G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 84-91).

XII

Sœur Philomène.

« Dimanche, 5 février (1860). — Déjeuner chez Flaubert. Bouilhet nous conte cette tendre histoire sur une sœur de l’hôpital de Rouen, où il était interne. Il avait un ami, interne comme lui, et dont cette sœur était amoureuse, platoniquement, croit-il. Son ami se pend. Les sœurs de l’hôpital étaient cloîtrées et ne descendaient dans la cour de l’hôpital que le jour du Saint-Sacrement. Bouilhet était en train de veiller son ami, quand il voit la sœur entrer, s’agenouiller au pied du lit, dire une prière qui dura un grand quart d’heure — et, tout cela, sans faire plus d’attention à lui que s’il n’était pas là.

« Lorsque la sœur se relevait, Bouilhet lui mettait dans la main une mèche de cheveux, coupée pour la mère du mort, et qu’elle prenait sans un merci, sans une parole. Et depuis, pendant des années qu’ils se trouvèrent encore en contact, elle ne lui parla jamais de ce qui s’était passé entre eux, mais, en toute occasion, se montra pour lui d’une extrême serviabilité. »

Tel a été l’embryon de Sœur Philomène. Les auteurs ont livré eux-mêmes, dans ces quelques lignes du Journal, l’anecdote qui s’était puissamment emparée de leur esprit et qui, bientôt, s’imposait à eux comme une obsession. Et, pour construire leur livre, les voilà, chaque matin, dans l’atmosphère viciée des longues salles de la Charité, suivant, de lit en lit, au milieu des sœurs, des infirmières, des internes et des bénévoles, la clinique du docteur Velpeau, et, crispés par une contraction nerveuse, essayant de surmonter l’impression de dégoût et de rester en possession d’eux-mêmes à la vue des appareils qu’on lève, à l’odeur des plaies suppurantes. Les voilà, à toutes les heures du jour et de la nuit, se soumettant studieusement à la vie monotone de l’hôpital. En vain, ils eussent voulu s’aguerrir au spectacle de la souffrance. Pour ces deux natures d’artistes affinés, d’une excessive susceptibilité de sensation, recevant douloureusement, comme des écorchés, la perception suraiguë des choses, l’hôpital produisait un véritable écœurement. La fade infection des salles, ils l’emportaient avec eux quand ils sortaient ; la vue des choses leur restait présente, avec la netteté de l’image fixée sur un objectif. Leur esprit saignait des plaies que le chirurgien avait fait crier devant eux. Et c’est ainsi, sous l’obsession de ce qu’ils avaient vu et senti, que les Goncourt ont écrit, avec des mains pieuses, les chapitres d’une vérité concentrée qui forment un cadre poignant à la figure immatérielle et charmante de sœur Philomène.

Dans ce milieu de douleur, on aperçoit vaquant aux devoirs de sa charge, une forme svelte, cerclée d’un tablier blanc et surmontée de la grande cornette qui se silhouette, sur le fond sombre, comme les ailes d’un vaisseau. Elle seule se meut doucement autour du lit des moribonds immobiles. Elle semble la dépositaire de leur souffle, l’influence secourable qui doit les empêcher de mourir. On voit son geste, on sent son haleine, on surprend son âme où veille doucement un sentiment humain, pudique et tendre, à peine saisissable. L’amour brûle en elle, comme la lampe dormante et blonde d’un sanctuaire. Il en a la lueur discrète et le parfum. L’interne qui est l’objet de ce culte humain ignore le sentiment qu’il inspire. « Ainsi resserré dans le chaste cœur qui l’étouffe, l’amour de sœur Philomène a la mélancolie d’un incendie dans la solitude, » écrivait Paul de Saint-Victor. Quand elle se traîne, à demi brisée, pour prier au pied du lit de son amant mort, la mèche de cheveux qu’elle accepte est la première marque saisissable de sa tendresse.

Les auteurs ont tiré une belle œuvre de psychologie et de plastique de cette figure éclairée dans le dedans et dans les dehors. Tout, dans le livre qui incline au mysticisme, est mesure, demi-teinte et charme. Le style s’est simplifié pour pénétrer dans cette âme simple. Il a toutes les prudences réticentes et les délicatesses ouatées d’un confesseur s’insinuant, comme un renard, dans une conscience de jeune fille.

