G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 24-35).

IV

Voyage en France et en Algérie.
Débuts littéraires.

L’Italie était aussi troublée que la France. Mazzini et Garibaldi agitaient Rome, Gioberti le Piémont, Montanelli la Toscane ; Manin venait de proclamer la République à Venise. Les carbonari italiens avaient osé assassiner, sur les marches du Palais de la Chancellerie romaine, Pellegrino Rossi qui, après avoir été notre ambassadeur auprès du Saint-Siège, était devenu le ministre du pape. L’occupation française n’avait pas encore fait rentrer Pie IX au Vatican.

Les jeunes gens qui avaient assez des barricades de Paris, durent renoncer à aller se fourrer dans la bagarre d’outre-monts. Ils résolurent de se borner, cette fois, à un voyage en France. Ils se mirent en route, de Bar-sur-Seine, dans la première quinzaine de juillet 1849. Ils s’étaient affublés, tous deux, à la mode des rapins de l’époque, de blouses blanches et de casquettes, et portaient sur le dos le sac et le parasol. Jules, petit, encore imberbe, tout rose et tout frais, ressemblait à une jeune fille, et les gens qui les rencontraient sur les grands chemins croyaient Edmond en bonne fortune, avec une donzelle déguisée.

Alors leurs goûts et leurs désirs étaient seulement tournés vers l’aquarelle. Ils en faisaient avec passion. Toutes leurs velléités littéraires s’arrêtaient à noter sur un carnet qui a été conservé, le nombre de kilomètres parcourus dans la journée et les noms des endroits où ils s’arrêtaient. Peu à peu le journal prit plus d’ampleur. On en pourra lire quelques fragments cités, en note, dans les Lettres de Jules.

Ainsi, pédestrement, et faisant halte à tous les endroits pittoresques, ils traversèrent la Bourgogne, le Dauphiné et la Provence. À Marseille, une occasion se présenta d’aller en Afrique. Ils s’embarquèrent le 5 novembre et, le surlendemain, ils étaient installés à Alger.

On trouvera, dans les numéros du journal l’Éclair des 31 janvier, 14 février, 6 mars, 8 mai 1852, ou, plus simplement, réimprimées dans Pages retrouvées les premières notes marquantes qu’aient écrites les Goncourt « devant la beauté et l’originalité de ce pays de soleil. » Elles ont, dans leur vie d’artistes, une grande importance parce que c’est elles qui les ont enlevés à la peinture et qui les ont faits des hommes de lettres. On y voit de jolis détails griffonnés d’un mot sur le papier avec un crayon qui donne, autant qu’un pinceau, la sensation de la couleur : « Quelle caressante lumière ! quelle respiration de sérénité dans ce ciel ! comme ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur ! La volupté d’être vous pénètre et vous remplit et la vie devient comme une poétique jouissance de vivre. Rien de l’Occident ne m’a donné cela ; il n’y a que là-bas où j’ai bu cet air de paradis, ce philtre d’oubli magique, ce Léthé de la patrie parisienne qui coule si doucement de toutes choses ! Et, marchant devant moi, je revois derrière la rue sale de Paris où je vais et que je ne vois plus, quelque ruelle écaillée de chaux vive, avec son escalier rompu et déchaussé, avec le serpent noir d’un tronc de figuier rampant tordu au-dessus d’une terrasse. »[1]

Les jeunes voyageurs étaient si absolument conquis par la beauté de l’Algérie qu’ils avaient l’intention d’y revenir pour l’habiter toujours. Leur enthousiasme était si vif qu’ayant entendu parler d’une expédition qu’on préparait pour Tombouctou, au printemps suivant, ils s’empressèrent d’écrire leurs noms sur le registre des explorateurs. Ce beau projet tomba dans le sable.

Ils se rembarquèrent pour la France le 10 décembre et arrivèrent à Paris le 17. Ils s’installèrent rue Saint-Georges, 43, dans un rez-de-chaussée obscur. Ils l’échangèrent bientôt contre un troisième étage clair qu’ils devaient occuper pendant vingt ans dans la même maison. Là, pendant tout l’hiver, ils travaillèrent avec ardeur à leur besogne de peintre, passant dix ou douze heures par jour devant leurs planches.

