G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 157-162).

XX

La patrie en danger.

Après la bourrasque de Henriette en 1865, les auteurs étaient allés rebander leurs nerfs au Havre et étaient rentrés bientôt à Paris pour reprendre la vie de recherche et de travail. Leurs esprits n’étaient que momentanément détournés du théâtre. Le hasard, quelque temps après, leur ayant fait rencontrer, dans le salon de la princesse Mathilde, le général Ducrot, ils l’entendirent faire les prédictions les plus sombres, sur une guerre imminente avec la Prusse. Ses dires étaient confirmés par les correspondances intimes que MM. de Goncourt entretenaient avec leur cousin, M. Lefebvre de Béhaine, premier secrétaire de l’ambassade de France à Berlin. Leur émotion prit naturellement la forme dramatique qui est la mieux faite pour fouetter le patriotisme. Ils le sentaient vibrer sous le silence qui régnait alors.

Et le sujet habituel de leurs études, ce dix-huitième siècle auquel ils revenaient toujours, dont ils possédaient non seulement l’histoire mais les dessous, la vie intime, le langage et le geste, leur fournit la trame d’une pièce qui fut, en même temps, une œuvre d’art et un acte de courage.

C’est ainsi que naquit Mademoiselle de la Rochedragon, titre primitif de la Patrie en danger, drame en prose, qui, de 1789 à 1793, concentre les plus graves événements de la Révolution française et met aux prises les caractères, les croyances, les sentiments les plus exaltés et les plus opposés. Ces cinq actes résument l’étude sur la société française par laquelle les auteurs, en 1854, avaient débuté dans l’histoire. On y trouve le même scepticisme politique, la même impartialité un peu dédaigneuse. En effet, malgré les paroles éloquentes qu’ils mettent dans la bouche de leurs aristocrates, malgré les belles folies de leur dévouement, leur mépris de la mort, les auteurs sont amenés à les montrer coupables du crime irrémissible d’avoir appelé l’étranger. Ici le drame prend l’âpre vigueur de la vérité historique vue de face, sans restriction et sans parure. Il ne s’agit pas d’un Lion amoureux ou d’un Chevalier de Maison-Rouge, de la Révolution servant de sauce à des galanteries fades, imaginées avec plus ou moins d’habileté. Ce n’est pas un drame historique ; c’est un drame pétri d’histoire. Elle domine et le peu qui n’est pas elle est relégué au dernier plan. Nous allons retrouver tous les Français des divers états : nobles, jacobins, douairières, philosophes, généraux, à l’appel des condamnés du dernier acte et Boussanel, qui ressemble tant au Cimourdain de 93, mais qui est né cinq ans avant lui, échangera sa dernière poignée de main avec le ci-devant et le jeune émule de Marceau, Perrier, qui a tenté vainement d’arrêter les excès de la Terreur. L’appel aux étrangers a été le crime des aristocrates, la guillotine celui des républicains, et les auteurs tiennent la balance égale entre les deux partis. Singulière époque sur laquelle on ne peut faire encore que des plaidoyers. Mais on entend trop ici les voix contraires, ce qui ôte au drame le souffle passionné qui entraîne les spectateurs. Chaque scène est éloquente et vigoureuse, mais les arguments opposés se valent et l’on ne sait qui choisir. Cette haute impartialité vient sans doute d’esprits élevés, mais le drame, en tant que drame, y perd en puissance et en intérêt.

Sans compter qu’il ne remplit pas pleinement son titre, car la toile tombe sur une scène d’échafaud et non pas sur la patrie délivrée. C’était le dénouement nécessaire d’une action qui a pour titre la Patrie en danger. Le titre primitif, Mademoiselle de la Rochedragon eût permis aux auteurs de conclure à leur guise, mais, le 7 mars 1868, quelques heures avant la lecture de leur pièce au comité de la Comédie française, ils recevaient la visite d’une personne qui leur apprenait l’existence d’une marquise de la Rochedragon, « d’une vieille femme qui souffrait de l’idée de se voir affichée, imprimée. » Et les auteurs, devant ce sentiment respectable, consentaient à un changement de titre.

Le comité trouva la pièce dangereuse et prétendit que la censure ne permettrait jamais, sur la scène, cet étalage dangereux de sentiments révolutionnaires. La pièce refusée rentra dans les cartons des auteurs, et, cinq ans après, en 1873, quand M. Edmond de Goncourt la publia chez Dentu, il la fit précéder des explications suivantes : « Maintenant, si cela intéresse quelques personnes de savoir les raisons pour lesquelles je renonce à épuiser toutes les chances d’une représentation théâtrale sur un théâtre quelconque, pour une œuvre dans laquelle mon frère avait mis et les derniers efforts et les dernières espérances de sa vie, ces raisons les voici. Sous l’empire on nous avait dit : “Allez, c’est bien inutile de chercher à vous faire jouer ; jamais la censure ne laissera passer votre pièce.” L’empire est tombé, la république lui a succédé, mais, sous le nouveau régime de liberté, je retrouve la censure replâtrée dans sa perpétuité et rafistolée dans toute sa puissance… Aujourd’hui que des deux collaborateurs je suis resté seul, avec une énergie un peu défaillante, je ne me sens pas le courage d’entreprendre les démarches, de subir les taquineries, les ennuis, les petites tortures morales qu’un fabricateur de livres rencontre d’ordinaire près d’une direction théâtrale, quand, au bout d’une réussite si chèrement achetée, peut se dresser le désespérant veto. »

