VI

Histoire de la Société française pendant la Révolution
et le Directoire.

La publication des Maîtresses de Louis XV que les Goncourt annonçaient comme prochaine, en prenant congé des lecteurs du Paris, n’a pas suivi immédiatement leur retraite du journalisme. Un autre projet vint s’interposer. L’idée leur était venue, après la première surprise causée par le grand succès de la Lorette, de lui trouver un pendant et de faire, dans le même format in-32, et au même prix de 50 centimes, une Histoire du Plaisir sous la Terreur. Ce projet prit corps et se développa dans leurs esprits par l’accumulation des notes, la découverte successive des points de vue, les trouvailles inespérées que faisaient les chercheurs dans une époque dont on n’avait jusque-là étudié que les dehors. Peu à peu la plaquette devint une brochure, la brochure un livre, puis un gros livre, puis deux.

À la fin de février 1854, les deux frères étaient dans tout le feu des recherches et consignaient, sur le journal, l’état de leur esprit et l’avancement du travail qui les possédait tout entiers : « Tout cet hiver, travail enragé pour notre Histoire de la Société pendant la Révolution. Le matin, nous emportons, d’un coup, quatre à cinq cents brochures de chez M. Perrot qui loge près de nous, rue des Martyrs. (Ce M. Perrot, un pauvre, tout pauvre collectionneur qui a fait une collection de brochures introuvables, achetées deux sous sur les quais, en mettant quelquefois sa montre en gage, une montre en argent.) Toute la journée, nous dépouillons le papier révolutionnaire et, la nuit, nous écrivons notre livre. Point de femmes, point de monde, point de plaisirs, point d’amusements. Nous avons donné nos vieux habits noirs et n’en avons point fait refaire, pour être dans l’impossibilité d’aller quelque part. »

Le fait est que bien long et bien fatigant a dû être le dépouillement d’où est sortie cette accumulation de petits faits qui s’éclairent, se contrôlent et se complètent les uns les autres et qu’il a fallu extraire, en les rendant nets et précis, du fatras déclamatoire de l’époque, des livres, des brochures, des canards, des chansons, des journaux innombrables qu’on trouvait nés, chaque matin, au temps de la Révolution, comme des champignons sur un terreau qui fermente. En 1854, on en était encore, touchant le plus grand événement de notre histoire, aux périodes splendides et sonores que Lamartine venait d’orchestrer sur les Girondins. L’éloquence du poète était égale à celle de ses héros et masquait l’indigence de leurs idées. Comme Tite-Live et Salluste, Lamartine avait fait de l’histoire une matière oratoire, une trame à métaphores, à idées générales. Michelet et Louis Blanc avaient quitté la terre pour voler, au gré de leurs passions et de leurs enthousiasmes, dans la sphère nébuleuse des abstractions et des chimères. L’histoire de la Révolution était donc gonflée d’éloquence, comme étaient gonflés d’air chaud les aérostats des frères Montgolfier autour desquels, même en pleine Terreur, les Parisiens dansaient la carmagnole. Le livre très sévère de Mignet, le seul alors qui fût vraiment de l’histoire et non pas un plaidoyer plus ou moins probant, passait pour un récit fort sec, pour un précis médullaire marquant seulement les têtes des idées et des événements que les autres historiens paraphrasaient en pleine liberté.

Il était vraiment utile d’établir une enquête sévère dans les dessous de cette pâture d’historiens-poètes et d’hommes d’État. Les Goncourt s’y mirent sans parti pris et, quoiqu’il fût bien difficile pour des écrivains novices dont le grand-père, membre de la Constituante, avait été mêlé assez activement aux événements de l’époque qu’ils racontaient, de demeurer impartiaux, ils l’ont été, et si bien qu’on peut parfois les accuser de sécheresse et d’impersonnalité. Ils semblent, témoins minutieux, aussi peu partisans du roi que de Mirabeau et de Robespierre, simplement attirés et retenus par l’étrangeté du spectacle, assister aux violences les plus odieuses, et pénétrer, en psychologues n’ayant d’autre souci que de cataloguer des observations, dans les énormités morales que le temps qu’ils étudient cache derrière le décor de sa grandeur.

