Calmann-Lévy (p. 253-277).

XI

Après la cérémonie de la pose de la première pierre, madame Chaboin était remontée au château et, le soir, y était restée seule, dédaigneuse de se mêler à ces réjouissances de fête foraine. Très bien, cela, pour Duffart qui avait sa réélection à préparer, mais elle, heureusement, n’avait pas à cajoler le populaire. Elle n’était pas, au reste, de très bonne humeur, la dame châtelaine ; non pas que sa santé fût plus mauvaise, au contraire : car il semblait que l’intrigue qu’elle menait avec Duffart et Guérapin pour duper la commune d’Auberoque, quoique se rapportant à un objet relativement petit, eût quelque action apaisante sur ses nerfs et calmât son agitation. Mais il y avait autre chose, quelque chose qui la faisait souffrir comme une épine profondément enfoncée dans la chair. Elle avait bien été proclamée par M. Duffart et le curé Camirat la « bienfaitrice » d’Auberoque, elle pouvait faire illusion aux imbéciles, mais elle sentait que d’autres la méprisaient à Auberoque et ailleurs. Le refus du ministre, qui s’était dédit pour ne pas être son hôte, après avoir formellement promis, et celui du préfet venant à la suite, lui avaient été très sensibles ; non seulement pour l’humiliation présente, mais parce que cette attitude de la haute administration contrariait ses rêves ambitieux.

Après avoir commis tant de gueuseries pour s’enrichir, cette femme était possédée du besoin impérieux de la considération publique, qui la fuyait. Après avoir escroqué le public, il lui fallait encore son estime. Peu de temps après son arrivée, elle avait fait quelques visites dans les châteaux du voisinage, mais la plupart de ces visites ne lui avaient pas été rendues, et les visités qui n’avaient pas voulu aller jusque-là avaient assez témoigné qu’ils ne désiraient pas entrer en relations avec elle. Chez M. le vicomte de Combefreyrac, elle avait même eu la mortification de voir sur la table du salon un gros paquet d’actions de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou », de nulle valeur désormais, laissées là avec intention par sa victime, qui, après l’avoir fait attendre, ne la reçut pas. Depuis, l’ancienne financière avait eu beau adopter une toilette plus convenable que ses costumes demi-masculins, aller ostensiblement à la messe et aux vêpres, les gens bien pensants, flairant l’hypocrisie, ne l’avaient pas acceptée : elle était exclue de leur monde. Que n’eût-elle pas donné, la malheureuse, pour fréquenter l’aristocratie provinciale et la haute bourgeoisie ? pour recevoir chez elle, dans son château, M. le comte de Mathas ? ou le baron de la Capelle-Albier ? ou seulement M. du Combroux, qui n’était qu’un gros vilain emparticulé ? Mais la pauvre diablesse en était réduite à héberger quelques « rastaquouères » mâles et femelles : une soi-disant princesse géorgienne et sa fille promenée dans toutes les villes d’eaux ; un docteur bulgare qui n’exerçait pas, heureusement ; un duc silicien qui en eût remontré à M. Jammet dans l’art de filer la carte et de faire sauter la coupe ; un colonel grec ou mexicain, on ne savait trop, véhémentement soupçonné d’appartenir à la police secrète.

Parfois des fils de famille du pays, à peine échappés du collège des Jésuites de Sarlat, venus en excursion visiter le château, y passaient l’après-midi, retenus par madame Chaboin qui leur faisait servir une somptueuse collation, et se sauvaient le soir, comprenant, malgré leur inexpérience, qu’il s’agissait de payer leur écot en une présentation à papa.

Peu avant la pose de la première pierre de l’église, la fondatrice de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou » avait essuyé un affront qui l’avait profondément blessée. Auberoque était un gîte d’étape, et, lorsqu’un régiment passait, il était de coutume que les officiers supérieurs fussent logés au château. Du temps du défunt marquis d’Auberoque, tous ces officiers étaient invités à sa table, et ils acceptaient cette courtoise hospitalité sans être gênés en rien par les opinions légitimistes de leur hôte, qui dormaient ce jour-là. Madame Chaboin, pour faire la grande dame, avait voulu reprendre ces traditions hospitalières, mais sans succès. Au premier passage, lorsque, musique et sapeurs en tête, un régiment d’infanterie arriva, reçu par la municipalité, le colonel, vieux troupier à moustache blanche, s’informa près du maire du logement qui lui était destiné.

