V

L’Éclair et le Paris. — Un procès littéraire.

Pierre-Charles, comte de Villedeuil, était un personnage singulier, spirituel et remuant, cousin des Goncourt et leur camarade de vacances. À la fin de 1851, il sortait du collège, avec l’ambition de conquérir, de haute lutte, la renommée et la fortune. Et il pensait que le journalisme lui en fournirait le moyen : « Un soir, dans un café, à côté du Gymnase, par manière de passe-temps, nous jetions en l’air des titres de journaux. L’Éclair,” fait Villedeuil en riant, et continuant à rire : “À propos, si nous le fondions, ce journal, hein ?” — Il nous quitte, bat les usuriers, imagine un frontispice où la foudre tombait sur l’Institut, avec les noms de Hugo, de Musset, de Sand dans les zigzags de l’éclair, achète un almanach Bottin, fait des bandes, et, le dernier coup de fusil du 2 décembre parti, le journal l’Éclair paraît. » Ce phénomène fut visible le 12 janvier 1852. L’Éclair avait pour sous-titre : Journal hebdomadaire de la Littérature, des Théâtres et des Arts. Les bureaux étaient installés au rez-de-chaussée d’une maison de la rue d’Aumale.

Le premier numéro s’ouvre, au verso du titre, par une énorme annonce, en lettres d’affiches, révélant aux lecteurs l’Histoire de l’impôt des boissons, par Charles de Villedeuil. Suivent modestement, sans interruption et du même auteur, trois articles, dont un, de forme dithyrambique, sur En 18 qui venait de paraître. On lit après, le premier article de journal qu’aient publié les Goncourt. Il a pour titre : Silhouettes d’acteurs et d’actrices : Fechter. Villedeuil et ses deux cousins faisaient à eux trois toute la besogne. Bientôt apparut une signature nouvelle : Cornélius Holff, mais c’était un pseudonyme de Villedeuil.

L’Éclair n’en est pas moins un des journaux les plus curieux et les plus recherchés du commencement de l’Empire. C’est que les Goncourt qui avaient passé leur enfance à regarder et à copier des lithographies de Gavarni donnèrent à Villedeuil l’idée de lui demander des dessins pour le journal. Gavarni offrit de faire une série qu’il appellerait le Manteau d’Arlequin et commença la publication, de quinze en quinze jours, en alternant avec Nadar. Les deux premières planches furent gravées sur bois, les suivantes sont des lithographies qui ont été imprimées par Lemercier. Gavarni continua sa collaboration au journal en donnant les Manières de voir des Voyageurs.

Mais l’Éclair hebdomadaire, auquel l’abonné mordait fort peu, ne suffit pas longtemps au débordement d’activité du comte de Villedeuil. Il résolut de fonder, sur le modèle du Charivari, un journal quotidien qui ne donnerait que des articles littéraires, sans un mot de politique. Son titre fut Paris et le premier numéro fut lancé le 20 octobre 1852.

Gavarni avait promis de donner, chaque jour, un dessin nouveau. Il tint parole pendant une année tout entière, et, sans une seule interruption, sa planche fut livrée exactement.

À la rédaction du Paris qui accolait à son titre le jour de la semaine Paris-Lundi, Paris-Mardi, et paraissait à quatre heures et demie, avec le cours de la bourse et le bulletin des théâtres, vinrent se joindre des écrivains qui avaient déjà une véritable situation littéraire. Méry, Gozlan, Alphonse Karr, Xavier de Montépin, Gaiffe, Théodore de Banville y travaillaient régulièrement et les Goncourt y publièrent la meilleure part des articles qui ont été liés en gerbe et réédités, en 1886, sous le titre de Pages retrouvées.

La presse traversait alors un de ses défilés les plus dangereux et les plus difficiles. Le régime impérial n’imposait pas seulement silence sur la politique, il s’était fait le gardien de la moralité publique. Au début même du Paris, dans le mois qui suivit son apparition, prend place une aventure superlativement bouffonne. Le 15 décembre 1852, en première page, était publié un article intitulé : Voyage du no 43 de la rue Saint-Georges au no 1 de la rue Laffitte ; autrement dit : de la maison des auteurs aux bureaux du journal. Il racontait l’envoi d’une petite toile de Diaz, d’un sujet galant, que Mlle Nathalie, pensionnaire de la Comédie française, avait offerte à sa camarade Mlle Rachel et que celle-ci, offusquée, s’était empressée de renvoyer. Les auteurs avaient copié, dans la bibliothèque de Jules Janin, les lettres fort mordantes qui avaient été échangées entre les deux femmes et, pour décrire le sujet traité par le peintre, ils avaient emprunté au Tableau historique et critique de la Poésie française au XVIe siècle, que Sainte-Beuve venait de publier et l’Académie de couronner, cinq vers d’un baiser de Tahureau qui dit que Vénus

Croisant ses beaux membres nus
Sur son Adonis qu’ell’baise,
Et lui pressant le doux flanc,
Son cou douillettement blanc
Mordille de trop grand’aise.

