Calmann-Lévy (p. 226-252).

X

Cependant le projet de séparation des deux sections de la commune d’Auberoque avait suivi la filière ordinaire. Après l’avis favorable du Conseil d’État, il avait été envoyé au Corps Législatif et mis en rang utile à l’ordre du jour, grâce aux démarches du cousin de M. Duffart près de collègues faciles, députés bons enfants qui à l’occasion se passaient réciproquement la casse et le séné parlementaires. Voté sans opposition à la Chambre, le projet séjourna un peu plus longtemps au Sénat, où l’influence du cousin député était nulle ; mais enfin, vers la fin de l’année, après le vote favorable des pères conscrits, le Journal officiel, qui depuis peu avait remplacé le Moniteur, publia la loi qui érigeait en communes distinctes les deux sections d’Auberoque et de Charmiers.

Entre autres conséquences de la séparation, celle de la nomination d’un nouveau conseil municipal fut la plus intéressante. À Auberoque, les candidats étaient nombreux et les compétitions vives parmi les hommes nouveaux qui aspiraient à occuper une des chaises boiteuses de la mairie, sans parler des anciens conseillers, qui désiraient fort garder la leur. Tous, non, cependant, car M. Tronchat, en honnête homme, renonça définitivement à solliciter les suffrages de ses concitoyens, pour ne plus se trouver dans la dure alternative d’opter entre sa conscience et les intérêts de son négoce.

Il y eut à cette occasion des brigues, des cabales, brassées principalement par M. Guérapin, afin d’exclure le pharmacien du conseil. L’entreprise n’était pas aisée ; car, outre que M. Farguette, comme il l’avait dit au receveur, avait, couchés sur son livre, la plupart des électeurs, son caractère inspirait de la déférence et même du respect. Ses conseils n’étaient jamais suivis, il est vrai, mais chacun reconnaissait, à part soi, que l’intérêt général les inspirait, tandis que des intérêts particuliers, l’intrigue ou la passion, faisaient opiner les autres. Il résultait de là, cette singulière situation que M. Farguette jouissait de la considération de tous sans avoir d’influence, tandis que M. Guérapin, qui n’était ni aimé ni estimé, parvenait souvent à imposer ses volontés, par ses manœuvres et au moyen de son emploi : car, quoi qu’il en eût dit à madame Chaboin, son influence aurait été peu de chose, s’il n’avait eu derrière lui « le château ».

« Le château ! » cela voulait dire qu’une foule de ces pauvres mercenaires qui foisonnent dans les pays de grande propriété, domestiques ruraux, manœuvres, journaliers, ouvriers de terre, attendaient de lui du travail, c’est-à-dire du pain pour les enfants ; pain durement affané, mais du pain cependant ! Cela signifiait encore que des artisans espéraient de l’ouvrage de M. Guérapin ; que des métayers et des tierceurs étaient à sa merci ; que des marchands, petits et gros, tremblaient que M. l’intendant ne leur retirât la pratique de ce terrible château : tout cela faisait de nombreux électeurs dépendant du bon plaisir de M. Guérapin. Libres de voter à leur guise, ils l’étaient assurément ; mais, comme il le leur expliquait, lui aussi était libre de les employer ou non, d’acheter chez eux ou non ; et, ma foi, il ne leur baillait pas le lièvre par l’oreille, mais leur posait carrément la question d’option.

Outre ceux-là, qui étaient dans la dépendance directe et immédiate du château, il y avait encore une foule de petits particuliers qui craignaient de se faire des ennemis puissants comme madame Chaboin et son intendant. Sans avoir lu La Fontaine, ils connaissaient, d’instinct, l’histoire du pot de terre et du pot de fer et se tenaient prudemment dans leur coin de feu. C’est qu’il n’était pas difficile d’avoir une affaire avec le château : c’était, à chaque instant, des procès-verbaux faits par le garde Goussard pour une poule picorant dans un « retouble » ou éteule, pour un cochon vaguant dans un pâtis, ou bien un canard barbotant dans une mare de madame Chaboin. Et puis s’ensuivait la condamnation à l’amende, aux frais et dommages et intérêts prononcés au maximum par M. Caumont, pour apprendre aux bonnes gens à respecter la propriété d’autrui.

Même parmi ceux qui étaient indépendants, nul ne se souciait de se créer, de gaieté de cœur, des difficultés avec des gens méchants et armés de cette terrible puissance de l’or.

Quant aux notables, le juge, le percepteur, le notaire, l’huissier, le receveur de la régie, M. Grosjac, M. Capgier, M. Foussac, ils étaient à la dévotion de madame Chaboin et soutenaient ses candidats, que le curé Camirat prônait encore en chaire le dimanche.