— Vous êtes logé au château, mon colonel, avec tout votre état-major.

— Chez madame Chaboin ! merci beaucoup ! nous n’avons plus besoin de remplaçants, au corps !

Il y eut un instant de stupeur parmi les notables présents ; puis, comme tous, civils et militaires, se trouvaient en ce moment arrêtés devant la maison de M. Monturel, celui-ci, saisissant l’occasion, offrit un logement qui fut agréé ; après quoi, cramoisi de vanité satisfaite, il alla répandre la nouvelle par tout le bourg :

— Vous savez ! j’ai le colonel !…

Au fond, le refus du ministre, celui du préfet, ceux des nobles du voisinage, quoique enveloppés de formes adoucies, procédaient du même sentiment que celui du colonel, et madame Chaboin ne s’y trompait pas. Tout cela l’exaspérait et lui mettait comme un fer rouge dans les entrailles. Elle en voulait à chacun et à tous du mépris, latent ou visible, de ces personnages haut placés dans le monde officiel ou aristocratique, mépris qui l’isolait comme une lépreuse et n’était pas compensé par les basses adulations du vulgaire. Un furieux désir de se venger la possédait ; mais, comme ceux qui l’avaient humiliée étaient hors de ses atteintes, toute sa haine retombait sur les petits qui n’y étaient pour rien, sur la commune d’Auberoque que les dernières élections avaient mise à sa discrétion : et, à l’avance, ce lui était une délectation et une sorte de soulagement de la dépouiller : elle se vengeait ainsi en bloc.

Comme elle avait compris qu’avec les pleutres auxquels elle avait affaire, elle pouvait parler haut et en maîtresse, elle réitéra sa demande d’aliénation des communaux par une lettre insolente où elle posait ses conditions et refusait d’avance toute contre-proposition : c’était à prendre ou à laisser.

Le jour où cette demande fut portée au conseil municipal, M. Duffart, venu tout exprès de Paris, se présenta muni d’un pouvoir de madame Chaboin et plaida sa cause en faisant un exposé mensonger de la situation. Selon lui, cet échange ouvrait une ère de prospérité pour Auberoque. Il faussa bravement toutes les données de l’affaire, et prouva par des chiffres purement supposés que ce serait une folie à la commune de laisser échapper une pareille occasion. Puis il conjura les conseillers de satisfaire la généreuse « bienfaitrice d’Auberoque », qui continuerait à verser ses libéralités sur la commune : il était autorisé, oui, autorisé, à promettre en son nom, outre sa souscription… une cloche !… pour la future église !

Bref, malgré les protestations et les résistances de M. Farguette, l’échange, avec la souscription admise comme soulte, fut voté par dix membres, les uns vendus ou intéressés à divers titres et les autres ineptes. Sur les instances de Guérapin, la délibération fut rédigée séance tenante, et une députation du conseil, accompagnée de M. Duffart, monta la soumettre à madame Chaboin, qui la revêtit de son « vu et approuvé », tout comme si elle eût été le préfet Cottignac lui-même.

En recevant, quelque temps après, la nouvelle de la ratification par l’administration préfectorale de l’acte d’échange du terrain nécessaire au foirail des cochons contre le chemin et les communaux convoités, l’ancienne marchande d’hommes eut un mauvais sourire de satisfaction. En admettant l’équivalence des immeubles échangés, ce qui n’était pas d’ailleurs, car la valeur intrinsèque des communaux était de quatre fois celle du terrain par elle cédé, madame Chaboin réalisait ce rêve de tout propriétaire de réunir sa terre en un seul tenant, ce qui se traduisait par une plus-value d’une centaine de mille francs, ou davantage, opération qui portait la future cloche à un joli denier.

Il est vrai que M. Duffart emprunta encore un billet de mille francs à la châtelaine ; mais qu’était cela ?

