G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 95-104).

XIV

Renée Mauperin.

À la nouvelle édition qui allait paraître, en 1875, M. Edmond de Goncourt ajoutait quelques lignes qui indiquent nettement l’esprit du livre et le but que son frère et lui avaient visé en l’écrivant. « Renée Mauperin, est-ce le vrai, est-ce le bon titre de ce livre ? La jeune Bourgeoisie, le titre sous lequel mon frère et moi annoncions le roman avant qu’il fût terminé, ne définissait-il pas mieux l’analyse psychologique que nous tentions, en 1864, de la jeunesse contemporaine ? Mais, à l’heure qu’il est, il est vraiment bien tard pour débaptiser le volume. Et il m’est donné seulement aujourd’hui de prévenir le lecteur que la fabulation d’un roman à l’instar de tous les romans n’est que secondaire dans cette œuvre. Les auteurs, en effet, ont, préférablement à tout, cherché à peindre, avec le moins d’imagination possible, la jeune fille moderne telle que l’éducation artistique et garçonnière des trente dernières années l’ont faite. Les auteurs se sont préoccupés, avant tout, de montrer le jeune homme moderne, tel que le font, au sortir du collège, depuis l’avènement du roi Louis-Philippe, la fortune des doctrinaires, le règne du parlementarisme. »

Et pourtant Renée Mauperin n’a pas le touffu d’un roman social ni l’étendue ou la diversité des autres livres qui l’avaient précédé. C’est une histoire fort simple qui sert de tissu à des observations fines et à des broderies d’exécution. Elle précède de trois ans les petites Benoiton et tous les oiseaux de volière sans cervelle, exagérant le type, qui se sont envolés à la suite de cette Renée charmante dont Paul de Saint-Victor disait justement qu’elle a « l’originalité dans la grâce et l’étrangeté dans le charme. Cherchez bien, après avoir fermé le livre, dans vos souvenirs de romans, vous ne lui trouverez pas de sœurs. Elle est fille unique, pour ainsi dire, et digne, à ce titre, d’entrer dans la famille idéale. »

Elle a été faite, d’après nature, sur une amie qu’avait Jules depuis son enfance, et, au mois d’octobre 1856, c’est-à-dire huit ans avant de l’introduire dans leur œuvre, les auteurs écrivaient d’elle ces lignes, sur leur cahier de notes : « Mlle ***, la cordialité et la loyauté d’un homme alliées à des grâces de jeune fille ; la raison mûrie et le cœur frais ; un esprit enlevé, on ne sait comment, du milieu bourgeois où il a été élevé, et tout plein d’aspirations à la grandeur morale, au dévouement, au sacrifice ; un appétit des choses les plus délicates de l’intelligence et de l’art ; le mépris de ce qui est, d’ordinaire, la pensée et l’entretien de la femme. Des antipathies et des sympathies à première vue, et vives et braves, et des sourires d’une complicité délicieuse pour ceux qui la comprennent et des figures longues, comme dans le fond d’une cuiller, pour les raseurs, les jeunes gens à citations, les bêtes ; et mal à l’aise dans le mensonge du monde, disant ce qui lui vient comme il lui vient, avec une entente singulière de l’esprit d’atelier, avec un tour de mots tintamarresque ; cette gaîté de surface venant d’un fond d’âme mélancolique, où passent des visions de blanc enterrement et reviennent des notes de la marche funèbre de Chopin. Passionnée pour monter à cheval, pour conduire un panier, elle se trouve mal à la vue d’une goutte de sang, a la terreur enfantine du vendredi, du nombre treize, possède tout l’assemblage des superstitions et des faiblesses humaines et aimables chez une femme : faiblesses mêlées à d’originales coquetteries. »[1]

Trois ans après, Renée était en train de peindre dans un petit atelier que son père lui avait fait bâtir, au fond d’un jardin. Jules fit d’elle un portrait au crayon qui est conservé dans les cartons d’Auteuil. La jeune fille, de profil, à droite, travaille devant un chevalet. Quelques roses sont piquées dans sa chevelure ; le front est bombé, l’œil noir, une cravate d’homme un peu lâche tombe sur son col rabattu ; au-dessus du dessin sont écrits, à l’encre bleue, le nom du modèle et la date : 19 septembre 1859.