Pourtant, parmi ceux qui avaient quelque influence à Auberoque, il y en avait un qui gardait à l’endroit du château une attitude réservée, presque hostile : c’était le frère Auxilien. D’un esprit un peu borné, mais fort honnête homme, le frère méprisait la nouvelle châtelaine, et ne cachait pas ses répugnances pour cette fortune scandaleusement acquise. À son insu peut-être, la reconnaissance avivait ses sentiments. Lorsqu’il comparait au loyal gentilhomme, à l’homme bon et généreux qu’avait été le défunt marquis d’Auberoque, cette femme cupide, à l’esprit cauteleux, au cœur vil, qu’était madame Chaboin, il ne pouvait s’empêcher de récriminer intérieurement contre la Providence :

« Loué soit Dieu en toutes choses, se disait-il naïvement : pourtant je crois bien qu’il s’est trompé en permettant que cette coquine prospère ! »

Mais le frère n’était pas à craindre pour les candidats du château, car s’il n’estimait point l’ancienne directrice occulte de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou », il détestait aussi les libéraux et les libres penseurs comme M. Farguette ; en conséquence, il se désintéressait de l’élection.

Ce qui devait arriver en de semblables conditions arriva. Les électeurs qui dépendaient de madame Chaboin, les ouvriers embauchés depuis quinze jours pour des travaux inutiles, vinrent voter par escouades, leur bulletin plié préalablement dans leur carte d’électeur tenue ostensiblement à la main, et sous la surveillance du garde et des gens du château surveillés eux-mêmes par M. Guérapin. On ne les lâchait qu’à la porte de la salle de vote, au moment où la substitution d’un autre bulletin n’était plus possible. Au Café du Périgord, Coustau, l’entrepreneur, maquignonnait les voix ouvertement, et dans l’escalier obscur de la mairie, M. Bourdal, comme une vieille gaupe en cheveux gris, raccrochait les électeurs. Grâce à tout cela, à l’argent répandu et aux tours de Scapin de M. Madaillac, dix candidats de la liste du château furent élus à une forte majorité ; les deux autres furent le pharmacien et M. Lavarde, malgré la guerre au couteau qui leur était faite. M. Desvars resta sur le carreau électoral avec un nombre de voix humiliant ; mais il ne s’en souciait guère, car il n’était sorti un instant que pour aller voter, après quoi il était rentré dans son atelier, au milieu des dessins et des épures du futur monocyclepède.

— Eh bien, vous voilà colloqué en belle compagnie ! dit le receveur, le soir, à M. Farguette.

— Oui, et bonne aussi ! M. Lavarde renommé maire, car il est estimé à la préfecture, où Guérapin est peu considéré, et Grosjac regardé comme inepte. Lui seul peut faire un maire présentable, avec Bourdal comme adjoint ; mais le pauvre homme ne sera, comme par le passé, qu’un maire nominal, et la Chaboin est dès à présent la maîtresse de la commune…

La première affaire sérieuse dont le conseil eut à s’occuper après son installation, fut l’emprunt destiné à la construction de l’église.

Parmi les trente plus imposés, qui en ce temps participaient au vote des impositions extraordinaires, il y avait quelques récalcitrants comme Gardet et deux ou trois autres. Ils n’étaient qu’une infime minorité, tout à fait impuissante ; néanmoins, pour le bon ordre et éviter leurs criailleries, M. Monturel, averti par Guérapin, « oublia » de les porter sur la liste officielle qui devait servir à les convoquer. Comme il disait : « Il y a toujours moyen de s’arranger ». Au surplus, à part trois ou quatre propriétaires aisés, ces plus imposés n’étaient que de pauvres gens payant quinze ou vingt francs d’impôts, car madame Chaboin tenait la moitié de la commune, et une centaine de familles se partageaient le reste fort inégalement, depuis cinquante journaux jusqu’à quelques quartonnées.

Grâce à ses démarches pleurnicheuses, M. Capgier avait été chargé de dresser les plans et devis de l’église et du presbytère, qui furent soumis au conseil dans la même séance, en sorte qu’aussitôt après le vote de l’emprunt de vingt-cinq mille francs, jugé suffisant, le secrétaire, M. Madaillac, se mit en devoir de le faire réaliser.

Puis, après l’approbation préfectorale qui fut promptement donnée, grâce à M. Duffart, l’adjudication fut annoncée dans les journaux ainsi que par affiches, et, le jour venu, une dizaine d’entrepreneurs se trouvèrent réunis dans la salle de la mairie, se regardant en chiens de faïence, comme on dit, et tâchant de se sonder mutuellement au sujet du rabais à faire.