M. Latour Dumoulin, alors directeur de la Police, mécontent de l’allure du Paris et des façons de M. de Villedeuil qui, appelé au ministère et n’étant pas reçu immédiatement, sur la présentation de sa carte, était remonté dans sa voiture, fit commencer une instance. L’article incriminé ne semblait être qu’un prétexte ; c’était les tendances du journal et ses allures frondeuses qui déplaisaient. Alphonse Karr, lui aussi, fut poursuivi pour un autre article paru le même jour, dans le même journal. Les trois écrivains et aussi le gérant responsable reçurent une assignation à comparaître devant la 6e  chambre de la Police correctionnelle.

Les démarches préparatoires, les plaidoiries et le jugement sont racontés de la façon la plus plaisante dans le tome premier du Journal. Tout allait au plus mal après la première audience ; l’arrêt était remis à huitaine et une condamnation semblait imminente. Mais, dans les quelques jours qui suivirent, M. Rouland avait remplacé M. de Royer dans les fonctions de procureur général. Le nouveau venu passait pour orléaniste, et les Goncourt aussi, à cause de leurs relations avec la famille Passy. Sans compter que M. Rouland était un parent de Mme Jules Janin qui portait de l’intérêt aux protégés de son mari. M. Rouland intervint auprès des juges, et, le 19 février 1853, MM. de Goncourt, assez durement malmenés dans les considérants du jugement, furent cependant acquittés.

Mais on leur fit dire officieusement qu’ils étaient mal notés, qu’il valait mieux, pour eux, s’occuper moins de journalisme ; et les jeunes gens, les ailes repliées et impatientes, ressassèrent, dans leur esprit, le projet de s’exiler en Belgique et d’y fonder un journal libre qu’ils appelleraient le Pamphlet.

Ils continuèrent pourtant à collaborer au Paris, mais sans y prendre plaisir. Ils n’étaient pas de ceux qui s’accommodent des œillères et qui coupent les ongles facilement à leurs idées et à leurs phrases. Aussi, dirigeant heureusement leurs forces d’un autre côté, sentant monter chaque jour, autour d’eux, le goût de l’histoire et des documents inédits, ils se préparèrent des travaux plus sérieux et, le 27 avril 1853, après un article sur Édouard Ourliac, ils tirèrent leur révérence au public dans le court entrefilet que voici : « Sur ce, lecteur, adieu ! Voilà six mois que, tous les mercredis, nous te prenons le bras et causons avec toi. Un livre d’historiques biographies nous réclame tout entiers et, au point où nous en sommes ensemble, je ne vois pas raison à te cacher son titre ; cela s’appellera, quand ce sera fini : les Maîtresses de Louis XV. Nous avons fait le premier article du journal Paris, nous n’en faisons pas le dernier. C’est tant mieux. Lecteur, si tu nous as écoutés tous les mercredis, merci. Si tu as bâillé, pardonne-nous comme nous te pardonnons. »

Et leurs adieux à la rédaction furent marqués par un fort souper qui dura jusqu’à six heures du matin. Gaiffe, un des convives, rentrant chez lui, fort pâle sans doute, fut rencontré dans l’escalier par son concierge qui crut qu’il allait se battre en duel et le supplia de n’en rien faire !

Le Paris ne survécut pas longtemps à la retraite des Goncourt. Un ukase impérial le supprima et l’Éclair fut entraîné avec lui.

On trouvera dans un volume in-8o devenu rare, qui a pour titre : Mystères des Théâtres, les articles de critique que les Goncourt et Cornélius Holff (autrement dit Charles de Villedeuil) écrivirent dans l’Éclair et dans le Paris. Débuts mousseux et pétillants, mais qui ont perdu un peu de leur jeunesse et de leur saveur à demeurer en livre depuis trente-cinq ans.