Cette scène du portrait a été transportée dans le roman. Les circonstances sont les mêmes, mais Jules s’appelle Denoisel. C’est l’ami délicat, raffiné et finement blagueur, dans lequel se personnifient l’esprit et le caractère des deux auteurs, qu’ils ont donné pour partner à leur jeune fille moderne. Son père et lui l’ont élevée : « Renée a grandi sous cette double influence. Aucun pli de convention n’a faussé sa svelte et vibrante nature. Son caractère a pris une tournure virile ; son langage, l’accent pittoresque des conversations d’atelier. Tout ce qui passe par sa jeune tête descend sur ses lèvres et s’en échappe en saillies soudaines. Son esprit s’est, pour ainsi dire, déguisé en homme ; il court, il vole, il observe avec des étourderies de page et des malices de rapin… Car c’est là le charme de cette fille étrange ; la hardiesse est sur ses lèvres et la pureté dans son cœur. Ce masque d’ironie recouvre une figure de vierge. Supérieure, par l’esprit, au monde bourgeois qui l’entoure, douée d’une observation pénétrante et vive, comme la seconde vue. Renée échappe à l’amour par la délicatesse même de son être qui n’admettrait pas un bonheur vulgaire. »

Il faudrait tout citer du merveilleux feuilleton que Paul de Saint-Victor a écrit sur le livre de ses amis : « Henri Mauperin… est le jeune homme à sang froid, une espèce particulière à la seconde moitié de ce siècle, le jeune homme né mur, désabusé, pratique, qui, dès le seuil de la vie, congédie l’amour, les illusions, l’enthousiasme comme des amis importuns dont le cortège retarderait sa marche et l’empêcheraient d’arriver… Tous les traits de son caractère se croisent avec la précision des signes d’un calcul : on voit fonctionner avec une régularité de rouage les mobiles qui le font agir. »[2]

Et pourtant les auteurs qui avaient fait de ce personnage doctrinaire et guindé, formé par le parlementarisme de parlottes et le suffrage restreint, un parfait modèle de la banalité officielle, n’ont pas eu le courage de le conduire platement jusqu’au bout de son existence. Au moment de partir pour le duel où il va trouver la mort, l’artiste s’éveille en lui ; il parle en raffiné du tir au pistolet et ne meurt pas sans avoir dit, au moins un instant, des choses délicates et fines.

La création de Villacourt, qui semble romanesque, repose sur l’exacte réalité. En effet, on lit dans le Journal une note du 22 juillet 1857 qui constate « que les derniers Clermont-Tonnerre, réfugiés dans un petit bois qui leur reste près de Saint-Mihiel, ont là dépouillé le noble, presque l’homme, et que ces Clermont-Tonnerre dont un aïeul, au dire de Mme de Sévigné, vendait cinq millions une terre de vingt-deux villages, aujourd’hui vêtus de peaux de bêtes, vivent dans ce bois, peuplent avec les bûcheronnes… »

Tels sont les originaux du portrait de Villacourt. Au reste, une aventure pareille à celle du roman arriva aux auteurs eux-mêmes. Il plut un jour à un quidam de s’affubler de leur nom et les vrais Goncourt se virent obligés de mettre à la raison l’usurpateur.

Mais je reviens au feuilleton de Paul de Saint-Victor : « Les figures secondaires du roman sont de cette touche juste et savante qui creuse la vie à fond et qui l’exprime sans effort. Denoisel, le parisien consommé dans la science et l’expérience de la vie moderne… Barousse… Dardouillet… l’abbé Blampoix… prêtre mondain qui ne soigne que les consciences comme il faut… Autant de caractères et de manies incarnées sous lesquelles on placerait un nom. »