Lorsque cette affaire fut terminée, il ne restait plus à madame Chaboin qu’à régler avec la commune la question de sa souscription de seize mille francs, en argent ou en terrain. La dame avait toujours différé ce règlement, sous divers prétextes, jusqu’après la cession des communaux, et aussi, à la prière de M. Duffart, jusqu’au lendemain des élections. Maintenant elle était en possession des communaux, les élections étaient faites, M. Duffart avait été réélu conseiller général, à une assez faible majorité d’ailleurs, et le besoin d’argent pour continuer les travaux de l’église se faisait sentir. M. Monturel achevait de faire rentrer les souscriptions ; mais, pour celle de madame Chaboin, qui avait livré son terrain d’avance : « Nous nous entendrons toujours », il fallait d’abord un traité en forme avec la commune, qui transférât la propriété des emplacements à celle-ci et en fixât le prix.

En apprenant de Guérapin que madame Chaboin prétendait se faire payer son enclos à raison de six francs le mètre carré, le maire fut fortement estomaqué. Pour l’église, une place autour, le presbytère et son jardin, il avait fallu prendre cinquante-deux ares et demi, ce qui à ce prix faisait trente et un mille cinq cents francs.

— Alors ! s’écria-t-il, épouvanté, c’est nous qui redevrions quinze mille cinq cents francs à madame Chaboin ?

— Parfaitement ! dit l’intendant.

— Mais, voyons, fit M. Lavarde, ce n’est pas sérieux ! À Auberoque, les meilleurs fonds ne se sont jamais vendus plus de cinq mille francs l’hectare, ce qui remet le mètre carré à dix sous !

— Madame Chaboin en veut six francs. Elle en a même déjà vendu à sept francs dans le même enclos, et moins bien placés.

— Et à qui donc ?

— Mais à Coustau !…

Une lueur soudaine se fit dans l’esprit de M. Lavarde : il regarda Guérapin avec mépris et s’en alla. Il comprenait maintenant la portée de cette restriction de madame Chaboin : « en argent ou en terrain », que son honnêteté n’avait pas suspectée ; il saisissait aussi le but de la vente à Coustau de deux ares de terrain à l’extrémité de la pièce de madame Chaboin.

Coustau avait acquis, en effet, ces deux ares, soi-disant pour agrandir son jardin, au prix énorme de quatorze cents francs, resté inconnu jusque-là. C’était cher, mais, par une contre-lettre, la venderesse reconnaissait qu’il lui était dû deux cents francs seulement, et elle donnait du temps à l’acquéreur pour payer.

Lorsque les prétentions de madame Chaboin furent produites au conseil municipal, il y eut un vacarme de tous les diables. Les roués de village, qui avaient sacrifié les intérêts de la commune aux leurs, et les muets stupides, qui n’avaient pas fait une objection aux propositions insidieuses de M. Duffart parlant pour la châtelaine, braillaient maintenant comme des chiens clabauds. Guérapin, lui, jubilait en voyant le succès de sa ruse ; M. Jardelet, pensif, se demandait si ce n’était pas payer un peu cher l’avantage de voir les cochons passer devant sa maison pour aller au foirail, tandis que Coustau expliquait à son voisin qu’en de certains cas on était bien obligé de se laisser serrer la vis… Ainsi, lui, avait été obligé de subir les volontés de madame Chaboin, heureux qu’elle ne lui eût pas demandé dix francs du mètre !…

Puis chacun émit son avis, confusément et sans ordre. Les uns voulaient qu’on plaidât, d’autres qu’on transigeât, et quelques-uns prétendaient revenir sur la cession des communaux. M. Foussac disait qu’il fallait envoyer une députation à madame Chaboin ; M. Grosjac voulait qu’on mandât de Paris M. Duffart, afin d’arranger cette affaire ; enfin l’huissier Desguilhem, qui se balançait sur sa chaise, déclara qu’il voterait n’importe quoi, pourvu qu’on fît vite, car il avait besoin de s’en aller en route.

— Votre cheval est attaché depuis ce matin à l’anneau, dit quelqu’un ; il attendra bien encore un moment !

Et tous se mirent à rire.

— Que pensez-vous de tout cela, monsieur Farguette ? demanda le maire, lorsque le silence fut rétabli.

