Calmann-Lévy (p. 311-335).

XIII

Vingt ans plus tard, M. Lefrancq et sa famille étaient en vacances à Auberoque, chez l’ami Farguette. Réintégré dans l’enregistrement après la bourrasque du Vingt-quatre Mai, le receveur avait eu une carrière administrative modeste, et, tandis que des camarades plus heureux faisaient leur chemin, il était resté comme englué dans les emplois inférieurs. C’est qu’il avait deux terribles notes dans son dossier : la première, sa révocation qui accusait la veulerie de tant de fonctionnaires, et des plus crêtés, qui avaient courbé la tête sous le grain ; la seconde, son mariage civil. Sous la troisième République, les gros personnages qui s’étaient succédé dans les bureaux de la direction générale de l’enregistrement, avaient tous été indisposés par cette révocation qui attestait une indépendance de caractère mal vue dans les administrations, et choqués de ce mépris des coutumes religieuses auxquelles eux-mêmes s’étaient docilement soumis. Dans le personnel supérieur, on lui en voulait sourdement de n’avoir pas passé sous le joug des prêtres, de n’avoir pas « fait comme tout le monde ». L’hérédité d’une longue succession de siècles a tellement imprégné la nation française des haines et de l’esprit d’intolérance de l’Église romaine, que des esprits sceptiques, des voltairiens avérés, des hommes sans pratique aussi bien que sans foi, n’avaient pu se défendre, à l’endroit de cet incrédule logique, d’une antipathie qui allait jusqu’à l’injustice. Lui se souciait peu de cela : sans ambition, de goûts simples, il trouvait son bonheur en lui-même et dans les siens. Il avait cinq enfants de belle espérance : l’aîné était à l’École centrale, le cadet à l’Institut agronomique ; les deux garçons qui suivaient faisaient encore leurs études au lycée, et le dernier était une mignonne fillette de huit ans.

Le lendemain de son arrivée, levé de bonne heure, M. Lefrancq, accompagné de M. Farguette et de ses deux plus jeunes garçons, fit le tour d’Auberoque comme au matin de sa première venue. La bourgade était toujours sale et plus laide encore qu’autrefois. Parmi de nombreuses maisons sordides, délabrées, beaucoup étaient inhabitées et accusaient la décadence du triste chef-lieu de canton.

— Voilà, disait M. Farguette, le résultat de la coupable ineptie des anciens administrateurs, qui, pour complaire à la Chaboin, lui ont cédé les communaux, et, ainsi faisant, ont bouché les avenues du bourg. Et, chose désolante pour les habitants, ce sont leurs voisins et ennemis abhorrés qui bénéficient du dépérissement d’Auberoque. Charmiers s’agrandit, des maisons se sont construites, qui le relient à la station, et le commerce s’y porte, au grand dommage des marchands d’ici.

En passant, ils virent l’église toujours inachevée, avec son toit de grange, son clocher en pigeonnier et ses lézardes en coup de foudre.

— Encore une belle opération ! dit l’ex-pharmacien, qui répétait volontiers d’anciennes histoires, comme font les vieux.

» Cette église, qui, selon Duffart et autres farceurs, devait faire la fortune d’Auberoque, a endetté la commune jusqu’au cou et achève de la ruiner en réparations. Il a fallu s’imposer lourdement, et maintenant les contribuables surchargés se font tirer l’oreille pour payer leurs impôts : le successeur de feu Monturel en sait quelque chose.

— À propos, demanda le receveur, et le curé Camirat ?

— Il est mort paralytique et a été remplacé par un excellent homme, doux, tolérant et désintéressé. Je le rencontre quelquefois aux réunions du conseil d’administration de la Miséricorde, qui m’a fait économe de l’établissement : nous avons les meilleurs rapports.

Ils se trouvaient en ce moment devant cette « Maison des pauvres » qui était toujours là, au fond du foirail des bœufs, avec ses grands vieux bâtiments noirs, tristes et mal entretenus. Rien qu’à voir cet amas de constructions informes, ces hauts murs décrépis, on devinait derrière toutes les misères de l’humanité.

— Je tâche d’améliorer le sort des malheureux vieillards qui sont là, dit en étendant la main M. Farguette. Je leur procure quelques petites douceurs, et ils sont contents de moi.