Paul de Saint-Victor ne croyait pas si bien dire. Une tempête dans un verre d’eau allait s’élever au fond de la province. M. Émile Bosquet ayant publié, dans le Journal de Rouen, le 11 avril 1864, un compte rendu du livre qui venait de paraître dans l’Opinion nationale, avait fait allusion à l’abbé Blampoix et avait rapproché du type créé par les romanciers un fort honnête homme, nommé l’abbé Carron, dont Veuillot disait qu’il aurait toujours un peu de peine « à voir un curé à deux chevaux, surtout à Paris où il y a tant de voitures de place. » Le frère de M. l’abbé Carron saisit au bond l’occasion d’envoyer un panégyrique du mort au Journal de Rouen. MM. de Goncourt consentirent à fournir des explications curieuses parce qu’elles portent le poinçon d’une chose littéraire et qu’ils y marquent leur respect pour les individus.

Cette lettre parut le 1er  mai 1864 dans l’Opinion nationale. Elle est adressée à son rédacteur en chef :

« Monsieur,

« À propos d’un roman auquel vous avez bien voulu accorder la publicité de votre journal, et qui vient de paraître à la librairie Charpentier, Renée Mauperin, un journal de province ayant représenté M. l’abbé Carron comme l’original d’un de nos personnages, de l’abbé Blampoix, M. Gabriel Carron, frère de feu l’abbé Carron, a cru devoir réclamer et protester contre cette allégation, auprès du journal et du rédacteur de l’article.

« Nous déclarons spontanément que nous n’avons point eu l’intention de faire un portrait. Nous répugnons aux personnalités et nous n’avons pas l’habitude d’attaquer les morts. Nous n’avons pas voulu désigner une individualité ; nous avons voulu peindre non un homme mais un type ; non un prêtre, mais le prêtre qui dirige les consciences bien nées et met le paradis à la portée des gens riches ; le prêtre qui, de la religion dure, laide, rigoureuse des pauvres, dégage comme une aimable religion des riches, légère, charmante, élastique ; le prêtre qui, de l’idée de Dieu fait quelque chose de confortable et d’élégant.

« Veuillez…
« Edmond et Jules de Goncourt. »

La mort de Henri Mauperin, que Renée a causée involontairement en prévenant le vrai Villacourt de la requête qu’avait adressée son frère à la Chancellerie pour s’approprier son nom, frappe au cœur la jeune fille. Elle apprend, du même coup, que son frère est mort et que c’est elle qui l’a tué : « L’âme de Renée se transfigure au milieu des ruines de son corps. Il se fait en elle des changements divins. L’enfant hardi et moqueur redevient une vierge timide. Comme une guerrière blessée qui redemanderait ses vêtements de femme, Renée reprend, pour mourir, la faiblesse et la douceur de son sexe. Son esprit de lutin, brillant et mobile, revient encore sur ses lèvres, mais tendre maintenant et mélancolique : on dirait un feu follet dansant sur une tombe. Le sentiment qui a rempli sa vie inspire encore ses derniers instants. Témoin du désespoir de son père, elle tente d’héroïques efforts pour le rassurer, feignant le calme, jouant la convalescence, s’épuisant en faux sourires et en projets dérisoires, faisant semblant de vivre au sein de la mort… Cependant la mort s’avance ; à mesure qu’elle approche le récit s’élève et se sanctifie. Les paroles de la malade deviennent plus rares et plus solennelles. De grands silences se font dans sa chambre. On n’y entend plus que le soupir de celle qui souffre et le sanglot de celui qui veille… Ainsi finit par un des plus beaux lits de mort que le roman ait jamais dressés, ce livre étincelant d’esprit et de larmes. Toutes les qualités d’écrivains et d’observateurs de MM. de Goncourt s’y sont resserrées et comme exaltées. Pas une longueur et pas un hors-d’œuvre. Un souffle poétique anime le récit : les chapitres se succèdent, courts et rapides, comme des strophes… L’art du récit s’efface sous les émotions qu’il excite ; on s’attendrit avant d’admirer. »

Malgré ce feuilleton, un des plus beaux que Paul de Saint-Victor ait écrit et quelques articles moins sonores dans la presse, le succès du livre fut médiocre et la première édition traîna en longueur. Les auteurs n’étaient pas encore en possession de la renommée ; ils apportaient dans Renée, un type nouveau de jeune fille ; on le prit naturellement pour une figure de fantaisie et le livre, connu et apprécié par quelques artistes et par quelques lecteurs d’élite, vécut dans ces limbes de succès qui, maintefois, préparent plus sûrement l’avenir d’un beau livre que les débuts éclatants.

