Calmann-Lévy (p. 278-310).

XII

Il y a des gens qui montent volontiers sur une borne ou sur un cercueil pour se mettre en évidence : ainsi était M. Duffart. Le jour de l’enterrement de M. Desvars, il ne voulait pas, disait-il, laisser partir cet inventeur frappé par la mort au moment d’atteindre le succès, sans quelques mots d’adieu. Mais, aux premières paroles, il fut arrêté par M. Farguette, de la part de la famille, et rengaina son papier.

On pense bien que M. l’inspecteur du Palais-Bourbon n’était pas venu à Auberoque tout exprès pour cela ; mais, l’occasion se présentant de se faire un peu de réclame, il l’avait saisie, comme toujours.

M. Duffart était à Auberoque pour tâcher d’arranger les affaires de madame Chaboin avec la commune. Après deux ou trois jours de pourparlers, la châtelaine, à la prière de l’inspecteur-conseiller, réduisit ses prétentions à quatorze mille francs, mais elle exigea qu’il fût reconnu formellement, dans la délibération qui régla l’affaire, qu’elle se relâchait de son droit, et qu’elle faisait un « don » de quinze cents francs à la commune : non contente de la spolier, elle exigeait encore de la reconnaissance !

Cependant l’église se construisait assez rapidement, plus vite qu’il n’est de coutume dans le pays, où les bâtisses marchent avec une sage lenteur. Mais M. Capgier était pressé de palper ses doubles honoraires, sans compter le tour du bâton, comme on dit. Coustau et lui semblaient faits l’un pour l’autre, tant ils s’entendaient bien. L’architecte tolérait les matériaux de qualité inférieure : pierre gélive, sable non lavé, chaux grasse au lieu de chaux hydraulique de Saint-Astier ; et il acceptait les quantités réduites de moitié et la main-d’œuvre défectueuse. De son côté, l’entrepreneur partageait avec l’architecte le produit de ces manœuvres frauduleuses.

Les gens du bourg ne voyaient pas tout cela ; ils se réjouissaient d’avoir très prochainement une église, et, qui plus est, une église qui écraserait de sa supériorité architecturale, pensaient-ils, celle de Charmiers. Aussi, tous les jours, nombre d’oisifs se tenaient autour du chantier, les mains dans les poches, regardant travailler les ouvriers et faisant leurs réflexions. M. Monturel était un de ces assidus badauds. Plusieurs fois dans la journée, sa bonne venait l’avertir qu’on le demandait au bureau : il s’en allait alors en bougonnant, mais revenait bientôt et faisait l’entendu, donnait des conseils et s’agitait, inutilement, comme toujours, car nul ne l’écoutait.

Ce fut là qu’un vérificateur de l’enregistrement, accompagné de M. Lefrancq, le trouva, un matin, en allant à la perception constater le timbrage des registres.

— Je suis bien aise, dit-il au vérificateur après les premières politesses, de surveiller un peu ce qui se passe… en amateur, sans doute, mais un œil clairvoyant n’est jamais de trop !

Et il se redressait, faisait l’important, et lançait sa jambe plus raide en avant.

Il se trouva que ce vérificateur était quelque peu cousin de parents éloignés de la famille de « Mrs Monturel » et il dut se laisser présenter à ces dames au salon. Au cours de cette visite improvisée, on parla de cette parenté, puis de quelques connaissances communes, et la cérémonieuse épouse du percepteur se félicita du hasard, de l’heureux hasard, qui avait amené cette constatation. « Miss Margaret », elle, ne parlait pas, mais elle avait ôté son pince-nez pour mieux voir et contemplait M. Lefrancq avec des yeux qui en disaient long. À l’issue de cette visite, le vérificateur et le receveur sortirent de la maison Monturel avec une invitation à dîner pour le lendemain.

M. Lefrancq n’avait garde de se laisser attendrir par la passion visible de « miss Monturel » et les avances de sa famille. Avec ce superbe égoïsme des amoureux, il regardait froidement tout ce qui n’était pas Michelette ; et la seule chose qu’il éprouvât était une sorte d’ennui impatient, de se voir l’objet de l’amour de la demoiselle et des politesses des parents.

Depuis la mort de M. Desvars, son attachement pour la fille de l’inventeur avait grandi, s’était comme complété par des pensées d’avenir plus fréquentes, des sentiments de protection plus actifs et une sollicitude plus étendue. Il se considérait maintenant comme le seul appui et l’unique recours de l’orpheline, et, s’il eût été libre de ses actions, il l’eût épousée tout de suite. Mais madame Lefrancq refusait toujours son consentement, avec une obstination toute bretonne, quoiqu’elle fût née à Auch : il y a aussi de bonnes têtes en Gascogne. Un voyage fait par son fils pour lui arracher ce consentement avait été inutile, et il était revenu triste et irrité, mais sans pouvoir se résoudre à passer outre contre la volonté de sa mère qu’il aimait, et qui l’aimait aussi à sa manière, au point de ne le vouloir heureux que de sa main.

Sa position était pénible. Quelque pur que fût son amour dans sa source, il n’échappait pas à la loi commune. Il était jeune, ardent, il aimait passionnément depuis longtemps et il souffrait. Lorsque le soir ils étaient seuls dans le jardin, assis l’un près de l’autre, écoutant parler leur cœur, un flot de passion soulevait parfois le pauvre garçon, et il ne se maîtrisait que par un énergique effort de volonté. Avec une infinie délicatesse il évitait les situations dangereuses, car il lui eût semblé déloyal de profiter de l’isolement de Michelette et d’abuser de la confiance qu’elle lui témoignait. Mais quelquefois, dans un affolement subit, il la serrait contre sa poitrine, lui couvrait la figure de baisers précipités, puis, sentant qu’il n’était plus maître de lui, il s’enfuyait et s’enfermait dans sa chambre. Le lendemain, fatigué par la fièvre et l’insomnie, il restait sombre, presque muet, et, de peur de céder à un emportement de passion, se montrait plus réservé avec la jeune fille.