— Ma foi, si vous m’aviez voulu croire, répondit le pharmacien, nous n’en serions pas là. J’ai prévenu le conseil, à plusieurs reprises, que tous ceux qui traiteraient avec madame Chaboin seraient dindonnés, parce que c’est une femme artificieuse et cupide. Celle que par une insigne et plate flagornerie vous avez qualifiée dans une délibération de « bienfaitrice d’Auberoque » a si bien pris ses précautions et si bien combiné les choses qu’il n’y a rien à faire. Aujourd’hui cette bienfaitrice vous tient, vous êtes dans ses mains, et, quoi que vous fassiez, elle restera votre maîtresse. Je ne vous plains pas : vous l’avez voulu. Mais pour moi, qui ai toujours combattu ces projets ruineux qui seront pour la commune un petit « Tombouctou », puisque je suis impuissant à en atténuer les conséquences, comme je l’ai été à en empêcher la réalisation, je vous laisse le soin de prendre telle détermination que vous voudrez : dans la situation actuelle, je ne puis m’y associer.

Tout ce petit discours fut accompagné et coupé des murmures de M. Grosjac, des exclamations de l’adjoint Bourdal, des grognements sourds du conseiller Coustau et des apostrophes furibondes du conseiller Guérapin. Quant aux autres, ils écoutèrent en silence cette semonce trop méritée.

Au résultat de cette séance, il fut décidé que M. Duffart serait prié d’intervenir afin de faire entendre raison à l’âpre châtelaine. Mais le conseiller-inspecteur, qui savait que la tâche serait difficile, tout en assurant la commune de son dévouement, ajourna la négociation aux vacances prochaines, à sa venue à Belarbre. D’ici là, il verrait madame Chaboin à Paris et préparerait le terrain.

En attendant cette douteuse éventualité que M. Duffart pût faire lâcher prise à la dame, le mécontentement des gens d’Auberoque allait croissant. Depuis longtemps déjà ils étaient fort désabusés sur le compte de la ci-devant marchande d’hommes, en voyant qu’au lieu de se comporter en millionnaire généreuse, elle disputait avec les uns et les autres sur un arbre crû dans un fossé, sur une limite indécise, et les faisait chicaner par Guérapin pour des misères de voisinage sur lesquelles le feu marquis d’Auberoque avait toujours fermé les yeux. Mais l’affaire des communaux et celle des terrains de l’église achevèrent d’indisposer tous les gens du bourg, qui du reste mettaient dans le même sac, — in petto toutefois, — madame Chaboin, le conseil municipal et M. Duffart qui avait maquignonné toutes ces affaires. Au four banal, au « ruisseau », le soir devant les portes, les femmes commençaient à parler de tout cela, et quelques-unes, plus hardies que les hommes, ne craignaient pas de dire hautement que la Chaboin était une fripouille, Duffart un intrigant et les conseillers un tas de jean-fesses.

Seule à peu près dans Auberoque, la maison Desvars ne s’occupait pas de madame Chaboin et de ses manœuvres perfides. Non pas qu’on n’y eût une opinion faite sur son compte, mais simplement parce que l’inventeur était toujours absorbé par son monocyclepède et que Michelette et M. Lefrancq avaient des choses plus intéressantes à se dire. Les deux amoureux en étaient à cette période heureuse où tout ce qui vient de l’être aimé est beau et bon ; où tout ce qui lui appartient est sacré ; où une fleur, un ruban, une boucle de cheveux, sont des trésors gardés avec un soin jaloux. M. Lefrancq, lui, aimait la jeune fille avec cet exclusivisme farouche qui caractérise l’amour vrai, du moins celui qui est plus qu’une simple convoitise des sens. Sa pensée était toujours orientée vers elle, et il la mettait de moitié dans tous ses rêves de bonheur. Michelette, quoique toujours inquiète de l’avenir, oubliait parfois ses appréhensions, et se laissait aller à la douceur d’être aimée de ce jeune homme au cœur d’or, au caractère loyal, que toutes les femmes, lui semblait-il, devaient aimer.

Toutes, non ; mais à Auberoque, outre madame Jammet qui l’avait convoité dans une soudaine flambée de femme mûre, et mademoiselle de Caveyre, qui le désirait toujours avec toute l’ardeur de sa nature passionnée, d’autres cœurs battaient pour lui. D’abord, l’aînée des demoiselles Caumont, celle que l’affreuse Creyssieux disait être « sur l’œil » et qui n’était qu’une enfant gâtée un peu romanesque ; puis la petite « miss Monturel ». Celle-ci était littéralement folle du receveur, et s’ingéniait à l’attirer chez ses parents sous le prétexte d’une partie de crocket, d’une garden-party, d’un five o’clock tea : propositions déclinées le plus souvent, mais acceptées une fois de loin en loin, par politesse. Et puis, à l’instigation de sa fille, M. Monturel conviait le receveur à dîner quelquefois, et alors elle était tellement heureuse qu’elle le laissait un peu trop percer et en oubliait presque son anglomanie. Lorsqu’il avait été obligé d’accepter une invitation de ce genre, M. Lefrancq disait à Michelette :

— Ma bien chère, je n’aurai pas le bonheur de vous voir ce soir : je dîne chez le percepteur.

