G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 75-83).

XI

Les maîtresses de Louis XV.

C’est là le titre frivole, crayonné au pastel que portaient collectivement, lors de leur apparition, en 1860, les études de femmes intitulées maintenant : La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, — Madame de Pompadour, — la du Barry. Les deux volumes qu’elles formaient primitivement furent réédités en trois, lestés de documents nouveaux et de développements qui en font aujourd’hui un des tableaux les plus vivants et les plus complets que nous ayons sur le dix-huitième siècle.

Dans la préface qu’il écrivit en tête du premier de ces volumes, M. Edmond de Goncourt s’est montré bien sévère pour ces livres de jeunesse qu’il accuse de renfermer « trop de jolie rhétorique, trop de morceaux de littérature, trop d’airs de bravoure placés côte à côte, sans un récit qui les espace et les relie », et il ajoute : « J’ai trouvé aussi qu’en cette étude on ne sentait pas la succession des temps, que les années ne jouaient pas, en ces pages, le rôle un peu lent qu’elles jouent dans les événements humains, que les faits, quelquefois arrachés à leur chronologie et toujours groupés par tableaux, se précipitaient sans donner à l’esprit du lecteur l’idée de la durée de ces règnes et de ces dominations de femmes. Même ces souveraines de l’amour que nous avions tenté de faire revivre ne m’apparaissaient pas assez pénétrées dans l’intimité et le vif de leur féminilité particulière, de leur manière d’être, de leurs gestes, de leurs habitudes de corps, de leur parole, du son de leur voix… pas assez peintes, en un mot, ainsi qu’elles auraient pu l’être par des contemporains. Cette histoire me paraissait enfin trop sommaire, trop courante, trop écrite à vol d’oiseau, si l’on peut dire. En ces années, il existait chez mon frère et moi, il faut l’avouer, un parti pris, un système, une méthode qui avait l’horreur des redites. Nous étions alors passionnés pour l’inédit et nous avions, un peu à tort, l’ambition de faire de l’histoire absolument neuve, tout pleins d’un dédain exagéré pour les notions et les livres vulgarisés. »

Les Maîtresses de Louis XV, dans leur forme actuelle, ont donc été sensiblement modifiées. Une main plus virile a donné le ton définitif à bien des tableaux inconsciemment atténués ou voilés par la sympathie latente et invincible que les historiens avaient ressentie pour Louis XV. Et pourtant le grand charmeur, le bien-aimé avait été jugé, dès l’abord, avec une loyauté de pinceau à laquelle il n’était pas besoin d’ajouter ; mais, dans le cours du récit, on lui avait pardonné trop facilement d’avoir agenouillé non seulement l’homme mais le roi devant ses maîtresses, et d’avoir livré à leurs caprices les questions hautes ou futiles de la politique. Henri IV, Louis XIV, avant Mme Scarron, le Régent, qui n’avaient pas moins aimé les femmes que Louis XV, ne traitaient pas à l’ordinaire les questions d’État dans leurs boudoirs ou dans leurs lits. Ils n’avaient pas livré le pouvoir royal en livrant l’homme. La faiblesse fut, en somme, le côté inexcusable du caractère de Louis XV : « Un singulier homme, ce jeune mari, ce jeune souverain que, hors la chasse et les chiens, rien n’intéressait, n’amusait, ne fixait et dont le Cardinal (de Fleury) promenait vainement l’esprit d’un goût à un autre, de la culture des laitues à la collection d’antiques du maréchal d’Estrées, du travail du tour aux minuties de l’étiquette, et du tour à la tapisserie, sans pouvoir attacher son âme à quelque chose, sans pouvoir donner à sa pensée et à son temps un emploi. Imaginez un roi de France, l’héritier de la Régence, tout glacé et tout enveloppé des ombres et des soupçons d’un Escurial, un jeune homme à la fleur de sa vie et dans l’aube de son règne, ennuyé, las, dégoûté, et, au milieu de toutes les vieillesses de son cœur, traversé de peurs de l’enfer qu’avouait par échappées sa parole alarmée et tremblante. Sans amitiés, sans préférences, sans chaleur, sans passion, indifférent à tout, et ne faisant acte de pouvoir, et d’un pouvoir jaloux, que dans la liste des invités de ses soupers. Louis XV apparaissait, dans le fond des petits appartements de Versailles, comme un grand et maussade et triste enfant, avec quelque chose dans l’esprit de sec, de méchant, de sarcastique qui était comme la vengeance des malaises de son humeur. Un sentiment de vide, de solitude, un grand embarras de la volonté et de la liberté, joint à des besoins physiques impérieux et dont l’emportement rappelait les anciens Bourbons : c’est là Louis XV à vingt ans ; c’est là le souverain en lequel existait une vague aspiration au plaisir et le désir et l’attente inquiète de la domination d’une femme passionnée, ou intelligente, ou amusante. Il appelait, sans se l’avouer à lui-même, une liaison qui l’enlevât à la persistance de ses tristesses, à la monotonie de ses ennuis, à la paresse de ses caprices, qui réveillât et étourdît sa vie, en lui apportant les violences de la passion ou le tapage de la gaieté. L’oubli de son personnage de roi, la délivrance de lui-même, toutes choses que ne lui donnait pas la reine ; voilà ce que Louis XV demandait à l’adultère ; voilà ce que, toute sa vie, il devait y chercher. »[1]