M. Lavarde, renommé maire par S. M. l’empereur, présidait là pour la forme, comme partout, ayant pour assesseurs le conseiller Guérapin et le conseiller Grosjac. Toujours modeste, M. Capgier, l’architecte, s’était assis à un bout de la table où il se faisait petit, en s’arrangeant toutefois pour ne pas avoir le public derrière lui. Puis, comme c’était un homme très complaisant, il s’offrit à décharger M. le maire du soin de recevoir les soumissions, ce que celui-ci accepta avec empressement. Après donc que M. Monturel, assis à l’autre bout de la salle, avait encaissé les cautionnements et délivré les quittances, M. Capgier prenait les enveloppes cachetées des mains des soumissionnaires et les numérotait.

Pendant qu’il faisait cette opération, arriva Coustau, l’entrepreneur, qui, comptant sur la table six enveloppes seulement, s’en retourna grand’erre, disant qu’il avait oublié son cautionnement.

Lorsqu’il revint, huit soumissions étaient déposées et, sur le coin de la cheminée, un entrepreneur complétait la sienne. Voyant cela, le rusé Coustau lanterna pour déposer son cautionnement, puis se retira à l’écart, feignant d’arranger ses papiers. Enfin, lorsque le neuvième entrepreneur eut déposé son pli, Coustau s’approcha et fut numéroté le dixième.

Ensuite, après l’acceptation en comité secret des dix concurrents, les entrepreneurs et le public étant rentrés, commença l’examen des soumissions dans l’ordre numérique du dépôt.

M. Capgier, penché sur la table et bien abrité derrière des dossiers, lisait ces soumissions en suivant l’écriture, une plume à la main, comme pour aider à la faiblesse de sa vue. Lorsqu’il eut ouvert la neuvième enveloppe, il vit que jusque-là le plus fort rabais fait par les concurrents était de huit pour cent : alors il ouvrit la dernière, celle de Coustau, et, en lisant, toujours suivant les lignes avec sa plume, il mit, rapidement « neuf », à l’endroit laissé vide à cette intention par l’entrepreneur son compère. Cette soumission étant la plus avantageuse, le sieur Coustau (Pierre) fut déclaré adjudicataire des travaux de construction de l’église et du presbytère d’Auberoque.

Tout cela fut fait avec une dextérité qui dénotait l’habitude qu’avait M. Capgier de ces sortes de friponneries. Aussi avait-il presque toujours les mêmes entrepreneurs, soit pour les travaux des communes, comme ceux-ci, soit pour les travaux des particuliers.

Le hasard persistant qui faisait adjuger aux mêmes entrepreneurs à peu près tous les travaux dirigés par M. Capgier, avait attiré l’attention de la préfecture ; mais jusqu’ici on n’avait pas approfondi la chose. Comment, en effet, suspecter cet excellent M. Capgier, si humble, si dévoué au gouvernement impérial, et qui, petit employé en 1849, avait été un instant mis à pied pour cause de bonapartisme ?

Une seule personne avait soupçonné la fraude, c’était le pharmacien, qui, au premier rang du public, avait aperçu le mouvement rapide du porte-plume. Les soupçons véhéments de M. Farguette furent changés en certitude, lorsque plus tard, en examinant, à la session de mai, les comptes du percepteur, il vit qu’au lieu de porter Coustau le dixième en rang sur le procès-verbal d’adjudication, M. Capgier l’avait porté le quatrième, pour parer à l’avance une accusation possible. Cette interversion n’avait pu être constatée par les membres du bureau, qui, pressés de s’en aller, avaient signé en blanc le procès-verbal que leur présentait M. Capgier, avec une plume :

— Tenez, messieurs… pour ne pas vous faire attendre…

Et, le soir, chez lui, l’honnête architecte des travaux de l’église acheva tranquillement la minute et les expéditions du procès-verbal. Il jouissait intérieurement de ce que cette affaire allait lui rapporter. Cinq pour cent de la commune, sur un projet de quatre-vingt mille francs, cela faisait quatre mille francs ; plus autres cinq pour cent convenus avec Coustau : total huit mille francs, sans compter le tour du bâton et les petits revenants-bons casuels : riche affaire ! Et M. Capgier, ayant terminé son travail, posait sa plume et se frottait lentement les mains, comme s’il eût craint de les user.