À cette étape de leur carrière, les Goncourt n’étaient pas encore libérés des démarches laborieuses qu’ont dû faire tant de débutants pour placer leurs livres. Une note du Journal constate qu’ils furent fort heureux de vendre leur volume, moyennant vingt centimes l’exemplaire, à la Librairie nouvelle. Affaire doublement médiocre, car, quelques mois après la mise en vente, la Librairie nouvelle tomba en faillite. Et les auteurs écrivent, avec mélancolie : « Nos Hommes de lettres nous ont coûté, à peu près, un billet de cinq cents francs. Sœur Philomène ne nous rapportera rien. C’est un progrès ! »

Paul de Saint-Victor, presque seul, s’occupa du livre. Il publia, dans la Presse, un article qu’il fit suivre, quelques jours après, de la lettre que voici :

« Chers amis,

« Je vous écris entre deux feuilletons, car j’en suis là maintenant : ma galère est devenue une trirème. Je suis bien heureux que l’article vous ait plu et croyez-le très sincère. Votre livre m’a ravi, ravi et navré. J’en ai eu, trois jours, l’imagination tout en deuil. Céline est exquise. Je la vois d’ici « avec sa mine longue. » Où diable avez-vous pris tous ces petits détails de dévotion enfantine ? C’est de l’auscultation psychologique, s’il en fut jamais. J’ai passé par là, moi qui vous parle. Le pensionnat des Jésuites, à Fribourg, où j’ai été élevé, ressemblait, en homme, à votre couvent. J’ai senti, en vous lisant, se ranimer mes anciennes ferveurs. « Veteris agnosco vestigia flammae. » En vérité, j’ai été attendri, comme un vieux serpent à qui on montrerait sa jeune peau.

« J’ai de bonnes nouvelles à vous donner de votre livre. On m’en a fait, de tous les côtés, mille éloges, à propos de mon feuilleton, et Bourdillac me dit qu’il s’envole… »

M. Bourdillac, un des associés de la Librairie nouvelle, se faisait illusion quand il assurait que le livre s’envolait. La vérité est qu’après la faillite de la maison, l’édition presque entière traîna, en fonds, chez les marchands de livres au rabais et que son succès ne se mit à luire qu’au temps de la réimpression par la librairie Charpentier, en 1876.

Avec une sincérité parfaite, le lendemain de la mise en vente, J. de Goncourt demandait son avis à G. Flaubert, dans la forme spirituelle et semi-gouailleuse qui lui est propre :

« Bar-sur-Seine, 10 juillet 1861.

« Vous avez reçu notre roman qui a fini par paraître.

« Quand vous l’aurez lu, nous serions bien heureux d’avoir votre jugement et votre sensation. Nous y tenons d’autant plus que nous ne savons guère ce que nous avons fait. Ce livre est le plus impersonnel de ceux que nous avons écrits jusqu’ici. Nous l’avons exécuté involontairement, presque fatalement, sous le coup d’impressions qui ont emporté notre plume, en sorte que c’est à peine si nous en avons conscience. Je vous donne ma parole que je ne sais pas s’il est bon ou mauvais… Vous êtes le plus compétent des juges. Notre hôpital a-t-il assez de relief ou n’en a-t-il pas assez ? Nous sommes-nous arrêtés dans l’horreur au juste point ? Avons-nous passé le dégoût ? Avons-nous dosé la chair de poule, selon une mesure raisonnable ? Et puis encore, notre décor tient-il trop de place ? Ne marche-t-il pas sur les personnages ? Je vous avouerai que nos internes nous semblent bien un peu pâles, sans caractère. Mais le caractère d’un hôpital, le caractère des choses, cela s’embrasse d’un coup d’œil, au lieu que des caractères d’hommes, voilà qui ne s’emporte pas avec quelques heures d’observation. Il faut vous dire aussi, pour notre propre défense, que nous ne voulions pas entasser les personnages, les physionomies morales, comme dans nos Hommes de lettres. Nous cherchions ici l’unité, la concentration de l’intérêt sur le couple et surtout sur la sœur.

« Pour celle-ci l’embarras était de ne point trop la canoniser. Nous avons essayé de la faire vraisemblable. Nous l’avons sortie, avec des façons et un esprit vulgaire, d’un milieu peuple ; nous lui avons rogné, de notre mieux, ses ailes d’ange. Nous aurions voulu en faire une bonne pâte de sainte. Est-ce que cette figure de demi-convention est un peu sur ses jambes, comme on dit dans les ateliers ? »[1]

Et Gustave Flaubert lui répondait deux lettres d’où nous extrayons ces passages :

« Lundi soir (juillet 1861).

« Votre volume reçu ce matin à onze heures, était dévoré avant cinq heures du soir.

« J’ai commencé par vous chercher quelques chicanes, dans les premières pages, à cause de deux ou trois répétitions de mots, comme celle du mot lit par exemple ; puis ça m’a empoigné, enlevé. J’ai tout lu, d’une haleine et en mouillant quelquefois, comme un simple bourgeois.

« Je vous trouve en progrès sur les Gens de lettres, comme narration, déduction des faits, enchaînement général. Vous n’avez ni une digression ni une répétition. Chose rare et excellente.

