G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 57-61).

VIII

Marie-Antoinette.

Nous sortons ici des menues bagatelles charmantes de la biographie historique pour entrer dans le grand courant de l’histoire. La vie de Marie-Antoinette comportait de larges développements et le récit, amplement ouvert, d’un des événements les plus dramatiques, d’un des revirements de fortune les plus terribles que l’histoire ait jamais eu à enregistrer.

Les travaux antérieurs que les Goncourt avaient publiés sur la Révolution et le Directoire, un peu secs, un peu trop précis, manquant de philosophie et de recul, ne donnaient pas une idée de ce qu’allait être leur Histoire de Marie-Antoinette. Michelet, quand il en vint à son Louis XV, leur donna un brevet d’historiens. Il loua la netteté de l’exposé, mais surtout le sens de l’époque et la sûreté de l’information. Le fait est que les lettres privées de la famille royale, les documents diplomatiques, surtout les Correspondances de la cour de Vienne au sujet des affaires de France, pendant les mois d’avril à décembre 1793 qui, jusqu’au jour de leur divulgation complète, avaient été soustraites au public, bien qu’elles apportent un contingent d’informations inattendues, n’ont pas sensiblement modifié la physionomie de la Reine. C’est la conduite des puissances vis-à-vis d’elle qui a été dévoilée et elle ne leur fait pas grand honneur. On trouve, dans ce dernier recueil, une lettre du prince de Condé se plaignant qu’au lieu de s’occuper de sauver la Reine, l’empereur d’Autriche, son neveu, ne songe qu’à s’emparer de l’Alsace et de la Flandre ; les lettres désolées de Mercy, serviteur fidèle de Marie-Antoinette, qui fatigue le roi de Prusse et l’empereur de sollicitations pressantes, de projets d’intervention qui restent sans réponse. Une lettre surtout, datée du 11 octobre 1793, c’est-à-dire antérieure de cinq jours seulement à l’exécution de la Reine qui est du 16, rappelle qu’aucune démarche pour l’échange et le rachat de la prisonnière n’a été tentée auprès de la Convention, et, visant une supplique du 17 septembre, se termine par ces mots : « J’y exposai tout ce que l’imagination et mon zèle purent me suggérer pour prévenir une grande catastrophe. Jusqu’à ce jour, je n’ai reçu ni réponse ni direction sur cet objet. » Et Mercy, en finissant, renouvelait ses instances pour obtenir une intervention des neutres.

Tout ceci n’explique que trop le mot de Mallet du Pan au sujet de la mort de la Reine : « Les cours ont paru si peu s’occuper de cette catastrophe que le public en a bientôt perdu la trace. »

Il n’y aurait donc que quelques détails secondaires à reprendre et à modifier pour mettre Marie-Antoinette absolument au courant des découvertes récentes. La figure principale demeure stable. Les différents portraits que les auteurs ont faits d’elle, aux époques marquantes de sa vie, ont l’allure majestueuse des portraits d’histoire : ils sont faits de larges lumières modelées dans de grandes ombres. Mais il eût été bien triste que les auteurs oubliassent les grâces et l’esprit du dix-huitième siècle quand il s’agissait de peindre une princesse qui a été sa personnification la plus haute, sinon la plus charmante et la plus artiste. Aussi, subissant la grâce du modèle et l’émotion de sa beauté, ont-ils quitté parfois les pinceaux pour crayonner des sanguines ou des pastels.