Les Goncourt, dès leur début, s’essayèrent aussi dans la critique d’art et l’Éclair publia des articles sur le Salon de 1852. Ils ont été réimprimés en volume par les soins de Michel Lévy, mais tirés à très petit nombre. C’est surtout un salon descriptif avec quelques morceaux brillants et des effets de fougue, à la Diderot. Devant la Sapho de Pradier les jeunes auteurs écrivaient : « Nous allions reprocher à cette Sapho d’être endormie en sa pose et de n’avoir rien de ce lascif, de ce palpitant amoureux, l’ὑγρόν des Grecs ! Pradier est mort hier, à onze heures du soir, à Bougival… Devant la mort, ce ne sont plus les œuvres qu’il faut voir, c’est l’œuvre, et celle de Pradier a toujours été vivante de chair. Elle a toujours consulté l’antique et toujours elle a été moderne ! Ç’a été, tout le long de jours doucement glorieux, des nymphes, des divinités sourieuses, des muses aimables ; mais toujours d’un mouvement antique il faisait une désinvolture contemporaine[1], et les plus belles et les mieux prises en leur gentil corps de notre temps se pouvaient reconnaître en la frise enchantée du facile Polyclète… Dans toute son œuvre, les poésies légères sont couronnées de fleurs et frappent du pied la terre… Comme en un chœur antique, depuis hier, les muses de Clodion pleurent sur une urne de marbre blanc. »[2]

De Barye, sur lequel, trente-quatre ans plus tard, M. Edmond de Goncourt devait écrire un si merveilleux article servant de préface au Catalogue de la vente Sichel, nous trouvons ici déjà une critique nerveuse et sentie : « Un Jaguar dévorant un lièvre. — Le jaguar, le train de derrière sorti de terre, est aplati sur ses pattes de derrière, le ventre creusant le sol. Arc-bouté sur sa patte gauche dont la tête d’humérus fait saillie au-dessus de la ligne serpentante et effacée de tout le corps, il fouille d’un mufle court et arrondi les entrailles d’un lièvre, il fouille, le cou tout plein de superbes gonflements. L’avalement de la croupe mamelonnée de puissantes contractions musculaires, la souplesse des pattes de derrière ramassées sous la bête, la tranquillité du dos où la peau moins tendue se plisse sur le côté, la tension des muscles, les terribles froncements de la face, l’ampleur des mâchoires, les oreilles couchées, la mollesse de la patte droite, le travail de la robe, travail sans relief, travail de rayures couchées dans le sens du poil, les rampements faméliques, le beau dessin et la belle nature des raccourcis, l’opposition de parties de musculature au repos, de parties de musculature tourmentée, tout ce surprenant mélange d’élasticité et de force, font de ce bronze une de ces imitations de la grande nature féline, une de ces imitations au delà desquelles, nous le croyons sincèrement, la sculpture ne peut aller. »

Dans l’Éclair aussi avait paru la Lorette, un de ces petits livres aux cantharides, in-32, appelés physiologies, dont la vogue fut grande au commencement de l’Empire. La Lorette, qui portait pour titre générique, dans le journal : Lèpres modernes, est une analyse qui semble écrite à l’eau-forte. Elle est de style preste, d’une grande âpreté de touche et de rudesse caustique. En trottant des yeux à travers cette débauche d’observation crue et de style, on croit assister, dans l’amphithéâtre d’un hôpital, à l’ablation d’un ulcère. Sous le verre grossissant des analystes, c’est bien là l’image de la lorette, premier sujet de la trinité honteuse qui se complète par le loret et le vieux monsieur. Après viennent les chapitres consacrés aux messieurs de passage, à la bonne et à papa et maman.

Un peu d’emportement ne messied pas dans un tel sujet ; les auteurs vont parfois jusqu’à la cruauté. Ils n’ont pas de pitié pour ces créatures malfaisantes dont la mode s’emparera bientôt et qui, après avoir été montrées besognant le dos dans la boue, allaient être recueillies par de bonnes âmes littéraires, être pardonnées et béatifiées parce qu’elles avaient, jour et nuit, fait semblant d’aimer.

La Lorette est dédiée à Gavarni dont l’influence est sensible. Il n’était que juste qu’il illustrât sa première page. Il a représenté l’héroïne debout, en tenue de duelliste, parée, dans une crinoline feuilletée de volants. Mais, sous les plis craquelants de la soie, se dessine, mince et serpentine, la structure à nu de la femme. Cette image concrète toute la philosophie de la lorette : ses dessus et ses dessous.