Quelque ignorante et chaste qu’elle fût, la petite devinait tout cela instinctivement, et elle se désolait de voir malheureux celui qu’elle aimait. Sa foi en sa loyauté était absolue ; elle avait la certitude que, quoi qu’il arrivât, ils étaient l’un à l’autre pour la vie. Aucune préoccupation égoïste ne la hantait, et elle ne songeait même pas à ces éventualités qui soutiennent la vertu de tant de filles. Y eût-elle songé, d’ailleurs, qu’elle n’en eût pas été troublée, car le seul malheur qu’elle eût pu redouter, la cessation de son amour, elle le savait impossible, ayant confiance en lui « comme en Dieu », ainsi qu’elle le lui avait dit ingénument une fois. Elle connaissait assez sa noblesse de sentiments pour comprendre qu’il lui serait pénible de la posséder sans son aveu, par un accident, une surprise des sens ; et alors, pour lui épargner un remords ou seulement des regrets, sans s’en faire un mérite, sans opposer de scrupules, sans exiger de serments, sans demander rien, dans le secret de sa pensée, elle se donnait par bonté de cœur à celui qu’elle aimait.

Une après-soupée, attendant M. Farguette qui devait venir passer la soirée avec eux, ils étaient assis sous le tilleul, enveloppés d’ombre. De temps en temps, un éclair de chaleur déchirait l’horizon et illuminait le jardin. Le jeune homme tenait la main de Michelette, et la petite sentait cette main chère brûler la sienne. Son cœur palpitait comme un jeune oiseau pris au nid, et une langueur pleine de charme l’envahissait. Comme il l’entourait de son bras et la pressait doucement contre lui, elle appuya sa tête sur le cœur de son ami en fermant les yeux… Tous deux oubliaient le pharmacien lorsque, soudain, la porte s’ouvrit et son pas mesuré cria sur le sable de l’allée. Dans la demi-obscurité, M. Farguette s’arrêta devant les amoureux, et, les regardant, laissa tomber gravement ces mots :

— La guerre est déclarée !

— La guerre ?

Et tous deux se dressèrent, pâles, et s’approchèrent du pharmacien.

— Oui.

— Et comment le savez-vous ?

— Par un voyageur de commerce arrivé de Périgueux. D’ailleurs le brigadier a reçu, ce soir, des ordres de convocation.

Tous trois demeurèrent un instant muets, immobiles, puis M. Farguette reprit :

— Qui sait ce qui arrivera ? Tout le monde s’accorde à dire que la Prusse est formidablement organisée et armée… Du reste, cela s’est bien vu dans la courte campagne de Sadowa.

Pendant longtemps encore, ils se tinrent là, debout, échangeant à demi-voix des réflexions inquiètes ; puis Michelette, comme accablée par un pressentiment, dit :

— Excusez-moi, cette nouvelle m’a brisée, je vais me coucher.

Et, rentrée chez elle, la petite ferma la porte.

Restés seuls, les deux amis allèrent s’asseoir dans le bureau du receveur, et là conversèrent encore une heure, en de courtes phrases anxieuses ; après quoi, le pharmacien, se retirant, serra la main de M. Lefrancq :

— Je ne vous dis pas : « Bonne nuit ! » mais : « À demain ! »

Dans la matinée, vers dix heures, en allant à l’hôtel, le receveur, les yeux battus par l’insomnie, vit devant le bureau de poste un groupe au milieu duquel gesticulait le percepteur.

— Nous avons la guerre avec la Prusse, vous savez ? lui dit M. Pradelier, en venant à sa rencontre.

— C’est bien confirmé ?

— Oui, c’est officiel maintenant… Mais nous sommes prêts : dans un mois nous serons à Berlin.

M. Lefrancq hocha la tête dubitativement, sans rien dire, et ils allèrent déjeuner.

Après les premiers revers, accoururent effarés M. Duffart et madame Chaboin ; mais, un mois plus tard, à la nouvelle de la capitulation de Sedan, la châtelaine, ne se croyant plus en sûreté à Auberoque, s’enfuit en Angleterre. Dans le pays, c’était un aplatissement, un affaissement général dont le conseiller-inspecteur donnait le lamentable exemple. Lui-même et tous les notables du bourg s’étaient retournés comme des crêpes : après la chute de l’Empire, à les en croire, ils étaient tous républicains de l’avant-veille. Et patriotes, donc !… Il n’y avait qu’à voir l’ensemble avec lequel Exupère, John, Madaillac, Desguilhem et les autres « tiraient au renard » afin de ne pas partir.

Pour M. Lefrancq, ce lui était un supplice atroce que d’assister passivement à la ruine de son pays. Il souffrait cruellement d’être inactif, lui, jeune, robuste ; et toutes les funèbres nouvelles qu’apportait presque quotidiennement le courrier lui meurtrissaient le cœur. Devant l’immense désastre, son amour s’était élevé, ennobli. Le bonheur par la possession de l’être aimé, ce bonheur entrevu dans le consentement muet de Michelette, il en faisait le sacrifice présent, et se résignait à cette austère transformation des joies éperdues des amants heureux en une étroite union d’âmes, en une certitude intérieure de possession morale, profonde, absolue : avec le sentiment du devoir patriotique à remplir, cela lui suffisait. Une chose le troublait cependant : s’il partait, s’il était tué, que deviendrait Michelette ? Pouvait-il l’abandonner ainsi ?