Depuis 1873 où ces lignes découragées furent écrites, le temps a marché. Les quinze dernières années ont définitivement assis la renommée des Goncourt. On a repris Henriette Maréchal, et joué Germinie Lacerteux. Le temps est venu, sans doute, de représenter la Patrie en danger, œuvre héroïque et vigoureuse, d’une élévation de pensée si pure, d’une si belle forme que Flaubert qui l’entendait lire, s’écriait : « Dans cinquante ans, on apprendra cela dans les classes ! » M. Antoine vient de la mettre à l’étude, au Théâtre libre.

C’est ici le lieu d’extraire des deux pièces que les Goncourt ont écrites ensemble leurs idées sur le théâtre et la somme d’originalité et de renouvellement qu’ils eussent voulu rapporter. Eux qu’on a tant accusés de réalisme, qui ont vu culbuter Henriette Maréchal sous cette accusation sans objet, étaient, au contraire, des fantaisistes au théâtre, parce qu’ils n’y voyaient pas alors un champ d’étude assez sérieux et assez sévère pour y transporter de la vraie réalité. Pour eux, les planches étaient le domaine du rêve, l’optique de la rampe déformait les objets, oblitérait les idées, et les décors en toile peinte donnaient des notions très insuffisantes de la solidité des milieux. Aussi n’eussent-ils voulu jeter sur ces planches que des conceptions aériennes et mettre au point du dix-neuvième siècle des fantaisies tout à fait idéales, comme les comprenait Shakspeare. Voilà, du reste, leur profession de foi d’alors sur ce grave sujet ; elle est écrite tout naturellement en tête du volume intitulé Théâtre : « Nous entrevoyions si peu le théâtre de la réalité que, dans la série des pièces que nous voulions faire, nous cherchions notre théâtre à nous exclusivement dans des bouffonneries satiriques et dans des féeries. Nous rêvions une suite de larges et violentes comédies, semblables à des fresques de maîtres, écrites sur le mode aristophanesque, et fouettant toute une société avec de l’esprit descendant de Beaumarchais et parlant une langue ailée, une langue littéraire parlée

« Mais ce qui nous paraissait surtout tentant à bouleverser, à renouveler au théâtre, c’était la féerie, ce domaine de la fantaisie, ce cadre de toutes les imaginations, ce tremplin pour l’envolement dans l’idéalité !… Je ne suis pas un réaliste au théâtre, et, sur ce point, je suis en complet désaccord avec mon ami Zola et ses jeunes fidèles. Et cependant, je dois l’avouer, Zola semble logique quand il demande, quand il appelle, quand il espère pour le réalisme, un théâtre, ainsi que le romantisme a eu le sien. — « Mais, lui dirai-je, que valent nos bonshommes, à nous tous, sans les développements psychologiques et, au théâtre, il n’y en a pas et il ne peut pas y en avoir ! Puis, sur les planches, je ne trouve pas le champ à de profondes et intimes études de mœurs, je n’y rencontre que le terrain propre à de jolis croquetons parisiens, à de spirituels et courants crayonnages à la Meilhac-Halévy ; mais pour une recherche un peu aiguë, pour une dissection poussée à l’extrême, pour la recréation de vrais et d’illogiques vivants, je ne vois que le roman…

« Et voilà comme quoi je ne crois pas au rajeunissement, à la revivification du théâtre, et comme quoi j’ai des idées particulières sur son compte. Qu’on ne me prête pas du dépit, de la mauvaise humeur, le sentiment bas et rancunier d’un homme qui ne veut pas que les autres réussissent là où il a échoué… Regardant et jugeant ce qui se passe, le théâtre m’apparaît comme bien malade, comme moribond même… L’art théâtral, le grand art français du passé, l’art de Corneille, de Racine, de Molière et de Beaumarchais, est destiné, dans une cinquantaine d’années, tout au plus, à devenir une grossière distraction, n’ayant plus rien de commun avec l’écriture, le style, le bel esprit, quelque chose digne de prendre place entre des exercices de chiens savants et une exhibition de marionnettes à tirades.

« Dans cinquante ans, le livre aura tué le théâtre ! »

Sur quelques points de ce manifeste, le temps a sensiblement modifié les appréciations de M. Edmond de Goncourt. Avec une pleine honnêteté intellectuelle, il a lui-même fait ressortir les dissidences entre ses idées de 1879 et celles que nous trouverons exprimées, plus loin, dans les préfaces de Germinie Lacerteux transportée au théâtre, en 1888.