Et sa première maîtresse, Mme de Mailly, dut lui donner, par excellence, cet oubli des devoirs royaux. Il faut lire, dans l’ouvrage, la première pipée résolue, conduite par une femme ardente et hardie contre un dadais ombrageux et timide, l’entrevue dans les petits appartements où Mme de Mailly, introduite par un valet de chambre nommé Bachellier, qui voulait devenir chef d’un harem, dut se livrer, aidée de son complice, à des provocations impudentes pour faire sortir le roi de son indifférence ou de sa niaiserie.

Elle appartenait à cette famille de Nesles qui fut la première pourvoyeuse des amours de Louis XV et qui lui fournit successivement quatre de ses filles, quatre sœurs. Au reste, celle-ci valait mieux que les trois autres. Elle aima le roi d’un amour désintéressé et après six ans, sortit pauvre d’une charge qui allait enrichir toutes celles qui lui succédèrent : « Mme de Mailly était, en 1738, une femme de trente ans dont les beaux yeux, noirs jusqu’à la dureté, ne gardaient, aux moments d’attendrissement et de passion, qu’un éclair de hardiesse fait pour encourager les timidités de l’amour. Tout, dans sa physionomie, dans l’ovale maigre de sa figure brune, avait ce charme irritant et sensuel qui parle aux jeunes gens. C’était une de ces beautés provocatrices, fardées de pourpre, les sourcils forts, dont l’éclat semble un rayon de soleil couchant, une de ces femmes dont les peintres de la Régence nous ont laissé le type dans tous leurs portraits de femmes, la gaze à la gorge et l’étoile au front, qui, la joue allumée, le sang fouetté, les yeux brillants et grands, comme des yeux de Junon, le port hardi, la toilette libre, s’avancent du passé, avec des grâces effrontées et superbes, comme les divinités d’une bacchanale. »[2]

À Mme de Mailly succéda Félicité de Nesles, très jeune, laide et mal bâtie, mais d’un esprit, d’une verve endiablée qui réussit à distraire Louis XV en l’entraînant dans un tourbillon de dissipation et d’imprévu. Mme de Mailly, qui avait fait sortir sa sœur du couvent pour qu’elle vînt passer quelques jours auprès d’elle, à Versailles, fut frappée d’une grande tristesse quand elle se vit supplantée ; mais, sans force pour rompre, elle accepta les rares visites du roi, à façon d’aumône, que voulait bien tolérer, encourageait même la nouvelle maîtresse.