— Tout de même, disait un jour le pharmacien à M. Lefrancq, on daube dans le public sur les administrations formalistes ; mais il faut reconnaître pourtant que Brid’oison avait du bon. Si M. Lavarde, en sa qualité de maire, avait reçu et ouvert les plis, puis lu les soumissions, comme il le devait, la connivence coupable entre ces deux pendards, Capgier et Coustau, fut restée sans effet. Ensuite, si, au lieu de signer le procès-verbal en blanc, les membres du bureau eussent attendu qu’il fût rédigé, Capgier n’eût pas osé changer le rang de Coustau, ou, s’il l’eût fait, le maire s’en serait aperçu en le lisant, et cela aurait éveillé des soupçons… Oui, je ne m’en dédis pas, Brid’oison avait du bon !

Après l’adjudication, la pose de la première pierre. Madame Chaboin, M. Duffart et le député son cousin vinrent tout exprès de Paris à cette occasion. Le député avait même promis d’amener le ministre des cultes, un quasi compatriote ; mais celui-ci, qui ne se souciait pas d’être hébergé au château comme le comportait l’invitation, et de se produire en public avec l’ancienne « acquittée » de la « Mer nouvelle de Tombouctou », comme on appelait la Chaboin à Paris, trouva au dernier moment une de ces excuses qui ne font jamais défaut aux personnages officiels qui ne veulent pas tenir leurs promesses. Le député se rabattit alors sur le préfet Cottignac ; mais le Gascon, qui avait le nez fin, sachant le refus du ministre, s’excusa comme lui. Alors, le député se tirant en arrière à son tour, M. Duffart le conseiller général se dévoua et songea sérieusement à son discours.

Pour ajouter à l’éclat de cette cérémonie, on la fit coïncider avec la fête patronale. Aussi les chemins et la place étaient-ils ornés de quelques douzaines de maigres pins, que madame Chaboin avait permis de couper dans ses bois : — « des plus petits, vous entendez ! » — avait-elle dit à Guérapin, car la lésine se montrait toujours, même en ses générosités. Une baraque était venue s’installer, où grouillaient des artistes en maillot rosâtre, en caleçons à paillettes, et dont le premier sujet était un petit cheval savant, qui devinait la personne la plus amoureuse de la société. Puis des tourniquets le long des pins, où l’on gagnait des verres, des soupières et des pots de chambre avec un œil au fond. Mais le principal attrait de la fête était un manège de chevaux de bois, avec un orgue de Barbarie qui moulait impitoyablement les cinq ou six airs de son répertoire, au grand dam des habitants de la place où le manège avait été installé.

Tout cela donnait un peu d’animation au bourg, et ma foi, il en avait besoin, car la pose de la première pierre fut ce que sont ces sortes de solennités, banale et ennuyeuse.

Après avoir frappé le petit coup de marteau traditionnel, M. Duffart déplia son papier et lut un discours filandreux, où il était beaucoup question de lui, de son crédit, de son influence et de son dévouement inaltérable aux intérêts de la « ville » d’Auberoque. Ces flagorneries sont maintenant communes ; mais, en ce temps-là, on n’avait pas encore imaginé d’appeler « ville » une bourgade de soixante maisons dont pas mal de masures : aussi le conseiller général fut-il fort applaudi par les bons « Auberoquois », comme les appelait le journal de la sous-préfecture.

Cela dit, M. Duffart remercia la généreuse madame Chaboin, qui avait souscrit une somme considérable, et déclara que, sans crainte d’être démenti par la postérité, on pouvait dès à présent lui décerner le titre de « bienfaitrice d’Auberoque ».

Toutes ces fadaises durèrent près d’une demi-heure ; après quoi, ayant fait une lourde allusion à la piété généreuse de S. M. l’impératrice qui avait daigné promettre un vitrail pour la future église, l’orateur se tut.

Alors, le curé Camirat commença, et, reprenant l’allusion de M. Duffart, il remercia aussi S. M. l’impératrice qui avait si gracieusement accordé un vitrail, — un grand vitrail de chœur, — à la requête d’un pauvre prêtre de village. Cette expression de « village » fit faire la grimace aux assistants, mais le curé n’y prit garde et continua son discours. Avec beaucoup d’à propos, il parla du temple de Salomon, comme il est de règle en semblable circonstance, et, — coup de patte au pharmacien, qu’on disait affilié à la loge de Périgueux, — fit remarquer combien les francs-maçons d’autrefois, dirigés par Hiram, étaient supérieurs à leurs confrères modernes, car ils élevaient des temples au Seigneur, tandis que ceux d’aujourd’hui ne cherchaient qu’à jeter bas les églises de la chrétienté.

