G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 151-157).

XIX

Madame Gervaisais.

« Le plus complet, le plus beau incontestablement, mais aussi le plus dédaigneux et le plus hautainement personnel de leurs livres… Aucune intrigue, la plus simple histoire d’une âme de femme, odyssée à travers une série de descriptions admirables, d’une intelligence vaincue par les nerfs et partie de la libre possession de soi pour aller succomber, à Rome, sous l’énervement du climat, à l’ombre des ruines, dans ce je ne sais quoi de mystique et d’endormant qui tombe des murs des églises, parmi l’odeur d’encens des pompes catholiques. »

M. Alphonse Daudet écrivait ceci dans un article de la Revue de France intitulé : Chez Edmond de Goncourt, et je crois que son sentiment est partagé par la plupart des artistes. Sans intrigue, sans roman, sans rien qui se mette en travers, ce livre est le simple développement d’un état d’âme et de son évolution vers le mysticisme, une espèce de psychologie posée et déduite avec une netteté intellectuelle vraiment philosophique.

Élevée par un père lettré, nourrie de grec et de latin, Mme Gervaisais a tenté laborieusement de s’assimiler, sans que le résultat ait répondu pleinement à l’effort, les traités de métaphysique, la Critique de la Raison pure et les théories des logiciens écossais. Comme presque toutes les femmes, elle a peu de cerveau et beaucoup de nerfs ; elle est, par tempérament, une croyante. Ses opinions antireligieuses ont été mal ancrées. Sceptique et malheureuse, elle a des angoisses douloureuses : elle a besoin d’être apaisée.

Toutes les influences ambiantes semblent dirigées, à Rome, contre l’état de son esprit. Les monuments de l’art antique qu’elle admire, à moitié enfouis sous les décombres, portent au front des inscriptions bavardes, à la gloire des papes. La Rome chrétienne établie sur le champ de bataille où elle a vaincu la Rome antique, a fait avec les substructions des temples païens les piédestaux de ses églises triomphantes. Il ne reste que trois colonnes supportant quelques pierres angulaires d’un fronton pour rappeler, au Forum, la gloire des Dioscures ; trois cent soixante-cinq églises de la foi nouvelle affirment la puissance du Christ et, mieux encore, celle de ses représentants terrestres. À l’époque, déjà lointaine, où Mme Gervaisais venait s’installer devant la vasque du Bernin, place d’Espagne, la ville des papes avait la majesté d’un sanctuaire. Le bâton pastoral de Pie IX pesait bien peu sur les nuques de ses sujets et l’unité de l’Italie n’était encore qu’un rêve confus dans la tête de Cavour. Rome était demeurée le contraire des autres capitales, sans commerce et sans bruit. De rares passants se coulaient discrètement le long des murailles de ses palais. L’herbe croissait dans les rues ; les trottoirs du Corso étaient pavés avec des fragments de statues et d’inscriptions antiques. Le soir Rome s’endormait au soleil couchant ; il n’y avait que trois reverbères à l’huile sur la place Navone et le mot de gaz n’avait pas d’équivalent connu en italien. Aux grands jours, le pape officiait encore lui-même sous le baldaquin de Saint-Pierre. Une odeur discrète de prières, de péchés pardonnés, de cire consumée et d’encens sortait, comme d’une cassolette, des églises et des chapelles de couvents, quand on soulevait, pour y entrer, les lourdes portières de cuir. « Ce qui attirait Mme Gervaisais et ce qu’elle allait y chercher, ce n’était point une impression religieuse, l’approche du Dieu chrétien dans sa maison, mais la sensation d’un lieu de tranquillité, paisiblement et silencieusement agréable, offrant le repos et l’hospitalité d’un palais pacifique. Sortir du soleil de la rue, entrer dans la fraîcheur, l’assoupissement de l’or et des peintures, les lueurs polies et les blancheurs errantes, c’était, pour elle, le rassérénement que pourrait donner un endroit d’ombre attendant le jet d’eau du Généralif. »

Là s’infiltrait en elle la contagion de l’exemple. Son âme trop tendue se pénétrait lentement de l’influence émolliente de la Rome chrétienne. Elle subissait le charme et l’enguirlandement des pompes qui se déroulent avec majesté au feu mouvant des cierges, dans la psalmodie des cantiques et le parfum de l’encens. Chaque autel, chaque monument chrétien réagissait sur son esprit. Excessive en tout, comme les natures passionnées, la direction mondaine, ouatée et polie d’un père du Gesù lui parut bientôt trop facile, insuffisante pour son salut. Cette personne dont l’état de santé affinait les sensations, qui cachait en elle toutes les délicatesses et tous les raffinements qu’avait développés une éducation d’élite, en vint à rechercher furieusement et à subir avec une ardeur farouche la direction d’un Trinitaire calabrais, chauchard en robe brune, fait pour secouer les consciences sauvages du bas populaire de Rome et des conducteurs de buffles qui, la lance droite, encerclés dans leurs manteaux vert sombre, vissés sur leurs petits chevaux noirs à l’œil vicieux, ont un si grand air quand ils viennent au marché, le dimanche matin, devant le Théâtre de Marcellus.

