni, la planche serait de lui mais retouchée et un peu changée, je crois, dans les deux petites figurines près de la tête de la tripière.

Mon frère va un peu mieux, mais c’est un bien petit mieux. Je vous écris au reçu de votre lettre que je m’étonne de voir datée du 25. Je vous reporterai un de ces jours la Phrénologie de Gavarni.

Tout à vous,
E. de Goncourt.

Sur leurs amitiés du premier et du second degré, sur leurs relations ou les rencontres fortuites qui font jaillir un mot marquant ou un détail pittoresque, les Goncourt ont beaucoup écrit. Ici nous demandons la permission de rappeler sommairement ce qui est connu, de n’insister que sur les détails nouveaux, et sur les explications nécessaires à l’intelligence des lettres inédites que M. Edmond de Goncourt nous a libéralement communiquées.

La table de Magny, à laquelle est dédiée Manette Salomon, réunissait, tous les quinze jours, des littérateurs et des savants qui s’étaient groupés autour de Gavarni, à une époque où vieilli, se sentant loin du monde, il avait proposé à Sainte-Beuve de se joindre à lui pour fonder une réunion bi-mensuelle. Les convives désignés avaient été convoqués, pour la première fois, le 22 novembre 1862, dans le petit salon d’un restaurateur de la rue Contrescarpe, nommé Magny. Tous, excepté Gavarni que le bruit des conversations fatigua bientôt, prirent l’habitude de revenir à jour fixe. Aux premiers dîneurs très peu nombreux : Gavarni, Sainte-Beuve, le docteur Veyne, Chennevières et les Goncourt vinrent se joindre successivement Th. Gautier, G. Flaubert, P. de Saint-Victor, MM. Renan, Taine, Berthelot et Burty.

Après Gavarni, Théophile Gautier fut celui de leurs contemporains des lettres avec lequel les Goncourt se sentirent les liens cérébraux les plus étroits. Dans maint endroit de leur œuvre, à toutes les époques, on voit passer lourdement le corps épais du sultan de l’épithète, avec ses cheveux mérovingiens, son teint d’olive et ses petits yeux noirs éteints.

Gustave Flaubert, quand il venait se retremper chaque hiver à Paris, apportait régulièrement chez Magny ses fureurs et ses violences de peau-rouge. Il était, avec Théophile Gautier, le protagoniste des paradoxes ; mais le poète émettait les siens d’une voix dolente et douce ; Flaubert, au contraire, moins original et de moindre envergure, hurlait ses outrances d’une voix puissante et faisait trembler la vaisselle sous ses grands gestes. En dehors du dîner, presque tous les convives se retrouvaient chez lui une fois par semaine et le Journal a fixé le caractère de ces réunions :

« Dimanche,mai (1862). Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l’ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes, fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont des légendes orientales au lyrisme d’Hugo, de Boudha à Gœthe. On se perd dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d’œuvre, on retrouve et on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poèmes, pareils à des membres de dieux sortant d’une fouille dans l’Attique. Puis, de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l’inconnu des goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les perversions, les toquades, les démences de l’amour charnel sont étudiées, creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L’amour est couché sur une table d’amphithéâtre. »

Mais ces vêpres littéraires furent interrompues quand des préoccupations de fortune retinrent Flaubert à Croisset. Il répondait à des souhaits de bonne année que lui avait envoyés, le 1er  janvier 1879, M. Edmond

de Goncourt :
3 janvier, vendredi.

Moi mêmement, mon cher ami, je vous la souhaite légère.

Si 1879 ressemble à 1878, je ne verrai pas 1880. J’en crèverai ! Ah ! par quels embêtements j’ai passé et je passe ! L’état de mes affaires est déplorable et mon sort (qui ne peut être que très mauvais) sera définitivement fixé dans deux ou trois mois ? C’est pour cela que je ne vais pas à Paris. Il est possible que je reste encore ici jusqu’à la fin de février.

Malgré tout, je travaille : actuellement je suis perdu dans la métaphysique — chose peu gaie — et je prépare mes deux derniers chapitres[2].

Pourquoi, dans la nuit du 31 décembre au 1er  janvier, ai-je rêvé tout le temps (de) votre frère ?…

Vous seriez bien gentil de m’écrire longuement pour me dire ce que vous devenez. Ce roman, avance-t-il ?[3] Quoi de neuf dans notre monde ?

Je vous embrasse.
Votre
G. Flaubert.