La mort, une mort violente et inattendue comme un crime, mit fin à ce honteux partage. Félicité de Nesles, mariée à un complaisant, le comte de Vintimille, fut enlevée par une fièvre miliaire. Un nouvel astre apparut alors, Mme de la Tournelle, la troisième des Nesles, sèche et méchante, celle-là, mais belle, et qui, avant de se livrer, exigea du roi un titre de duchesse, des gages réguliers assurés sur le Trésor, et le renvoi de sa sœur aînée : « Il fallait voir la jeune femme avec son teint à la blancheur éblouissante, sa marche molle, ses gestes spirituels, le regard enchanteur de ses grands yeux bleus, son sourire d’enfant, sa physionomie tout à la fois mutine, passionnée et sentimentale, ses lèvres humides, son sein haletant, battant, toujours agité du flux et du reflux de la vie. Et cette beauté de Mme de la Tournelle se montrait accompagnée d’un doux enjouement, d’un art de ravir tout naturel et sans effort, d’une légère ironie du bout des lèvres, et, contraste charmant, d’un esprit qui paraissait venir de son cœur quand on parlait de choses tendres ou sensibles. »[3]

Le rôle qu’elle joua dans les événements de 1744 est un des épisodes les plus curieux de l’histoire du dix-huitième siècle. La guerre a été déclarée à l’Autriche. Les opérations commencées dans ses provinces des Pays-Bas sont portées dans l’est de la France. Mme de la Tournelle, faite duchesse de Châteauroux, décide le roi à prendre le commandement de l’armée et organise, à sa suite, une procession triomphale. Mais Louis XV tombe très gravement malade à Metz. Maurepas, premier ministre, et les évêques s’emparent de son chevet et demandent le renvoi de la favorite. Son crédit baisse ou hausse, d’heure en heure, suivant les fluctuations de la maladie. Enfin, de par le roi, on lui signifie l’ordre du départ. L’œil sec, le cœur contracté, la maîtresse déchue refait, comme une fugitive, les postes de la route de Versailles qu’elle avait suivie, quelques jours avant, dans tout l’éclat de la faveur.

Mais le roi s’est rétabli. Un soir, à Paris, il va surprendre, dans sa maison de la rue du Bac, l’ancienne maîtresse désolée. Aussitôt, se redressant, se gonflant d’orgueil, enfiévrée de vengeance, elle exige que Maurepas s’humilie et vienne, en ambassade régulière, lui signifier son rappel. Mais la joie déborde en elle, les nerfs trop tendus se cassent, elle suffoque et meurt dans les bras de sa sœur aînée Mme de Mailly.

À la suite de sa maladie, plus molle et plus inerte encore était la volonté de Louis XV. Énervé, amolli par l’abus de la femme, la tête et le cœur vides, il occupait le trône en roi fainéant, sans s’intéresser aux choses. L’ennui et le dégoût l’avaient reconquis ; il ne subsistait en lui que l’estomac profond et les sens goulus de sa race. Le divorce avec Maria Leczinska existait, en fait, depuis quatre ans. L’interrègne des maîtresses dura peu.

« Une jeune mariée occupait en ce temps le monde bourgeois de Paris, du bruit de ses talents, de son esprit, de sa beauté. Des aptitudes merveilleuses, une éducation savante et rare, avaient donné à cette jeune femme tous les dons et tous les agréments qui faisaient d’une femme ce que le dix-huitième siècle appelait une virtuose, un modèle accompli des séductions de son sexe… Pour plaire et charmer, Mme d’Étioles avait un teint de la plus éclatante blancheur, des lèvres un peu pâles, mais des yeux à la couleur indéfinissable, en lesquels se brouillait et se mêlait la séduction des yeux noirs, la séduction des yeux bleus. Elle avait de magnifiques cheveux châtain clair, des dents à ravir et le plus délicieux sourire, creusant à ses joues les deux fossettes que nous montre l’estampe de la Belle Jardinière.[4] Elle avait encore une taille moyenne et ronde, admirablement coupée, des mains parfaites, un jeu des gestes et de tout le corps vif et passionné et, par-dessus tout, une physionomie d’une mobilité, d’un changement, d’une animation merveilleuse où l’âme de la femme passait sans cesse et qui, sans cesse renouvelée, montrait, tour à tour, une tendresse émue ou impérieuse, un sérieux noble ou des grâces friponnes. »[5]

Il a paru curieux de réunir ici les portraits des quatre odalisques dont les existences brillantes résument presque le règne de Louis XV. C’est une dégringolade sur l’échelle sociale. Les sœurs de Nesles appartenaient à la noblesse, Mme de Pompadour à la bourgeoisie ; nous arrivons à la du Barry et au Parc-aux-Cerfs qui conduisent à l’encanaillement de la royauté et à la boue.