Ils revinrent par la place centrale. La maison de la poste autrefois était vide ; le bureau avait été transféré à Charmiers, plus près de la station.

— Qu’est devenue mademoiselle de Caveyre ? demanda M. Lefrancq.

— Je vous ai écrit, un jour, qu’après avoir enterré sa vie de garçon dans un souper qui fit du bruit ici, elle a épousé le cousin Frédéric, retraité comme capitaine. Depuis, elle a été nommée dans le Lot-et-Garonne, pays natal de son mari, et je n’en ai plus entendu parler.

— Et le vétérinaire Grosjac, qui sollicitait un poste à l’École de Toulouse ? a-t-il enfin réussi ?

— Pas tout à fait… Il a bien obtenu une place, mais dans un établissement d’aliénés !… À force de boire de l’absinthe, le malheureux a perdu la tête.

Le Café du Périgord, où le « docteur » avait pris tant de « vertes », était fermé aussi, et son enseigne à moitié disparue par l’effritement du plâtre.

— L’hôtel du Cheval-Blanc, d’où les époux Jammet ont été expropriés, n’est plus qu’une misérable auberge, où descendent pour quelques heures les rares touristes qui viennent visiter le château, — dit M. Farguette. — Quant aux voyageurs de commerce, qui sont la vie des hôtels, ils restent à Charmiers, au Grand Hôtel du Chemin de Fer… Vous le voyez, mon pauvre ami, Auberoque est une de ces localités qui, par la force des choses, puissamment aidée de la bêtise des habitants, déclinent tous les jours. Dans trente ans d’ici, la « ville » d’Auberoque, comme disait ce gausseur de Duffart, perchée sur sa colline et restée en dehors du mouvement de la vie moderne, sera une de ces bourgades mortes où on ne vient plus que par curiosité. Ici, on montera voir le château, qui sera toujours un des plus beaux spécimens de l’architecture militaire des temps féodaux.

— Vous n’avez plus le juge de paix ? demanda M. Lefrancq, qui voyait fermée la maison jadis habitée par M. Caumont.

— Non. Depuis 1870 que monsieur Caumont est rentré dans sa masure de Césenac, il a eu cinq ou six successeurs. En ce moment, notre juge est un ancien fabricant de conserves, ruiné, parent éloigné d’un beau-frère du sénateur Chamillard, mais il habite Saint-Géral et ne vient à Auberoque que le jeudi pour tenir son audience… En fait de fonctionnaires, il ne reste plus ici que le receveur de l’enregistrement et le percepteur. Le poste de la régie est à Charmiers, où la surveillance est plus nécessaire et plus facile. Le nouvel employé des tabacs y est descendu pareillement, ainsi que le greffier à qui M. Foussac a vendu son office : c’est un déménagement continuel. Déjà Charmiers s’agite pour devenir le chef-lieu du canton, et il est question d’y transférer la gendarmerie…

— Quelle dégringolade !… Mais quel est donc ce petit vieux à l’air si minable ? ajouta M. Lefrancq, comme passait un homme en cheveux blancs, tout cassé.

— Comment ! vous ne reconnaissez pas mon vieil ami Guérapin !

— Il est diablement changé !

— Ah ! ce n’est plus le temps où il était intendant général de la terre d’Auberoque !… Tant que la Chaboin en a été propriétaire, Guérapin s’est maintenu en la compromettant par des usurpations du domaine public ; en gardant par devers lui des papiers qui étaient des armes, comme la contre-lettre destinée à Coustau ; en se rendant nécessaire par des procès avec les particuliers. Mais depuis la vente du château et de la propriété, il a été mis à la porte et vit misérablement en faisant quelques assurances, en tirant quelques sous des plaideurs de la justice de paix, auxquels il donne de mauvais conseils. Depuis qu’il ne représente plus « le château », on se moque de lui et il n’est plus rien : aux dernières élections municipales, il a eu onze voix… Pour le caractère, il est toujours le même, jaloux, fourbe, haineux, rancunier et toujours disposé à mordre : seulement, le pauvre diable n’a plus de dents.