Sainte-Beuve qui assistait régulièrement au dîner de Magny, a été surpris et saisi dans le Journal avec un grand bonheur. Est-il possible de mieux marquer sa manière que dans les deux croquis que voici : « Quand j’entends Sainte-Beuve avec ses petites phrases toucher à un mort, il me semble voir des fourmis envahir un cadavre ; il vous nettoie une gloire en dix minutes et laisse du monsieur illustre un squelette bien net. » — « La petite touche, c’est le charme et la petitesse de la causerie de Sainte-Beuve. Point de hautes idées, point de grandes expressions, point de ces images qui détachent en bloc une figure. Cela est aiguisé, menu, pointu. C’est une pluie de petites phrases qui peignent à la longue, et par la superposition et l’amoncellement. Une conversation ingénieuse, spirituelle mais mince ; une conversation où il y a de la grâce, de l’épigramme, du gentil ronron, de la griffe et de la patte de velours. Conversation, au fond, qui n’est pas la conversation d’un mâle supérieur. »

Sur Sainte-Beuve, les détails charmants abondent. Tous les rouages du critique ont été dévissés, inventoriés et décrits avec le soin qu’il mettait lui-même à faire cette besogne pour autrui. Mais le critique ne sort pas rapetissé de ces expériences au microscope ; il est expliqué ; rien de plus.

La table de Magny réunissait encore Tourgueneff « un doux géant aux cheveux blancs » qu’on a su plus tard un peu perfide, M. Renan « type dans la disgrâce physique, de la grâce morale… apôtre du doute… dans lequel il y a la haute et intelligente amabilité d’un prêtre de la science, » M. Berthelot « grand et brillant imaginateur d’hypothèses, » M. Taine « l’incarnation en chair et en os de la critique moderne, critique à la fois très savante, très ingénieuse et très souvent fausse au delà de ce qu’on peut imaginer. »

De cette réunion d’hommes si différents par les aptitudes et le génie, qui apportaient à ce dîner, après la journée faite, un esprit libéré des soucis de leur tâche, il reste une sorte de Banquet moderne où semblent fixés leur silhouette expressive, le son de leur parole et l’évolution de leurs gestes. Document très précieux mais très subtil dont il faudra user avec une critique inquiète et perspicace pour discerner la pensée exacte et la part d’excitation cérébrale qui revient à l’entraînement d’une conversation libre et à la cave célèbre de Magny.

Paul de Saint-Victor était aussi du nombre des convives. Nous avons eu l’occasion de raconter ailleurs, dans un livre portant son nom, les relations fort longues mais souvent troublées qu’il avait nouées avec les deux frères. Les hasards de la vie littéraire les avaient mis en présence, à une époque qu’il est difficile de préciser. Ils s’étaient liés et il reste de leur amitié intermittente et à raccommodements passionnés des traces fort curieuses. Les principales lettres que Jules lui avait écrites ont trouvé place dans la publication de sa correspondance. Elle renferme celle qui commence par ces lignes et qui fut envoyée de Bar-sur-Seine, le 11 juin 1860.

« Vos amis, mon cher ami, sont dans un pays où la pluie est une distraction : c’est tout vous dire. Ils mènent une vie d’huîtres au soleil, lisant les Liaisons dangereuses en plein champ — ce dont les champs sont bien étonnés, — digérant, fumant des pipes qu’ils laissent éteindre, poursuivant, sans guère s’essouffler, des pensées qu’ils n’attrapent pas, pensant à ceux qui peut-être ne les oublient pas trop, un peu à Paris et beaucoup à vous… »

Cette lettre provoqua, sur le même ton, la réponse suivante :

(Juin 1860.)

Votre lettre a été la bienvenue, mes chers amis, et j’ai été aussi touché que charmé de votre bon souvenir. Il me serait bien doux de pouvoir vous rejoindre et de passer avec vous, à la campagne, un mois de péripatéticiens en vacances. Cela doit être très bon d’avoir un coin dans lequel on puisse enfoncer ses racines et végéter au grand air. Je ne sais si c’est signe de décadence, mais j’ai, depuis quelque temps, le mal du pays du paysage. Paris me pèse et je vous écris en proie au spleen le plus noir qui ait jamais rongé un anglais à Calcutta ou un romain en Sicile.

Les champs, en effet, doivent être bien surpris de vous voir lire les Liaisons dangereuses. S’il est un livre étranger à la nature, c’est bien celui-là. On n’imagine pas que ses personnages aient jamais regardé les étoiles ou écouté chanter un oiseau. Mais « On s’ennuie de tout, mon ange ! » comme dit cette scélérate de Merteuil et vous me paraissez déjà fatigués de vos Géorgiques. Moi, je suis fatigué de rouler ce caillou que vous appelez un rocher. Il est dur de vaquer, chaque semaine, à des élucubrations sur Polichinelle. C’est un triste métier que celui d’analyser des ordures et de philosopher sur des coq-à-l’âne. En vérité, il est tel feuilleton que je voudrais et que je devrais signer Jocrisse, si j’avais du cœur. Mais la nécessité explique tout. Diderot a fait dix-huit sermons et je ne suis pas Diderot.