Ce petit livre eut, en son temps, une vogue surprenante. Il coûtait dix sous et Dentu en vendit plus de six mille exemplaires en quelques jours. Les premiers tirages sont devenus fort rares. Il existe deux exemplaires curieux. Celui de la bibliothèque d’Auteuil renferme le dessin original de Gavarni avivé d’aquarelle. La femme porte, à la ceinture, un écriteau avec les mots to let (à louer), détail caractéristique que Jules de Goncourt a copié fidèlement dans l’eau-forte qu’il a gravée, mais qu’il a fait enlever dans les frontispices du volume. On n’a tiré que pour des amis quelques épreuves du premier état dans lequel la planche, non coupée encore, est couverte de gribouillis et d’essais manqués.

L’autre exemplaire faisait partie de la bibliothèque de l’éditeur Curmer. Il avait fait remonter chaque feuillet en un format in-12. Un filet d’or liminaire rehaussait chaque page. M. Pauquet avait fait, pour enrichir ce livre, dix aquarelles originales dont une représentait Gavarni. L’enveloppe, en maroquin rouge janséniste, était un des meilleurs ouvrages du relieur Hardi. Elle était doublée, en tête, d’une garde de maroquin citron jonchée d’un semis de roses ; la garde de la fin était de maroquin noir attristé par un semis de larmes ! Cet exemplaire philosophique, marquant l’Α et l’Ω de l’Amour, portait le no 13 du Catalogue Curmer. Il fut acheté cinq cent quatre-vingts francs par le baron Portalis, à la vente du 19 mai 1874. On l’a vu reparaître plus tard sur le Catalogue de la librairie Rouquette.

Les articles qui ont été réunis et réimprimés, en 1886, sous le titre de Pages retrouvées appartiennent, presque tous, à cette période de la jeunesse des auteurs. Les morceaux principaux sont extraits de l’Éclair, du Paris, de l’Artiste et de la Revue de Paris. Le livre débute par M. Chut, « le seul article paru d’un travail qui devait être, dans la pensée des auteurs, la réunion d’une série d’anecdotes connues, courantes du dix-huitième siècle, mais des anecdotes dont le montage, le travail curieusement historique des milieux, la savante et jolie recherche du détail auraient fait une petite histoire intime du temps. »

Il se rattache à ce premier chapitre un souvenir plaisant. À l’époque où il parut, en 1852, Louis de Cormenin, M. Maxime du Camp et M. Laurent Pichat étaient à la tête de la Revue de Paris. M. Maxime du Camp n’avait pas lu le manuscrit de M. Chut et, quand il trouva l’article mis en page, il fut si fort scandalisé par le style qu’il refusa de signer le numéro. Il était déjà l’homme qui écrivit à Flaubert la lettre « gigantesque » que ne renferment pas les Souvenirs littéraires, dans laquelle il lui demandait de donner cent francs pour qu’il pût charger Th. Gautier d’élaguer les scènes parasites de Madame Bovary !

C’était le temps aussi où M. His de la Salle, le fin collectionneur des dessins qu’il a légués au Louvre, faisait invasion dans les bureaux de la Gazette des Beaux-Arts et protestait, en élevant tragiquement ses longs bras jusqu’au plafond, contre le mot croqueton que M. Ph. Burty avait employé, à la suite des Goncourt, dans son compte rendu de leur Watteau.

On retrouvera, tiré de l’Artiste, un assez long travail sur l’Italie la nuit. Il fut interrompu par un scrupule des auteurs qui trouvaient la conception et la forme trop lyriques ou trop excentriques. Réduit à ce qu’il contient le morceau republié s’appelle plus justement Venise la nuit. Il semble échappé, tout sautillant, d’un carnet de notes, de croquis et d’aquarelles hâtives qui a été heureusement conservé, sur lequel les deux frères, dans leur premier voyage en Italie, jetaient leurs réflexions et, sous diverses formes, arrêtaient l’impression qui les frappait.

Il y a là aussi un long chapitre sur Bordeaux, puis le Voyage malencontreux dans lequel Tahureau les avait menés en police correctionnelle. On trouve encore, dans Pages retrouvées, divers articles de fantaisie, des exhumations d’une heure de gens dûment réenterrés depuis ; enfin quelques chapitres écrits par Edmond seul, après la mort de Jules.