Le printemps suivant les remit en route. Septembre 1850, après un voyage en Suisse et en Belgique, les trouva installés à Sainte-Adresse. L’automne les ramena à Paris et c’est alors qu’ils furent surpris par leur premier accès de fièvre littéraire : « Sur une grande table à modèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la tombée du jour, mon frère et moi faisions de l’aquarelle, dans un obscur entresol de la rue Saint-Georges, un soir d’automne de l’année 1850, en ces heures où la lumière de la lampe met fin aux lavis de couleurs, poussés je ne sais par quelle inspiration, nous nous mettions à écrire un vaudeville, avec un pinceau trempé dans de l’encre de Chine. »

La vie du vaudeville Sans titre fut courte et obscure. Les auteurs, en quête d’un parrain, portèrent le nouveau-né à un certain Sainville, comique important du Palais-Royal. Il se laissa lire le manuscrit, fit grise mine, finit par proposer un collaborateur de sa main qui trufferait le dialogue des couplets indispensables. Ce ne fut pas l’avis des auteurs ; ils remercièrent, reficelèrent leur rouleau d’écriture et il n’en fut plus question.

L’année suivante, un vaudeville qui avait pour titre le Bourreau des crânes eut quelque succès aux Variétés. Il se trouva que cette pièce et celle des Goncourt commençaient mêmement par une prise de bec dans la salle et par un échange de claques. C’était là le clou de Sans titre. Cette analogie fortuite causa sa perte. Il fut jeté au feu et un frère africain, Abou-Hassan, en trois actes, qui lui naquit, fut aussi brûlé vif, après s’être fait mettre à la porte du Palais-Royal.

Ces deux essais n’ont pas été conservés. Ils furent rejoindre, dans les limbes des pièces mortes sans baptême, l’Étienne Marcel, drame en cinq actes, en vers, que Jules avait écrit en rhétorique, alors qu’Edmond qui désirait faire partie de la Société d’Histoire de France, écrivait sur les châteaux d’architecture féodale un travail qu’il a jugé fort sévèrement lui-même et qui n’a pas été imprimé.

Les véritables débuts littéraires des Goncourt se placent ici, à l’avènement du petit livre intitulé En 18. Ici commence la collaboration régulière et qui sera continue des deux frères. En 18 était un livre bizarre et cabalistique, vraiment fou de jeunesse, un imbroglio effronté et casseur de vitres. Sur l’histoire énigmatique et presque insaisissable d’un homme amoureux de deux femmes : une espionne et un modèle, et qui se suicide en se faisant collectionneur, les deux auteurs avaient bâti un roman à tiroirs, décousu, sautillant, assez justement comparable aux supports en bois blanc auxquels on attache les fusées et les pièces successives des feux d’artifice. L’Âne mort et la Femme guillotinée avaient mis à la mode les contrastes baroques joints aux carrousels de style et aux afféteries préméditées. Il n’est pas étonnant que Jules Janin se soit montré indulgent pour ces prouesses dont il se sentait l’inspirateur.

L’histoire de ce premier livre est curieuse. M. Edmond de Goncourt l’a racontée brillamment dans la préface de la réimpression belge. Le 5 novembre 1851, le manuscrit avait été livré à l’imprimeur et le volume allait paraître : « Le 1er  décembre 1851, nous nous couchions, mon frère et moi, dans le bienheureux état d’esprit de jeunes auteurs attendant, pour le jour suivant, l’apparition de leur premier volume aux étalages des libraires, et même, assez avant dans la matinée du lendemain, nous rêvions d’éditions, d’éditions sans nombre… quand, claquant les portes, entrait bruyamment dans ma chambre le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.

— « Nom de Dieu, c’est fait ! — soufflait-il.

— Quoi, c’est fait ?

— Eh bien, le coup d’État !

— Ah fichtre !… et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd’hui… ! »

C’était, en effet, de la malechance. Les auteurs, descendus dans la rue, cherchèrent vainement, sur les murs, les affiches qui devaient annoncer la publication de leur livre. Gardès, l’imprimeur de la Revue des Deux Mondes, dans les ateliers duquel le volume avait été composé, voyant, pendant la nuit du coup d’État, des soldats envahir sa maison, avait craint qu’on pût découvrir dans En 18 un rappel dissimulé du 18 brumaire, et il avait détruit les placards.

La publication du livre fut retardée de deux jours, mais Paris, acculé sous la terreur des massacres et des proscriptions, pensait à tout autre chose qu’à s’enquérir du roman de deux inconnus. Le lundi suivant « le monde politique attendait curieusement le feuilleton de J. Janin. On croyait à une escarmouche de plume, à un feuilleton de bataille des Débats sur n’importe quel thème, à un spirituel engagement de l’écrivain orléaniste avec le nouveau César. » Grande fut la surprise des auteurs du nouveau livre et aussi, sans doute, des lecteurs habituels du Prince des critiques quand, en ouvrant le journal du 15 décembre, ils tombèrent sur un très long article ayant pour titre : En 18, la Dinde truffée de MM. Varin et de Léris et les Crapauds immortels de MM. Clairville et Dumanoir.