Elle souriait doucement, confiante :

— Je penserai à vous, alors.

Et ils se regardaient un instant, le cœur plein, heureux de se sentir l’un à l’autre.

Lorsque, vers dix heures, après le thé obligatoire, M. Lefrancq avait pris congé des dames Monturel, il revenait chez lui accompagné jusqu’à sa porte par le percepteur, qui l’entretenait des avantages qu’il comptait faire à sa fille en la mariant.

Chez le juge, les invitations étaient beaucoup plus rares : comme disait la vieille dame Desguilhem, « ils craignaient la dépense ». M. Lefrancq n’y avait dîné qu’une fois, et avait été assassiné tout le temps des œillades de mademoiselle Bernadette, et de la description du château de Césenac destiné à l’aînée…

Par bonheur tout cela ne faisait par an que cinq ou six soirées « perdues », comme disait M. Lefrancq à Michelette. Les autres, ils les passaient ensemble, l’été, sous un tilleul du jardin ; l’hiver, au coin du feu, dans la grande cheminée de la cuisine. Pour la commodité, M. Desvars avait rétabli la communication entre les deux jardins, en rouvrant une petite porte à claire-voie condamnée. Michelette avait été très heureuse de cela : il lui semblait que cette communication rétablie ajoutait à leur intimité, et que par cet acte matériel son père approuvait ses sentiments. La vérité pure était que M. Desvars, absorbé par ses machines, ne s’était jamais aperçu de l’amour des deux jeunes gens, et qu’il avait voulu tout simplement épargner à son locataire la peine de faire le tour par la porte d’entrée de la cour.

Le soir de la fête, l’inventeur, sa fille et M. Lefrancq étaient tous trois assis sous le tilleul, d’où tombait une douce odeur, lorsque survint M. Farguette :

— Cette musique enragée m’assomme, dit-il, je me réfugie chez vous.

— Et très bien vous faites ! répondit M. Desvars.

— Voici une chaise, monsieur Farguette, dit Michelette.

Tandis qu’ils étaient là, causant tous les quatre, quelques minutes après arriva la vieille Rose avec un panier :

— Il faut bien que nous fassions un peu la fête, nous aussi ! dit le pharmacien.

Et il tira du panier quelques bouteilles de bière et de limonade, qu’il posa sur une petite table ronde pliante, de l’invention de M. Desvars.

Lorsque les verres furent là, bien essuyés par Michelette, M. Farguette versa de la bière, et puis, faisant sauter le bouchon d’une bouteille de limonade gazeuse, proposa un « panaché ».

— Merci, dit M. Desvars, je n’aime pas ces mélanges.

— Ni moi non plus, fit le receveur.

— Moi, pas davantage, ajouta le pharmacien, et je parierais que Michelette ne les aime pas non plus ?

— C’est vrai, monsieur Farguette ; tout un ou tout autre : rien que de la limonade, je vous prie.

— Tout un ou tout autre ! reprit le pharmacien ; vous avez raison… Je suis tellement de votre avis que je n’ai pas bonne opinion de ceux qui aiment les « panachés ».

Tous se mirent à rire.

— C’est la vérité ! Il me semble qu’il y a quelque concordance et relation entre les goûts physiques et les sentiments moraux. Je me persuade facilement que celui qui aime les produits hybrides est lui-même une sorte de métis moral… Pour moi, je n’aime pas ce qui n’est pas franc d’origine et droit de goût : par exemple, les roses violettes, le céleri-rave, le brugnon, le léporide, le républicain catholique et le démocrate impérial…

— À la bonne heure ! dit M. Lefrancq, voilà comme j’aime à vous voir !

— C’est que je suis ivre !

— Oh ! monsieur Farguette ! fit naïvement Michelette.