Après cette petite digression, il flagorna aussi platement que M. Duffart la « bienfaitrice d’Auberoque », la digne madame Chaboin, là présente, et qui recevait sans broncher ces coups d’encensoir dans le nez. Puis il loua la foi et la piété des paroissiens qui avaient souscrit, appela de ses vœux le jour trois fois béni où la voix des cloches convoquerait les fidèles à la cérémonie de la consécration, et déclara que ce jour-là il chanterait le cantique de Siméon :

Nunc dimittis

Le discours du curé fut jugé bien supérieur à celui du conseiller. D’abord il ne lisait pas, mais parlait d’abondance, avec volubilité même et véhémence, semblable à un robinet sous une forte poussée, non sans envoyer sur les assistants des « postillons », comme on dit, selon son habitude, ou plutôt en conséquence d’une infirmité qui faisait le vide autour de sa chaire :

— Il faudrait un parapluie pour l’écouter ! disait la vieille dame Desguilhem.

Sur un seul point, ce discours fut critiqué : l’expression de « village » choquait d’autant plus les gens d’Auberoque qu’ils venaient d’être promus par leur conseiller général à la dignité de citadins. Le juge coula cela dans l’oreille du curé, pendant qu’il s’épongeait le front :

— Belle affaire ! dit-il.

— Mes frères, on me fait remarquer que beaucoup de personnes ont été étonnées que je me sois qualifié de « prêtre de village ». Je prie ces personnes-là de considérer qu’étant encore curé de Charmiers, je ne suis que cela. Mais lorsque la cure et le doyenné seront transférés à Auberoque, l’année prochaine, s’il plaît à Dieu ! je m’exprimerai tout autrement et je me qualifierai de « curé urbain ».

Cette explication qui flattait l’amour-propre et les rancunes des habitants d’Auberoque, fut fort applaudie, par de solides battements de mains.

Pourtant la plupart des assistants se disaient : « Qu’est-ce qu’il nous chante là avec son curé Urbain, puisqu’il s’appelle Timothée ?… » mais cela ne les empêchait pas d’applaudir, de confiance.

La fête diurne fut ce que sont toutes les fêtes de paroisse : mât de cocagne, tourniquet, jeu de la poêle, course en sacs, etc., avec des prix offerts par « les gens en place », le député, le conseiller général, le conseiller d’arrondissement, le maire, réquisitionnés par les organisateurs de la fête. Il y avait un gigot, une montre de pacotille, des couteaux de Nontron et autres, des porte-monnaie, une pipe et des foulards soie et coton, de couleurs variées.

Mais, le soir, les réjouissances furent un peu plus intéressantes. D’abord la pièce principale du feu d’artifice représentait une église qui brillait au milieu d’un grand soleil rayonnant, comme dans un énorme ostensoir. Cette pièce de circonstance fit éclater des acclamations frénétiques dans la foule tassée, cependant que, profitant de l’occasion, tandis que les parents criaient : « Oh ! » et battaient des mains, les galants prenaient leur mie par la taille, parfois un tout petit peu au-dessous de la ceinture.

Il n’y eut qu’un incident fâcheux, et encore bien léger, en finale. Un habitant de Charmiers, assez dépourvu de patriotisme local pour être venu voir le feu d’artifice d’Auberoque, ayant voulu réparer sa faute, faillit être écharpé pour avoir applaudi ironiquement, lorsque de la pièce éteinte il ne resta que la carcasse noire :

— Ha ! la belle église !

Heureusement, les bons gendarmes étaient là, et l’imprudent en fut quitte pour quelques bourrades et plusieurs coups de parapluie assénés par de vieilles femmes indignées.

Après le feu d’artifice, la foule se porta vers la place brillamment éclairée. Outre les illuminations particulières, un cordon de lanternes vénitiennes reliait les pins et encadrait la place. Dans les pins eux-mêmes, des ballons rouge orange semblaient de grosses pommes de l’espèce appelée, dans le pays, « de drodor ». Autour des tourniquets où l’on gagnait de la verrerie commune, des porcelaines de rebut, et des paquets de biscuits qui trainaient dans les foires depuis des mois, les campagnards se pressaient. La baraque des saltimbanques était pleine, mais le manège était littéralement assiégé, et les chevaux de bois pris d’assaut après chaque tour. Une rumeur de gens en gaieté montait de cette foule, mêlée au bruit assourdissant de l’orgue du manège, des trombones et de la grosse caisse de la baraque, le tout ponctué par les détonations sèches d’un tir relégué dans un coin au pied des remparts.

Mais tout cela n’eût été rien, et la fête eût gardé un caractère banal sans mademoiselle Duffart.