Mais, après quelques jours de pensées péniblement anxieuses, M. Lefrancq prit une résolution virile. Il fit son testament, qu’il confia à M. Farguette, et, ayant assuré l’avenir de son amie, autorisé par l’administration, et remplacé au bureau par un surnuméraire ravi de se blottir dans ce petit trou, il partit laissant la jeune fille sous la protection du pharmacien et dans la compagnie d’une sœur du défunt Desvars, qui vint habiter avec sa nièce.

Ce départ fut généralement blâmé, ou tout au moins jugé bien étrange : « Qu’allait-il faire là-bas, puisque par ses fonctions il en était exempt ? Il fallait être bien sot pour s’exposer à se faire casser la tête, n’y étant pas obligé !… »

Pendant de longs mois, Michelette vécut dans ces horribles transes que connurent tant de femmes de ce temps. Des visions funèbres l’assiégeaient. Dans ses insomnies, elle voyait son ami étendu mort, livide, souillé de boue sanglante… ou affreusement mutilé, gisant couvert de neige sur la terre gelée, et appelant dans la nuit un secours qui ne venait pas… Mais elle portait vaillamment sa peine, et ne regrettait pas d’avoir approuvé ce départ ; elle aussi avait fait le sacrifice ultime :

« Ma vie est liée à la vôtre, mon tendre ami ! Un même sort nous réunira… Votre Michelette vous suivra jusque dans la mort… »

Lorsque après la guerre M. Lefrancq revint un soir, par la diligence qui l’avait amené la première fois à Auberoque, il vit debout, en ouvrant la porte, Michelette pâle d’émotion. Pour échapper aux poignées de main banales, aux compliments des badauds qui tous les soirs attendaient la voiture, il était descendu au bas de la côte, et avait pris une « écoursière », comme on dit à Auberoque. La petite se jeta dans ses bras, la poitrine soulevée, avec des larmes de joie qui coulaient de ses yeux, pareilles à de grosses perles. Puis, comme il faisait froid, après les premières étreintes, elle l’attira vers le foyer, près duquel une petite table était servie.

À ce moment, entra M. Farguette.

— Je me doutais bien que vous étiez là ! s’écria-t-il.

Et les deux hommes s’embrassèrent chaleureusement.

— Monsieur Farguette, vous allez souper avec monsieur Lefrancq ?

— Je n’ai guère faim, ma petite.

— Pour lui tenir compagnie !

— Mais vous, plutôt, car je pense que vous n’avez pas dîné, Michelette ?

— Moi, dit-elle, ce soir, je veux vous servir tous les deux.

Et avec cette grâce charmante, cette simplicité digne qu’elle mettait à l’accomplissement des plus vulgaires devoirs du ménage, elle servit les deux amis.

Après souper, pendant que la vieille tante de Michelette dormait dans le « cantou », ils s’attardèrent longtemps autour du foyer, parlant tous les trois de leurs fugitifs espoirs, de leurs craintes, des angoisses longuement supportées en silence. Puis ayant entendu l’horloge du château sonner minuit, M. Farguette se leva et s’en fut avec son ami, qu’il accompagna jusqu’à sa porte.

Le lendemain, au bureau, M. Lefrancq trouva le vérificateur venu pour contrôler le travail du surnuméraire qui l’avait suppléé.

Comme ils s’en allaient tous les trois à l’hôtel pour déjeuner, le vérificateur retint M. Lefrancq à quelques pas en arrière :

— Que diriez-vous d’une jeune fille qui vous apporterait quatre-vingt mille francs dans son tablier ?

— Je dirais que c’est une fille argentée…

— Voyons, mon cher camarade, en deux mots : il s’agit de mademoiselle Monturel. Elle est fille unique, puisque ce pauvre John est mort de la « picote » pendant la guerre : elle aura ça comptant et le double après la mort de ses parents… Hein ?

— Je vous remercie de l’ouverture, mais je n’accepte pas ; eût-elle des millions, je n’épouserai jamais mademoiselle Monturel.

Ils étaient arrêtés, en ce moment, sur la place. Le vérificateur regarda, un instant, M. Lefrancq, tout étonné de ce refus, puis dit :

— Alors, n’en parlons plus et allons déjeuner.

Après avoir repris son service, M. Lefrancq songea à autre chose. Sa mère était morte pendant le siège, à Auch, où elle s’était réfugiée chez des parents : rien ne s’opposait plus à son mariage avec Michelette. Dès le lendemain, il se rendit chez le maire pour les publications.

Le maire n’était plus M. Lavarde : il avait été révoqué comme trop modéré et remplacé par son adjoint, M. Bourdal, qui affichait maintenant bruyamment ses sentiments républicains, comme autrefois son bonapartisme. En devenant maire, M. Bourdal était resté lui-même, crétin, avare, autoritaire et intolérant ; mais il avait badigeonné tout cela de républicanisme. Quoiqu’il ne pratiquât point d’habitude, ce despote de village avait la prétention de limiter l’irréligion des autres sur la sienne propre : il admettait bien qu’on ne fît pas ses pâques, mais non pas qu’on naquît, qu’on se mariât ou qu’on mourût sans curé. À Auberoque, il avait fait « enfouir », comme il disait, en dehors des murs du cimetière, un pauvre diable faible d’esprit, que la misère avait poussé au suicide.