— Oui ! et voici ce qui m’a grisé.

Disant cela, le pharmacien tira de sa poche un livre sur la couverture duquel était écrit : Iambes et Poèmes.

Et, tandis que les flonflons de la musique foraine éclataient rageusement sur la place, et que M. Duffart promettait à divers électeurs des débits de tabac, des exemptions de la conscription, des places de facteurs et de cantonniers, à la clarté d’une lanterne vénitienne que le receveur alla querir, M. Farguette lut la Curée, puis l’Idole.

Et, à mesure que les vers sifflaient comme des lanières, cinglant les appétits rués sur les dépouilles des vaincus, et flagellant la funeste apothéose du « Corse à cheveux plats » ; tout ainsi que le vent d’est emporte les nuages, cette fête banale, ces joies grossières, ces hommes vulgaires, tout cela disparut emporté par la colère du justicier, et les quatre personnes réunies dans le jardin Desvars sentirent passer sur elles ce frisson dont parle le vieux Job, poète de douleur.

Michelette, pâle, les yeux brillants, les mains jointes sur ses genoux, écoutait en extase. Son père, à l’évocation de ces choses connues dès son enfance, ou vues dans sa jeunesse de compagnon du tour de France, restait immobile et muet comme M. Lefrancq… Cependant M. Farguette, les cheveux hérissés, lisait, lisait toujours…

Quelques jours après, ne voyant pas M. Desvars à l’heure habituelle, le receveur questionna Michelette et apprit que le père était « fatigué », euphémisme du pays, pour dire : « malade », de même que les Romains disaient : « Il a vécu », pour : « Il est mort ».

Pendant quelque temps, l’inventeur « traîna », comme on dit, ne mangeant pas, ne dormant guère et perdant ses forces : puis il finit par s’aliter.

À la proposition d’appeler le « chirurgien » de Brilhac, le malade opposa un refus formel : « il n’en aurait pas voulu pour son chien ». D’ailleurs, il n’avait besoin que de repos, ayant trop travaillé dans ces derniers temps à son monocyclepède.

Malgré l’excès de labeur accusé par M. Desvars, l’engin n’était pas près d’être achevé. Plusieurs fois l’inventeur avait brisé et mis à la ferraille des modèles qui ne le satisfaisaient pas. C’est que le problème était difficile à résoudre. S’il s’était agi seulement d’un appareil propre à des exercices d’acrobate, les difficultés eussent été moindres ; mais M. Desvars voulait une machine rapide, commode, sûre, d’une utilité pratique certaine. Aussi tâtonnait-il toujours. Après avoir rejeté une pièce, il en forgeait une autre, d’un modèle différent, étudiant des modifications, inventant des améliorations de détail, mais restant toujours loin du monocyclepède idéal qu’il rêvait confusément.

Au moment où il était tombé malade, il s’était arrêté — provisoirement — à une machine étroite de jantes et très large au moyeu. Au centre d’une unique roue de deux mètres de hauteur, entre les rais écartés, l’homme, — on ne peut pas dire, le cavalier, — devait se loger et pédaler pour actionner le système, à peu près comme un chien de tourne-broche…

Dans son lit, l’inventeur se tourmentait de ne pouvoir travailler à sa mécanique et y songeait constamment, la construisant en pensée, changeant une pièce de forme ou de place, ou la supprimant pour la remplacer par autre chose, toujours contrarié par des impossibilités. Lorsque le receveur ou M. Farguette allaient le voir, il les entretenait de sa dernière conception ; de sa maladie, jamais.

Pourtant il était sérieusement atteint, tellement, que malgré son antipathie pour la médecine, — héréditaire dans sa famille, — comme il le disait volontiers, M. Farguette fit venir de Sarlat un médecin de ses amis. Mais il fallut le lui présenter comme un amateur forcené de vélocipédie qui, ayant entendu parler de ses travaux, avait désiré le connaître. Au cours de cette visite, le docteur questionna M. Desvars sur son état, et l’inventeur, plein de confiance pour le vélocipédiste, se laissa docilement examiner par le médecin.

— C’est un homme perdu, dit celui-ci au pharmacien et au receveur, lorsqu’ils furent dehors. Votre analyse ne vous a pas trompé, mon cher Farguette : il est albumineux au dernier degré ; ce n’est plus qu’une affaire de temps.