Dure à elle-même, impitoyable aux autres, en proie à une exaltation chronique, Mme Gervaisais se mit à partager les plus grossières superstitions. Sa raison fermentant la conduisit à l’extase. Elle arriva au dernier degré du mysticisme, « à l’assassinat de la nature par la grâce. »

Il est difficile de toucher aux questions religieuses sans y apporter des sentiments personnels, souvent innés qui font tourner l’œuvre en plaidoyer. L’originalité de Madame Gervaisais est le complet détachement de ses auteurs. L’indifférence est une garantie d’impartialité. Ils ont étudié l’endosmose du mysticisme dans un cerveau de femme, sans se laisser distraire ou détourner de leur sujet par le souci des conséquences pouvant découler de la démonstration qu’ils poursuivaient.

Ce livre ne trouva pas grâce devant les journaux religieux de France. Ils le dénoncèrent à Rome qui fulmina l’interdit. M. Ph. Serret, dans l’Univers, dénia aux auteurs jusqu’au droit de traiter un tel sujet : « On n’étudie pas la piété ; on ne l’analyse pas à froid comme le premier ordre venu de phénomènes scientifiques ; on la pratique ou l’on est condamné au malheur de l’ignorer complètement. Oui, sans doute, la vie sainte a ses lois, dont la connaissance est une science profonde et radieuse entre toutes les sciences ; mais cette science est interdite aux superbes, inabordable à qui prétend se placer au point de vue du libre examen et de la libre pensée… Il ne nous appartient pas, il n’appartient qu’aux saints et aux pénitents de décrire l’admirable ouvrage de la grâce dans les âmes élevées. »

Mais cette réprimande doucereuse et impersonnelle n’a pas la haute autorité de la critique que M. Barbey d’Aurevilly fit du livre dans le Nain Jaune. Le grand cardinal laïque, au bonnet gibelin et à la robe blanche, finit son article par une accusation qui a le mérite, qu’on trouve presque partout dans son œuvre, d’une originalité chevaleresque et d’une forme grandiloque. « L’hostilité contre le catholicisme au dix-neuvième siècle est autre que l’hostilité au dix-huitième. Au dix-neuvième, on est plus vieux, on est plus rassis, on est indifférent, sceptique et serein. On ne frappe point à tour de bras, même dans le dos ; mais on enfonce doucement la chose où il faut l’enfoncer et c’est ce que viennent de faire MM. de Goncourt. Il n’y a pas, dans tout leur livre de Madame Gervaisais un seul mot d’insulte, d’ironie, d’impatience contre le catholicisme. Les esprits innocents qui ne voient que les mots, trouveront ce livre aussi innocent qu’eux. Mais, allez ! pour qui voit à travers les mots leur lumière, jamais il ne fut livre où l’idée catholique ait été plus réellement visée et atteinte… Ils lui ont très bien enfoncé, entre les deux épaules, un tranquille couteau que je reconnais pour être de la fabrique du dix-neuvième siècle et de ceux-là dont on se sert au restaurant Magny, dans les fameux dîners qu’on y fait, tous les quinze jours, contre Dieu ! … Quant au catholicisme dont on espère, par des livres pareils, nous dégoûter et qu’on voudrait nous faire maudire, il en a vu d’autres, ce vieux cèdre du Liban, et il usera encore bien des douzaines d’athées et bien des douzaines de serviettes dans les restaurants et les cabarets insurgés ! »

Ces critiques à outrance, qui auraient pu faire la fortune du livre, laissèrent le public indifférent. Madame Gervaisais eut le genre de succès qu’ont les livres supérieurs qui ne sont que des œuvres d’art et qui font penser. La librairie Lacroix Verboeckhoven l’avait présentée au public dans le format grand in-8o, et c’est, avec Idées et Sensations, un des livres les mieux établis qu’elle ait produits. L’édition, presque entière, traîna longtemps dans les librairies au rabais, et aujourd’hui encore, Madame Gervaisais n’est lue que par les délicats.[1]

Les auteurs qui étaient restés six mois à Rome, pour se pénétrer de leur sujet, qui, sortant de Paris, jusque-là leur seul sujet d’étude, avaient apporté à leurs descriptions une manière nouvelle de rendu, un fini de touche, une coquetterie d’achèvement qui se dissimulent le plus souvent sous une fougue de brosse apparente et une brusquerie voulue, furent très attristés par ce résultat. On assure que l’état de santé de Jules, déjà mauvais, empira sensiblement à cette époque. Un succès aurait peut-être enrayé ou calmé pour longtemps sa maladie nerveuse. Le dernier livre qui devait naître de la collaboration des deux frères, où semble atteint le point culminant de leur talent, ne leur rapporta que tristesse. Il fut la cause de la mort de l’un et du désespoir de l’autre.

  1. Le livre pourtant ne plaisait point à Sainte-Beuve, quoiqu’il déclarât qu’il s’était senti empoigné. Il avait offert aux auteurs d’écrire deux articles. Ils auraient répondu au premier, et lui y serait revenu. Un jour, chez la princesse Mathilde, M. Edmond de Goncourt rencontre un Américain, M. Harris, qui lui dit : « Sainte-Beuve ne fait donc rien sur votre dernier livre ? » — M. de Goncourt répond : « Si, mais ce sera un éreintement ! » Le mot est imprudemment répété à Sainte-Beuve qui se pique, qui dit : « Mais je ne fais jamais d’éreintement, » et n’écrit rien. M. Renan, lui aussi, avait promis un article qu’il n’a pas fait.