Vous me demandez des nouvelles de l’Olympe. J’apprends toujours sa théologie pour arriver à sa poésie et je vous assure que la tâche est rude. Ces diables de Dieux, si précis et si définis par le marbre, s’évaporent en formes fuyantes, quand on les poursuit dans la fable… J’écris peu, d’ailleurs, en ce moment-ci. La verve, l’estro ne souffle pas sur ma tête. J’absorbe des quantités de lectures et j’en ai le cerveau aussi gonflé qu’une éponge. Un livre attire l’autre. Je ne sais quand je sortirai de ce labyrinthe.

Rien de nouveau, sinon le tapage que fait, à Palerme, Garibaldi que le Parisien, né malin, n’appelle plus que Garibaldoche. L’homme aux brandebourgs apprend à danser à son petit ourson pour le faire trouver gentil par les dames. En style familier, il surveille les répétitions de son drame. Claudin me manque. Cette brillante étoile de ma constellation a filé vers Bade. Il y panache à la roulette et fait rouler l’or et les métaphores sur le tapis vert…

Certes, je pense à notre voyage et j’en rêve, et je compte les jours. Revoir Dresde avec vous, ce sera le voir pour la première fois. Revenez donc le plus tôt possible pour rapprocher le départ. Nous partirons, si cela vous va, du 15 juillet au 1er  août. Je me fais une joie de ce tour d’Allemagne en si amicale et si sympathique compagnie. Que de causeries et de flâneries ! Quelles parties fines de peintures ! À bientôt, n’est-ce pas ?

Vous avez oublié de me dire l’époque de votre retour. Vous voyez bien qu’il me faut encore une lettre. Transmettez-moi les apophtegmes de votre Prudhomme[4]. D’après le mot que vous me citez, il est d’une qualité supérieure. C’est le chou colossal. Récoltez-en la graine. Je vous vois d’ici tirer les fils de ce grand pantin et vous retenant pour ne pas éclater. Ce doit être une scène impayable. Le papier me manque. Pas un mot de plus, mais le tout à vous, sérieux et dévoué de votre ami

Paul de Saint-Victor.

Ma coqueluche va mieux ; mais vraiment j’en ai honte. J’ai l’air de l’avoir attrapée pour me rajeunir.

Paul de Saint-Victor qui, par ordre de l’autorité supérieure, — comme n’eût pas manqué de dire « le chou colossal » — n’avait pas pu terminer, dans la Presse, sa suite d’articles sur les Misérables, donnait à ses amis, en juin 1862, époque de la publication des derniers volumes, le sens des feuilletons qu’il lui était interdit d’écrire :

Vous me faites toujours grand plaisir quand vous goûtez quelque chose de moi. Je n’ai pas de signe plus sûr d’avoir bien fait. Tandis que vous labouriez la géologie,[5] je finissais les Misérables. Je crois que vous trouverez ces quatre derniers volumes fort supérieurs aux premiers. Le volume de la barricade est d’une beauté poignante. On reste parqué, pendant quatre cents pages, dans un enclos de moellons et la terreur ne cesse de grandir. Cela finit par une tuerie colossale. Je vous recommande d’avance la mort d’Éponine et celle du père Mabeuf. Éponine surtout qui devient la figure la plus humaine et la plus sympathique du livre. Il y a là de ces notes qui font tressaillir : « Oh ! que je suis heureuse, tout le monde va mourir ! » et sa dernière parole : « Et puis, tenez, monsieur Marius, je crois que j’étais un peu amoureuse de vous ! »[6]

Le vieux Gillenormand qui vous plaisait déjà, achèvera de vous conquérir. Ses speachs rococo, aux noces de Marius, ont le fouillis d’un plafond de Boucher. Le petit Gavroche prend son vol dans cette dernière série et se fait charmant. C’est le Jehan de Notre-Dame en blouse et en casquette.