Avec quelle stupeur cet adorateur de l’idole au pied fourchu reçut l’annonce du mariage du receveur, il est aisé de se le figurer. Il n’en revenait pas, et faisait les suppositions les plus fantastiques pour l’expliquer. Un oncle du défunt M. Desvars était autrefois parti pour l’Amérique, et on n’avait plus ouï parler de lui. Le notaire alla s’imaginer que cet oncle avait laissé une grosse fortune, selon la coutume des oncles d’outre-mer, et que M. Lefrancq, en ayant eu fortuitement connaissance, épousait Michelette pour se l’assurer. Mais sa stupeur devint de l’indignation, lorsqu’il apprit que les futurs époux avaient résolu de se passer du curé.

— Un mariage civil à Auberoque ! disait ce fantoche, c’est une honte pour le pays !

« Ton Dieu sera mon Dieu », avait dit Michelette à M. Lefrancq ; et voilà comment le curé Camirat perdait une quarantaine de francs à cet arrangement, ce qui ne lui était pas indifférent.

Heureusement, M. le maire était là pour venger la société outragée. Il était obligé, de par la loi, de marier ces accordés sans principes, mais cela ne pouvait se faire en face du soleil. Il fixa donc la cérémonie à neuf heures du soir : à ce moment, la nuit couvrirait de ses voiles cette union scandaleuse.

Les témoins du mariage furent, avec l’ami Farguette, le forgeron Gardet, Delbrel le cordonnier et le maçon Surgeac, tous républicains et braves gens. M. Bourdal s’était bien promis d’être l’interprète de ses administrés, et de faire sentir aux mariés son improbation et celle de toute la commune. Mais il était lâche, et le regard de M. Lefrancq, arrêté sur lui avec une acuité significative, lui fit rentrer les paroles dans la gorge.

À l’exception des témoins et de deux ou trois autres personnes, ce mariage civil indigna toute la population d’Auberoque. Dédaigner ainsi ce qu’ils révéraient extérieurement, — car, au fond, ils en prenaient à leur aise avec la religion ! — paraissait une injure personnelle à chacun et à tous. C’était entre eux, particulièrement entre les femmes, des complaintes hypocrites et des mépris joués, à faire pouffer de rire. Il fallait entendre l’irréprochable mademoiselle Zoé conférer là-dessus avec l’honnête madame Goussard, descendue du château tout exprès pour cela ! Jusqu’à Ninon la Polonaise, qui prenait des airs pincés en parlant de ce triste événement aux pratiques qui venaient acheter un écheveau de fil dans la boutiquette que lui avait montée M. Reversac. Même la petite veuve Barjac, qui depuis quelque temps cultivait les bons principes avec M. Bourdal, déclarait hautement ce concubinat immoral. Il semblait, à entendre ces vertus et toutes les caillettes sans cervelle d’Auberoque, que la présence de ces époux réfractaires aux lois de l’Église souillât la bourgade, et que ce mariage civil fût un horrible malheur tombé sur elle.

Une autre chose indignait encore tous les naturels d’Auberoque, mâles et femelles, c’était le refus insolent des quatre-vingt mille francs et des espérances de mademoiselle Monturel, refus ébruité par le chagrin expansif de la pauvre « Margaret ». Chacun en voulait à M. Lefrancq de mépriser cet argent pour lequel, à part quelques rares exceptions, ils étaient tous prêts à faire tant de bassesses.

Les « demoiselles » étaient dans un état de jalousie aiguë et d’irritation folle qui leur faisait dire des bêtises grosses comme la grosse Irma :

— Une artisane ! une fille de rien ! il faut avoir des goûts bien bas, pour s’amouracher d’une fille pareille !…

— Encore, si elle était riche ! s’écriaient naïvement ces pécores, les demoiselles Bourdal comme les autres, malgré leurs médailles et leurs chapelets.

Les ouvrières, les filles du peuple, qui auraient dû être fières de cette absence de préjugés, rageaient de ce qu’elles appelaient la « chance » de Michelette, et, dans leur exaspération jalouse, furieuses de n’avoir pas été choisies, l’ « habillaient » avec cette crudité de langage si révoltante chez la femme sans éducation excitée par la colère.

« Miss Margaret », elle, ne disait pas de mal de M. Lefrancq : elle l’aimait trop pour cela, et se contentait de pleurer « toutes les larmes de son corps » comme on dit. Comment l’amour, un amour sincère, s’était-il logé dans cette petite tête éprise de frivolités et d’anglomanie, c’était une chose difficile à expliquer, mais le fait est que la pauvre fille était très malheureuse.

Parmi la gent féminine, une seule personne approuva ce mariage : ce fut mademoiselle de Caveyre.

— Tenez, dit-elle un jour à M. Lefrancq ; voici mon cadeau de noces.

Et elle lui tendit deux lettres anonymes adressées à Michelette, car la Creyssieux avait récidivé :

— Je n’ai pas voulu laisser salir de ces ignominies l’innocence de celle que vous aimiez.

— Je vous en remercie, et je vous en suis très reconnaissant, dit M. Lefrancq après avoir parcouru une des lettres : s’il vous arrivait d’avoir besoin d’un ami, comptez sur moi.

— J’aurais voulu plus, répondit mademoiselle de Caveyre, mais je reconnais que je ne vous méritais pas.

Et elle s’en alla.

La pauvre Dinah, ne pouvant toujours pas vivre en état de viduité, s’était, faute de mieux, rabattue sur M. Desguilhem, qui venait tous les soirs fumer sa pipe de racine de bruyère dans le petit salon fané.