» Sa sœur, la Creyssieux, est morte après avoir fait un mois de « boîte », comme disait ce brave brigadier Pageyrac, — c’était avant la loi Bérenger, — pour des canailleries de son métier. Quant à la grosse Irma, elle s’est mariée au loin avec un de ces braves à trois poils que n’effrayent pas fille « ayant tache ».

» Après avoir fait charlemagne en vendant la terre d’Auberoque à un monsieur Juine, avec six cent mille francs de bénéfice, la Chaboin a fini, il y a quelques années, dans une riche maison de santé, neurasthénique et maniaque, quasi folle comme Grosjac. Quoiqu’elle bût honnêtement, ce n’est pas l’intempérance qui l’a tuée, elle, mais cette terrible et lancinante pensée qu’elle était universellement méprisée. Elle aurait bien voulu, la malheureuse, être quelque chose : présidente de la « Société de protection des enfants en bas âge », patronnesse de la Miséricorde, ou seulement dame de charité, afin de se faire illusion à elle-même, et de se réhabiliter un peu aux yeux des autres, car personne n’a pris au sérieux son titre de comtesse. Mais, malgré l’appui du curé Camirat, elle n’a pu. Toujours l’origine impure de sa fortune l’a fait honteusement écarter. C’est en vain qu’elle a fait de plates avances aux nobles et aux gens bien pensants ; qu’elle a été à la messe et à confesse à leur exemple : tout cela ne lui a servi de rien. Vers la fin, la poursuite d’une considération qui la fuyait, d’une estime qu’on lui refusait, était devenue chez elle une idée fixe, enfoncée dans son cerveau comme un coin rougi au feu et tellement obsédante qu’elle en est morte, tourmentée de la peur du diable comme un procureur qui rend l’âme. Ainsi a fini l’inventrice de cette affaire de la « Mer nouvelle de Tombouctou » qu’avant le Panama on appelait « la plus vaste escroquerie du siècle ».

» Pour son compère, l’ancien inspecteur du Palais-Bourbon, il a disparu depuis longtemps : on ne sait trop ce qu’il est devenu ; quelques-uns le croient au Chili.

» À l’égard de mademoiselle Duffart, sœur dudit, son rêve politique évanoui, elle a fait la sottise de s’amouracher d’un jeune aigrefin, joli garçon mais très mauvais sujet, qui la bat comme blé sur le sol, et a déjà, paraît-il, fort écorné les rentes que lui avait laissées le capitaine.

— Et cette bonne langue de madame Desguilhem ? demanda M. Lefrancq.

— Avant de mourir, elle a vu son fils marié, mais hélas ! dans des conditions assez peu flatteuses pour « la première famille d’Auberoque… après le château » : il a épousé Ninon la Polonaise.

» Voilà, mon cher ami ! De tous les personnages marquants de votre temps, il ne reste plus guère à mentionner que monsieur Madaillac, toujours secrétaire de la mairie, toujours maire réel, et monsieur Capgier, devenu le plus riche du bourg depuis la mort de Monturel. Mais il n’en est pas plus fier pour cela, et porte toujours, aux bonnes fêtes, sa lévite vert pisseux et son grand chapeau poilu.

— Mais il doit être vieux comme Hérode ! fit M. Lefrancq.

— Oh ! il est de beaucoup le doyen du bourg ; il s’est conservé dans l’avarice comme un jambon dans le sel… Je vous ai annoncé jadis, continua M. Farguette, le mariage de votre ancienne amoureuse, « miss Margaret », avec un officier de marine en retraite, fortement endommagé dans sa coque ; mais ce que vous ne savez pas, sans doute, c’est qu’après quinze ans de mariage stérile, elle vient d’avoir une petite fille à la suite d’un pèlerinage à Rocamadour, où l’on touche le verrou du portail comme jadis à Brantôme.

M. Lefrancq se mit à rire :

— Pas possible !

— Si, mon cher… Et c’est toujours la même petite tête de linotte, s’engouant des sottises à la mode, adoptant toutes les idées absurdes qui courent le monde et copiant toutes les excentricités de mauvais goût. On l’a vue successivement racoler des fidèles à l’Armée du salut, recruter des pèlerins pour Lourdes, inaugurer la bicyclette sur les boulevards de Périgueux avec une culotte de zouave, faire de la propagande pour feu Boulanger dont elle était devenue amoureuse sur la foi des chromos, et enfin jargonner le volapuk…

— Ah bah !