Cette incursion assez courte des Goncourt dans la presse militante, un artiste ès lettres M. Gustave Geffroy, l’a analysée et expliquée dans une préface trop courte qui ouvre le volume. Dans ses Souvenirs d’un journaliste il avait longuement parlé de l’ensemble de l’œuvre, avec l’intelligence perspicace de ses côtés divers et de son évolution générale ; il a fait ressortir ici l’originalité de ce début : « Il est difficile aujourd’hui, en 1886, de ne pas lire ces Pages retrouvées comme une préface à l’œuvre des Goncourt… La lecture finie, si l’on resonge à ce qu’on vient de lire, le livre devient comme un ensemble d’indications, prend de vagues allures de programme, apparaît comme l’embryon d’un être futur… C’est le résumé de leurs deux années de journalisme ; c’est aussi le sommaire de leur carrière d’écrivains… C’est l’apprentissage d’un style, et c’est la jeunesse d’une pensée ; c’est la première exploration du champ de la vision par le regard d’yeux qui viennent de s’ouvrir sur les choses, et c’est le premier fonctionnement de cerveaux où germe et croît la moisson prochaine des idées. Il y a des scepticismes portés comme des cocardes et des hésitations avouées comme des pudeurs. Il y a, avec l’inquiétude naissante de la réalité, l’avidité de l’originalité et la glorification de la Fantaisie. C’est elle, la Fantaisie, qui gouverne cette littérature commençante… »

De cette même origine du journal provient aussi un recueil d’articles publié à très petit nombre, en 1856 : Une voiture de Masques qui a changé de titre quand il fut réédité, en 1876, par la librairie Charpentier. Il s’appela alors Quelques créatures de ce temps et M. Edmond de Goncourt y ajouta une courte préface dans laquelle on lit : « Ce volume complète l’œuvre d’imagination des deux frères. Il montre, lors de notre début littéraire, la tendance de nos esprits à déjà introduire dans l’invention la réalité du document humain, à faire entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle qui, dans l’Histoire, n’a pas d’historien. » C’est surtout un recueil de biographies, mais de biographies de gens dont les noms ne disent pas plus à l’esprit et au souvenir que l’anonymie. Là, croqués avec amour, surtout par un côté ridicule ou par une manie, comparaissent l’ornemaniste Possot, Victor Chevassier, Buisson, un pauvre diable intelligent, embourbé dans la vie de campagne, l’aquafortiste, l’auteur bien oublié du frontispice des Contes de Jean de Falaise.

Du même style âpre et tranchant, à peine modéré par la gravité du moraliste, est écrite une brochure publiée en 1854, sous ce titre : la Révolution dans les mœurs et qui, pour toute préface, n’a que ces deux lignes : « Ce n’est pas de ses ennemis que la Société doit avoir peur : — c’est d’elle-même. » Elle débute par une diatribe sur la constitution de la famille moderne mise en face de la famille du dix-huitième siècle. Puis défilent les portraits des jeunes hommes, des jeunes filles du temps actuel, la critique du mariage, de la richesse, des lettres et des arts, tout cela présenté avec un parti pris de grossissement qui accuse mieux la thèse, mais qui n’est pas exempt d’injustice. Le dix-huitième siècle a eu beaucoup de bon, sans doute, mais les mariages du temps, par exemple, n’ont jamais passé pour les types du bonheur parfait et des unions assorties. Qu’on lise le chapitre du Mariage dans le livre qui viendra plus tard : la Femme au dix-huitième siècle… Ce qui n’empêche pas le portrait de la vieille femme d’autrefois d’être un morceau achevé qui fait penser à un Latour ou à un Perroneau : « En son corps délabré et misérable rit doucement la gaieté de l’esprit. Sur ses lèvres le passé voltige et refleurit en ressouvenirs enjoués, et un verbe garçonnier et pétulant pare d’un charme perdu la vieille femme du passé. Autour du tonneau de soie où elle vit l’hiver, voyez aussi que de blondes, que de brunes têtes se pressant ! Et la vieille femme appareille les jeunesses, réconforte les ennuis, console les chagrins en les badinant, jette à toutes ces oreilles roses, penchées tour à tour vers elle, mille leçons de la vie, mille conseils de morale sociale, mille enseignements légers et profonds ! Ne dirait-on pas une fée bienfaisante mal cachée sous un masque de rides, et dont le jeune sourire et la raison aimable démentent les sourcils blancs ? C’est le confessionnal plein d’absolution où les folies et les désirs se confessent. C’est la mère des amours. C’est un pont jeté entre les deux sexes, ou plutôt c’est un sexe neutre : un vieillard avec l’enchantement de la femme ! »

  1. C’est l’idée que Préault exprimait avec plus d’âpreté, quand, dans un article de la Renaissance, il écrivait de son confrère Pradier : « Il partait tous les matins pour Athènes et le soir arrivait rue Bréda ! » Voir Histoire des artistes vivants, par Th. Silvestre, in-4o, p. 284.
  2. C’est le sujet qu’a choisi le statuaire Crauk pour le bas-relief du tombeau de son maître Pradier.