Mais ce gros garçon de trente-cinq ans, apathique de nature et abruti par la nicotine, n’était pas son fait et elle ne tarda pas à le mettre à la porte.

— C’est une « panturle » ! il ne venait que pour mon tabac ! disait-elle un jour en riant à madame Grosjac.

Cependant les autorités civiles et administratives ne pouvaient rester indifférentes à cet exemple d’indépendance religieuse qu’avait donné M. Lefrancq, à ce dédain des usages reçus, à ce mépris des convenances sociales qu’il avait montrés. On le dénonçait d’Auberoque comme donnant le déplorable spectacle d’un fonctionnaire vivant en concubinage. La coterie des dévots, stimulée par le curé Camirat et soutenue par M. le maire Bourdal, s’agitait sourdement à Périgueux pour obtenir sa révocation. Mais, grâce au directeur départemental, qui l’estimait comme homme et comme fonctionnaire, la haine de ses ennemis fut impuissante encore une fois.

Lui ne s’occupait, ni ne pensait même à tous ces vilains bonshommes qui autour de lui s’agitaient, hypocritement hostiles. Il vivait retiré, pleinement heureux près de sa femme, sans autres relations que son ami Farguette. L’affection de Michelette, prévenante, reconnaissante même, était encore empreinte d’une admiration réfléchie pour la hauteur de sentiments et le caractère de son mari ; lui adorait en elle cette sereine raison, cette égalité d’âme, qui donnaient tant de prix à son amour, et cette dignité simple qui relevait les menus services qu’elle se complaisait à lui rendre.

Il était pour elle comme un dieu :

— Comment as-tu pu penser à moi ? m’aimer ? lui demandait-elle un jour.

— J’adore toute ta chère personne, ma Michelette, et en particulier ces beaux yeux qui illuminent ma vie, dit-il en les baisant doucement l’un après l’autre, mais, s’il faut te le dire, c’est par ton grand cœur, par tes qualités morales que j’ai été pris.

— Oh ! fit-elle rougissante en mettant son front sous les lèvres de son Georges.

Les événements du dehors les laissaient indifférents, et les petits faits de la vie journalière d’Auberoque n’arrivaient pas jusqu’à eux. Pourtant il y avait de ces événements qui faisaient du bruit dans la bourgade. De ce nombre furent le transfert de la cure du doyenné à Auberoque et la consécration de l’église. Elle n’était pas finie pourtant, cette église, car la friponnerie de madame Chaboin avait creusé dans les ressources communales un trou qu’on n’avait pu combler : payer quatorze mille francs, au lieu d’en recevoir seize, cela faisait une différence. Aussi le clocher n’existait pas, la nef n’était pas terminée ; mais, pour satisfaire l’impatience des gens du bourg, le parachèvement fut remis à des temps financièrement meilleurs, et, d’après la décision du conseil municipal, M. Capgier fit poser une couverture de tuiles creuses sur l’édifice inachevé, et faire à l’intérieur un plafond en forme de voûte ; puis la consécration eut lieu.

Ce fut un grand jour pour Auberoque. La veille, comme lors de la pose de la première pierre, on avait planté le long du vieux chemin des rangées de pins coupés dans les bois de madame Chaboin ainsi que de coutume, — les plus petits toujours. — Ces pins, élément principal des fêtes du pays, étaient reliés jusqu’à l’église par des guirlandes de buis que la gent femelle du bourg avait confectionnées avec un zèle patriotiquement local. Les recoins ignobles avaient été masqués de branches de chêne, et, pour achever de donner un air de fête à la bourgade, autant que pour atténuer les odeurs infectes, le chemin et la rue étaient couverts d’une jonchée de buis, de laurier et de fenouil. À l’entrée du bourg, en avant de la vieille porte, une bande de calicot tendue entre deux grands mâts peints en mirlitons, portait en lettres de deux pieds, cette inscription, œuvre du frère Auxilien :

VIVE MONSEIGNEUR !

De drapeaux tricolores, peu, ces messieurs du clergé n’en étant pas autrement entêtés, notamment monseigneur. Quant à madame Chaboin, afin de mieux entrer dans son rôle de châtelaine et faire, — toujours inutilement d’ailleurs, — sa cour à l’aristocratie du pays, elle affichait ses préférences pour le drapeau blanc, sans trop oser l’arborer, toutefois !

Le prélat consécrateur n’était pas l’évêque du diocèse, mais un évêque in partibus infidelium, — dispensé, par bonheur, d’aller résider dans son diocèse nominal, où sa venue eût excité des manifestations gastronomiques enthousiastes, car c’était un gros homme dodu et bien en point, qui eût fait un excellent rôti de cannibales.

Lorsque se leva le jour fameux, M. le maire Bourdal était depuis une heure sur pied, en redingote longue, — il n’avait pu se décider à se faire faire un habit, — en chapeau haut de forme démodé de vingt ans, en gants paille nettoyés à la mie de pain par ses filles, et l’écharpe municipale traversant obliquement la poitrine, comme un grand cordon : il trouvait que c’était plus imposant.

L’unique cloche, installée dans un rudiment de clocher en charpenterie destiné à tenir lieu de la flèche absente, se démenait follement, brandie par cinq ou six garçons vigoureux, tandis que de la plate-forme de la « Bombarde », un petit canon de fêtes, congrûment bourré par l’ancien artilleur Coldefin, toussait de toutes ses forces, le pauvre.