Au cours de sa vie militaire, la sœur du conseiller général avait tenu garnison à Nice avec le défunt capitaine, et pendant les fêtes du carnaval y avait contracté le goût de ces batailles de confetti, qui du Corso de Rome se sont propagées jusqu’à la promenade des Anglais. Pour donner un peu d’entrain à la fête et étonner la population d’Auberoque, mademoiselle Duffart avait fait venir une caisse de ces confetti de plâtre, bien différents des confetti de papier d’aujourd’hui. La caisse était déposée chez mademoiselle de Caveyre, car les deux femmes s’étaient promptement liées, comme il advient ordinairement entre personnes ayant les mêmes goûts. Une nuance pourtant les différenciait : pour mademoiselle Duffart, l’amour était une distraction ; pour mademoiselle de Caveyre, c’était un besoin.

Lorsque, sur les huit heures, laissant là-haut le cousin député, elle descendit avec son frère du château où madame Chaboin les avait invités à dîner, la sœur du conseiller était légèrement excitée par le champagne. Aussitôt après leur arrivée, ils furent entourés par un petit groupe de jeunes gens qui fréquentaient à Belarbre pendant les vacances : garçons zélés qui faisaient de la propagande pour M. Duffart et arrangeaient des parties de campagne pour distraire mademoiselle. Il y avait là Exupère, un cousin à lui, puis M. Pradelier, le commis de la culture des tabacs nouvellement installé à Auberoque, un neveu de M. Bourdal, tout frais émoulu du baccalauréat, et enfin John Monturel. Celui-ci tenait la corde, en ce moment : il n’était pas beau, ce n’était qu’un gringalet ridiculement habillé, mais il était drôle effronté, polisson, et il amusait mademoiselle Duffart.

Aussi prit-elle le bras qu’il lui offrit, et plantant là son frère, tous deux commencèrent à visiter les tourniquets, où elle ne put gagner qu’un pauvre paquet de biscuits. Puis ils entrèrent dans la baraque où le petit cheval savant faisait ses exercices.

— Voyons, Coco, faites-nous connaître la personne la plus amoureuse de la société !

Et le landais nain, après avoir fait deux ou trois fois le tour du cercle, s’arrêta devant mademoiselle Duffart.

Elle pouffa de rire :

— Oh ! l’intelligente petite bête !

Et, en caressant le poney, elle eut un nouvel accès d’hilarité, partagé par les spectateurs.

— Tiens, mignon dada, fit-elle en ouvrant le paquet de biscuits, mange, mon ami, tu l’as bien mérité !

Et, lorsque le cheval eut achevé, elle s’en alla, toujours riant, tandis que les bonnes gens se disaient :

« Elle n’est pas fière, la sœur de notre conseiller, et elle entend la plaisanterie. »

De là, ils furent à la poste, suivis de loin par le petit bachelier, qui enviait le bonheur de John. Sur le seuil, mademoiselle de Caveyre se rongeait les ongles d’impatience en attendant la voiture de dix heures, qui devait amener un lieutenant de hussards, que, deux ans auparavant, sa bonne fortune avait conduit chez la directrice, un billet de logement à la main, et qui, ayant trouvé le gîte bon, y revenait de temps en temps. Il est vrai que le lieutenant était un cousin, mais heureusement pas au degré prohibé, car sa grand’mère était seulement tante à la mode de Bretagne de la mère de madame de Caveyre… Dinah, donc, n’était pas en train de rire et se tenait, sombre et rageuse, devant sa porte, regardant la foule comme si on lui eût volé sa part de plaisir. Mais, à la fenêtre du bureau, la digne madame de Caveyre, en robe de moire grise, un fichu de dentelle sur ses beaux cheveux blancs, contemplait avec indulgence cette fête bruyante.

Dans le salon-boudoir, le couple folâtre remplit de confetti deux sacs que John eut la mission de confiance de porter ; puis ils revinrent dans la foule.

L’effet fut bien celui qu’attendait mademoiselle Duffart : un grand étonnement et des éclats de rire, tandis qu’en circulant dans cette presse, elle lançait ses projectiles qui mouchetaient de blanc les vêtements et les chapeaux.

Qu’es aco ? s’écriaient les paysans.

— Que diable est ceci ? disaient les messieurs.

Et dans la multitude serrée, on pressait mademoiselle Duffart, on la « paupignait » quelque peu pour se revenger des confetti, et cela la faisait rire comme une folle. Le teint animé, les yeux brillants, une mèche de cheveux ardents tombant sur son front semblable à une « ripe » ou ruban de bois de vergne, elle mitraillait les gens à pleines mains, sans crainte d’épuiser ses munitions que John courait renouveler fréquemment.