Il y a des défauts énormes, comme les beautés ; mais, selon moi, Hugo doit se prendre en bloc et sans marchander. Il a la force de l’éléphant ; il en a quelquefois aussi la difformité. Mais cet éléphant porte des houris et des trésors sur son dos, et sa trompe qui déracine les chênes, cueille les fleurs comme un doigt de fée…

Et, dans une lettre suivant celle-ci de très près, Paul de Saint-Victor ajoute :

Meurice vient de m’apporter les quatre derniers volumes des Misérables. Je les ai entr’ouverts. On s’y assomme fort, à ce que je vois. Chaque chapitre est une barricade. Meurice me parle, comme d’une merveille, du suicide de Javert perdant sa foi dans les autorités constituées et doutant de son tricorne qui était, pour lui, ce que la Trinité est pour un catholique

Dans une des lettres qui précèdent, Paul de Saint-Victor parle d’un voyage qu’il fit, avec ses amis, en septembre 1860, à Berlin, à Dresde, dans la Suisse saxonne et à Nuremberg. Voici qu’il annonce un nouveau projet :

Je vous attends. Cela me semble très long et très étrange d’être, depuis si longtemps, sans vous voir. Tâchons, en attendant Tra los montes de l’an prochain, de faire cette année une promenade extra muros, en Bretagne, dans un coin de la Suisse, où vous voudrez et quand vous voudrez. J’ai grand besoin de renouveler ma provision d’air.

Mais vous m’avez gâté et il me serait maintenant presque impossible de voyager sans vous.

À bientôt donc, chers amis, c’est-à-dire à lundi en huit. Je vous serre les mains et je suis à vous de tout cœur.

Paul de Saint-Victor.
Au mois d’août 1863, Jules et Edmond de Goncourt « après des folies de bibelots » faisaient une retraite nécessaire à Barbizon, dans une auberge de peintres, à prix modeste. P. de Saint-Victor leur écrivait :

Chers amis, je me suis aguerri aux puces en Espagne, aux lits en Allemagne, et préfère les murs blanchis à la chaux aux zincs dorés du Café anglais. Donc je viens, non pas lundi, mais mardi ; non pas à huit heures, mais tout au moins dans la matinée. Je serai chez le père Chevillon avant midi certainement.

Je me fais une fête de vous voir et de causer avec vous, sous les arbres. L’avant-goût de nature que j’ai pris à Ems m’en a donné une soif enragée. Je brouterais comme Nabucho.

À bientôt donc et à vous.
Paul de Saint-Victor.

Jules de Goncourt répondit :

8 août 1863.
Mon cher ami,

Si nous ne vous avons pas écrit, ce n’est pas par oubli, c’est que nous avons longtemps hésité à vous faire venir dans une auberge de village, dans de vraies chambres de paysans, dans des lits à puces, dans une chambre à manger blanchie à la chaux, enfin dans tout ce qu’il y a de plus couleur locale en fait de campagne. Je reçois votre lettre : ma foi, tant pis ! cela me décide ; vous en goûterez…

P. S. Je viens de m’enquérir du barbier. Il y en a positivement un ; mais, vu l’état sauvage du pays, je me figure qu’il doit raser en vous mettant un œuf dur dans la bouche. Il y a aussi de la matelote, ceci est le trait du parthe…

Qu’on lise encore, dans la correspondance de Jules, la lettre qu’il écrivit à P. de Saint-Victor, pour le remercier de l’envoi d’un exemplaire sur hollande de Hommes et Dieux. De tous les articles publiés dans la presse, de toutes les lettres qui furent adressées directement à l’auteur au sujet de son livre — nous avons la collection sous les yeux, — la lettre signée Edmond et Jules de Goncourt est certainement le morceau le plus éloquent.

Nous avons dit ailleurs les cahots de l’amitié des trois amis, le retour ému de Saint-Victor à Edmond, le jour de la mort de Jules ; enfin, après vingt-cinq ans d’une intimité nuageuse, la brouille définitive qui eut pour cause, tout à fait invraisemblable, des dissentiments politiques !

  1. Gavarni, édit. Charpentier, in-18, p. 335.
  2. Il s’agit de Bouvard et Pécuchet, livre qui parut inachevé, après la mort de l’auteur, en 1881.
  3. Les Frères Zemganno.
  4. « Quant au type même de Prudhomme, je vous ai déjà dit, je crois, que nous avons le bonheur d’en jouir. C’est un homme qui est venu au monde avec des lunettes d’or : sa mère avait eu un regard d’opticien. Son dernier mot, tout chaud. En parlant d’une lettre brûlée il a dit : “je l’ai vouée à Vulcain !” » Lettres de Jules de Goncourt, p. 155.
  5. Jules de Goncourt avait écrit qu’il était plongé dans la lecture du Géos du docteur Méray : « Je suis tombé sur deux gros volumes, où je m’amuse à regarder la création du monde, à peu près comme un enfant regarderait le bon Dieu en exercice dans une lanterne magique. Je patauge avec volupté dans le système fort éblouissant d’un homme fort inconnu qui fait sortir le monde d’un bouillonnement d’eau sur le feu. » Lettres, p. 186.
  6. Voir dans Victor Hugo, par Paul de Saint-Victor, 1 vol. in-8°, que nous avons publié à la librairie Calmann Lévy, le premier mais unique article sur les Misérables.