Monseigneur se fit un peu attendre, comme il convient, mais enfin sa voiture fut annoncée au bas de la côte par un fanion, — blanc, s’il vous plaît ! — agité sur la tour de la « Guette », par un homme en vigie. À ce signal, M. Bourdal, escorté du conseil municipal et des notables, s’avança au-devant de l’évêque, jusqu’à l’entrée du bourg, et s’arrêta sous la bande de calicot. Le maire avait écrit son discours, l’avait appris par cœur, et comptait étonner ses administrés et le monde officiel par son éloquente improvisation ; mais, à la vue de la voiture épiscopale, il sentit comme une brûlure à l’épigastre, et, ayant conscience que la mémoire allait lui manquer, il tira des papiers de sa poche.

De son côté, le curé Camirat, accompagné des desservants du voisinage et du personnel du bas chœur, avait précédé le cortège civil, en sorte que, lorsque la voiture arriva, laïques et ecclésiastiques étaient réunis, attendant. L’évêque avait revêtu en chemin le costume obligé, en sorte qu’après avoir répondu quelques mots aux souhaits de bienvenue du maire et du curé, il prit place sous le dais préparé pour lui. Puis tout le cortège se mit en marche, précédé des enfants de l’école des frères, des petites filles des sœurs, et suivi du domestique de monseigneur qui portait des ornements et un écrin contenant le calice épiscopal : derrière ce personnage marchait toute la commune.

Arrivé devant l’église, M. le maire s’arrêta, se retourna vers l’évêque, déplia son manuscrit et commença de lire son discours en bégayant d’émotion. Ce discours était honnêtement insignifiant ; mais on n’attendait pas de merveilles oratoires de M. Bourdal, de façon que chacun écoutait distraitement les phrases qui filaient, filaient comme un bon macaroni au gratin. Pourtant à un moment, un mot singulièrement placé fit lever la tête au secrétaire de monseigneur, jeune abbé coquet et rieur, qui poussa du coude le curé Camirat, son voisin. M. Bourdal avait un faible pour l’adverbe « incommensurablement », qui n’en finissait plus dans sa bouche, et il l’avait fourré dans sa harangue, çà et là, hors de propos. Outre cela, il avait lardé ladite harangue de quelques phrases prud’hommesques comme il les affectionnait, bien choisies pour la circonstance :

« La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse » ; « la France est la fille aînée de l’Église » ; « rendons à César ce qui appartient à César », et autres de cette force.

Tout cela venait comme des cheveux sur de la soupe aux choux cabus : aussi les prêtres, heureux de se moquer d’un laïque, d’un magistrat municipal, qui plus était, s’adressaient des regards d’intelligence qui disaient clairement :

« Quelle buse, ce maire d’Auberoque ! »

Seul, l’évêque restait sérieux : il ruminait sa réponse.

Le maire, au bout de son discours, s’épongea le front avec un beau foulard de Lyon, cadeau d’étrennes de ses filles, et ensuite, après quelques secondes, monseigneur commença d’une voix grasse, hésitante, raclant les flegmes de son gosier, se répétant pour chercher ses phrases. Il parla ainsi lentement, un demi-quart d’heure, puis ayant fini un peu court, il entra brusquement dans l’église.

La cérémonie de la consécration parachevée, il y eut au château, où monseigneur recevait l’hospitalité, un grand dîner sérieusement truffé, auquel assistaient, avec monsieur et mademoiselle Duffart, quelques naturels du pays seulement : le maire Bourdal, M. Caumont, M. Monturel, le curé Camirat et trois desservants du voisinage.

Les nobles d’alentour avaient décliné l’invitation que madame Chaboin avait cru leur faire accepter à cause de la présence de l’évêque ; en sorte que la facilité de celui-ci les fit jaser.

— L’acceptation de l’hospitalité de madame Chaboin par monseigneur a paru singulière à quelques-uns, disait, peu de jours après, au curé Camirat, M. le comte de Mathas.

— Notre-Seigneur allait bien chez les publicains ! riposta vivement le doyen, qui se sentait touché par cette réflexion.

Quelques personnes d’Auberoque épiloguaient aussi là-dessus, entre autres la cérémonieuse madame Monturel ; mais le plus choqué fut le frère Auxilien, qui méprisait fort madame Chaboin :

— Monseigneur doit avoir ses raisons pour agir ainsi, disait-il à son « bini » en revenant de l’église ; mais pourtant je voudrais bien les connaître !

Ses raisons, monseigneur ne les disait pas ; quant à celles de madame Chaboin, elles se devinaient assez.

Ravie de la présence de l’évêque à sa table, présence qui la vengeait des dédains de la noblesse et du propos soldatesque du colonel, la châtelaine s’était évertuée à le recevoir d’une manière particulièrement honorable. Elle avait eu le soin de substituer à la chaise cannée des autres convives un beau fauteuil doré pour monseigneur. En outre, de chaque côté, un espace vide le séparait de ses voisins, et, tandis que tous les autres avaient des couverts d’argent, l’évêque en avait un de vermeil. Madame Chaboin avait même voulu dresser un dais de table au-dessus du fauteuil épiscopal ; mais le curé Camirat lui avait fait entendre que son zèle pieux dépassait la mesure.

Au cours du dîner, madame Chaboin s’efforça d’être humblement aimable avec cet hôte éminent ; elle eut pour lui des prévenances et des attentions qui contrastaient fort avec ses façons ordinaires, brusques et rudes. Elle prenait des airs étonnés et admiratifs à chaque phrase de l’évêque, et se faisait petite fille ignorante en lui parlant.