Ils ont fait de la Dauphine, au moment où la mort de Louis XV l’appelle au trône, le portrait que voici : « La Reine de France n’est plus la jolie ingénue de l’île du Rhin : elle est la Reine, une reine dans tout l’éclat, dans toute la fleur et toute la maturité, dans tout le triomphe et tout le rayonnement d’une beauté de reine. Elle possède tous les caractères et toutes les marques que l’imagination des hommes demande à la majesté de la femme : une bienveillance sereine, presque céleste, répandue sur tout son visage, une taille que Mme de Polignac disait avoir été faite pour un trône ; le diadème d’or pâle de ses cheveux blonds, ce teint, le plus blanc et le plus éclatant de tous les teints, le cou le plus beau, les plus belles épaules, des bras et des mains admirables, une marche harmonieuse et balancée, ce pas qui annonce les déesses dans les poèmes antiques, une manière royale et qu’elle seule avait de porter la tête, une caresse et une noblesse du regard qui enveloppaient une cour dans le salut de sa bonté, par toute sa personne enfin ce superbe et doux air de protection et d’accueil ; tant de dons, à leur point de perfection, donnaient à la Reine la dignité et la grâce, ce sourire et cette grandeur dont les étrangers emportaient le souvenir à travers l’Europe comme une vision et un éblouissement. »[1]

C’est là, sans doute, un des passages du livre que visait Sainte-Beuve quand, ayant à raconter les négociations du maréchal de Saxe, il s’excusait de ne point faire le portrait de la Dauphine « parce qu’on ne saurait être tenté de le recommencer après celui qu’ont magistralement tracé MM. de Goncourt. »

Sur Marie-Antoinette, ils écrivaient encore : « L’esprit de la Reine avait reçu de la nature, il avait acquis de l’exercice journalier de la bienveillance, ce don rare et précieux : la caresse… Quel esprit mieux fait et mieux formé qu’un tel esprit pour la vie particulière ? Il apportait à la société privée, à la causerie intime toutes les grâces de son rôle royal, plus libres et plus aisées, la facilité de se prêter aux autres, l’habitude de leur appartenir, l’art de les encourager, la science de les faire contents d’eux. Il avait, si l’on peut dire, l’humeur la plus facile, une naïveté qu’il était charmant d’attraper, une étourderie qui se prêtait de la plus agréable façon aux petites malices de ceux que la Reine aimait, des fâcheries tout aimables, si l’on venait à tourner une de ses paroles en liberté ou en méchanceté, des bavardages qui avaient le tour et l’ingénuité de la confidence, des alarmes enfantines sur les petites inconvenances qui pouvaient lui échapper, de certaines petites moues qui grondaient si joliment les gaietés un peu vives, des bouderies oubliées devant un visage triste, des accès de rire qui emportaient ses disgrâces et, tout à la fois, une indulgence de Reine et des pardons de femme… »

Il n’est point utile que nous entrions, avec les auteurs, dans l’histoire de la Révolution qui ne devait être, pour la reine, qu’une route sinistre qui la conduisit, abreuvée d’outrages et de souffrances physiques et morales, à l’emprisonnement et à l’échafaud. Profondément émus par la grandeur des événements qu’ils retraçaient, par la grâce et par la beauté de la femme qui en était devenue le jouet, les Goncourt n’ont-ils pas inconsciemment un peu éteint les points faibles de sa vie ?[2] Ont-ils su se défendre toujours d’un sentiment chevaleresque et de l’enthousiasme qu’éveille le malheur ? Ont-ils appuyé, autant qu’il convient, sur les appels à l’étranger qui violait alors le sol français et que Jourdan et Carnot battaient à Wattignies à l’heure même où tombait la tête de la reine ?

L’impassibilité n’est pas le lot des hommes et surtout des écrivains artistes. Tacite et Guichardin, Saint-Simon et Michelet ne se défendaient pas d’introduire, dans les récits qu’ils animaient, l’enthousiasme et la passion. C’est de là qu’ils tiraient leur force et les ferments de leur éloquence. Il n’est juste de demander à l’historien que la bonne foi et le talent. L’Histoire de Marie-Antoinette en est toute pleine.

  1. Éd. Charpentier, in-18, p. 117 et 173.
  2. « La reine était coupable, elle avait appelé l’étranger, cela est prouvé aujourd’hui. » Michelet, Révolution, t. vi, p. 319.