Et pourtant, elle était bien charmante encore cette petite Jeanne, fille naturelle d’Anne Béqus, dite Quantiny, entrée par effraction dans l’histoire et dont les Goncourt ont pu dire : « Toutes les figurations, tous les portraits, toutes les images que Mme du Barry a laissés d’elle, tous ces miroirs d’immortalité de la beauté mortelle : le marbre, la toile, l’estampe, montrent et réfléchissent à nos yeux les plus charmantes séductions de la forme, les plus délicats attraits, la plus mignonne perfection d’un corps et d’un visage qui semblent réaliser l’idéal de la jolie femme française du XVIIIe siècle. Ses cheveux étaient les plus beaux, les plus longs, les plus soyeux, les plus blonds du monde, et d’un blond cendré, et bouclés comme les cheveux d’un enfant, des cheveux qui gardent au front de la femme comme une adorable survie de la petite fille. Elle avait, contraste charmant, des sourcils bruns et des cils bruns recourbés, frisant presque autour de ses yeux bleus que l’on ne voyait presque jamais entièrement ouverts et d’où coulaient, de côté, des œillades allongées, des regards à demi clos qui étaient le regard de la volupté. Puis, c’était un petit nez finement taillé et l’arc retroussé d’une bouche délicieusement mignarde. C’était une peau, un teint que le siècle comparait à une feuille de rose tombée dans du lait. C’était un cou qui semblait le cou d’une statue antique, allongé par le Parmesan pour se balancer délicatement sur de rondes épaules très abattues. Et encore un bras, un pied, une main… et mille beautés de détail. »[6]

Après la du Barry, il n’y a plus d’histoire. Louis XV tombe dans les aventures plates et vulgaires du Parc-aux-Cerfs. L’âge augmente la honte de ces orgies de basse-cour dans laquelle la royauté se faufile par des escaliers de service. Le respect décroît, tout se désagrège dans la machine d’apparat merveilleusement montée et dorée par Louis XIV. La dette monte ; la noblesse a suivi l’exemple du roi ; elle est devenue jouisseuse, dépensière et frivole. Du peuple, il n’est pas encore question, mais le libertinage des idées pénètre lentement dans l’esprit de la bourgeoisie. Et cette société qui avait été la force et l’orgueil de la France, maintenant avilie, méprisée, en butte à la moquerie envieuse des folliculaires et des chansonniers, va s’abattre, en 1793, la tête la première, entre les solives de l’échafaud.

Ce que représentent de recherches, de travail et de soins des biographies ainsi comprises, est vraiment incroyable. Et pourtant les auteurs ne se sont jamais trouvés satisfaits. En 1878, à l’époque où il renforçait ses livres par de nouvelles trouvailles, M. Edmond de Goncourt écrivait à M. Ph. Burty, ce billet inédit qui marque bien l’état de son esprit :

14 juin 78.
« Mon cher ami,

« Je ne passe plus à côté de n’importe quoi, de n’importe qui… Voilà, ce soir, le troisième jour que je travaille depuis le matin jusqu’au coucher, sans même descendre au jardin. Je commence à trouver que l’histoire consciencieusement faite est une putain trop exigeante ! Nom de Dieu ! et avoir envie d’aller à l’Exposition, et, quand je sors, être condamné à passer toute la journée aux Archives.

« Mes amitiés aux femmes et une bonne poignée de main pour vous.

« Edmond de Goncourt. »
  1. La Duchesse de Châteauroux, éd. Charpentier, 1879, p. 47.
  2. La Duchesse de Châteauroux, p. 71.
  3. La Duchesse de Châteauroux, p. 272.
  4. Portrait de Mme de Pompadour peint par Vanloo, gravé par J.-L. Anselin, qui était au château de Bellevue.
  5. Mme de Pompadour, l’édition Charpentier in-18, p. 7.
  6. La du Barry, éd. Charpentier, 1880, p. 53.