Ce feuilleton est une véritable folie. C’est un coq-à-l’âne, en dix colonnes, dans lequel Jules Janin a « spirituellement battu et brouillé » les épisodes de En 18 avec l’intrigue des deux vaudevilles. Il n’y a guère de raisonnable que les deux passages que voici : « Ah ! les gaillards, ah ! les joyeux bandits, mes deux Goncourt — maîtres en style rococo rageur… fantaisistes enfants qui s’amusent à démonter la littérature de leur grand-père… » L’article finit pourtant sur un ton moins badin. Il semble voir le vieux critique, déjà sur le retour de sa gloire, armant chevaliers deux jeunes initiés de l’esprit et finissant son speach par une admonestation paternelle : « Ils sont jeunes, ils sont hardis, ils trouvent quelquefois des mots, des phrases, des sons, des accents ! ils abusent déjà, les malheureux, des plus charmantes qualités de l’esprit ! ils ne voient pas que ces tristes excès les conduisent tout droit à l’abîme, au néant !… À quoi bon les excès de la forme que ne rachète pas la moralité du fond ? Que nous veulent ces audaces stériles, et quel profit peuvent retirer de ces tentatives coupables deux jeunes gens que l’ardeur généreuse du travail et le zèle ardent de l’inspiration pourraient placer si haut ? Comment, ce défi à leurs maîtres ! Comment, cette injure aux chefs-d’œuvre ! »

Ce fut à peu près tout ce que les Goncourt retirèrent de la publication de leur volume, avec quelques phrases horripilées de M. de Pontmartin, dans la Revue des Deux Mondes. Et l’édition de mille, moins une soixantaine d’exemplaires donnés fit retour, de chez l’imprimeur, au logis des père et mère et vint emplir leur grenier. Un jour qu’Edmond et Jules avaient grimpé là, par hasard, ils se mirent, assis par terre, à lire un exemplaire ramassé dans le tas, et trouvant leur premier ouvrage « faible, incomplet, enfantin, » ils se décidèrent à le brûler.

On ne parla donc plus d’En 18 devenu un des merles blancs introuvables que les bibliomanes poursuivent à cause de leur rareté. Il y a trois ou quatre ans, un éditeur belge, M. Kistemaeckers, fortement attiré par les essais des débutants, désira joindre à sa collection le premier livre des Goncourt. Après une assez longue hésitation, l’auteur survivant autorisa la réimpression, mais il fit réintégrer les passages supprimés par les censeurs de 1851 et lesta le volume d’une préface aussi spirituelle qu’éloquente, dans laquelle il le juge sans aucune indulgence. « Oh ! ce qui fait le livre mauvais, je le sais mieux que personne ! c’est une recherche agaçante de l’esprit, c’est un dialogue dont la langue parlée est faite avec des phrases de livres, c’est un coquetage amoureux d’une fausseté insupportable, insupportable… Il existe un vice plus radical dans le style de ce roman d’En 18 : il est composé de deux styles disparates : d’un style alors amoureux de Janin, celui du frère cadet, d’un style alors amoureux de Th. Gautier, celui du frère aîné… »

Mais n’eût-il contenu que le passage sur le Bas-Meudon auquel J. Janin s’était arrêté avec amour, que le livre mériterait d’être sauvé :

« Il y a là, au milieu des roseaux frémissants, au milieu des saules penchés sur l’eau, un vieux bac moussu, la tête enfoncée sous les larges feuilles verdâtres des nénuphars qui enjambent ses planches disjointes. Sur une barque, un marinier à la chemise blanche, silhouette éblouissante, tire péniblement le sable. Une croisière de canetons, flocons de plumes courant sur l’eau, cingle vers des bancs de plantes submergées dont le vert pourpré brise seul l’image du ciel qui se regarde dans la rivière.

« La rivière coule, douce, et s’endort dans ces îles bénies qui la reposent avant son courant de Saint-Cloud.

« Il est midi. Le ciel est bleu, partout bleu. Des balayures de nuages, gouttes de lait épandues dans l’éther, s’envolent à l’horizon. De poudroyantes clartés illuminent l’espace, et, détachant les derniers voiles, accusent vivement les contours noyés sous l’estompe du matin. Tout rayonne. Le fleuve, comme un immense poisson tout cuirassé d’azur et d’or, secoue à tout moment, dans un pan d’ombre, ses millions de paillettes, comme d’étincelantes écailles.

« Le soleil allume, une à une, les dernières émeraudes du feuillage et, perçant les sombres masses de verdure, les pénètre de transparence et ne laisse qu’une ombreuse percée dans cette verte saulée assise sur la rive de l’île, au pied du vieux bac.