— C’est ainsi, mon ami… Au surplus, si le personnel de la bourgade est passablement diminué, l’esprit y est toujours le même, égoïste, intéressé, étroit et mesquin…

— Et pourtant vous vous y êtes fixé ! dit M. Lefrancq.

— Oui, heureusement pour vous ! fit en riant M. Farguette : car, sans cela, qui vous aurait acheté votre maison ?… Je n’ai plus personne dans mon lieu natal, poursuivit-il ; autant mourir ici qu’ailleurs. J’étais tout porté, j’y suis resté. D’ailleurs, depuis que j’ai vendu ma pharmacie et que je n’ai plus de rapports obligés avec les naturels, ces braves gens n’existent plus pour moi. Je vis, à Auberoque, dans un isolement favorisé par la situation de mon habitation, et j’aime mieux cela que de demeurer à Charmiers, par exemple, et d’entendre nuit et jour le sifflement des locomotives et le grondement des trains… Mais, à propos de trains, voici celui de dix heures qui siffle au disque : si nous rebroussions chemin vers l’oustal ? il me semble que c’est l’heure de repaître ?

— Ma foi, je veux bien ; en bavardant, nous voici presque à la station. Mais auparavant, dites-moi ce que c’est que ce grand bâtiment couvert d’ardoises, là-bas à l’entrée de Charmiers ?

— C’est le temple protestant où le même pasteur, qui débuta dans un bouge, évangélise maintenant ses ouailles. Il lui a fallu, je vous assure, de la fermeté, même du courage, pour résister à toutes les misères qui lui ont été faites. Dans les commencements, les curés de la contrée et tous les gens bien pensants, nobles et bourgeois, l’avaient mis en quarantaine, comme un pestiféré… Des gredins incités et peut-être même stipendiés, sont allés jusqu’à assaillir sa maison la nuit, et l’unique boulanger de Charmiers, débiteur gêné de M. du Combroux, sur l’injonction de son créancier, refusait de lui vendre du pain. De même faisaient pour leurs fournitures le boucher et l’épicier, afin de ne pas perdre la pratique des messieurs de la commune. Malgré tout cela, malgré les persécutions sournoises ou brutales et les manifestations hostiles, ce brave pasteur a fondé une petite église qui prospère.

— Eh bien ! dit M. Lefrancq, c’est un de mes étonnements qu’il ait réussi… mais remontons.

Et les deux amis, avec les enfants, revinrent à Auberoque, en devisant de cet établissement du calvinisme à Charmiers.

— Oui, reprit M. Lefrancq, je suis étonné qu’une religion qui réduit le culte au minimum ait pu s’implanter dans un milieu campagnard et faire des prosélytes parmi les paysans, que touchent surtout les cérémonies extérieures.

— C’est que, voyez-vous, dit M. Farguette, les esprits peuvent être conquis par des moyens différents. Pour me servir d’une comparaison tirée de mon ancien état, les ministres protestants sont quelque chose comme les homéopathes du christianisme. Ils frappent l’imagination de leurs adeptes par une grande simplicité de costume et de cérémonial, par des temples austères, nus, froids, ainsi que font pour leurs pratiques les pharmaciens à globules et à dilutions infinies, avec leurs boutiques sévères où l’on ne voit rien.

» Au contraire, les prêtres catholiques éblouissent leurs fidèles au moyen de vêtements sacerdotaux dorés, de belles cérémonies dans des églises ornées d’images et de fleurs, et ils leur imposent, avec les lumières, l’encens, le latin et le reste, tout ainsi que font les apothicaires allopathes pour leurs clients, avec des récipients bien décorés, des étiquettes latines à lettres d’or, de grands bocaux pleins d’eau colorée et des fœtus dans l’alcool…

M. Lefrancq se mit à rire :

— Il y a quelque chose de vrai là ! dit-il.

À ce moment ils arrivaient à « la maison Desvars », comme on l’appelait toujours.

Dans le jardin, madame Lefrancq se promenait avec sa fillette : en voyant les deux amis, elle eut un sourire de bon accueil et vint à eux.

