G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 91-95).

XIII

La femme au dix-huitième siècle.

Sainte-Beuve consacra à ce beau livre deux longs articles, qu’on trouvera dans les Lundis, comme au résumé le plus substantiel, à l’inventaire le plus condensé de ce modèle d’élégance, de grâce libre, de ce temps ondoyant et divers qui a eu, lui aussi, de la cervelle à la place du cœur et un nuage de poudre à la place de la tête.

Les documents qu’il a laissés, tous les riens d’une futilité apparente qu’ont consultés les Goncourt, ont fourni un ensemble d’une exactitude très précise et d’une information un peu sèche, mais qui n’en donne ainsi que mieux l’impression du temps dont la maladie la plus rare a été l’hypertrophie du cœur. Les auteurs, emportés dans une course parfois haletante, mais dont ils n’ont jamais lâché les rênes, ont effleuré bien des choses légères, mais ils ont mûrement approfondi les choses graves. Avant eux, un historien ayant des prétentions au sérieux n’eût pas osé parler d’un menu ou d’une carte gravée pour une invitation à dîner, d’un échantillon de robe ou de la façon d’un meuble. Le règne de Louis XV était d’autant plus volontiers dédaigné qu’on le sentait difficilement saisissable et qu’il échappait à l’analyse. Il s’agissait, pour le pénétrer, de faire descendre l’histoire de ses préoccupations épiques pour l’introduire dans les couches profondes du peuple qui, dans tous les temps, a été inconsciemment l’artisan des destinées des nations. Dans les récits de Xénophon et de Tacite, aussi dans nos vieux annalistes, on ne lui accorde pas plus d’importance que n’en ont les comparses muets et sans noms qui servent de fonds aux tragédies. Voltaire avait entrevu ce que devait être l’histoire future quand il intitulait Essai sur les Mœurs la tentative d’histoire générale qu’il a du reste assez superficiellement traitée. Frappé par l’enseignement que fournissait l’Histoire de la France, Michelet comprit que les masses des peuples sont comme les flots de la mer. Les rois les domptent par moments, mais le dernier mot est toujours au nombre qui, pareil aux éléments, subit les lois invariables que Vico a été le premier à formuler dans Scienza nuova. La véritable histoire est donc à la base plus encore qu’au sommet et l’effort des historiens doit porter à éclairer ces ténèbres où des milliards d’individus se sont agités et sont morts, ne laissant après eux qu’une quantité incommensurable de témoins muets, infiniment plus difficiles à ressaisir, à déchiffrer et à coordonner que les vélins jaunis à onciales des anciennes chancelleries ou les inscriptions lapidaires dont le président de Brosses disait drôlement qu’elles font bavarder le marbre.

Les Goncourt, quand ils se mirent à l’étude du dix-huitième siècle qu’ils parcouraient d’une vue d’ensemble en commençant, sentirent très vivement que ce n’était plus seulement une histoire de Louis XIV décrépit, du Régent, de Louis XV et de Louis XVI qu’il était intéressant de réécrire, mais l’histoire des différentes classes du peuple. Et ils conçurent le projet de la diviser en quatre parties comprenant successivement l’Homme, la Femme, l’État et Paris. Trois de ces grands sujets n’ont pas été traités par eux. Ils ont écrit seulement la Femme.

Remettant à leur plan les documents déjà exploités et publiés sur lesquels s’échafaudent et se copient presque toutes les histoires qui se succèdent, les livres faits avec d’autres livres, ils donnèrent le pas sur tout cela à l’inexploré et à l’inédit. Ils ont fait la chasse aux petites choses qui marquent le battement de pouls d’un instant, aux mémoires, aux autographes, aux pamphlets, aux plaquettes de toute provenance, aux almanachs, aux dessins, reliques muettes ou feuilles légères que la vie livre au vent, comme un duvet arraché de son aile, au fur et à mesure qu’elle vole. À tous les échelons de la société, il s’agissait d’étudier et de fixer les images fugitives des femmes ayant, à la vérité, des traits communs, mais différant entre elles par des nuances infinies ; de suivre les modifications que l’exemple, les influences ambiantes n’ont pas pu manquer d’apporter dans les croyances, dans la façon de comprendre l’éducation, les devoirs du mariage, même dans les toilettes, dans la vie matérielle, enfin dans tout le branchage des idées qui forment l’ossature de la vie d’un peuple. On voit que le sujet ainsi compris était très vaste : aussi les auteurs ont-ils cru devoir le circonscrire et je crois qu’ils l’ont fait avec trop de sévérité. En effet, dans les deux chapitres principaux : l’Amour et le Mariage qui ont revêtu des formes si originales au dix-huitième siècle, les deux sexes rapprochés ne peuvent pas être analysés séparément. Dans la royauté des salons qui, sans conteste, appartenait à la femme, l’homme ne s’impose-t-il pas comme un sujet respectueux, mais dont l’absence fait évanouir la royauté de l’autre sexe ?

Que de nuances et d’infinies subdivisions de nuances ne faut-il pas noter dans cette vaste enquête sur l’éternel féminin, éternellement divers. Pour ne parler ici que d’une seule caste, au sommet, quelles différences entre les Arsinoés qui singeaient les mines compassées et la tenue rigide de Mme de Maintenon, dans les quinze premières années du siècle, et la génération gaillarde et licencieuse, née d’une éclosion spontanée et bruyante, dès les premiers jours de la Régence. Les femmes alors jetèrent leurs voiles aux orties, rompirent le jeûne avec une effronterie de bacchantes. Elles déchirèrent les mœurs vieillies de la France d’alors comme le Parlement avait déchiré le testament du feu roi. Quelles différences encore, pour ne m’arrêter qu’aux plus brillantes, entre les femmes du commencement de Louis XV, les sœurs de Nesles, Mme de Pompadour, Mme du Barry et Marie-Antoinette dont le sceptre dédoré tombe un instant aux mains de Mme Necker, de Mme Roland, puis de Mme Récamier.

Différences si sensibles que les apparences extérieures des femmes suivent les modifications que subissent leurs esprits. Sur cette observation curieuse, Paul de Saint-Victor, auquel le livre est dédié, a écrit le joli couplet que voici : « L’histoire fait et refait les femmes à son image ; elle sculpte, pour les temps corrects, des divinités classiques taillées d’un seul jet ; elle cisèle, pour des époques de licence, de petites statuettes libertines pétries de façons et de fantaisies. Voyez les femmes du règne de Louis XIV. Leur beauté symétrique observe la règle des trois unités. Ce sont de grands nez, de grands fronts, de grands traits, des tailles de cariatides, des corsages qui font songer aux cornes d’abondance que verse Pomone. Sous la Régence, les visages s’arrondissent, le nez s’amincit, le menton se dégage, la physionomie se chiffonne, la femme n’est plus qu’un raccourci de grâce et de gentillesse. La mode en fait sa poupée, elle broie sur ses joues toute une palette de rouges différents ; elle crible son visage d’une volée de mouches ; tantôt elle l’enveloppe de robes ondoyantes où le corps nage dans des flots de soie, tantôt elle l’emprisonne dans les contrescarpes et les bastions du panier. »

Les auteurs ont clos leur enquête à 1789 et il était naturel qu’ils fissent ainsi. C’est la grande étape : l’ancien régime finit et le monde nouveau commence. Là s’arrête aussi la domination que la femme a exercée au siècle dernier : les mouches tombent, les œillades s’éteignent et les éventails se ferment.