Un écrivain naturaliste qui s’était fait connaître par une étude d’une analyse subtile et d’un gris à la Flaubert, M. Henri Céard crut découvrir, dans Renée Mauperin, le filon d’un drame en cinq actes. Il l’écrivit et, à la fin du mois de décembre 1881, une lecture en fut faite dans le salon de Mme Alphonse Daudet qui, peu de jours avant, avait reçu ce mot de M. de Goncourt :

« 15 décembre 81.
« Chère Madame,

« Ne croyez pas qu’on ne pense pas à vous, au gentil ménage ; mais tout en ayant fini, il y a des corrections d’épreuves qui ne me laissent pas une minute.[3] Céard est en train de faire recopier Renée Mauperin. Quand ce sera fait, il doit vous demander une soirée pour vous la lire. Je demande une invitation pour la soirée.

« Mes amitiés de cœur au gentil ménage.

« Edmond de Goncourt.

« Curieux, curieux ! Y aurait-il, entre nous, des courants de correspondance magnétique ? Je rouvre ma lettre au moment où je reçois la vôtre. Oui, j’irai dîner avec vous dimanche et vous envoie toute la tendre reconnaissance d’un vieux cœur que vous gâtez si bien. »

Après la lecture, avenue de l’Observatoire, commença la passion de la pauvre Renée. Refusée par M. Émile Perrin à la Comédie-Française, par M. Raymond Deslandes au Vaudeville, par M. de la Rounat à l’Odéon, de chaque station nouvelle le drame revenait raccourci. De cinq actes il en vint à quatre, puis à trois. La longue agonie de la jeune fille qui tient la moitié du roman fut tranchée d’un seul coup et remplacée par la rupture d’un anévrisme. Un baiser adressé à Denoisel sortit des lèvres expirantes de Renée, faussant du coup son caractère et apportant, dans la pièce, un élément inattendu de pitié.

Telle fut la dernière toilette que subit Renée avant de paraître au théâtre. M. Porel, nouvellement appelé à la direction de l’Odéon, recueillit l’épave, la monta avec le plus grand soin, et la première représentation eut lieu au mois de novembre 1886. La critique ne lui fut pas favorable. L’affabulation que M. E. de Goncourt, dans la préface de 1875, déclarait secondaire, était un peu vide pour la scène. L’intérêt concentré sur Renée et sur Denoisel se soutenait mal dans de longues conversations faites pour le livre et non pour la rampe. Mais il va de soi que M. H. Céard, qui est un véritable artiste, avait mis, dans cette adaptation, beaucoup de talent et de soin. Maintefois on sentait le roman couler sous la pièce et jaillir.

La création du rôle de Renée fut, pour une jeune fille nouvellement sortie du Conservatoire, l’occasion d’un succès très vif d’interprétation et de beauté. Mlle Cerny n’avait eu antérieurement l’occasion de se faire remarquer du public que dans un minime rôle du Songe d’une nuit d’été. Elle parut, dans Renée Mauperin, la personnification même du caractère buriné. Son genre de beauté, la gaminerie parfois rêveuse de son visage, sa diction nette et franche, le goût et la mesure qu’elle sut apporter dans la plastique du rôle, lui valurent un assentiment général. M. Dumény qui, peu de mois auparavant, avait été fort remarqué dans le rôle du Monsieur en habit noir enterrant bruyamment son célibat au bal masqué d’Henriette Maréchal, a été, lui aussi, un Denoisel intéressant. Il avait de la verve et l’esprit du rôle. Cette création comptera dans sa vie d’artiste.

  1. Journal, I, 146.
  2. Feuilleton de la Presse, 11 avril 1864.
  3. Il s’agit de la publication de la Faustin que le Voltaire donnait en feuilleton et qui allait paraître en volume.