C’était toujours Michelette, la Michelette d’autrefois, grande, de belle prestance et la taille élégante encore dans la plénitude de formes de la femme parvenue à son complet développement. Elle était vêtue, sans corset, d’une robe grise toute simple, sans fanfreluches, sans aucun de ces prétendus ornements de rubans, de dentelles, de galons, de découpures ; et puis pas un bijou. Sa belle tête sortait d’un col blanc tout uni ; ses cheveux noirs abondants, où couraient cinq fils d’argent, — juste autant que d’enfants, M. Lefrancq les avait comptés, — ses cheveux étaient toujours partagés régulièrement sur son front mat, et ses beaux yeux verts éclairaient sa physionomie calme et digne, à laquelle sa bouche où rayonnait la bonté achevait de donner son caractère.

En arrivant, les deux garçons se précipitèrent vers leur mère, tandis que la petite courait à son père, qui la prit dans ses bras.

— Et moi ! dit au bout d’un instant M. Farguette en tendant les bras à l’enfant ; n’as-tu pas peur de ma barbe blanche ?

— Oh ! non, monsieur Farguette : papa et maman parlent trop souvent de vous !

— Et que disent-ils du vieux potard, ma Sylvette ? fit l’ex-pharmacien en l’embrassant ; bien du mal, n’est-ce pas ?

La petite secoua sa tête aux boucles brunes en souriant.

— Nous vous avons fait attendre ? demanda M. Farguette à Michelette.

— Non, non, point du tout ! J’ai mis le couvert, mais je ne crois pas que votre Minotte soit tout à fait prête.

Les deux jardins avaient été réunis en un seul, par la démolition du petit mur de séparation sur lequel M. Lefrancq s’était tant de fois accoudé en parlant à Michelette. La maison avait été rétablie aussi dans son unité primitive par la suppression de l’escalier de l’ancien logement des receveurs et la réouverture des communications maçonnées dans le mur de refend.

— J’ai plus de logement qu’il ne m’en faut, disait M. Farguette, mais je n’aime pas les voisins trop près ; et puis je suis bien aise de vous loger largement lorsque vous venez aux vacances, ce qui arrive beaucoup trop rarement : voilà bien longtemps que vous n’étiez venus !

— Vous en savez les motifs, mon cher ami, dit M. Lefrancq : moi empêché, puis un enfant malade, des raisons de service ou d’économie… enfin, toujours quelque diable à la traverse.

— La soupe est trempée, dit Michelette en revenant de la cuisine.

— Alors, à table !

De l’ancienne chambre attenant à la cuisine, M. Farguette avait fait une salle à manger, grande, aérée, avec une porte-fenêtre ouvrant sur le jardin. Autour d’une large table ronde, six couverts étaient disposés, et, au milieu, dans une vaste soupière que la servante venait de découvrir, fumait une excellente soupe aux choux et aux haricots, taillée avec du pain mêlé, seigle et froment.

La nappe et les serviettes étaient de bonne toile de ménage à grain d’orge : les assiettes, de faïence de Thiviers ; les cuillers et les fourchettes, de ruolz ; les gobelets, de verre ordinaire ; mais tout cela brillait de propreté : rien qu’à voir cette table, l’envie devait venir de s’y asseoir.

— Ah ! disait monsieur Farguette après avoir servi la soupe, combien je regrette que vos deux aînés ne soient pas là !

— Ce n’était pas possible cette année, avec leur voyage d’études à l’étranger, répondit M. Lefrancq, mais l’année prochaine, « hors de malheur », comme on dit ici, je vous promets que vous nous aurez tous.

— Comment trouvez-vous mon petit vin ? demanda l’ex-pharmacien, lorsque tout le monde eut bu.

— Léger, mais très agréable, avec son petit bouquet de framboise.

— N’est-ce pas ? On peut le boire sans eau en toute assurance.

— Donnez-m’en tout de même un peu, dit Michelette en tendant son verre.

— Vous avez tort : l’eau le gâtera… Eh bien, dans quinze jours, nous vendangerons… pour que vous en ayez de pareil, l’année prochaine.

— Ah ! firent les enfants, tout joyeux.