Enfin, le dîner fini, lorsque après une sieste dans son appartement le prélat fut sur le point de partir, madame Chaboin lui offrit un superbe ostensoir pour sa chapelle, en le suppliant de la comprendre dans sa bénédiction toutes les fois qu’il s’en servirait.

— Certes, madame, je ne l’oublierai pas : ce magnifique témoignage de votre piété me le rappellera toujours !

Outre l’ostensoir, monseigneur emportait encore une supplique accompagnée d’un chèque de vingt-cinq mille francs, le tout à destination de la chancellerie papale qui, peu de temps après, en accusait réception par un bref conférant à la châtelaine le titre de comtesse romaine libellé comme suit :



COMTESSE DISSAC D’AUBEROQUE



Ainsi l’avait demandé la bénéficiaire, désireuse d’enterrer le Chaboin sous son titre et son nom de famille.

Cette distinction accordée à la ci-devant marchande d’hommes fut portée à la connaissance du public par un copieux envoi de cartes de visite où la nouvelle comtesse avait fait graver, au-dessus de son nom, les armes concédées :



De sable au vol d’argent,



surmontées de la couronne comtale, avec cette devise un peu méchamment énigmatique, due, comme la supplique, à la plume acérée de l’abbé Camirat, qui ne pouvait pas laisser échapper une occasion d’exercer sa mordacité, même sur ses amis :



Or est qui or vaut.



Toutefois la nouvelle comtesse eut l’amer crève-cœur de constater que sa comtification n’avait pas tout le succès qu’elle en attendait. Les nobles du pays en firent des gorges chaudes.

— Pardieu ! disait publiquement, un jour, le marquis de Glenadel, le héraldiste qui a dressé ces armes pour la veuve Chaboin, est un homme d’esprit, un bon pince-sans-rire : le sable du désert, le vol d’argent, tout y est !

— Ces titres papaux qui, selon Saint-Simon, sont « moins que rien », sont encore trop bons pour de pareilles espèces ! répliquait un autre.

À Auberoque, ceux qui avaient dîné en compagnie de monseigneur admiraient tout de confiance, mais les autres en riaient avec force brocards.

— Il manque, pour « tenants » à ces armes, deux remplaçants « de carnation » en tenue de visite ! disait Exupère.

Ces quolibets furent comme l’épilogue de la consécration de l’église. Pour le populaire, cette fête se termina le soir par un feu d’artifice offert, à son corps défendant, par madame Chaboin, qui n’en voyait pas la nécessité, disait-elle, ayant fait déjà beaucoup de dépenses…

— Vous ne pouvez vous en dispenser, croyez-moi ! lui avait répondu M. Duffart.

Mais le transfert à Auberoque de la cure du doyenné, qui avait mis le bourg en liesse, devait avoir des conséquences inattendues.

Les gens de Charmiers, humiliés de voir leur église passer à l’état d’annexe, et furieux de la victoire de leurs voisins, décidèrent, à l’instigation de l’ancien sacristain démissionnaire, de faire venir un pasteur protestant, et déjà les conseillers municipaux, s’étant concertés, avaient résolu d’affecter leur église au culte réformé. Lorsque la nouvelle de cette révolution religieuse parvint à Auberoque, le vicaire, qui binait à Charmiers comme auparavant au chef-lieu du canton, en fut consterné. C’était un honnête jeune homme, plein de zèle et aussi fervent que son curé l’était peu. L’idée que l’on prierait Dieu en français dans cette vieille église où on l’avait toujours prié en latin, le bouleversait : cela lui paraissait l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel. Le pauvre garçon n’en dormait plus. Il se représentait l’hérésie s’implantant dans le pays, et peu à peu s’étendant et se propageant comme une sorte de phylloxéra religieux, et cette vision le tourmentait horriblement. Mais il était courageux : après s’être lamenté, il résolut de barrer le chemin à l’antique ennemi et commença sur-le-champ à parcourir la commune de Charmiers.

Dans chaque maison, il s’efforçait de faire renoncer les paroissiens à ce projet impie, se servant de tous les arguments, parlant à chacun selon son état, prenant les uns par l’intérêt, d’autres par les sentiments, d’aucuns par la peur de l’enfer, se faisant ainsi tout à tous, comme l’apôtre. Dans ses prônes dominicaux, il conjurait les quelques fidèles qui allaient encore provisoirement à la messe, de résister vaillamment à la séduction et de maintenir la vieille religion de leurs ancêtres. Mais il avait à lutter contre la haine féroce que les gens de Charmiers portaient à leurs voisins, et contre l’indignation que tous ressentaient d’avoir été sacrifiés par l’autorité ecclésiastique, en sorte qu’il prêchait, comme l’autre, dans le désert. Pourtant, de rares bonnes femmes se laissaient quelque peu émouvoir, lorsqu’il leur représentait cette église, où elles avaient été baptisées, communiées pour la première fois et mariées, profanée par l’hérésie et devenue la maison du diable : domus diaboli ! … Ce bigre de latin les troublait. Et alors il les exhortait à peser sur leurs maris pour éloigner de leur paroisse cette hideuse hérésie. Mais il eut beau faire, tout ce qu’il put obtenir, ce fut que l’église resterait affectée au culte catholique pour les anciens paroissiens demeurés fidèles à leur foi ; et ce ne fut pas sans peine qu’il obtint cela. Enfin, trois ou quatre femmes de conseillers municipaux, bien stylées, gagnèrent leurs maris par divers moyens suggérés, qui avaient besoin de l’excuse d’une bonne cause, notamment par des refus opportuns du debitum, et ces quelques-uns, appuyés par le sous-préfet, firent accepter cette transaction à leurs collègues.