« L’enfance de Philomène, sa vie au couvent, tout le chapitre II m’a ébloui. C’est très vrai, très fin et très profond. Bien des femmes s’y reconnaîtront, j’en suis sûr. Il y a là des pages exquises : 44, 45, 46. On sent la chair sous le mysticisme. Le petit téton qui commence à se former sous les médailles bénies, le premier sang des règles qui (se) mêle au sang de Jésus-Christ, tout cela est beau, bon et solide.

« Quant à tout le reste, la vie d’hôpital, je vous réponds que vous avez touché juste.

« Vous avez des endroits navrants par leur simplicité, comme le chapitre IX.

« Les conversations des malades, les physionomies secondaires d’élèves, celle du chirurgien en chef Malivoire, etc., very well.

« Mais je suis amoureux de Romaine !!!…

« Je n’ai qu’un reproche à faire à votre livre, c’est qu’il est trop court. On se dit à la fin “déjà !” C’est fâcheux.

« … Je vous écris dans tout l’ahurissement d’une première lecture. Pardonnez-moi mes bêtises, si elles sont trop fortes.

« Dites-moi un peu comment on prend votre livre ? Par quel côté on l’attaque ? Vous savez combien j’aime vos écritures et vos personnes. Donnez-moi de vos nouvelles et soyez sûrs, l’un et l’autre, que je vous aime et que je vous embrasse tendrement.

« À vous, mon bichon.

« Gustave Flaubert.

« J’oubliais de vous parler de la mort de Barnier et du dernier chapitre qui est un chef-d’œuvre.

« Cette mèche de cheveux enlevée à la fin et qu’elle portera sur son cœur toujours, — c’est exquis. »

Et, quelques jours plus tard, Flaubert reprenait le même sujet et écrivait de nouveau à ses amis :

« … Non, il n’y a pas trop d’horreurs. Pour mon goût personnel, il n’y en a même pas assez ! mais ceci est une question de tempérament. Vous vous êtes arrêtés sur la limite. Il y a des traits exquis, comme le vieux qui tousse, par exemple, et le chirurgien en chef au milieu de ses élèves, etc. Votre fin est splendide : la mort de Barnier.

« Il fallait faire ce que vous avez fait ou bien un roman en six volumes et qui eût été probablement fort ennuyeux. On vous a contesté, jusqu’à présent, la faculté de plaire ; or, vous avez trouvé le moyen, cette fois-ci, de plaire à tout le monde. J’en suis convaincu et ne serais point du tout étonné si Sœur Philomène avait un grand succès.

« Je ne vous parle pas du style. Il y a longtemps que je lui serre la main tendrement, à celui-là…  »

En 1887, un jeune comédien, fortement épris des choses du théâtre, créa, dans une salle minime de Montmartre, perdue au fond du tortueux passage de l’Élysée des Beaux-Arts, ce qu’il appela le Théâtre libre. C’est une sorte de refuge des affligés littéraires fondé pour donner l’hospitalité d’une nuit, aux pièces de théâtre sans asile qui ont été mises à la porte par les directeurs des vraies scènes. Là, M. Antoine a pris à tâche de recueillir ces épaves, après leurs Odyssées plus ou moins entêtées et persévérantes. Il eut l’idée de jouer deux actes en prose que MM. Jules Vidal et Arthur Byl avaient tirés de Sœur Philomène.

Donné in extenso, sans coupures et sans retouches, devant un public restreint d’hommes de lettres et d’amis, il se trouva que ce drame renfermait de véritables qualités littéraires. Les auteurs avaient su faire une pièce d’un roman tout en nuance qui se passe, comme la vie, sans préoccupation de charpente et de composition.

Elle fut jouée au mois d’octobre 1887, et la presse fut presque unanime à faire ressortir ses qualités de forme, la mise en scène exacte et la réalité solidement soulignée par le détail pittoresque. M. Antoine, qui remplissait le rôle de Barnier, donna au rôle une empreinte précise ; sa voix, tantôt incisive, tantôt voilée, et dont il sait jouer avec justesse, lui permit d’arriver à de grands effets. Mlle Deneuilly, sous la cornette de sœur Philomène, fut charmante de grâce discrète et d’onction pénétrante, et Mlle Sylvine, la maîtresse phthisique de Barnier, qui scande tristement de couplets libertins la prière du soir que psalmodient Philomène et les malades de la salle, a obtenu une large part dans le succès.

Les comédiens de la banlieue de Paris s’emparèrent de la pièce et la trimbalèrent, avec des fortunes diverses, dans tous les théâtres des faubourgs.

  1. Lettres de Jules de Goncourt, p. 160.