— Et, en attendant, nous irons faire les crêpes à la vigne… Il y a une maisonnette avec une petite cheminée…

— Oui, oui, monsieur Farguette ! s’écria la fillette en battant des mains.

Après une grosse omelette aux champignons, la Minotte apporta une fricassée de poulet « à la rouilleuse ».

— Vous aimez cette sauce, Lefrancq ?

— Je crois bien ! Là-bas dans le Berry, nous mangeons à la mode du Périgord : Michelette réussit très bien la « rouilleuse »…

— Comme tout ce qu’elle fait ! interrompit M. Farguette.

— Oui, approuva bonnement M. Lefrancq, sans y penser.

Et tous se prirent à rire.

Une salade de pommes de terre termina le repas, puis la servante plaça sur la table des fromages de chèvre, des fruits de la saison et des tortillons. Les enfants s’en allèrent manger leur dessert dans le jardin, et les trois amis restèrent à deviser.

— Hein ! Lefrancq, vous vous souvenez de votre arrivée à Auberoque ?

— Si je m’en souviens !… Il me semble encore voir, dans cette embrasure de fenêtre, Michelette ravaudant les hardes de son père !

— Il faut convenir que vous avez eu une fière chance d’être envoyé ici.

— Il est vrai : aussi ne se passe-t-il pas de jour que je ne m’en félicite, répondit M. Lefrancq en regardant sa femme.

— Vous me feriez rougir, tous deux ! dit-elle en se levant ; je vais servir le café dans le jardin.

Tandis qu’ils prenaient le café en causant, et que la fumée bleuâtre des cigarettes montait se perdre dans le feuillage épais du tilleul, la Minotte vint trouver M. Farguette :

— Le fils Jaumard est là, disant que vous l’avez mandé.

— Qu’il approche donc.

— Eh bien, Cyprien, dit M. Farguette après avoir versé un verre de rhum au garçon, peux-tu nous mener après-demain aux ruines de Commarque ?

— Oui bien, monsieur Farguette.

— Alors nous partirons de bonne heure, à six heures.

— Je serai là à six heures avec la voiture.

Et, ayant avalé son petit verre, le jeune homme s’en alla.

— C’est le petit-fils de ma pauvre défunte Rose, qui s’est marié et fait le voiturin, dit en manière d’explication M. Farguette.

Pendant ce mois de vacances, ils firent ainsi plusieurs excursions : aux grottes des Eysies, où un vieux troglodyte moderne leur offrit des objets préhistoriques de sa fabrication ; à Sauvebœuf, lieu d’exil de Mirabeau, où on leur montra un plafond peint par Philippe de Champagne, selon la légende ; à l’abbaye de Cadouin, célèbre par son cloître et un des nombreux saints suaires de la chrétienté ; aux antiques ormeaux de Pelvézy, sous lesquels saint Louis se reposa, d’après la tradition ; aux restes curieux du château de l’Herm, dans la Forêt-Barade de sinistre réputation ; à la grotte fameuse de Miremont ; à la vieille forteresse féodale de Beynac, une des quatre baronnies du Périgord…

Et puis ils remontèrent cette admirable vallée de la haute Dordogne, bordée de coteaux cultivés, de puys couverts d’yeuses, et de hautes collines chauves profilant leurs belles lignes sur le ciel azuré ; vallée où l’on rencontre à chaque pas de vieilles demeures crénelées et des souvenirs historiques : les Mirandes, vieux repaire noble où campait l’armée catholique de Burie avant la bataille de Vern ; Castelnaud, que l’auteur de l’Histoire des Albigeois appelle « l’Arche de Satan » — Arca Satanæ ; — Laroque-Gajac, Domme, vieille bastille fondée par Philippe le Hardi, ancienne place frontière de France contre les Anglais ; Vitrac, Montfort, castel chef-lieu du comté de ce nom, qui avait son papier timbré particulier ; Grolejac, Fénélon ; et tant de châteaux, de sites pittoresques, de villages accrochés aux rochers comme des nids d’hirondelles, de ruines plantées sur des escarpements roussis par le soleil des siècles !… Rives merveilleuses entre lesquelles la superbe rivière aux eaux bleues, Dordoniæ flumen des anciens titres, coule capricieusement, tantôt se repliant sur elle-même, comme à Turnac, tantôt majestueuse et profonde, et plus loin bouillonnant sur des rochers en laissant un étroit chenal à la navigation…

— Si tout cela était à l’étranger, disait M. Lefrancq, on irait le voir ; mais voilà, c’est en France… et en Périgord, qui plus est.