Qu’on ne cherche pas, dans ces livres, une histoire des passions déchaînées, des théories vivaces et puissantes qui ont agité l’époque de la Révolution et qui ont été le ferment de l’agitation dans laquelle le monde moderne zigzague fiévreusement sans se reconnaître. C’est surtout un procès-verbal d’inventaire, merveilleusement renseigné et précis, l’accumulation d’une suite innombrable de menus faits et de choses vues qui donnent la sensation d’un panorama mouvant et produirait, à la longue, un peu de vertige. Mais le lecteur pénètre, avec les auteurs, dans des mines de documents fermés ou négligés avant eux par l’indifférence ou par la pruderie des historiens à échasses.

C’est ainsi que les diverses couches de la société, par leurs habitudes, leurs manières d’être, leurs joies, leurs tristesses, ont été passées en revue. Où Alexis Monteil s’était embourbé dans le fatras des documents mal coordonnés de ses Français des divers états, les Goncourt ont su promener une lumière égale. Elle ne vacille même pas dans leurs mains quand ils conduisent les lecteurs au fond des cloaques bizarres et curieux où la vie des Français de 93 et du Directoire semblait refléter le désordre de la vie politique et qui marque la période de débraillement qui suit une grande peur. Le Palais-Royal, avec ses aspects variés, ses maisons de jeu ou de filles, a fourni aux auteurs de bien instructives révélations. Après l’histoire-batailles, l’histoire-finances, l’histoire-traités, ils imaginaient plus modestement une histoire des mœurs. Aussi leur livre est-il mis au pillage, chaque jour, indignement par beaucoup des écrivains et des hommes de théâtre qui s’occupent de la Révolution et du Directoire. Les Goncourt avaient commis la faute de ne pas indiquer leurs sources, sous le prétexte assez valable que les notes auraient doublé le poids des volumes. La plupart des parasites qui vivent maintenant sur leurs fonds, se croient donc permis d’en prendre à leur aise avec eux et ne les citent pas.

Mais ces deux livres, quoique débordant de faits, scrutant les dessous de la société révolutionnaire, ne remplissent pas tous leurs titres. Un échantillonnage de scènes prises sur le vif dans les salons, les cafés, les théâtres et ailleurs encore, extraits de journaux et de pamphlets, la description des caricatures avec leurs légendes commentées, donnent une idée très exacte du Paris de l’époque, mais non pas de toute la société française. La centralisation que Napoléon allait enrêner dans sa poigne puissante et qui devait tuer plus tard, ou au moins considérablement amoindrir la physionomie des provinces, n’avait pas encore fait ses ravages. On chercherait vainement, dans ces deux volumes, une trace des mœurs des différentes sociétés provinciales, très autonomes encore, bien qu’elles eussent été, elles aussi, assez profondément troublées par les malheurs du temps. La petite bourgeoisie et le peuple, fouettés un instant par le passage des commissaires révolutionnaires envoyés par la Convention, n’en avaient pas moins conservé des usages, des costumes et des formes de langage que la Révolution laissait presque intacts. C’est qu’on ne modifie pas un pays, comme on a pu modifier Paris qui était devenu, pendant ces années violentes, la cuve à idées la plus bouillonnante qui fut jamais.

Cette lacune, elle est en partie comblée par l’enquête que, bien après MM. de Goncourt, M. Taine a établie sur les Origines de la France contemporaine. Il y a identité dans la méthode : de petits faits précis amenant un résultat que les criminalistes anglais appellent « l’évidence cumulative. » Mais où MM. de Goncourt ont laissé seuls parler les faits, M. Taine a osé conclure. Est-ce le défaut de la méthode ou la faute de celui qui l’applique, ses conclusions successives ne s’accordent pas entre elles ?

Admettons donc que nous sommes trop près de la Révolution pour en pouvoir embrasser l’ensemble. Presque tous les problèmes qu’elle a posés demeurent en suspens et bouleversent le monde moderne sans qu’il en puisse tirer des conséquences pratiques. L’enquête n’est donc pas fermée, malgré toutes les déclamations qui nous encombrent. Nous en sommes encore à la période documentaire. La critique des textes, l’examen des révélations chaque jour nouvelles, ne sont que les matériaux d’une histoire future. À ce monument attendu les Goncourt ont apporté des pierres d’assises sur lesquelles la sûreté de leurs informations permettra de s’appuyer solidement.