Et, en effet, le malade languit encore quelques semaines, s’affaiblissant de plus en plus. Michelette, qui avait cru d’abord à une indisposition passagère, tant en raison de l’état d’esprit de son père, que par ce besoin d’illusions dont sont travaillés ceux qui soignent des malades aimés, finit par comprendre la gravité de la situation. Quelque soin que prissent le pharmacien et M. Lefrancq de dissimuler leur opinion sur l’état de M. Desvars, la fréquence de leurs visites était significative. Une tristesse muette l’envahit, faite de douleur et de résignation, en voyant son père glisser petit à petit sur cette pente de la vie au bout de laquelle est un trou noir au cimetière. Vers la fin, lorsqu’il ne fut plus possible de cacher la triste vérité, les deux amis veillaient le malade, la nuit, à tour de rôle, et, dans leurs yeux attristés, il semblait à Michelette lire écrite la terminaison fatale. Devant M. Farguette, elle se contraignait et s’efforçait de porter courageusement sa peine ; mais seule avec M. Lefrancq, elle s’attendrissait un peu.

— Pauvre chère ! lui dit-il, un jour, en lui prenant la main ; ne craignez pas de me montrer votre chagrin : que je sois de moitié dans toute votre vie !

Alors elle pencha la tête sur la poitrine de son ami et pleura silencieusement.

Une nuit, la dernière, ils étaient seuls à veiller le mourant. Dans la vaste chambre, une lampe éclairait petitement le lit laissant des coins pleins d’ombre qui décelaient confusément de vieux meubles où s’accrochaient des rayons de lumière à une ferrure polie ou à une clef. Au-dessus de la cheminée, un vieux miroir au cadre dédoré laissait apercevoir dans son verre au tain lépreux un léger reflet de clarté, comme une lucarne ouverte sur l’infini ténébreux. Dans le lit à ciel, drapé de rideaux de vieille siamoise à flammes, le pauvre inventeur était couché, les yeux clos, la respiration faible. Sa tête amaigrie, exsangue, reposait sur l’oreiller avec lequel ses cheveux blancs se confondaient ; et une barbe rude, poussée depuis sa maladie, virilisait sa figure ordinairement placide et rasée.

De chaque côté du lit, Michelette et M. Lefrancq veillaient en silence, épiant un léger mouvement du moribond, écoutant son souffle à peine sensible. Nul autre bruit, si ce n’est parfois le trottinement presque imperceptible d’un rat sur le plancher du grenier, ou, en bas, dans la cuisine, le déclenchement bruyant de la vieille horloge sonnant les heures dans sa boîte de noyer. La désolée Michelette, assise, un bras sur le lit, reposait sa jolie tête alanguie au dossier de la chaise. De l’autre côté, M. Lefrancq laissait ses yeux attristés errer vaguement sur les enfoncements obscurs, et songeait à ces choses funèbres qui voltigent autour du lit des mourants. De temps en temps, ils échangeaient quelques paroles d’une voix basse, pareille à un chuchotement, comme effrayés de ce silence sinistre qui semblait anticiper sur celui du cimetière.

— Il me semble qu’il est plus calme que la nuit dernière, disait Michelette.

— Oui, murmurait M. Lefrancq, il me le semble aussi.

Mais ce qu’il ne disait pas, c’est que cette tranquillité relative du malade était due à l’atténuation progressive de ses forces.

L’inaction est pénible, au chevet des malades qui nous sont chers : on voudrait les guérir, les soulager au moins, les assister autrement que par une compassion ineffective, « faire quelque chose », en un mot. Pour satisfaire à ce besoin d’activité pieuse, Michelette arrangeait un drap, tirait un rideau, remontait l’oreiller : soins inutiles et vains, auxquels son père, déjà entré dans les ombres de la mort, restait insensible.

— Si je le faisais boire un peu ? soufflait-elle.

— Il vaut mieux ne pas le déranger, répondait M. Lefrancq.