Mais bientôt, en vertu de cet instinct simiesque si caractérisé dans les foules, quelques jeunes gens, faute de confetti, se mirent en quête de projectiles, et les graines fourragères, le chènevis, le millet commencèrent à voler en l’air. On allait remplir ses poches chez l’épicier Tronchat, qui en un rien de temps eut vidé ses sacs. Le commis des tabacs s’empara des bocaux d’empois de l’épicerie, mais cette munition, qui ressemblait un peu aux vrais confetti, devait être bientôt épuisée. Alors Exupère eut une idée de génie : il courut chez lui, arracha une couette d’un lit et, la coupant en deux, en donna la moitié à son cousin, puis tous deux revinrent dans la foule jeter la plume à poignées. Ce fut alors une mêlée générale, et mademoiselle Duffart, qui avait l’avantage des armes, fut vivement poursuivie par un groupe qui compensait par le nombre l’insuffisance de sa mitraille d’occasion. Comme sa robe était, à la mode du temps, largement ouverte en cœur par devant, c’était là que les assaillants visaient, et les graines, les plumes, et l’empois pleuvaient sur elle, malgré sa vigoureuse défense et les efforts de John pour la protéger. Bientôt les jeunes gens, encouragés par ses allures, vinrent lui jeter leurs munitions à bout portant, et M. Pradelier, comme l’âne imitant le petit chien, finit par lui fourrer une poignée de plumes entre les tetons.

Alors elle se réfugia au manège et se campa pittoresquement sur un cheval bleu, avec des effets de crinoline fort goûtés du public ; mais elle ne s’inquiétait pas de cela : son linge était irréprochable et les dentelles de son pantalon étaient de point d’Alençon. Aidée de John, qui cavalcadait à ses côtés sur un coursier tigré, elle continua vaillamment à bombarder de ses confetti les jeunes gens qui la poursuivaient et lui rendaient cela au passage en projectiles variés.

Cependant, Exupère et son cousin l’ayant couverte de plumes, au premier arrêt du manège elle courut à la poste avec John, pour se mettre à l’abri et remplacer ses munitions épuisées.

— Viens, mon petit chéri : nous allons nous venger de ces monstres-là !

— Dinah se promène avec Frédéric, leur dit madame de Caveyre.

— Ah ! il est enfin arrivé !… Nous, nous venons chercher d’autres confetti

Ils furent un peu longtemps à renouveler leurs provisions. Du bureau où elle était, la bonne madame de Caveyre entendait des chuchotements, de petits rires étouffés, des froufrous d’étoffes, et elle souriait avec bénignité en regardant avec son face-à-main M. Duffart, qui, le mantelet de sa sœur sur l’épaule, arraisonnait un électeur en le tenant par le bouton de sa veste.

Lorsque la bataille fut finie, faute de munitions, John proposa d’aller faire un petit tour au bal. Dans une salle du Café du Périgord on dansait au bruit d’un cornet à pistons et d’un trombone à coulisse, embouchés par deux artistes au nez rouge venus de Sarlat. C’était un bal public et populaire où le beau monde d’Auberoque ne se montrait pas. Les danseuses étaient coiffées en cheveux, avec des foulards ou des bonnets de linge, et leur mouchoir était noué à la taille pour préserver la robe de la main suante de leurs cavaliers. Ceux-ci étaient pour la plupart un peu allumés et gardaient leur chapeau en arrière sur la tête, ou mâchaient au coin de la bouche un bout de cigare d’un sou. À la mode faraude de la campagne, ils tapaient de grands coups de pied sur le plancher, d’où s’élevait une poussière qui se mêlait à la fumée des quinquets, et, parfois, faisaient pirouetter leurs danseuses en les enlevant dans leurs bras. Une odeur âcre de gousset s’exhalait de tous ces corps échauffés et prenait à la gorge : aussi mademoiselle Duffart fit-elle un peu la grimace en entrant, mais elle surmonta cela promptement, et, en bonne sœur, sacrifia ses répugnances au devoir de faire de la popularité au profit de M. Duffart :

— Ce n’est pas le tout que de s’amuser : il faut penser à la réélection !

Elle dansa donc avec John, puis avec quelques coqs de village enhardis par ses airs bonne fille. Elle eut du succès d’ailleurs, notamment en faisant face à John dans un cavalier seul, où elle esquissa des pas un peu risqués qui accusaient d’anciennes fréquentations à Mabille et à Valentino.