Ces petits voyages étaient entremêlés de plaisirs rustiques : pêches aux écrevisses le soir ; promenades en troupe dans les environs ; déjeuners sur l’herbe dans les bois. Mais la grande fête impatiemment attendue des enfants, c’était les vendanges. De bon matin, les petits étaient debout avec un panier proportionné à leur taille et tout le monde partit pour la vigne, y compris Cyprien et sa femme, réquisitionnés pour la circonstance, et puis la Minotte, qui menait une bourrique portant les provisions dans des « bastes » et tout un attirail d’affaires, par-dessus lesquels on assit la petite Sylvie, qui était « aux anges ». Et lorsqu’on fut rendu, chacun se mit au travail avec entrain. Michelette, abritée sous un grand chapeau de paille, coupait les grappes avec la femme de Cyprien, la Minotte et les enfants. Farguette et Lefrancq, en bras de chemise, travaillaient ferme aussi, faisant la cueillette et portant les paniers aux comportes, où Cyprien, armé d’une branche de châtaignier fourchue, « boulait », c’est-à-dire écrasait avec ardeur les raisins bien mûrs, qui faisaient un beau jus rose dans lequel pompaient les guêpes au corselet d’or.

— Voyez, monsieur Farguette, mon panier est tout plein : où je le verse ? demandait la petite en son langage enfantin.

— Là-bas, ma mignonne… Porte-le à Cyprien… C’est très bien, tu seras la mieux payée, car tu travailles plus que les autres tous…

Et, sur le coup de midi, quelle joie de dîner au grand air près de la maisonnette, à l’ombre d’un sorbier, la nappe étendue sur l’herbe et les vendangeurs petits et grands assis à terre, avec leur couteau de poche à la main. Et quel appétit ! comme le pain de ménage tout enfariné semblait bon, et le poulet froid, et l’anchau piqué d’ail, et le millassou, et les noix vertes au dessert !

Et puis, quel plaisir de boire ce petit vin pétillant, rafraîchi dans la fontaine au fond de la vigne ! Tout le monde était gai ; les jeunes babillaient et ceux d’âge souriaient, heureux de la joie des enfants.

— Comme tous ces plaisirs simples et sans apprêt sont meilleurs que ces jeux étudiés et prétentieux dont se récréent les enfants des riches, dans des parcs bien peignés ! disait M. Lefrancq.

— Oui, répondait M. Farguette ; en fait de jeux comme en fait de travaux, plus on se rapproche de la nature, mieux on s’en trouve.

— Et les meilleurs amusements, ajoutait madame Lefrancq, sont ceux où, comme dans les vendanges, le travail se mêle au plaisir.

— C’est plein de sagesse, ce que vous dites là, Michelette !…

À la fin de la journée, lorsque les bouviers eurent chargé les dernières barriques sur deux charrettes, tous revinrent à Auberoque, un peu fatigués, surtout la petite Sylvie ; mais c’était de cette bienfaisante fatigue qui détend les nerfs et fait dormir les enfants comme des souches. La veillée fut courte, ce soir-là : après que la vendange fut versée dans la cuve, on soupa et puis chacun alla au dodo…

La fin des vacances arriva trop tôt, comme toujours celle des bonnes choses.

La veille du départ, après souper, Farguette et Lefrancq s’attardèrent à causer en buvant un petit verre d’eau de coings. De temps en temps, Michelette plaçait un mot, une réflexion, tandis que les petits, un peu attristés, écoutaient en fermant les yeux à demi.

— Ces enfants, disait M. Farguette, comme ils nous poussent dans le royaume des taupes, où l’on mange le pissenlit par la racine ! Vos deux aînés sont déjà des jeunes gens, et ceux-ci sont de grands garçons. Les premiers sont en chemin de se tirer d’affaire ; mais que comptez-vous faire de Julien ici présent ?

— Il a envie de courir le monde et de chercher sa voie au loin. S’il persiste, nous l’embarquerons comme élève capitaine au long cours.