Lui, parfois, les jambes engourdies, se levait et sur la pointe des pieds allait à la fenêtre. C’était une nuit d’automne, noire, mais calme, et attiédie par la terre réchauffée au soleil de l’été de la Saint-Martin. Au dehors, sur le ciel obscur, pointaient faiblement quelques rares étoiles. Au-dessous, le jardin à plain-pied du rez-de-chaussée s’entrevoyait à peine. Au bas de la terrasse, les prés qui dévalaient au ruisseau et les ondulations moutonnées de l’autre côté du vallon étaient enfouis dans un noir de poix. Seule, au loin, la ligne de faîte des coteaux se profilait incertaine sur un coin de l’horizon. Le receveur appuyait son front à la vitre froide et il songeait.

Le pauvre homme, qui se mourait là, mis en terre, Michelette resterait seule. Pour lui, leurs destinées étaient liées à jamais ; sa résolution était prise, elle serait sa femme. Mais il y avait un obstacle : sa mère qui avait arrangé son mariage, à lui, avec la fille unique d’une amie, charmante et riche, — « ce qui ne gâte rien », ajoutait-elle toujours. — Tant que son cœur avait été libre ou à peu près, le jeune homme avait laissé sa mère faire ses combinaisons matrimoniales sans protester : aussi la déception de la prévoyante dame avait-elle été très vive. Aux prières de son fils elle avait opposé cette réponse catégorique, plusieurs fois renouvelée :

« Fais-moi signifier les sommations légales ou attends ma mort : je ne donnerai jamais mon consentement à ton mariage avec cette fille… »

Pourquoi les mères sont-elles ordinairement plus intraitables que les pères sur ces questions d’inégalité sociale dans le mariage ? Est-ce par égoïsme maternel ? Ou bien est-ce une sorte de jalousie de pure affection, contre la femme à ce point aimée ? Peut-être y a-t-il un mélange obscur et inconscient de ces deux sentiments dans leurs refus, souvent méprisants, comme celui de madame Lefrancq.

Lui, le pauvre amoureux, ne cherchait pas à analyser ces refus : il connaissait sa mère et savait qu’elle ne reviendrait pas sur ce qu’elle avait dit. Il avait été froissé aussi par les termes dans lesquels elle formulait invariablement ses réponses : « cette fille », et ils étaient un peu en froid. Mais, d’autre part, lui faire notifier les « sommations légales », comme elle disait, il ne pouvait s’y résoudre, et il restait perplexe, anxieux.

« Ah ! si mon père vivait encore ! » se disait-il.

Un gémissement le ramena vers le lit.

Le malade s’agitait faiblement, et sur sa figure figée tout à l’heure dans une immobilité quasi cadavérique, transparaissait une souffrance intérieure. Il semblait revenir de la fosse ; ses yeux regardaient vaguement, sans voir, de ce regard atone et voilé des nouveau-nés et des mourants. Penchée sur lui, Michelette murmurait à son oreille de douces paroles, des plaintes affectueuses, et essuyait délicatement ce grand front de rêveur, moite des sueurs froides de l’agonie. Ces soins pieux, ces effusions de tendresse, semblèrent ranimer le moribond et lui rendirent un instant la conscience de ce qui l’entourait. Il tourna vers sa fille un regard angoissé, désespéré, plein de regrets, comme pour implorer son pardon ; puis il le reporta sur M. Lefrancq avec une supplication muette, prolongée, et le tourna de nouveau vers sa fille : ne pouvant parler, il montrait Michelette au jeune homme.

Celui-ci comprit et se pencha vers l’agonisant :

— Soyez en paix, dit-il, je veillerai sur elle.

À cette assurance, le pauvre inventeur ferma les yeux ; une détente se fit sur ses traits, et bientôt de sa poitrine monta, sinistre, le terrible « rommeau » de la mort.

Sur nos côtes de l’Océan, on dit que les mourants s’en vont avec la marée ; dans ce vieux pays terrien de Périgord, c’est à l’aube qu’ils partent.

Une légère clarté paraissait du côté de l’orient, blanchissant un peu les vitres sombres. Michelette, accablée, tenait une main de son père et laissait couler lentement ses larmes. De l’autre côté du lit, M. Lefrancq, saisi de cette horreur des jeunes hommes qui voient la mort pour la première fois, demeurait pâle, muet, sans mouvement. Quelques minutes se passèrent ainsi, remplies de funèbres pensées, puis le râle s’affaiblit et cessa ; le vieil homme eut comme un petit frémissement, dernier et presque insensible effort de la vie qui le quittait, puis resta immobile : il était entré dans l’inconnu.