Comme ils se reposaient, prenant un grog dans un Coin, John dit tout doucement :

— Je vous aiderais bien encore à vous venger !…

— Polisson d’enfant ! fit-elle en riant.

Et, tandis que les danseurs tournoyaient follement et que les jupes fouettaient l’atmosphère épaisse de la salle dans une valse échevelée, ils s’esquivèrent comme deux « novis ».

Dinah et le cousin n’étaient pas encore rentrés :

— Nous allons à leur recherche, dirent-ils à madame de Caveyre.

Et, passant dans le jardin, ils enjambèrent la brèche et disparurent dans le Bois Vert.

Pendant ce temps, le conseiller général, fatigué, s’était assis devant le Café du Périgord, et fumait sa vieille pipe de véritable écume de mer en buvant de la bière avec le vétérinaire Grosjac fortement éméché, M. Foussac et M. Madaillac, le secrétaire influent.

Vers une heure du matin, il y eut à la poste un petit souper où étaient conviés quelques intimes, des plus qualifiés seulement : monsieur et mademoiselle Duffart, John Monturel, Exupère et madame Grosjac. Quant au « docteur », alourdi par ses libations, il avait fallu le coucher. M. Reversac eût bien voulu être de la partie ; mais justement madame, absente depuis plus de six mois, était arrivée de chez sa mère, la veille, à la grande surprise de tout le monde :

— Elle a quelque chose à faire conjugalement légaliser ! avait dit la bonne dame Desguilhem.

Le cousin Frédéric ayant été présenté sommairement à la compagnie, on se mit à table. Le lieutenant, qui venait de Bordeaux, avait eu l’attention de se munir d’une grosse bourriche d’huîtres et d’une caisse de sauterne de haute marque. Cette entrée en matière disposa bien les convives : aussi, à mesure qu’on entamait un excellent pâté de foies gras et une galantine truffée, arrosés d’un vieux vin de Saint-Émilion, du cru du général papa-gâteau, la gaieté devenait un peu plus bruyante. Ce singe de John particulièrement avait une verve endiablée :

— Hein ? mademoiselle Duffart, nous avons été bien criblés ! disait-il en découpant un perdreau. Mais comme nous nous sommes vengés !

Et mademoiselle Duffart, entendant l’allusion, riait comme une folle.

— Moi, reprenait le drôle, je ne suis pas satisfait : si vous vouliez, nous nous vengerions encore après souper ?

— Mais nous n’avons plus de confetti ! objectait la sœur du conseiller, se complaisant à cette équivoque.

— Bah ! ne craignez rien ; je sais un bon moyen de vengeance !

Dinah, qui devinait le sens caché de ce badinage, s’égayait franchement maintenant, heureuse de se frotter au pantalon garance du cousin. M. Duffart, lui, mangeait avec appétit, sans chercher à comprendre ces balivernes, non plus qu’Exupère, très occupé à conter des douceurs à madame Grosjac.

Le champagne acheva de griser honnêtement les convives déjà un peu émus, sauf M. Duffart et madame de Caveyre, qui ne dépassèrent pas une douce gaieté. La vieille dame contemplait la joyeuse tablée avec un bon sourire sur ses lèvres aristocratiques. Les jeunes faisaient des folies : les cavaliers buvaient subrepticement dans le verre de leur voisine, lui pressaient le pied sous la table ou lui parlaient à l’oreille de si près qu’on eût dit un baiser.

Puis on trinqua ferme, à la vieille mode du Périgord, et M. Duffart but à la santé de la respectable madame de Caveyre, qui unissait à « une sage expérience la gaieté charmante de la jeunesse ». Le lieutenant lui succéda et porta un toast troubadouresque :

— Aux dames !… qui font le bonheur de la vie !

Après cela, ce garnement de John, continuant sa farce, leva son verre avec un sérieux comique et dit :

— À la vengeance ! au plaisir des dieux !

Puis tous se mirent à bavarder à la fois, sans s’entendre, lorsque la blonde madame Grosjac, qui avait le champagne sentimental, fit une proposition :

— Si nous allions nous promener dans le Bois Vert, au clair de la lune ?…

— « Mon ami Pierrot ! » C’est cela !… bravo !… en route !…

— Vous ne venez pas ? demanda effrontément John au conseiller général.

— Merci bien ! je me suis assez promené aujourd’hui…

— Vous avez tort ! il doit faire bon méditer sous les arbres de madame Chaboin !…

Et tous sortirent en riant, laissant M. Duffart avec la vieille madame de Caveyre :

— Ne soyez pas trop longtemps ! leur dit-elle.