Lorsque donc arriva le pasteur, il fut obligé de commencer les exercices de son culte dans une salle de café abandonnée pour cause de faillite. C’était une grande pièce au plancher boueux et mal joint, basse de plafond, enfumée et tapissée d’un vieux papier à dessins effacés, crasseux partout à la hauteur des tables qui la meublaient naguère, et tombant çà et là d’un mur salpêtreux. C’est dans ce taudis que « travaillaient » les prestidigitateurs du ruisseau, et que les chanteuses ambulantes, courant le pays à pied, ou dans de méchantes roulottes traînées par des ânes pelés, venaient brailler leurs chansons bêtement obscènes.

Dans cette salle encore imprégnée des senteurs des alcools frelatés, des absinthes vert-de-grisées, saturée des émanations humaines, de l’odeur âcre du tabac, et comme du relent des saletés et des blasphèmes qu’elle avait entendus, prêcher Jésus-Christ crucifié, le contraste était saisissant.

C’était le soir : une lampe suspendue au plafond éclairait mal la salle comble qui regorgeait sur la porte et dans un corridor intérieur. Il y avait là des jeunes filles, des femmes, des hommes et surtout des jeunes gens beaucoup. Tous à peu près étaient des habitants du bourg et des villages de la commune, prévenus par l’ancien sacristain devenu le bedeau du nouveau culte. À l’extrémité de la salle, debout devant une petite table, — peut-être une ancienne table du café, — sur laquelle était posée une bible, le pasteur, en simple paletot noir, parlait. C’était un jeune homme d’aspect sympathique, pâle, avec des yeux clairs où brillait la flamme de la foi. On sentait, à son accent, que ce qu’il disait venait du cœur sous l’inspiration du moment. Ses paroles étaient simples et appropriées à l’intellectualité de ceux qui l’écoutaient. Point de citations, point d’apostrophes, de phrases sonores, de mouvements oratoires : un discours tout uni, auquel le raisonnement donnait cette solidité que le squelette donne au corps.

Certes, parmi ce peuple qui était là, il y avait des esprits imbus des vieux préjugés catholiques, des curieux ; et aussi des sceptiques rustiques ; pourtant lorsque, après avoir terminé sa prédication, le jeune pasteur récita la prière d’une voix chaude et pleine de vibrations émues, tous s’en allèrent bien disposés pour la nouvelle religion ; — d’autant plus que, comme l’avait copieusement expliqué l’ancien sacristain, elle se pratiquait gratis, avantage apprécié à la campagne comme à la ville.

Dans le temps qu’à Charmiers les plus zélés venaient presque tous les soirs entendre la prédication, à Auberoque on daubait sur ce pasteur en civil et sur ses prêches dans un sale café. Le curé Camiral était naturellement le plus acerbe et le plus mordant. C’était un homme intelligent ; mais, aveuglé par la passion et la question d’intérêt, il ne lui venait pas à l’idée, non plus qu’à aucun de ses paroissiens, que son Dieu était né dans une étable, que les apôtres étaient vêtus comme leurs concitoyens, et qu’ils prêchaient où ils se trouvaient…

Au moment où les habitants d’Auberoque commençaient à se lasser de rabâcher toujours les mêmes sottises sur le pasteur de Charmiers, survint un autre événement qui détourna les caquets ailleurs. Cet événement fut le suicide de M. Bourdal, notaire et maire d’Auberoque.

Depuis deux ou trois ans il s’était un peu « dérangé », comme on dit dans le pays ; c’est-à-dire que sa conduite était devenue irrégulière, à la grande désolation de ses filles, qui faisaient neuvaine sur neuvaine pour le retirer du péché. À son âge de cinquante-sept ou huit ans, il s’était amouraché de la petite veuve Barjac, qui lui faisait voir du chemin et lui soutirait de l’argent pas mal. C’était une de ces passions de vieux, tenaces comme des ronces où l’on est empêtré, qui, par moments, lui faisait oublier son avarice. Mais il ne l’oubliait pas tout à fait, car pour réparer les brèches faites à son avoir, il se mit à jouer à la Bourse, gagnant quelquefois, perdant le plus souvent. Tant il fit que, se trouvant engagé dans des spéculations importantes lorsque survint le coup d’État du Vingt-quatre Mai, il fut ruiné tout à plat ; ce que voyant, il se cassa la tête d’un coup de pistolet, qui fit jaillir au plafond le peu de cervelle qu’il avait.

Et, grâce à de certains accommodements avec le ciel et ses ministres, il fut enterré en grande cérémonie par le doyen Camirat, dans le meilleur endroit du cimetière, lui qui avait fait jeter le pauvre Guignac dans un trou hors des murs.

Le Vingt-quatre Mai fut fatal aussi à M. Lefrancq. Le directeur de Périgueux ayant été déplacé, la coterie réactionnaire et cléricale d’Auberoque jugea la conjoncture favorable, et, appuyée d’un député bien pensant, elle renouvela ses dénonciations, intrigua, fit agir, en insistant sur la nécessité de faire un exemple, si bien qu’un mois après, le receveur était révoqué.

— Bah ! dit-il à sa femme, après avoir lu le fetfa ministériel, ces braves gens-là n’ont pas de longs jours dans le ventre !

Et, prenant son premier-né qui venait de s’administrer une bonne tetée, il lui fit faire risette en l’enlevant par petits sauts dans ses bras :

— Hop ! hop ! hop la la !