— C’est bien, mon ami ! Il ne faut pas s’acagnarder dans une boîte, comme j’ai eu le tort de faire. Et qu’en dit maman ? ajouta M. Farguette en regardant Michelette.

— Elle dit qu’elle aime ses enfants autant que mère les puisse aimer, mais qu’avant tout il faut qu’ils soient des hommes : à cent ou à mille lieues de ses jupes, elle les aura toujours devant ses yeux.

M. Farguette hocha la tête approbativement ;

— Et maître Gilbert, quels sont ses projets ?

— Il voudrait entrer à l’Institut agronomique, comme le cadet, dit le père.

— Il a raison. C’est vers la terre qu’il faut se tourner. Nos voisins insulaires, favorisés par la nature et les circonstances, nous priment dans l’industrie et le commerce ; notre supériorité, à nous, consiste à être un peuple essentiellement agricole. Malheureusement, on perd cela de vue.

» Pour ma petite Sylvie, continua l’ex-pharmacien, point n’est besoin de s’informer de sa vocation : elle sera une femme de sens et de cœur, une bonne femme et une bonne mère comme sa maman… hein, Sylvette ?

La fillette se mit à rire, tandis que Michelette disait :

— Que vous êtes complimenteur, mon pauvre monsieur Farguette ! ou bien « flacassier », comme on dit en Périgord.

— Pour vous seulement !

— Alors, je vais être jaloux ! dit en riant M. Lefrancq.

— D’ailleurs, reprit M. Farguette, en caressant la tête bouclée de la petite, elle sera mon héritière… C’est réglé et couché tout au long sur mon testament. Le magot n’est pas gros, mais il lui permettra d’épouser, le cas échéant, un honnête garçon sans le sou, et d’échapper au supplice des concours, à toutes ces absurdes épreuves, à tous ces odieux examens du brevet simple, supérieur et autres, qui, à bref délai, tueront la femme française…

— Merci pour l’enfant, mon cher ami, mais vous devez avoir des héritiers naturels ?

— Je crois bien avoir encore quelque cousin au troisième ou quatrième degré, mais je ne le connais même pas, et, d’ailleurs, le peu que j’ai ne vient pas de la famille… Ainsi, n’ayez pas de scrupules !… Ce qui me fait plaisir, ajouta M. Farguette, c’est que tous vos garçons seront des hommes utiles à leur pays et non pas des « otieux », selon l’expression de maître François, de ces oisifs nuisibles comme il n’y en a que trop.

— Nous n’avons pas de fortune à leur laisser, répondit M. Lefrancq, mais, fussions-nous dix fois millionnaires, que je leur ferais pourtant prendre une profession. « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger », a dit l’apôtre… ou à peu près.

— Voilà que vous citez saint Paul, maintenant !

— Pourquoi non ? Je prends ce qui est bon, partout où je le trouve !

De là, l’entretien coula vers la politique, et M. Farguette se montrait pessimiste comme autrefois. Le train des choses le désolait, le défaut d’esprit civique l’affligeait, l’affaissement des caractères le décourageait, l’abandon des principes le désespérait… Mais bientôt il s’arrêta :

— Excusez-moi de vous ennuyer de mes jérémiades, dit-il en se tournant vers Michelette.

— Si ce n’est que pour moi, ne vous gênez pas : je monte coucher cette petite, repartit-elle en emportant Sylvie qui s’était endormie sur ses genoux.

— Il y a autre chose… Je ne veux pas commettre le péché de Cham !… D’ailleurs il est tard, ajouta l’ex-pharmacien en regardant sa montre à la lueur d’une cigarette. Dix heures ! diable ! allons nous coucher… il faudra se lever de bonne heure demain.

Et le lendemain matin, après avoir embrassé tous ses hôtes, grands et petits, et les avoir bien installés dans un wagon de troisième classe, rembourré, M. Farguette, debout près de la portière, serra une dernière fois la main de son ami Lefrancq, au coup de sifflet du démarrage ; puis il regarda un instant le train qui s’éloignait en crachant de la fumée, et lorsque la guérite du serre-frein eut disparu dans une courbe, il remonta lentement à Auberoque.


FIN