« La rivière susurre ; le bourdonnement des insectes, le stri stri incessant du grillon, les sourds battements d’ailes dans les hauts peupliers, les notes étouffées de lointaines chansons, le bruissement des germes qui s’élancent à la vie, joyeux et crépitants, remplissent le silence de ce murmurant hosannah que chante une belle journée.

« Par instants, une brise sans haleine passe dans la feuillée ; les branches amoureuses renversent l’une sur l’autre leurs feuilles qui s’argentent. Les roseaux s’inclinent et font, le long de la rive, onduler leurs arches vertes ; l’eau frissonne et se ride de moires diamantines. Mille senteurs pénétrantes et vagues, tout ce parfum sans nom de plantes aquatiques flottent dans l’air, comme un invisible encens. Un ramier, perdu dans le lointain, soupire un long roucoulement. Sous l’écorce qui l’emprisonne murmure la sève ; sur les plantes pâmées s’abat le pollen ; de magnétiques effluves se dégagent de l’eau, des bois, des fleurs ; une chaude ivresse embrase la création, l’universelle nature se parle d’amour et s’agite, palpitante, sous les chauds baisers du midi… »[2]

Donc, quelques jours après le coup d’État qui avait méchamment coïncidé avec la publication de leur premier livre, les deux frères étaient allés remercier J. Janin du long article, incohérent mais spirituel, qu’il leur avait accordé dans son feuilleton des Débats. Au moment du départ, en échangeant les poignées de mains, le critique avait fermé la conversation par ces mots : « Voyez-vous, il n’y a que le théâtre ! » et les jeunes gens, en s’en revenant rue Saint-Georges et en commentant cet aphorisme, eurent l’idée d’écrire une pièce en un acte, ou plutôt une conversation entre une jolie femme et un homme du monde devisant, au coin du feu, à la dernière heure de 1851, et récapitulant les événements de l’année.

Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, que Mme Allan venait de rapporter de Saint-Pétersbourg et qu’elle jouait, avec Brindeau, à la Comédie française, inspire tout naturellement cette revue-proverbe. On l’appelle la Nuit de la Saint-Sylvestre et, à la mode du jour, on souligne par un sous-titre : Tête-à-tête. Le petit acte, pétillant de mots d’esprit, bientôt paré, frisé, pomponné, est porté à J. Janin qui donne une lettre d’introduction auprès de Mme Allan. Elle lit la lettre et le proverbe ; il lui plaît ; elle s’engage, s’il est reçu par le Comité du Théâtre-Français, à l’apprendre tout de suite et à le jouer le 31 décembre. On est au 21 et il ne reste que dix jours. Les jeunes auteurs courent rue de Richelieu, saisissent Arsène Houssaye, alors administrateur général, qui les renvoie à Lireux, lecteur ordinaire, et laisse espérer un tour de faveur, si le rapport est favorable. Lireux promet d’écrire ce rapport pour le lendemain et tient parole. Il reste à s’assurer du concours de Brindeau : le rôle lui va… tout est fait !… n’était un croc-en-jambe imprévu : « Deux jours après, assis sur une banquette de l’escalier du théâtre et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendions Mme Allan jeter, à travers une porte qui se refermait sur elle, de sa vilaine voix de la ville : “Ce n’est pas gentil, ça !” — “Enfoncés !” — dit l’un de nous à l’autre, avec cet affaissement moral et physique qu’a si bien peint Gavarni dans l’écroulement de ce jeune homme tombé sur la chaise d’une cellule de Clichy. En effet, Mme Allan avait changé d’avis. »

Le petit acte fut publié dans l’Éclair, puis, un an après, dans le Messager de la Haute-Marne. C’était une troisième mésaventure théâtrale. Elle fut suivie d’autres encore dont il ne reste trace que dans les lettres de refus qui ont survécu aux œuvres : « Il me revient même — raconte M. Edmond de Goncourt — que, pressés de faire un opéra-comique pour notre cousin de Villedeuil qui avait de l’argent dans le Théâtre-Lyrique, nous avons écrit une farce dans la manière des vieux bouffons italiens, intitulée Mam’selle Zizabelle, acte pour lequel je ne suis pas bien sûr que mon frère n’ait pas composé des vers qui s’entremêlaient à travers la prose. »

Alors qu’ils étaient tout entiers au Directoire, les Goncourt écrivirent une petite pièce dont le manuscrit a été égaré au Théâtre-Français et qui s’appelait Incroyables ou Merveilleuses, ou peut-être Retour à Ithaque. « C’était vraiment une jolie mise en scène du temps étudié par nous au milieu du touchant épisode d’un divorce. »

  1. Journal, t. I, p. 62.
  2. En 18, 1 vol. gr. in-16. Bruxelles, Kistemaeckers, 1851-1885, p. 177.