G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 52-56).

VII

Sophie Arnould. — Portraits intimes du XVIIIe siècle.

Étonnés, un jour, par l’importance et par le nombre des notes et des documents inédits tirés des archives publiques ou privées dont ils avaient débouclé les liasses, riches par eux-mêmes, à la suite d’acquisitions successives poursuivies avec passion, les Goncourt, vers 1855, formèrent le projet de publier une longue suite de biographies dans lesquelles ils n’interviendraient que par une monture et un encadrement discrets et qui seraient presque exclusivement construites avec des pièces originales. Ainsi, ils avaient chance de surprendre, au foyer même de leurs passions, de leurs amours et de leurs intérêts, les hommes et surtout les femmes que la biographie courante empaille le plus souvent et couvre de brocards, comme pour des vitrines d’apparat. Les billets galants et les confidences, les états de dépenses et les brouillons de lettres, les petits vers calligraphiés précieusement sur le papier jauni, les manuscrits des auteurs ne sont pas des témoins vulgaires ; le laisser-aller et la bonne foi les animent parfois ; on y perçoit encore le tic-tac du cœur. Les femmes surtout jettent dans leurs lettres intimes et dans les billets qu’elles troussent le meilleur ou le plus mauvais d’elles-mêmes. C’est d’elles seulement qu’il fallait dire que quatre lignes de leur écriture devaient suffire à les faire pendre.

Un jour, les deux chercheurs rapportaient chez eux un dossier acheté chez le marchand d’autographes Charavay. Ils y trouvaient, en feuilletant, d’une écriture inconnue, la copie d’un commencement de mémoires qui semblaient provenir de Sophie Arnould, la copie de vingt-deux de ses lettres, enfin une histoire de sa vie.

Les Goncourt trouvèrent curieux de publier les lettres adressées à M. et à Mme Bélanger. Elles avaient dû être écrites au temps où Sophie, fatiguée de ses duels courtois avec presque tous les hommes de son siècle, avait pris sa retraite et n’avait conservé à son service que Bélanger, médiocre architecte, en puissance de femme et d’enfants. L’autobiographie manuscrite, quoiqu’elle eût le ton et l’accent de Sophie, ne présentait pas alors un caractère suffisant d’authenticité. Elle leur servit simplement, avec le factum du narrateur inconnu, à éclaircir, en notes, quelques passages obscurs des lettres.

Si l’authenticité de celles-ci, attestée maintenant par les originaux des dépôts publics et des collections privées est indéniable, il n’en est pas moins vrai qu’elles n’ajoutent rien à la gloire de la comédienne. Elles feraient honneur, sans doute, à beaucoup de femmes, mais elles ne sont pas à la hauteur de l’étonnante réputation d’esprit que Sophie s’était conquise et des saillies, dignes de Piron, qui courent d’elle. Au reste, on remarquera qu’elles n’ont pas été écrites au temps de sa gloire, puisque les principales datent des environs de 1800, alors qu’elle avait cinquante-six ans. On y trouve sans doute encore, sous une orthographe fantaisiste, la verdeur des propos, mais non la hauteur d’impertinence des mots de Sophie et — bien que le qu’en-dira-t-on ne la gêne guères — il semble qu’il n’y ait plus là qu’un crépitement de soir de bataille et l’effort d’une ardeur mouillée.

La première édition, publiée par Poulet-Malassis, ne contient donc que les lettres, avec une courte ouverture biographique. Bien que les auteurs n’eussent pas peur de leur ombre, ils n’ont pas cru devoir publier le texte intégral et surtout une pièce, de la dernière intimité, dans laquelle un gynoscopiste fort précis, le docteur Morand, adressait au duc de Lauraguais, qui avait intérêt à le connaître, un relevé sur le vif de l’état sanitaire de Mlle Arnould. Mais un carton, tiré à très petit nombre, suppléait aux lacunes que présentait le livre. Ce carton n’a été distribué qu’à quelques amis et se trouve être le complément indispensable des trois premières éditions. La quatrième, publiée par la maison Charpentier, en 1885, est presque un travail nouveau, tant elle a été augmentée. Les pièces omises et les noms supprimés ont repris leur place dans le texte.

Les Portraits intimes du dix-huitième siècle qui suivirent ont été disposés dans le même esprit. Ce sont, reliés par la trame presque invisible d’un récit très sobre, des pièces d’archives dont la plupart émanent de personnages de moyenne grandeur sur lesquels n’a pas été dirigée la grande lumière des monographies. On y trouve pourtant le très précieux et très instructif mémoire que le marquis de Calvière, son écuyer, écrivit sur la jeunesse de Louis XV, où il notait — comme affaires d’État — à l’instar des micrographes des précédents règnes, Hérouard de Vaugrineuse et Dangeau, les enfantillages du gamin royal, ses amusements, ses boutades et ses méchancetés.

C’est le seul chapitre pédant que renferme ce livre tout plein de trouvailles charmantes. P. de Saint-Victor lui a consacré, dans la Presse, un article enthousiaste, le long duquel, entre les citations, il s’en est allé semant les perles : « C’est un livre à tiroirs, en quelque sorte, quelque chose comme un de ces fins meubles rocaille, incrustés de médaillons sur émail, auxquels le Temps aurait mis ses scellés et qui nous serait parvenu intact et rempli. On l’ouvre, la clef d’argent tourne dans la serrure ciselée, il s’en échappe un trésor : amours, secrets, révélations, les lettres des sages, les billets des belles, la vérité toute nue, la passion toute frémissante, des traces de larmes, des empreintes de mains émues… »

Edmond et Jules de Goncourt répondaient à cet article :

11 mai (1858).
« Mon cher Saint-Victor,

« Comment vous remercier ? — Nous ne le savons pas, mais nous voulons vous dire que nous sommes heureux d’être vos obligés, fiers qu’à tous ces liens d’hier, à cette sympathie de nos goûts, à cette amitié de nos esprits, à cette conspiration de nos consciences, vous ayez ajouté un lien qui met notre cœur de la partie et notre reconnaissance à vos ordres.

« Edmond et Jules de Goncourt. »

Ce fut une inspiration heureuse des auteurs du livre que d’en faire hommage à un fin lettré, merveilleusement préparé pour apprécier la richesse des découvertes et la monture des joyaux. C’est toujours bon signe que de rencontrer le nom de M. Claudius Popelin sur un livre.

La publication du premier volume avait précédé d’une année l’apparition du second. Les éditions qui suivirent furent très remaniées. À des noms comme ceux de Watteau et de Mme du Barry qui, primitivement, n’avaient servi qu’à accrocher quelques pièces curieuses, les auteurs consacrèrent, plus tard, de longues et copieuses monographies. Tout naturellement elles avaient absorbé leur premier travail et l’embryon n’avait plus sa raison d’être à côté du travail définitif. Ainsi ont disparu des réimpressions successives les modèles qu’on retrouvera peints, suivant leurs mérites, dans d’autres parties de l’œuvre. Ils ont été remplacés par des études sur Lagrenée l’aîné, sur Collin d’Harleville et sur la comtesse d’Albany.